La Chronique de France, 1906/Chapitre IV

ALBERT LANIER Éditeur (p. 71-94).

iv

PIE x ET LA FRANCE

L’historien qui racontera plus tard quelles furent, en cette année 1906, les attitudes respectives de la papauté et du gouvernement français ne saura manquer d’observer que les deux pouvoirs auraient pu à plusieurs reprises s’accorder, mais qu’il s’en est toujours fallu de quelques semaines ou de quelques mots. Ce qui paraîtra à coup sur le plus singulier, c’est qu’en diverses circonstances Pie x ait laissé le clergé accepter ou même proposer le principe d’un accord et que le veto pontifical se soit manifesté à la dernière heure, de façon inopinée et imprévue, jetant par là le trouble dans les rangs des fidèles aussi bien que des adversaires.

L’encyclique Vehementer nos.

Nous avons exposé l’an passé[1] la façon dont s’était préparée cette grande réforme de la séparation de l’Église et de l’État dont les événements plus encore que la volonté des hommes avaient fait une réalité après que, si longtemps, l’avaient tenue pour inabordable, non seulement les républicains modérés mais même les radicaux ; nous avons dit quelle part les uns comme les autres avaient prise à la confection de la loi, comment le libéralisme bien intentionné d’hommes aussi séparés d’opinions que MM. Briand et Ribot s’était efforcé de la rendre acceptable à tous ; nous avons ajouté que personne n’avait sérieusement relevé le caractère d’indemnité revêtu par le budget des cultes, bien que ce caractère non spécifié clairement dans le Concordat mais ressortant des faits eux-mêmes, eût été solennellement reconnu en 1830 par le Congrès révolutionnaire belge dans des circonstances que nous avons rappelées. Certes on ne pouvait s’attendre à ce que le Souverain-Pontife acceptât sans protestation la loi de séparation quand même elle apportait au Saint Siège un avantage dont il s’empressa de profiter, à savoir le droit de nommer des titulaires choisis exclusivement par lui à tous les postes épiscopaux vacants. L’encyclique Vehementer nos ne surprit donc personne. Elle contenait une énergique répudiation de la loi et tout naturellement Pie x y relevait à nouveau l’incorrection commise par la République française en déchirant, sans l’avoir préalablement dénoncé, un traité bilatéral. Moins justifiée apparaît sans doute l’allégation que la séparation est « profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu qu’elle renie officiellement en posant le principe que la République ne reconnaît aucun culte ». Si ce principe est en France « injurieux vis-à-vis de Dieu », comment ne le serait-il pas en Amérique et ailleurs, dans des pays dont volontiers le Vatican loue la tolérance et le libéralisme ? Le pape protestait encore, mais en passant et comme s’il se fût agi d’une question de peu d’importance, contre la façon dont on dépouillait l’Église « d’un patrimoine qui lui appartient pourtant à des titres aussi multiples que sacrés ». Enfin il s’attaquait aux associations cultuelles telles que les réglementait la nouvelle loi. Ces associations lui paraissaient contraires à la constitution même de l’Église, laquelle, société inégale, comprend deux catégories de membres « les pasteurs et le troupeau, les prêtres-chefs et la multitude dont le devoir est de se laisser conduire en troupeau docile et de suivre ses pasteurs ». Or, disait le Souverain-Pontife, « la loi de séparation, contrairement à ces principes, attribue l’administration et la tutelle du culte public non pas au corps hiérarchique divinement institué par le Sauveur mais à une association de personnes laïques. À cette association elle impose une forme, une personnalité juridique et, pour tout ce qui touche au culte religieux, elle la considère comme ayant seule des droits civils et des responsabilités à ses yeux. Quant au corps hiérarchique des pasteurs, on fait sur lui un silence absolu. Et si la loi prescrit que les associations cultuelles doivent être constituées conformément aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice, d’autre part on a bien soin de déclarer que dans tous les différends qui pourront naître relativement à leurs biens, seul le Conseil d’État sera compétent. Ces associations cultuelles elles-mêmes seront donc vis-à-vis de l’autorité civile dans une dépendance telle que l’autorité ecclésiastique n’aura manifestement plus sur elles aucun pouvoir ».

Tout ce passage était à citer car il fut l’origine d’un malentendu qui alla s’exaspérant par la suite. Évidemment on en devait conclure que Pie x désapprouvait les associations cultuelles mais il était bien difficile d’en inférer qu’il les condamnât de manière absolue. Et si vraiment le principe lui en avait paru totalement incompatible avec les lois de l’Église, comment pendant huit mois avait-il gardé le silence, laissant les députés catholiques lutter vaillamment pour amender le texte législatif relatif à ces futures associations dans un sens plus favorable à la religion ? Mieux eût valu cent fois indiquer dès le début que le principe même de l’association cultuelle ne serait pas accepté.

Indécisions et espérances.

La vérité est que le Pape n’était nullement fixé sur ce qu’il déciderait. Il espérait beaucoup d’un revirement politique en France et, dans l’incertitude de ce qui arriverait, répugnait à prendre une résolution. La loi de séparation avait été votée le 9 décembre 1905. L’encyclique Vehementer nos ne parut qu’au milieu de février, le jour même où, à Paris, le corps diplomatique conduit par son doyen, le comte Tornielli, ambassadeur d’Italie, prenait congé du président Loubet lequel allait céder ses pouvoirs au président Fallières élu depuis un mois. Cette élection avait causé une déception au Vatican où déjà avait été douloureusement ressenti le médiocre effet produit par l’apparition du Livre blanc publié par la chancellerie pontificale en vue de se rendre l’opinion favorable en France. Par contre l’agitation créée à Paris autour des « inventaires » et qui semblait devoir se propager à travers tout le pays n’indiquait-elle pas un revirement favorable du sentiment public ? Cette affaire des inventaires fut des plus étranges. Il s’agissait d’estimer les biens des églises en vue de leur dévolution régulière aux associations cultuelles et il est presque impossible de comprendre par quelle absurde confusion mentale les fidèles en arrivèrent à considérer cette simple formalité, à laquelle ils étaient eux-mêmes intéressés, comme une mesure de persécution. Les incidents tumultueux qui se produisirent à cette occasion furent provoqués par des laïques exaltés et le plus souvent malgré les efforts du clergé. Ne vit-on pas le curé d’une des principales paroisses de Paris littéralement mis à la porte de son église par les manifestants, au point que, justement offensé, ce digne ecclésiastique alla le lendemain présenter sa démission à son archevêque qui la refusa ? En province, les inventaires occasionnèrent en maints endroits les scènes les plus regrettables. Les agents du fisc furent maltraités ; les troupes durent intervenir. Il y eut des violences et du sang versé. Il est permis de penser que l’Église ne retira nul bénéfice de ce désordre ; tout au contraire, bien des gens s’indignèrent en songeant que la formalité de l’inventaire avait été introduite dans la loi, dont le texte primitif ne la stipulait pas, sur la demande d’un membre de la minorité qui y avait vu alors une utile précaution destinée rendre la transmission de la propriété plus inattaquable.

Il convient de dire que le gouvernement avait une part indirecte de responsabilité en tout ceci. En effet il avait annoncé depuis longtemps un « règlement d’administration publique » destiné à assurer l’application de la loi de séparation et ce règlement ne paraissait toujours pas. Les Français ont le droit de se méfier de ces règlements dont il est fait grand usage chez eux et qui constituent souvent un moyen détourné et déloyal d’aggraver ou de modifier les dispositions d’une loi. Assurément cela n’avait aucun rapport avec les inventaires qui, au besoin, auraient même constitué une sorte de garantie contre l’arbitraire ; il n’en était pas moins fâcheux que l’incertitude continuât de régner au sujet du règlement. Il parut enfin au moment même où se retirait le cabinet Rouvier auquel il ne faisait guère honneur. En effet la rédaction en avait été conçue d’une façon mesquine, tracassière et antilibérale ; fort heureusement les retouches opérées par le Conseil d’État y remédiaient dans une large mesure ; c’est ainsi qu’était autorisée la fusion des associations cultuelles entre paroisses limitrophes, que nulle distinction n’était faite entre laïques et ecclésiastiques au point de vue de la composition des associations, qu’enfin se trouvait supprimée l’intolérable formalité de l’inventaire annuel que le gouvernement avait prétendu imposer. Tout en rendant hommage au libéralisme dont venait de faire preuve le Conseil d’État, les catholiques mesurèrent l’étendue du dommage que le « règlement » avait failli causer à leurs libertés essentielles.

La chute du cabinet Rouvier causa une grande joie à Rome. C’était le « cabinet de la séparation », celui qui l’avait, sinon commencée, du moins mise en route. Le Pape voyait là le « doigt de Dieu » et se flattait que leur politique religieuse avait été pour quelque chose dans le renversement de M. Rouvier et de ses collègues. À part que M. Clemenceau plus adroit dans ses procédés réussit à achever la formalité des inventaires de façon relativement paisible, rien ne fut changé pourtant ; après s’être bercé d’un vain espoir, on le reconnut au Vatican mais comme les élections législatives approchaient, on différa de donner aux catholiques de France les instructions pratiques annoncées dans l’encyclique et que ceux-ci attendaient toujours. Ce que furent les élections, il est inutile de le redire ici. Le corps électoral y marqua une sorte d’indifférence pour la question religieuse comme s’il estimait que la loi de séparation avait, à cet égard, définitivement déblayé le terrain. L’indignation et la surprise qu’en éprouva Pie x furent extrêmes. Il avait jusque-là vécu dans l’illusion que sa parole devait pénétrer jusqu’à l’âme du peuple français et déjà il voyait ce peuple armé pour la défense des églises et des presbytères ; son entourage aussi mal renseigné que lui, aussi obstiné dans son parti-pris d’optimisme, l’entretenait dans ces vues malheureuses. La défaite momentanée, le « triomphe passager des méchants », le pape les avait prévus et déplorés d’avance, mais après d’amples et rudes batailles ; ce qu’il voyait se produire sous ses yeux le déconcerta absolument. Il en garda à la France — et aux catholiques aussi bien qu’aux autres — une sombre rancune. À partir de ce moment-là, la politique pontificale pencha délibérément du côté de l’Allemagne et lorsque s’ouvrit à Paris l’assemblée générale des évêques, cette assemblée ne se trouva pas au diapason du Saint-Siège. Un fossé s’était creusé. On ne pouvait plus s’entendre.

L’assemblée des évêques et la réponse du Pape.

Elle eut lieu les 30 et 31 mai et 1er juin à l’Archevêché de Paris ; soixante-quatorze prélats y prirent part, constituant en somme un véritable concile national. Après avoir pris connaissance du programme de leurs travaux (programme qui comportait : une réponse à l’encyclique, l’étude de la question des associations cultuelles, enfin les questions connexes telles que les moyens de pourvoir à l’entretien du clergé) les assistants écoutèrent une longue adresse rédigée par le cardinal Lecot, archevêque de Bordeaux. Puis ils votèrent le texte d’un télégramme au Pape dans lequel ils se proclamaient « aussi inébranlablement attachés aux intérêts de la foi dont ils ont la garde qu’à la grandeur et à la prospérité du pays qu’ils aiment ardemment et veulent passionnément servir. » Cette dépêche déplut au Vatican où elle apporta comme un rapide écho du gallicanisme d’antan. La discussion du premier jour porta sur la loi de séparation et les associations cultuelles dont elle stipulait la constitution. L’assemblée fut naturellement unanime à condamner la loi comme l’avait fait le Pape et à protester contre son principe. En ce qui concerne les associations cultuelles, le débat d’abord houleux et complexe se précisa le second jour après un discours de l’archevêque d’Albi remettant les choses au point et s’efforçant de prouver qu’il était aisé d’imposer aux associations cultuelles exigées par la loi une organisation parfaitement conforme à la discipline catholique. Alors l’archevêque de Besançon, Monseigneur Fulbert-Petit présenta le projet de statuts organiques dont il était l’auteur, œuvre extrêmement remarquable par sa précision et son ingéniosité et dont la plupart de ses collègues durent reconnaître qu’elle solutionnait fort bien le problème. Pour gagner les intransigeants qui se préoccupaient surtout de ne point paraître se soumettre à une loi contre laquelle ils protestaient énergiquement, Monseigneur Petit s’appliqua à prouver que les associations prônées dans son projet seraient des associations fabriciennes composées des membres des anciennes fabriques dont on porterait le nombre de quinze à vingt-cinq selon l’importance de chaque circonscription. Les conclusions de l’archevêque de Besançon furent adoptées par quarante-huit voix contre vingt-six. La majorité était donc de vingt-deux voix.

Après ce vote fondamental, les évêques décidèrent d’attendre l’approbation et les instructions pontificales pour se réunir une seconde fois ; ils arrêteraient alors le détail du nouveau régime. Diverses autres questions furent examinées dans les deux dernières séances et cette session mémorable se termina par un pèlerinage à la basilique de Montmartre. D’un bout à l’autre, elle avait été empreinte de la dignité la plus parfaite et de l’esprit le plus généreux. Bien entendu, le secret avait été strictement gardé. On n’avait pas été toutefois sans connaître à Paris le résultat essentiel des délibérations. Dès le 2 juin, le Temps avait annoncé que le principe des associations cultuelles triomphait ; le chiffre même de la majorité avait été indiqué. Nul démenti n’était venu. La surprise fut donc intense lorsque le Souverain Pontife condamnant solennellement, en réponse à l’assemblée des évêques français, ce principe même, déclara qu’il ne faisait que confirmer le vote presque unanime de l’assemblée. Il fallut expliquer par la suite que Pie x avait entendu faire allusion aux associations cultuelles de la loi et non pas aux associations dites fabriciennes prévues par l’archevêque de Besançon dans son projet et agréés par l’assemblée. Cette minutie d’argumentation fit mauvais effet. Quoiqu’il en soit, le plus clair de la chose c’est que la constitution des associations sous une forme sous ou une autre se trouvait interdite comme attentatoire aux lois fondamentales de l’église.

Ici s’impose un rapprochement entre la législation française de 1905 et celle que, trente ans plus tôt, avait établie le gouvernement prussien.

Cette dernière, le pape Pie ix qui penchait volontiers vers l’intransigeance l’avait tolérée officiellement. Tel fut le sens des instructions envoyées par lui aux évêques de Prusse et communiquées par les évêques au clergé et au peuple. Il était dit que « la participation demandée aux fidèles à l’accomplissement de cette loi n’a rien qui puisse être regardé en soi comme rigoureusement défendu par la conscience ». Or la loi de 1875 ne ressemblait en rien à celle de 1905. Elle était infiniment plus brutale, plus tracassière et plus sévère. Elle prescrivait dans chaque paroisse l’élection au suffrage universel de deux assemblées dont ne pourraient faire partie ni les ecclésiastiques ni même les personnes employées au service de la paroisse ; elle stipulait en outre un grand nombre de cas dans lesquels les décisions de ces assemblées devraient être soumises à l’approbation des autorités civiles et organisait en quelque sorte la mise en tutelle de l’évêque. Elle nommait, il est vrai, expressément celui-ci mais c’était pour amoindrir et limiter son pouvoir ; d’autre part elle affectait d’ignorer le pape. La loi française au contraire, en permettant l’accès du clergé aux associations cultuelles et en spécifiant le respect des « règles générales du culte » ce qui sous-entendait toute la hiérarchie catholique, présentait de bien autres garanties. Impossible de nier ces choses ; elles sont l’évidence même. Seulement à côté du texte, il y a l’air ambiant ; ici une différence inverse s’accuse nettement. Pie ix se trouvait en face d’un ensemble de mesures persécutrices édictées par un gouvernement monarchique ferme et stable dans une pensée politique passagère, en un pays foncièrement chrétien. Pie x voyait s’établir un régime flottant, aujourd’hui teinté de vrai libéralisme mais pouvant demain, au hasard des fluctuations électorales d’une république, s’accentuer dans un sens radical et persécuteur. En 1875 Saint-Siège savait à peu près où on le menait ; en 1905 tout était incertitude pour lui à cet égard. Mais pourquoi à Rome avait-on attendu pour se prononcer que les évêques français se fussent eux-mêmes prononcés de façon inverse et pourquoi surtout avait-on eu recours à une ruse médiocre pour dissimuler le vote de ceux-ci ?

Le droit commun.

Les événements qui suivirent attestèrent à nouveau la résolution du pays d’éviter avant tout une « agitation » religieuse et la belle discipline de tous les catholiques, prêtres et laïques, décidés à obéir au Souverain Pontife, qu’ils l’approuvassent ou non. L’initiative un peu ridicule d’un journaliste, M. Henry des Houx, en vue de créer des associations schismatiques en grand nombre et l’exemple factieux donné dans deux petites communes où les biens ecclésiastiques furent attribués à de telles associations n’entamèrent point de façon sérieuse le bloc qui s’était formé à la voix de Pie x. Certes la plupart de ceux qui constituaient ce bloc y adhéraient par résignation mais cela n’en diminuait point la solidité. D’autre part la session des conseils généraux se passa dans le calme le plus parfait, comme si l’opinion en général prétendait ignorer la querelle. Le gouvernement fort embarrassé se donnait une contenance en promettant « l’application intégrale de la loi », ce qui était une fanfaronnade enfantine, car comment pourrait-on appliquer la loi puisque les catholiques se refusaient à constituer les associations cultuelles qui en formaient le pivot ? Parfois des paroles de menaces échappaient à M. Clemenceau. C’est ainsi que, pendant la tournée oratoire accomplie par lui peu avant la chute du ministère Sarrien, il avait indiqué qu’au besoin les évêques et les prêtres, s’ils se rebellaient, pourraient être considérés par le gouvernement français comme des « fonctionnaires de l’étranger » et traités comme tels. Expression véritablement absurde et indigne d’un homme d’État et d’un homme d’esprit. Alors que la République avait précisément commis cette faute initiale de ne pas vouloir traiter le Pape comme un souverain et le Saint-Siège comme un gouvernement, pouvait-on rien rêver de plus ridicule que la qualification de « fonctionnaires de l’étranger » appliquée aux ecclésiastiques français ? Quand il fut devenu président du Conseil, M. Clemenceau essaya de légitimer son incartade de langage en insérant dans la déclaration ministérielle cette phrase accusatrice : il faudra « barrer solidement la route aux retours offensifs de l’esprit de domination plus particulièrement redoutable quand il émane d’une autorité étrangère ouverte elle-même à des influences étrangères ». Mais on trouva généralement que l’allusion manquait son but en le dépassant.

Pie x, de son côté, s’était donné la satisfaction — et certes, cette satisfaction était légitime — de montrer que le « fait pontifical » (l’expression venait de M. Brunetière) suffisait à entraver l’application de la loi. On avait prétendu ignorer le Saint-Siège ; c’était sa revanche. Mais cette revanche, pour acquise qu’elle fut, ne fournissait pas même l’apparence d’une solution. Au Vatican on semble s’être flatté à ce moment de cette illusion que le parlement français consentirait à introduire dans la loi de séparation un article supplémentaire portant reconnaissance de la hiérarchie et mentionnant les droits de l’évêque. À défaut de cette addition, on s’imaginait que, la loi de 1905 écartée, ce serait à celle de 1901 sur les Associations que pourrait recourir l’Église. C’est là ce que dans l’entourage du Souverain Pontife on appelait le « droit commun ». Mais la question n’avait pas été envisagée avec assez de soin. Il fut aisé de s’apercevoir que cette loi ne répondait point aux besoins de la situation. La seconde assemblée des évêques qui se tint à Paris tourna vainement autour du problème. Elle ne put rien trouver et se borna à proclamer sa filiale obéissance aux instructions pontificales.

Ce fut M. Briand qui trouva. Après avoir beaucoup parlé, trop parlé même, le ministre de l’Instruction publique s’était renfermé dans un silence prudent et n’avait plus confié à personne le secret de ses pensées. Il voyait avec inquiétude approcher l’échéance du 12 décembre. Son inquiétude s’augmentait des prétentions du groupe radical socialiste. D’après la loi de séparation et le règlement qui l’avait complétée, les biens non dévolus aux associations cultuelles devaient être mis sous séquestre à la date du 12 décembre 1906 et ce ne serait qu’un an plus tard, le 12 décembre 1907, que, non réclamés, ils seraient attribués aux communes pour être affectés par elles à des œuvres d’assistance et de bienfaisance. Or, une délégation radicale-socialiste, ayant à sa tête M. Pelletan, était venue trouver MM. Clemenceau et Briand pour leur enjoindre de faire procéder immédiatement à cette dévolution. M. Clemenceau refusa de se laisser conduire et déclara tout net que le cabinet restait seul juge du moment opportun pour opérer la dévolution ; troisième interprétation conforme à l’autoritarisme du président du Conseil sinon aux textes légaux. Quant à M. Briand, interpellé à cette occasion, il monta à la tribune et y fit un fort beau discours, calme et grave, libéral surtout. Il défendit le Pape et les catholiques de l’accusation de s’être rebellés contre la loi ; chacun n’a-t-il pas le droit de refuser un régime avantageux pour se réclamer du droit commun. M. Briand suivait donc le Pape sur le terrain choisi par lui. Mais que serait ici le droit commun ? Eh bien, ce serait la loi de 1881 sur les réunions publiques impliquant bien certaines difficultés pratiques mais qu’un peu de bonne volonté aplanirait. Effectivement, M. Briand en témoigna beaucoup. La loi de 1881 obligeait toute réunion publique à constituer un bureau ; on fermerait les yeux sur cette clause. Elle exigeait une déclaration préalable : on se contenterait d’une seule déclaration par an, valable pour toute l’année. Tout cela n’était pas très légal mais assurément cela impliquait un sincère désir d’entente.

La crise ultime

Ni le gouvernement ne voulait fermer les églises, ni les catholiques ne souhaitaient d’être amenés à les abandonner. Aussi cette perche de salut fut-elle tendue et saisie avec un égal empressement. Et déjà les archevêques de Bordeaux et de Toulouse avaient donné les instructions nécessaires pour l’application de ce régime dans leurs diocèses lorsqu’à la dernière minute, Pie x interdit de se soumettre à la formalité de la déclaration. La stupeur fut générale parmi les catholiques et l’affolement complet dans les rangs du gouvernement. M. Briand lui-même perdit tout son sang-froid. Il parla de représailles. On ne se contenta pas d’en parler ; on passa tout de suite aux actes par l’expulsion de Mgr Montagnini, ancien conseiller de la nonciature demeuré dans l’hôtel de la rue de l’Élysée d’où, au vu et au su de tous, il continuait de correspondre très activement avec l’épiscopat français. Qu’on le priât de se retirer, passe encore mais cela devait se faire avec quelque forme. Or les agents de M. Clemenceau mirent littéralement la main au collet du prélat et se saisirent de toutes les archives. Grande avait été peut-être la naïveté du Vatican en ne les retirant pas au moment de la rupture ; encore cette naïveté constituait-elle une marque de confiance envers la République. On pensait à Rome que le caractère diplomatique de ces papiers les plaçait hors de toute atteinte ; il eût dû en être ainsi. La façon dont s’opéra l’expulsion de Mgr Montagnini fut très mal jugée dans toutes les chancelleries et elle méritait de l’être. M. Clemenceau pour s’excuser prétendit tenir à nouveau les fils d’un vaste complot dont la diplomatie pontificale était l’âme. Toujours le complot, une marotte décidément. Cette fois l’artifice ne réussit pas et le gouvernement n’eut plus d’autre ressource que de travailler à faire le silence sur cette affaire après l’avoir ouverte à grand fracas, de la façon la plus imprudente et la moins élégante.

Là en étaient les choses à la date du 31 décembre 1906. Le désastre était complet. Le pape avait tout sacrifié au mirage de cette réaction populaire dont on avait fait miroiter à ses yeux la possibilité et qu’il attendait obstinément. Aigri contre la France, en voulant à tous des échecs successifs de sa politique, il avait pourtant reculé devant la mesure suprême, conclusion logique de cette politique ; il n’avait pas osé lancer l’interdit sur la république ou, à défaut de l’interdit, supprimer le culte public en ordonnant l’abandon des églises. Quel eût été l’effet d’une pareille audace ? Nous n’hésitons pas à dire qu’elle eût provoqué dans le pays un état de trouble tel que gouvernement eût été certainement forcé, avant que deux années se fussent écoulées, d’ouvrir des négociations avec le Saint-Siège pour la conclusion d’un traité de paix. Certes au point de vue spiritualiste chrétien, l’interdit serait apparu comme un anachronisme choquant mais, au point de vue du Vatican lui-même, il aurait constitué une machine de guerre redoutable. Si l’on ne voulait pas en venir là, il ne fallait pas opposer des fins de non recevoir aux solutions qui s’offraient. Elles étaient médiocres et boiteuses, mais cela valait mieux que de ruiner matériellement l’église de France. Le grand prestige moral que celle-ci s’acquiert par la dignité silencieuse avec laquelle elle supporte un malheur dont elle n’est point responsable lui prépare assurément des jours meilleurs, mais dans un avenir qui ne saurait être prochain. Il y a d’ailleurs de l’irréparable dans la dispersion des biens ecclésiastiques qui va s’opérer.

  1. Voir la Chronique de 1905, chap. ix.