La Chronique de France, 1906/Chapitre III

ALBERT LANIER Éditeur (p. 45-70).

iii

L’AVÈNEMENT DU PARTI RADICAL

Lorsque le président Fallières eut pris possession de sa charge, les ministres, suivant l’usage, lui offrirent leur démission et le chef de l’État la refusant les confirma dans leur mandat. Jusque-là, aucun fait ne s’était produit qui annonçât un changement prochain dans l’orientation politique ou dans le personnel gouvernemental. Au début de janvier, les élections sénatoriales n’avaient point fourni d’indications précises ; à peine aurait-on pu noter un très faible succès à l’actif des libéraux. Plus significative avait été la réconciliation de M. Jaurès avec M. Jules Guesde et sa soumission au « socialisme unifié » : c’était en somme l’abdication dans le clan socialiste du principe parlementaire devant le principe révolutionnaire. Au moment même, l’opinion ne vit là qu’un geste théâtral ; c’était en réalité une fin de période et jusqu’à un certain point, de la part des socialistes parlementaires, l’aveu d’un échec. Mais il n’y avait pas là de quoi provoquer une crise ministérielle. Si l’éventualité d’un pareil événement se trouvait parfois envisagée dans les couloirs de la Chambre, c’est que l’on savait combien M. Rouvier était éprouvé par l’énorme effort qu’il avait dû soutenir et à quel point il aspirait au repos. Personne cependant n’estimait qu’il put songer à la retraite avant que la conférence d’Algésiras n’eût pris fin et lui même aurait envisagé une pareille résolution comme une véritable désertion.

La crise ministérielle

La crise survint à l’improviste, à l’occasion de ces inventaires d’églises dont nous parlerons plus loin et qui, dès avant le départ de l’Élysée de M. Loubet, avaient provoqué à Paris de sérieux désordres. La droite de la Chambre interpella le gouvernement réclamant la suspension des inventaires ; l’extrême gauche se joignit à l’interpellation exigeant au contraire une répression sévère contre les manifestants. Les déclarations des ministres responsables ne satisfaisant aucun des deux partis, ceux-ci unirent leurs votes et le cabinet se trouva en minorité. On peut se faire une idée de l’incohérence de cette séance par les résolutions qui y furent prises. L’affichage des discours contradictoires de MM. Ribot, Dubief, Briand et l’abbé Lemire fut décidé par une majorité de rencontre. Il est vrai que ces discours avaient un point commun sur lequel nous aurons occasion de revenir. Les réunir pour les porter à la connaissance de la nation par voie d’affichage n’en était pas moins l’indice d’un désordre parlementaire excessif. C’est à M. Ribot qu’incombe la principale responsabilité de cette séance inutile et sans dignité. Son talent s’égara et son sens politique se trouva en défaut. L’empressement que mit M. Rouvier à profiter de l’occasion pour abandonner le pouvoir montra combien ce pouvoir lui était devenu pesant.

Appelé de la sorte dès les premiers jours de sa présidence à exercer la principale de ses prérogatives, M. Fallières, en sa qualité de vétéran de la politique républicaine, le fit avec calme et réflexion. Il confia à M. Sarrien le soin de former le nouveau cabinet. Ce choix pouvait surprendre en ceci qu’au début de l’année, M. Sarrien avait été le concurrent malheureux de M. Paul Doumer à la présidence de la Chambre. Sa situation de chef de groupe et sa grande influence ne l’en désignaient pas moins pour un pareil poste. Les négociations furent assez laborieuses ; elles eurent leur note comique. M. Pelletan qui aspirait si ardemment à redevenir ministre et laissait à tout instant transparaître ce désir, apporta, dit-on au futur président du conseil son « exclusive » tout comme eût fait un cardinal au conclave ; il s’agissait d’empêcher M. Leygues, adversaire infatigable du combisme, d’entrer dans la combinaison. M. Sarrien n’en confia pas moins le portefeuille des colonies à M. Leygues. Il laissa M. Étienne à la guerre et M. Thomson à la marine. M. Poincaré prit les finances, M. Léon Bourgeois les affaires étrangères, M. Clemenceau l’intérieur et M. Briand, l’instruction publique. Avec M. Barthou aux travaux publics, le cabinet ainsi constitué se trouvait être l’un des plus compacts, sinon des plus homogènes, qu’ait connus la République. Il se distinguait audacieusement par la séparation d’avec les socialistes ; seul M. Briand appartenait à une des ailes de ce parti, mais nominalement et sans regarder à s’en séparer à l’occasion. C’était donc l’entrée en fonctions d’un gouvernement résolu à se passer des votes socialistes, le premier de son espèce depuis la chute du cabinet Dupuy en juin 1899 ; on attendit avec curiosité le texte de la déclaration ministérielle. Il apporta la confirmation de l’impression première. Les poursuites engagées contre les organisateurs de la récente propagande antimilitariste seraient-elles maintenues ? Sur la session de l’opinion justement émue d’une telle propagande encore que les résultats en eussent été médiocres, les socialistes n’avaient pas trop véhémentement protesté contre les poursuites. Par contre, ils s’étaient rattrapés sur la question de l’autorisation des syndicats des fonctionnaires et de la reconnaissance de leur droit de grève et, sur ce point, le précédent cabinet n’avait pas osé prendre délibérément position. Or les poursuites furent maintenues et le droit de grève refusé aux fonctionnaires ; une majorité de soixante dix-sept voix approuva les termes de la déclaration qu’on trouva très longue mais très franche. Dans la minorité se rangèrent les modérés conduits par M. Ribot et les socialistes guidés par M. Jaurès. La cassure était faite.

Les grèves du Nord.

Nous ne tenterons pas de donner ici un abrégé de la carrière politique de M. Clemenceau pour la double raison que le moindre abrégé en paraîtrait interminable tant cette carrière est déjà longue et que, d’autre part, un mot suffit à la définir.

Le rôle de M. Clemenceau avait été jusqu’ici exclusivement négatif ; il n’avait pas essayé de construire ; il s’était borné à détruire ; il n’avait pas cherché à gouverner ; empêcher les autres de gouverner lui avait suffi. Titulaire d’un portefeuille — et non des moindres — comment allait-il s’y prendre ? Cette question piquait la curiosité des Français ; M. Clemenceau à l’Intérieur, c’était le fait du jour, celui dont tout le monde parlait. La charge de préparer les élections lui incombait ; avant cela il y aurait la manifestation prolétaire du 1er  mai dont les timorés s’alarmaient déjà ; et plus près encore, l’agitation grandissante provoquée dans la région minière du Nord par la catastrophe de Courrières. L’émotion intense qu’une pareille hécatombe ne pouvait manquer de soulever dans toute la France s’accrut de l’énorme responsabilité qui parut peser sur la compagnie minière du fait des moyens de sauvetage très insuffisants dont elle disposait, du fait aussi des énormes profits réalisés par elle. Un professeur de l’université de Genève, M. Milhaud, causa grand scandale en publiant le tableau des dividendes distribués aux actionnaires. Constituée en 1852, avec un capital de 600.000 francs en 2.000 actions de 300 francs, la compagnie de Courrières avait pu dès la cinquième année donner du cinquante pour cent et au bout de dix ans du cent pour cent. Elle en était ainsi parvenue à 766 pour cent en 1891 et à 1.040 pour cent en 1905. Une mine susceptible de procurer de pareils revenus n’aurait-elle pas dû être pourvue de toutes les améliorations imaginables et faire à ses ouvriers une situation exceptionnelle au point de vue de la sécurité et du bien-être ? Mais il y eut pire. À la stupéfaction générale, au bout de longs jours, quand tout espoir de salut semblait perdu, on vit paraître des « rescapés » mourants de faim et de fatigue et que les sauveteurs n’avaient point vus ou pu sauver. Les directeurs et les ingénieurs complètement affolés avaient-ils donc tenté de préserver du feu une partie des galeries en risquant d’y murer des vivants ? La Chambre traduisit le sentiment national en approuvant à la presque unanimité les déclarations du gouvernement et sa promesse d’une enquête sévère sur les agissements de la compagnie.

Il est tout simple que de pareils événements aient provoqué des troubles. On eut ce tort de les laisser s’étendre. Çà et là, même hors de la région minière, de véritables jacqueries se produisirent dont la répression fut lente et anodine. M. Clemenceau s’en alla, de son air moitié résolu, moitié blagueur, trouver les grévistes, seul, les mains dans ses poches. Ils relevaient de deux syndicats différents : le grand et le petit. Le grand, plus ancien et plus solide, était présidé par M. Basly, ex-agitateur devenu député et dont le succès avait tempéré les ardeurs révolutionnaires. Le petit, aussi audacieux que récent, se trouvait aux mains d’un arriviste appelé Broutchoux. Ne voulant pas faire de jaloux, le ministre les visita l’un après l’autre. Les adhérents de Broutchoux en ressentirent de l’orgueil ; ils ne cédèrent pas et leur audace grandit. Bientôt la région fut infestée d’énergumènes étrangers, de personnages interlopes, de commis-voyageurs en anarchie. L’armée était sur place mais on lui défendait ou à peu près de faire usage de ses armes. Les insurgés qui n’avaient point tant de scrupules se mirent à lapider les soldats ; ils en tuèrent plusieurs ; la mort du lieutenant Lautour souleva une émotion générale. Chacun comprit qu’il fallait en finir. La grève tournait à la révolution ; le président du Conseil, M. Sarrien, avait obtenu des patrons des concessions considérables dont les ouvriers ne s’étaient pas encore déclarés satisfaits. Étaient-ce bien du reste les ouvriers qui avaient répondu ? On parlait pour eux ; de plus en plus, ils apparaissaient terrorisés par les meneurs et complètement désorientés. M. Clemenceau retourna vers eux accompagnant le ministre de la Guerre qui se rendait aux funérailles du lieutenant Lautour. Cette fois, il se convainquit de l’urgence d’une attitude énergique. On lui doit cette justice qu’il ne chercha pas à équivoquer. Le geste suivit la résolution. Le célèbre Broutchoux fut arrêté et il suffit de quelques charges adroitement exécutées çà et là pour ramener ainsi l’ordre dans cette région si profondément troublée. Ayant commis la faute d’alarmer le pays par sa façon de procéder dans le Nord, M. Clemenceau se garda d’y retomber à l’occasion du 1er  Mai. On amassa dans les grandes villes et surtout à Paris toutes les troupes disponibles. Tous les chantiers furent gardés ; d’incessantes patrouilles circulèrent ; le pays apprécia grandement de se sentir en sécurité et la « grande journée » s’écoula dans un calme presque total et dans une morne solennité.

Les élections.

À la veille des élections (qu’on nous permette cette indiscrétion), M. Clemenceau avait avoué au Conseil des ministres qu’il s’attendait à une perte de quarante sièges dans les rangs de la majorité par laquelle se trouvait soutenu le ministère. M. Léon Bourgeois, plus optimiste, estimait cette perte éventuelle à vingt sièges. Il est permis de croire qu’en recourant au « coup du complot », le ministre de l’Intérieur ne se flattait pas d’opérer un revirement bien prononcé en faveur de son parti. On peut même s’étonner que, pour gagner quelques sièges, il n’ait pas reculé devant une farce aussi grossière. Car il n’y avait même plus cette fois, pour échafauder l’accusation, le fameux geste de Déroulède posant la main sur la bride d’un cheval de général. Il fallait faire croire à l’opinion que les désordres du Nord étaient l’œuvre des réactionnaires, que le duc d’Orléans les avait encouragés en envoyant des subventions aux émeutiers et que, dans la coulisse, la « réaction » préparait l’avènement d’un régime à sa dévotion. C’était dur à avaler, certes ; car, pour tout dire d’un mot, cela n’avait pas le sens commun. Des descentes de police furent faites simultanément au siège des organisations révolutionnaires — la chose était indiquée — et chez deux ou trois personnalités de la haute société parisienne, absolument inconnues du public. L’une d’elles se trouvait, suivant l’expression d’un de ses amis qui protesta avec énergie, « dans un état de santé dont il était odieux d’abuser » ; l’autre n’avait jamais, ni de près, ni de loin, été mêlée à la politique. À ce bel exploit se joignit la prétendue découverte à Versailles d’une agence de ces fameuses « fiches » de délations, mais dressées celles-là par des réactionnaires et dénonçant les officiers républicains. En peu de temps, on apprit que la cheville ouvrière de cette agence était un lycéen d’une quinzaine d’années dont un personnage interlope avait exploité la crédulité et dont, fait plus grave, il parut qu’on avait intercepté à la poste un pli recommandé expédié par ses soins. Tout cela se produisait au dernier moment ; à peine si les journaux eurent le loisir de disserter un tantinet sur ces événements. Les élections eurent lieu et, dans le brouhaha qui suivit, le « complot » sombra ; on n’en parla plus. C’est assurément ce qu’avaient escompté les hommes habiles et sans scrupules qui avaient conçu et lancé cette réclame électorale. Influa-t-elle sur les électeurs ? On le crut au premier moment. L’impression immédiate fut que le coup avait porté. À la réflexion, il n’y paraît guère. Le résultat du scrutin s’explique par des motifs beaucoup plus sérieux et plus profonds ainsi que nous allons tâcher de l’expliquer tout à l’heure.

Les élections eurent lieu comme toujours, en deux journées, à quinze jours de distance, les 6 et 20 mai. En général, elles ne furent marquées par aucun trouble et, sans qu’on puisse dire que la courtoisie entre candidats ait fait beaucoup de progrès, cependant il s’échangea moins d’injures personnelles qu’à l’habitude. Trop d’intérêts majeurs se trouvaient en présence et l’importance des décisions à prendre dominait le conflit. Dans les professions de foi, on remarqua, en ce qui concerne le socialisme, un abus singulier de mots et une réserve significative sur le fond. C’était à qui s’intitulerait socialiste. Mais c’était à qui, d’autre part, éviterait de se prononcer contre la propriété ou contre l’armée et à qui se féliciterait de voir le régime de la séparation des Églises et de l’État s’établir d’une façon libérale et tolérante ; on se bornait aux promesses fiscales, impôt sur le revenu, retraites ouvrières, etc. ; on demeurait muet sur le reste. Il était visible que les adhérents de l’ancien « bloc » ressentaient pour la plupart la peur du pays ; cette peur salutaire les rendait prudents. Ils avaient à rendre compte d’une période d’audace qui s’était, finalement, terminée par une déroute ; une politique d’énergumènes avait dépouillé la France de sa force défensive et l’avait, à un moment, exposée aux plus grands périls ; qu’allait dire le suffrage universel, juge en dernier ressort ? D’autre part, ce terme de socialiste est si élastique, si dosable ; il n’en pouvait nuire de l’employer. Au premier abord, il apparut ainsi que c’était le véritable parti collectiviste qui l’emporterait ; mais bientôt on s’aperçut que, loin de triompher, celui-ci restait stationnaire, si même un léger recul ne s’esquissait pas pour lui. En tous les cas, il serait hors d’état de faire la loi dans la nouvelle Chambre.

Cette Chambre était composée exactement à l’image du cabinet. La majorité avait un mandat très explicite. Point de réaction d’aucun genre ; la question religieuse considérée comme réglée ; l’armée hors de discussion ; au dehors, une ligne de conduite pacifique mais ferme ; enfin tout l’effort disponible à faire porter sur les réformes sociales dans le sens solidariste sans verser du côté de l’utopie collectiviste. C’avait été là, dès sa formation, le programme du cabinet Sarrien ; il n’avait pas alors de majorité stable pour l’exécuter. Voici que le pays lui en envoyait une. Les chefs étaient partis sans soldats ; voici que leurs troupes venaient les rejoindre.

L’appel aux radicaux.

Cet appel de la nation au parti radical était, de toutes les solutions possibles, celle qu’on avait le moins prévue. L’étonnement ne fut pas plus fort chez les vaincus que chez les vainqueurs. Ou la réaction, ou une brusque ruée vers le collectivisme : tels étaient les deux termes de l’équation, semblait-il. À plusieurs reprises, depuis 1870, le suffrage universel s’était prononcé vivement pour les mesures moyennes, écartant avec une égale résolution les propositions des réactionnaires et celles des révolutionnaires. Ni réaction, ni révolution avait été la formule imposée par lui aux gouvernants avec une persévérance remarquable. Mais alors il s’était toujours trouvé un parti modéré pour recueillir ce mot d’ordre et l’exécuter. Les événements des dernières années faisaient au contraire que, cette fois, l’instrument d’exécution manquait. Le mouvement qui avait rejeté des républicains comme M. Méline vers un minimum de réaction, avait aussi poussé des républicains comme M. Berteaux vers un minimum de révolution. Il ne restait au centre qu’un petit groupe de radicaux en qui se révélait plutôt une épave du parlementarisme d’hier qu’une pierre angulaire pour le parlementarisme de demain.

Le radicalisme français, du reste, n’avait joué dans l’histoire de la troisième république qu’un rôle incertain et mouvant. Après avoir eu plusieurs fois accès au pouvoir et s’y être aussitôt évanoui comme un fantôme, les élections de 1902 lui avaient fait la partie belle[1]. Il ne sut pas en profiter. Les utopies à la mode le submergèrent. Il permit que les rouages essentiels de la nation fussent désorganisés tandis que s’établirait, au profit d’une sorte de Tammany hall français, une domination basée sur l’espionnage mutuel et la délation. Le réveil fut rude ; ainsi que nous l’avons déjà dit, l’affaire marocaine servit de prétexte à une menace d’agression que provoquaient en réalité l’état lamentable dans lequel le général André avait laissé l’armée et M. Pelletan, la marine. Si les élections législatives avaient eu lieu huit mois plus tôt, le verdict en eût été très différent. Mais depuis ces sept mois, l’opinion avait reçu satisfaction sur les points principaux. Or ce qui manque le plus à la démocratie, ce n’est pas l’intelligence des faits ni l’à-propos des gestes ; c’est la mémoire. Elle oublie très vite. Question réglée est mise au panier par elle avec une extrême promptitude. La délation était tombée avec M. Combes ; la défense nationale avait recouvré son aplomb avec MM. Étienne et Thomson ; la situation extérieure s’était révélée solidement assise et M. Léon Bourgeois s’affirmait à cet égard comme apte à la fortifier encore ; l’élection présidentielle s’était accomplie avec calme et dignité ; enfin la séparation des Églises et de l’État, opérée à l’amiable, permettrait désormais d’écarter de la vie publique les irritantes questions religieuses (du moins l’électeur le croyait) et c’était autant de gagné pour la paix publique. Que restait-il à faire ? Des réformes sociales, de ces réformes promises depuis si longtemps et destinées, sans supprimer le capital ni verser dans l’inconnu révolutionnaire, à assurer aux travailleurs plus de justice, de bien-être et de sécurité. Voilà pourquoi la nation, sans plus se préoccuper des fiches et des inventaires, du pape ou de l’empereur d’Allemagne, de M. Combes ou de M. Pelletan, faisait appel aux radicaux.

Le duel Clemenceau-Jaurès.

L’appel fut entendu. La volonté nationale commandait au parti radical d’avoir une frontière à gauche. C’était une nouveauté ; il n’en avait jamais eu qu’à droite. Cette frontière, il s’agissait de la tracer ; M. Clemenceau s’en chargea et la tâche lui fut aisée, grâce à la maladresse de M. Jaurès.

Ce dernier s’offrit en holocauste, si l’on peut dire. Il concentra sur lui-même tous les regards et prit avec lui la totalité du bagage socialiste ; après quoi il annonça son intention de le déballer pour en faire un grandiose inventaire. La maladresse était double. Le talent acerbe du ministre de l’Intérieur s’accommodait mal de lutter contre des idées : il lui fallait un adversaire en chair et en os. Démolir le socialisme tout seul l’eût peut-être embarrassé ; le démolir en la personne de M. Jaurès était tout plaisir. Pour comble de malheur, M. Jaurès, en cette circonstance mémorable, n’était plus tout à fait lui-même. On se rappelle qu’il avait fait sa paix avec M. Guesde, c’est-à-dire qu’il s’était soumis à la juridiction du pontife. Il avait pris part récemment à de tonitruantes agapes où chaque orateur s’était évertué à démontrer l’incompatibilité essentielle du progrès socialiste avec la société bourgeoise. Cette société devait disparaître tout entière ; il fallait à l’aube nouvelle un cataclysme préalable et intégral. Esclave de ces vues enfantines, M. Jaurès accepta de les porter à la tribune de la Chambre et de dresser le tableau de ce que serait la société rénovée. Personne n’ayant jamais pu obtenir le moindre détail là-dessus, la curiosité fut intense. Hélas ! la désillusion le fut encore plus. Malgré son grand talent, M. Jaurès ne réussit à faire accepter par personne le mélange d’affirmations creuses et de ridicules inventions saupoudrées de chiffres cités au hasard qu’il apporta à son auditoire. Il apparut soudain comme une sorte de Cabet décrivant une Icarie de bas étage et l’on attendit, avec une sympathie anticipée, la réponse de M. Clemenceau. Elle fut étincelante de verve et d’esprit. Il jeta bas les raisonnements en porte à faux, souligna les incohérences et les improbabilités, releva les inexactitudes et tout cela sans passion, comme un homme qui s’accommoderait aussi volontiers du régime socialiste que d’un autre s’il était possible mais qui, dans l’état actuel des choses, l’estime contraire au bon sens.

Le ministre de l’Intérieur reçut le renfort (dont peut-être il eût préféré se passer) que lui apporta M. Pierre Biétry, le nouveau député de Brest. Le porte-paroles des « syndicats jaunes » fut accueilli à la tribune par des manifesations si scandaleuses de l’extrême-gauche, les socialistes marquèrent à sa vue une colère si grossière et si sotte que son discours en prit une portée considérable et que l’écho s’en prolongea à travers le pays. On apprit par lui et non sans surprise que les effectifs des syndicats jaunes étaient beaucoup plus nombreux que ceux des syndicats rouges. Diverses vérités dures à entendre furent également déversées par M. Bietry sur ses adversaires dont les allures d’énergumènes contrastaient avec le calme imperturbable du député de Brest. M. Clemenceau triompha de la sorte et, pour l’avoir un peu partagé avec M. Biétry, son triomphe n’en fut pas moins complet. Au fait ce n’étaient ni Clemenceau ni Biétry qui triomphaient mais bien la politique radicale nouvelle pour laquelle un député de la Seine, M. Maujan, trouvait au même moment une formule pittoresque. « Il faudra désormais, dit-il, que le capital travaille et que le travail possède. »

Le cabinet Clemenceau.

Dès lors, M. Clemenceau se trouva désigné pour prendre la présidence du conseil au cas ou M. Sarrien viendrait à se retirer. Cette éventualité avait été prévue de longue date. Elle était regrettable. M. Sarrien s’était montré en plusieurs circonstances fort bien inspiré et quelques-uns de ses discours — ceux notamment par lesquels il s’était refusé à accepter le principe des syndicats de fonctionnaires et à promettre, après la réhabilitation d’Alfred Dreyfus, les représailles réclamées par de trop véhéments « dreyfusards », lui avaient conquis des sympathies nouvelles. Mais M. Sarrien aimait peut-être l’ombre du pouvoir ; il n’en aimait pas la réalité. À plusieurs reprises il avait parlé de sa santé, indiquant qu’elle exigeait des ménagements. C’était là un demi-prétexte ; le président du conseil n’était point malade ; il était dolent. Quant à ses rapports avec M. Clemenceau, ce dernier lui donnait du souci sans lui faire d’opposition. Le ministre de l’Intérieur se lançait en avant, de droite et de gauche et c’était ensuite à son chef à s’arranger pour le rejoindre. La chose fut visible pendant la tournée oratoire que M. Clemenceau exécuta en Vendée et dans le Var aux approches de l’automne. Il s’y prononça sur quelques points d’une manière qui ne cadrait pas précisément avec les déclarations de M. Sarrien. Aussi celui-ci prit-il un beau jour la ferme résolution de se retirer sous sa tente et le président de la République confia à M. Clemenceau le soin de former le nouveau cabinet.

Cette opération n’était pas nouvelle pour les Français, certes. Pourtant ils virent alors quelque chose qui ne s’était jamais vu : ils virent un homme politique faire durer une crise qu’il pouvait solutionner en vingt quatre heures et sembler prendre beaucoup de mal pour composer sa liste alors qu’il l’avait en poche toute prête. Puis quand cette liste eût été publiée et les nouveaux ministres nommés, leur chef les réunit pour s’entendre avec eux sur le programme du cabinet et il pria le parlement et l’opinion de lui donner du temps pour rédiger sa déclaration ministérielle. M. Clemenceau avait deux motifs d’en agir ainsi. Parisien et boulevardier — bien qu’enfant de l’Ouest et représentant du Midi — il savait que le peuple français s’amuse d’un rien et que, quand il s’amuse, il est plus maniable ; il savait aussi que ses surprises et ses protestations s’émoussent très vite et qu’on l’apprivoise en peu de temps à condition de s’y bien prendre. Or sur la liste première, sur la liste fondamentale de M. Clemenceau figurait le nom du général Picquart comme ministre de la guerre.

Ce n’est pas ici le lieu de reparler de l’affaire Dreyfus. Elle s’était clôturée de la façon la plus simple, on dirait de la façon la plus digne si l’on n’avait eu à regretter les déplorables manques de tact du procureur général Baudouin dont le réquisitoire insupportable par sa longueur s’était émaillé d’inutiles violences et d’inconvenantes remontrances. La Cour avait annulé le jugement du conseil de guerre de Rennes sans renvoi ; Dreyfus, rétabli dans son grade de capitaine, avait été nommé commandant et décoré et le colonel Picquart était devenu général de brigade. Une autre fois nous aurons à apprécier la façon dont ces mesures furent accueillies dans l’armée, avec autant de calme que de simplicité. Le ministre de la guerre, M. Étienne inspirait à tous ses subordonnés une si haute confiance et une telle estime que son attitude avait, en quelque sorte, réglé la leur. Mais les choses n’en étaient pas restées là et, peu après, le général Picquart avait été promu divisionnaire. M. Clemenceau avait son plan. Il voulait maintenant en faire son ministre de la guerre. L’opinion sursauta à cette nouvelle. Était-ce vrai ? On en doutait. M. Clemenceau ne dit plus rien, laissant circuler toutes sortes de bruits contradictoires, faisant des démarches vaines auprès de MM. Bourgeois, Poincaré et Étienne qu’il savait décidés à se retirer, persistant à offrir à M. Millerand le portefeuille de la Justice après que celui-ci avait déclaré ne vouloir que celui des Affaires étrangères… Finalement on annonça que la liste était complète, que le général Picquart aurait la Guerre et M. Pichon les Affaires étrangères. M. Briand restait à l’Instruction publique, M. Thomson à la Marine et M. Barthou aux Travaux publics, M. Caillaux revenait aux Finances. Les Français s’accoutumèrent assez vite à ce cabinet ; on ne comprend pas bien du reste ce qui avait pu les surprendre dans le choix de M. Pichon, ancien ministre à Pékin, résident général à Tunis et infiniment plus qualifié pour diriger les Affaires étrangères que M. Millerand. Quant au général Picquart, l’étonnement ne tarda pas à faire place à une certaine sympathie et l’on attendit ses actes pour le juger définitivement. Il en fut de même de M. Viviani, le nouveau ministre du Travail. La création de ce département ne s’imposait pas. Un moment, on hésita même sur le titre qu’il porterait ; n’adjoindrait-on pas au travail, l’hygiène et la prévoyance sociales ? En tous cas, il semblait que le nombre des départements ministériels ne pût pas être augmenté de la sorte sans intervention de la loi. Gambetta l’avait fait naguère au profit de l’Agriculture et des Beaux-Arts. On le lui avait vivement reproché et M. Ribot alors au début de sa carrière politique, s’était taillé un grand succès oratoire en défendant les droits du parlement. En 1894, M. Casimir Perier voulant créer le ministère des Colonies, n’avait pas cru pouvoir se passer d’un vote des deux chambres. Mais M. Clemenceau opéra avec sa désinvolture coutumière ; il créa le département et lui donna un titulaire du même geste sans s’inquiéter d’un autre avis que du sien propre.

La déclaration ministérielle fut longue, très longue : document intéressant du reste en ce qu’il traçait le programme non d’une session mais d’un parti. Toutes les réformes auxquelles M. Clemenceau jugeait que les radicaux devaient s’atteler tour à tour s’y trouvaient passées en revue ; se trouvaient écartées au contraire celles préconisées par les socialistes et qu’il fallait considérer incompatibles avec la politique radicale. Un couplet assez ferme sur l’alliance russe et la répudiation très nette de toute idée de désarmement marquaient la persistance de la coupure opérée naguère au profit du parti radical. M. Clemenceau avait bien parmi ses collaborateurs deux socialistes, mais c’étaient des socialistes dits « de gouvernement » et il n’entendait pas les laisser libres. Le cabinet dont il était le chef se présentait comme un cabinet purement et uniquement radical. À bon entendeur, salut.

  1. Voir la Chronique de 1902, chap. ii.