La Chronique de France, 1906/Chapitre I
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LA CONFÉRENCE D’ALGÉSIRAS
Les préliminaires de la conférence d’Algésiras ont été trop longuement exposés dans le dernier volume de notre Chronique pour que nous ayons à y revenir. Aussi bien peut-on considérer comme rentrant dans ces préliminaires toutes les péripéties si multiples et si diverses du conflit franco-allemand, puisque l’idée première de la réunion d’une conférence internationale appelée à régler la question marocaine avait été, dès le 12 avril 1905, préconisée par le chancelier de Bulow. À la date du 1er janvier 1906, l’ouverture des débats était proche, le lieu choisi, les plénipotentiaires presque tous désignés. On peut ajouter que le caractère de la Conférence se trouvait d’avance silhouetté : ce serait un duel entre les intérêts français et les intérêts allemands ; ainsi l’avait voulu l’Allemagne en acculant son adversaire, à force de mauvais procédés et d’accusations calomnieuses, à la publication de ce Livre jaune qui avait fixé — contre elle — l’opinion du monde entier et qui avait valu à M. Rouvier, le 16 décembre 1905, l’appui quasi unanime du parlement français. Le cabinet de Berlin s’était vanté de parer le coup au moyen d’un Livre blanc qui dénoncerait les erreurs du Livre jaune, encore qu’il parut difficile de rectifier des textes de documents présentés tels quels sans additions ni commentaires ; mais à défaut d’additions, il pouvait y avoir eu d’habiles soustractions opérées dans la teneur du Livre jaune ; aussi attendait-on avec quelque curiosité l’apparition du Livre blanc. La désillusion fut grande. Il n’apportait en effet au débat aucun élément nouveau. Les plaintes tant de fois formulées contre la « négligence » de M. Delcassé s’y trouvaient réitérées ; on reproduisait avec la même indignation qu’auparavant les prétendus propos tenus à Fez par M. Saint-René Taillandier concernant un « mandat » que la France aurait reçu de l’Europe pour agir au Maroc : propos répétés par les gens du Makhzen et démentis par le ministre de France, ce qui en infirmait doublement la valeur.
La seule pièce intéressante était un mémoire dans lequel le comte de Tattenbach résumait les réformes que M. Saint-René Taillandier avait présentées au Sultan comme propres à restaurer l’ordre et la prospérité dans son empire et répondant en même temps aux vœux de la France. Or, pas une de ces réformes n’indiquait, de la part du gouvernement de la République, l’arrière-pensée d’une annexion quelconque ni même l’intention de créer à son profit un régime définitif. Ce n’est pas avec quelques douzaines d’officiers instructeurs qu’on met la main sur un ensemble de rouages aussi compliqués que ceux dont se compose l’administration marocaine. On devait du reste avoir la surprise d’entendre à la Conférence les représentants d’Abdul Azis développer comme agréable à leur souverain un programme de réformes presque exactement semblable à celui qu’avait présenté, quelques mois plus tôt, le ministre de France et que le Makhzen s’était empressé de déclarer attentatoire à la dignité et à l’indépendance du Maroc.
Organisation de la police, mesures à prendre contre la contrebande des armes de guerre, cours de la monnaie, régime des impôts, création d’une banque, améliorations générales, tel était l’ensemble des questions sur lesquelles la Conférence aurait à se prononcer. M. Saint-René Taillandier n’avait jamais parlé d’autre chose.
La publication du Livre blanc n’avait donc apporté à l’Allemagne, à la veille de l’ouverture de la Conférence, aucun renfort appréciable. L’impossibilité pour la chancellerie impériale d’atténuer l’effet produit par le Livre jaune s’y affirmait trop complètement pour que ce dernier n’en acquit pas, tout au contraire, une force nouvelle. Par contre, l’Allemagne avait d’autres atouts dans son jeu. Par une singulière coïncidence, la France elle-même et ses amies ou alliées, l’Angleterre, la Russie, l’Italie et l’Espagne, se trouvaient traverser toutes les cinq des crises intérieures plus ou moins compliquées. En France, le pouvoir présidentiel allait changer de mains et, pour la première fois peut-être, les candidats en présence incarnaient sinon deux politiques, du moins deux systèmes de gouvernement tout à fait opposés ; l’accentuation du rôle gouvernemental du parti socialiste et la mise en vigueur du régime de séparation de l’Église et de l’État promettaient d’ailleurs une série d’agitations et de troubles qui iraient sans doute croissant jusqu’au mois d’avril, époque où aurait lieu le renouvellement quadriennal de la Chambre des députés. Enfin, une des personnalités les plus écoutées du Parlement, M, Jaurès, s’était maintes fois prononcée contre toute initiative au Maroc et son anti-colonialisme exalté allait ici marcher de pair avec les sentiments germanophiles qu’on lui prêtait et dont il avait, au cours de l’année précédente, donné déjà des gages appréciables. La Russie se trouvait aux prises avec une révolution naissante, propre non seulement à paralyser ses initiatives mais à lui suggérer des ménagements envers l’Allemagne, sa puissante voisine, dont elle serait peut-être amenée quelque jour à requérir les services au cas où la dynastie viendrait à être menacée. En Angleterre, les élections allaient commencer et sans qu’on pût prévoir encore quelle serait l’étendue de la défaite qui se préparait pour le parti conservateur, les fautes amassées par les chefs de ce parti permettaient d’augurer pour le cabinet libéral récemment entré en fonctions un succès considérable. Or les libéraux avaient expressément promis à l’opinion qui exigeait d’eux cette déclaration de maintenir l’entente avec la France ; cet engagement si formel avait même, en son temps, causé quelque déception dans les cercles politiques allemands. Il n’en était pas moins probable que désormais le francophilisme revêtirait en Angleterre un aspect plus pacifique, moins absolu et, pour tout dire, moins anti-germanique. Le ministère espagnol constitué par M. Moret donnait des signes non équivoques de désagrégation ; une crise ministérielle survenant si peu de semaines après la chute du cabinet Montero Rios enlèverait encore au gouvernement une part de son autorité et diminuerait d’autant son action sur la conférence ; les nouveaux venus du reste seraient peut-être plus accessibles aux enjôleries de la diplomatie impériale, habile à faire miroiter aux yeux des Espagnols les avantages qu’ils trouveraient à fausser compagnie à la France pour s’attacher à la fortune de l’Allemagne. Enfin l’Italie, dont à Berlin on avait pu craindre un moment qu’elle n’excipât de sa double qualité d’alliée de l’Allemagne et d’amie de la France pour jouer à la Conférence un rôle d’arbitre trop favorable à sa sœur latine, entrait elle-même dans une ère de crises gouvernementales. M. Fortis venait de reconstituer trop péniblement son cabinet pour qu’il y eût grand fond à faire sur la solidité de ce nouveau groupement. Il est vrai que le portefeuille des Affaires étrangères avait passé ainsi des mains de M. Tittoni à celles du marquis de San Giuliano ; le premier acte de ce ministre fut de choisir M. Visconti-Venosta comme premier plénipotentiaire à Algésiras. Précédemment M. Silvestrelli, ministre d’Italie à Madrid, avait été désigné ; c’était un choix effacé et l’indice d’une politique anodine. Avec M. Visconti-Venosta tout changeait d’aspect. L’éminent homme d’État, par son âge comme par sa valeur personnelle, devenait le personnage le plus en vue de la Conférence. Son arbitrage s’imposerait fréquemment. Or s’il avait naguère donné des gages de son attachement à la Triplice, il avait été un des protagonistes les plus ardents du rapprochement avec la France.
Sauf ce point noir, on considérait à Berlin que les circonstances étaient propices. En tout cas on se flattait de posséder deux excellents moyens d’arriver aux fins désirables ; l’intimidation et la durée. N’ayant pas encore compris pourquoi et comment la France s’était laissée intimider une première fois, les dirigeants de la chancellerie impériale se flattaient de la faire céder encore ; les échecs successifs qu’ils avaient subis ne les avaient pas éclairés. Et puis si la menace n’opérait pas à Paris, l’ennui réussirait à Algésiras. On prolongerait indéfiniment la Conférence, ce qui serait toujours facile avec l’aide des délégués marocains rompus aux pratiques dilatoires ; et les diplomates enfermés au bout de l’Europe dans une petite ville sans ressources finiraient par crier merci et forceraient la France à abandonner ses prétentions pour recouvrer leur liberté.
L’intimidation ne réussit pas ; au bout de six semaines il fallut y renoncer. On mit pourtant tout en œuvre : discours belliqueux, campagnes de presse, fausses nouvelles. À l’occasion de l’anniversaire de l’empereur, le comte Ballestrem, président du Reichstag prononça un discours à la fois inconvenant et naïf dans lequel il montrait en quelque sorte l’Europe tremblant devant l’Allemagne et la paix générale garantie par cette situation. Le fameux professeur Schiemann recommença à écrire des articles fulgurants et les journaux de Berlin, voire même la Frankfurter Zeitung jusqu’ici plus modérée, à accuser quotidiennement la France de duplicité et de mauvaise foi. À Algésiras, l’attitude des délégués allemands faisait contraste avec celle de leurs collègues étrangers. C’étaient à chaque instant des froncements de sourcils, des refus péremptoires, des protestations aigres. Le France n’aurait pu souhaiter d’adversaires plus maladroits. Dès la première séance, après le discours d’ouverture prononcé par le duc d’Almodovar, M. Révoil avait eu la présence d’esprit de proposer « de prendre pour bases des réformes projetées le triple principe de la souveraineté du sultan, de l’intégrité de l’État du Maroc et de la porte ouverte en matière commerciale. » Dans la bouche du représentant de la France, cette affirmation enlevait à la diplomatie allemande son arme favorite ; impossible de se poser dès lors en champions d’une intégrité qui n’était point menacée. La prise de contact s’était donc opérée dans des conditions favorables à la France et les questions secondaires qu’on avait décidé d’aborder en premier lieu avaient pu être réglées assez facilement. Mais la bonne impression du début ne pouvait durer ; car, d’une part, on ne désarmait pas à Berlin et, de l’autre, bien des indices dans la façon d’être et les paroles des délégués allemands prouvaient qu’ils se préparaient à la bataille finale. On savait aussi qu’il y avait entente préalable entre Fez et Berlin et que le Makhzen suivrait aveuglement les indications de la chancellerie impériale.
Cependant le temps passait. Aucun des événements escomptés ne s’était produit. L’élection du président de la République française avait eu lieu de la façon la plus calme et, si le résultat en avait été accueilli avec plaisir à Berlin où l’on craignait les initiatives hardies et la politique personnelle de M. Doumer, force était bien de constater une fois de plus la parfaite stabilité des institutions françaises. M. Jaurès avait essayé de reprendre son interpellation du 16 décembre et s’était déclaré à nouveau contre l’action française au Maroc ; mais il avait parlé seul et le sentiment général s’était manifesté d’une façon non équivoque en faveur de M. Rouvier qui, dédaigneusement, avait déclaré s’en tenir à ses précédentes explications et n’avoir rien à ajouter. Une série d’articles de M. de Lanessan plutôt favorables à la thèse allemande n’avait point trouvé d’écho dans l’opinion. La France, sans se départir de son calme, demeurait remarquablement ferme sur le terrain adopté par elle et dont il était visible qu’on n’arriverait pas à la faire sortir. Son attitude continuait d’avoir l’approbation de tous les peuples.
On arriva ainsi au début de mars. Les questions secondaires étaient réglées mais restaient celles de la police et de la banque, le nœud de toute l’affaire et la pierre d’achoppement probable de toute entente. Non qu’on n’en eut déjà longuement parlé. La France avait même consenti à partager avec l’Espagne cette organisation de la police marocaine qu’elle avait d’abord entendu se réserver à elle seule et pour laquelle, depuis la convocation de la Conférence, on savait qu’elle se proposait d’obtenir de l’Europe un mandat exclusif. Dès le 20 février, l’Allemagne avait fait connaître qu’elle considérait cette concession comme insuffisante et ne répondant pas au principe d’internationalisation proclamé par elle. Alors on avait tergiversé, ajournant l’heure de la discussion dans l’espoir que des pourparlers préalables entre MM. de Radowitz et Révoil prépareraient une solution amiable. Ces pourparlers amorcés dans une bonne intention par M. Visconti Venosta et le délégué américain M. White ne plaisaient pas à tout le monde. La plupart des autres délégués estimaient que la conférence n’était pas réunie pour assister de loin aux apartés de la France et de l’Allemagne. Il fallut bien en finir et se décider à aborder les deux redoutables questions. Le ferait-on simultanément ou bien seraient-elles examinées l’une après l’autre ? Le représentant de l’Italie proposa le premier système ; les Allemands réclamaient énergiquement le second. La chose avait une importance extrême pour la France qui, une fois la question de la banque réglée, ne pourrait plus arguer de quelque concession sur ce point pour obtenir son avantage dans celle de la police, laquelle lui tenait à cœur avant tout. Il fallut donc voter. La proposition italienne réunit les voix de la France, de l’Angleterre, de la Russie, des États-Unis, de l’Espagne, du Portugal, de la Belgique et de la Hollande ; l’Allemagne se trouva seule de son avis avec l’Autriche et le Maroc ; la Suède s’était abstenue.
L’échec était tellement complet qu’on en ressentit à Berlin une violente colère contre les puissances étrangères et particulièrement contre l’Italie et la Russie ; il en résulta une sorte de détente à l’égard de la France, détente qui s’accentua encore lorsque la crise ministérielle, survenue inopinément au lendemain de l’entrée en fonctions du président Fallières, se fut dénouée par la formation du cabinet Sarrien dans lequel M. Léon Bourgeois avait le portefeuille des Affaires étrangères. L’éminent homme d’État était considéré comme animé d’intentions plus sympathiques envers l’Allemagne que son prédécesseur et l’on s’attendait qu’il sacrifiât davantage au désir de maintenir la paix. Là encore la chancellerie impériale se faisait des illusions et il apparut bientôt que M. Léon Bourgeois s’abstiendrait de rien modifier à la ligne de conduite adoptée par M. Rouvier et consacrée à plusieurs reprises par les votes du Parlement. On n’en fut point surpris à Algésiras ou la plupart des délégués considéraient que la France était allée jusqu’à l’extrême limite des concessions compatibles avec le souci de sa dignité en Europe et de ses intérêts essentiels en Afrique. Mais les délais apportés à Paris à la constitution du nouveau ministère avaient ralenti d’autant le travail de la Conférence ; l’on se demandait maintenant si le mois d’avril suffirait pour en venir à bout. Or la perspective de demeurer encore plusieurs semaines à Algésiras assombrissait de plus en plus les malheureux diplomates dont aucun n’avait voulu d’avance prévoir la longueur de cette villégiature peu enchanteresse. Seul le premier délégué marocain s’était préparé en conséquence, étant retourné dès le lendemain de l’ouverture de la Conférence à Tanger pour en ramener son harem ! Du fait de l’espèce d’oppression qui commençait de peser sur les diplomates entassés à Algésiras la résistance aux prétentions de l’Allemagne devait faiblir et il est certain qu’à partir du 10 mars, les représentants de la France éprouvèrent qu’ils devaient s’appliquer de leur mieux à hâter l’entente s’ils voulaient conserver l’entier bénéfice des sympathies étrangères. C’était bien là l’effet qu’on avait escompté à Berlin. Par contre cet effet dû à l’énervement du séjour d’Algésiras n’atteignait pas les gouvernements ; la publication des instructions envoyées de Londres à Sir A. Nicholson et de Pétersbourg au comte Cassini qui représentaient l’Angleterre et la Russie à la Conférence montra que ni l’un ni l’autre de ces deux pays n’entendaient se départir de leur francophilisme et que leur résolution de soutenir énergiquement la diplomatie française ne serait atténuée par aucune considération ou circonstance nouvelles. Avant d’être connu du public le fait de l’envoi de semblables instructions l’avait été naturellement de la chancellerie impériale et là aussi, on s’était rendu compte qu’il convenait d’aboutir. Ces divers éléments d’entente se combinaient avec la crainte, ressentie par tous les délégués d’affronter les quolibets populaires s’ils se séparaient après plus de deux mois de palabres sans avoir rien résolu.
L’Allemagne commença par faire proposer par l’Autriche — son lieutenant fidèle semblait-il — que l’organisation de la police fut attribuée à la France pour les ports de Tanger, Saffi, Rabat et Tetuan[1], à l’Espagne pour ceux de Mogador, Larache et Mazagan, à la Suisse et à la Hollande enfin pour le port de Casablanca ; l’inspection générale serait confiée à un officier supérieur étranger choisi par le Sultan et qui dépendrait du corps diplomatique de Tanger. L’installation de la Suisse et de la Hollande à Casablanca, localité très importante au point de vue commercial, impliquait trop clairement l’arrière pensée de la part de l’Allemagne d’y substituer peu à peu son action à celle de ces deux pays pour ne pas soulever une opposition presque unanime. D’autre part, la subordination de l’inspecteur au corps diplomatique internationalisait le nouveau régime mais en même temps portait atteinte à l’indépendance du Sultan et cette dernière objection prêtait beaucoup de force au veto que la France ne pouvait manquer d’y opposer. Plutôt que d’en venir à un vote dans lequel son isolement serait apparu de nouveau, l’Allemagne dût céder. La France obtint l’organisation de la police dans quatre ports ; deux furent réservés à l’Espagne ; dans les deux derniers, Tanger et Mogador, la police serait franco-espagnole. Quant à l’inspecteur auquel ne serait attribué aucun commandement de quelque sorte que ce soit, il ne dépendrait que du Sultan, mais les rapports adressés par lui au Makhzen seraient en même temps communiqués au corps diplomatique : formule ingénieuse présentée par le délégué américain, M. White et qui mit tout le monde d’accord. Il est inutile de souligner, tant la chose est apparente, que là se trouve pour la France le point sensible. Dépendant de Fez ou de Tanger peu importe, l’existence d’une inspection non française détruit partiellement l’importance des avantages qui lui ont été attribués d’autre part. C’est là la fissure au moyen de laquelle la résistance indigène aux réformes aussi bien que l’ingérence européenne pourront se manifester. Quant à la banque, la France reçut trois parts dans la constitution du capital social en échange du droit de préférence qui lors du dernier emprunt lui avait été reconnu par le Sultan pour les emprunts futurs. M. Revoil en demandait quatre. L’Allemagne avait fini par en offrir deux ; la transaction se fit à trois.
Si nous ne poussons pas plus loin l’analyse de l’accord par lequel prit fin la conférence d’Algésiras, c’est qu’à notre avis cet accord n’a d’intérêt qu’en ce qui concerne le conflit franco-allemand auquel il a mis fin. En ce qui concerne le Maroc lui-même, il n’y a rien de fait. Tout dépendra de l’accueil mental que réservera le Sultan aux arrangements intervenus, de la façon dont le Makhzen se prêtera à la mise en pratique desdits arrangements, enfin de l’esprit de suite et de décision qu’apporteront les puissances européennes à en assurer l’exécution. Il se peut qu’il y ait là pour le Maroc le point de départ d’une ère nouvelle ; il se peut également que rien ne soit changé à l’état présent des choses. C’est une alternative que le temps seul peut résoudre. Il en va autrement des rapports franco-allemands. La détente a été obtenue ; c’est un fait patent. Reste à savoir si elle l’a été dans des conditions qui la rendent durable. Dans un de ses bons jours, le prince de Bulow avait déclaré qu’il ne devrait y avoir à Algésiras « ni vainqueurs, ni vaincus. » C’était un peu difficile mais le propos n’en était pas moins amène et bien intentionné. L’issue de la Conférence permettait en somme de tenir pour acquis qu’il en était ainsi ; chacun pouvait triompher sur certains points. Par malheur, l’Allemagne ne sut point s’en tenir à ce sage compromis et bientôt sa rancune éclata de façon désordonnée. Tandis que les journaux disaient son fait à la Russie coupable « d’ingratitude », l’empereur, chose plus grave, marquait lui-même à l’Italie son mécontentement en ne s’associant pas à la pitié universelle soulevée par la catastrophe du Vésuve. Il avait de plus adressé au comte Goluchowski un télégramme attribuant à la conférence d’Algésiras l’aspect rétrospectif d’un duel. L’Autriche était remerciée pour y avoir honnêtement rempli son devoir de « second » sur le terrain, ce rôle auquel il était sous-entendu que l’Italie avait déloyalement manqué. Une pareille attitude était faite pour tuer du coup la Triple Alliance ; on crut effectivement qu’elle n’y résisterait pas. Le sang-froid du Quirinal lui permit seul d’y survivre en attendant que Guillaume ii eut pris soin d’effacer, par quelqu’un de ces gestes de charmeur dont il est familier, les traces de sa fâcheuse incartade.
La Conférence avait donc été un duel ? Oui, certes, et si la chose n’était pas bonne à dire, elle était absolument véridique. Mais dans un duel, un des points qui importent le plus, c’est que les adversaires selon la formule consacrée « se reconcilient sur le terrain ». C’est le cas habituel ; il y a toutefois des exceptions. L’Allemagne et la France se sont-elles « réconciliées sur le terrain ? » Personne n’oserait le prétendre.
Avant que l’année 1906 ne s’achevât, une occasion devait se produire de mettre à l’épreuve la valeur du contrat passé à Algésiras en ce qui concerne la paix européenne. Dans l’intervalle, le contrat avait reçu l’approbation de la plupart des parlements et des gouvernements. Mais les lenteurs inhérentes à ce genre d’opérations n’avaient pas permis bien entendu qu’on mit la main à l’organisation de la police et qu’entrât en vigueur le mandat confié à la France et à l’Espagne. Ce serait pour 1907. Entre temps, la situation était devenue intolérable à Tanger et dans les environs. Le brigandage se faisait de jour en jour plus audacieux ; les crimes se multipliaient. L’angoisse des résidents européens devenait extrême ; ils appelaient au secours. C’est alors que la France et l’Espagne prirent courageusement l’initiative d’une intervention qui pouvait leur attirer plus de désagréments que d’avantages. Comme l’exprimait fort bien M. Francis Charmes dans sa chronique de la Revue des Deux-Mondes, il s’agissait de « ménager la transition, de remplir l’intervalle » en remettant un peu d’ordre provisoire dans une région profondément troublée. Tout le monde désirait l’intervention mais personne n’avait prié la France et l’Espagne d’agir. Et, pour le faire, elles ne possédaient pas en somme de titre légal aux yeux de l’Europe. Qu’allait dire Berlin ? À Berlin, on commença par froncer le sourcil. Mais le tact avec lequel M. Pichon qui faisait ainsi ses débuts au ministère des Affaires Étrangères sut conduire l’atfaire, la manière ferme et modérée dont il s’expliqua devant le Parlement, le ton de la note que la France et l’Espagne remirent aux diverses chancelleries, enfin les avis venus de la légation allemande à Tanger, laquelle prévoyait une réprobation générale au cas où l’Allemagne eût empêché l’intervention, tout cela obligea le gouvernement impérial à se déclarer satisfait. On put voir toutefois qu’il ne le serait jamais dans les affaires marocaines que dans la mesure où l’Europe le forcerait à en avoir l’air.
- ↑ Consulter le chapitre vi intitulé « Au Maroc » dans la Chronique de France de 1905.