La Chronique de France, 1906/Chapitre II

ALBERT LANIER Éditeur (p. 23-44).

ii

L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE

Conformément aux lois constitutionnelles, le Sénat et la Chambre des députés réunies en Assemblée nationale à Versailles le 18 janvier 1906, ont élu président de la République française pour sept années M. Armand Fallières en remplacement de M. Émile Loubet dont le septennat devait prendre fin un mois plus tard ; et ce délai écoulé, la transmission des pouvoirs s’est opérée au palais de l’Élysée, en présence des membres du gouvernement.

Scrutins antérieurs.

Cette élection était la neuvième à laquelle il eût été procédé depuis l’établissement de la présente république, la septième seulement depuis l’entrée en vigueur de la constitution de 1875. Choisi après la guerre comme « chef du pouvoir exécutif », M. Thiers remplissait une fonction dont ni la durée ni le caractère ne se trouvaient nettement déterminés. Élu député dans vingt-six départements et ayant recueilli dans les autres des suffrages disséminés en sorte que le total des voix qui s’étaient portées sur son nom dépassait deux millions, M. Thiers n’entendait pas, comme chef d’État, renoncer à la politique militante. Il continua d’y intervenir ; ce fut la source de sa faiblesse. Un ordre du jour hostile pouvait mettre fin à sa présidence aussi aisément qu’à la carrière d’un cabinet. C’est précisément ce qui arriva le 24 mai 1873. M. Thiers fut renversé par une majorité de 16 voix. On le remplaça, au cours d’une interminable séance pleine d’incidents et de conciliabules, par le maréchal de Mac-Mahon. Le nouveau chef de l’État eut 390 voix sur 392 votants ; mais il est à remarquer que 330 membres de l’Assemblée qui en comptait au total 721 présents, s’abstinrent ; la gauche comprenant sans doute la nécessité de l’élection du maréchal ne voulait pourtant pas y participer directement. Les pouvoirs du deuxième président de la République fixés à sept années auraient expiré régulièrement le 24 mai 1880. Mais seize mois plus tôt (janvier 1879), le maréchal donna sa démission. Cette fois, il n’y avait qu’à laisser fonctionner normalement les rouages créés en 1875. Une sorte d’entente générale de tous les républicains portait au pouvoir M. Jules Grévy. Sur 713 votants, il fut élu par 563 voix. Quatrevingt-dix-neuf membres de la droite avaient voté pour le général Chanzy ; les autres suffrages s’étaient dissiminés ; Gambetta n’en avait recueilli que cinq ; le général de Galliffet en avait obtenu un. Le premier septennat de M. Grévy s’acheva régulièrement et, comme la constitution lui en donnait le droit, il brigua en 1886 le renouvellement de ses pouvoirs. Aussi bien eût-on été assez embarrassé à ce moment de lui opposer un concurrent sérieux. Gambetta était mort depuis trois ans et l’impopularité de Jules Ferry, récemment renversé du ministère, ne permettait pas à ses amis de poser sa candidature. Cette fois pourtant, il n’y eut que 589 votants, beaucoup s’étant abstenus ; M. Henri Brisson et M. de Freycinet recueillirent l’un 68, l’autre 14 voix. M. Grévy fut élu par 457 voix, soit 106 voix de moins que la première fois. Ce second septennat devait durer de janvier 1886 à janvier 1893. Chacun se rappelle comment il fut brusquement interrompu par les scandales auxquels se trouvait mêlé le gendre du président, M. Wilson. Après avoir essayé de toutes les combinaisons capables de le maintenir à l’Élysée, M. Grévy dut céder à la pression du parlement et de l’opinion. L’Assemblée nationale se réunit aussitôt à Versailles et, pour la première fois, il fallut procéder à un second tour de scrutin tant les concurrents étaient nombreux. Au premier tour, les 849 suffrages exprimés se repartirent entre MM. Carnot (303), Jules Ferry (212), le général Saussier (148), de Freycinet (76), le général Appert (72), Henri Brisson (26), etc… Au deuxième tour, 616 voix élurent M. Carnot. C’est la plus forte majorité qui ait jamais été atteinte, mais c’était une majorité de second tour. En dehors de son mérite très réel, le nouvel élu se trouvait devoir pour une large part son élévation aux manœuvres de M. Clemenceau qui, anxieux avant tout de faire échouer la candidature de Jules Ferry, avait obtenu le désistement de M. Charles Floquet candidat éventuel et travaillé de son mieux à gagner des voix à M. Carnot.

Cinq mois avant la fin de son septennat, M. Carnot fut assassiné à Lyon (24 juin 1894). Trois jours plus tard, l’Assemblée nationale lui donna pour successeur M. Casimir-Périer qui fut élu au premier tour par 451 voix ; il est à remarquer que les voix de l’extrême gauche s’étaient portées sur M. Henri Brisson (195) tandis qu’à droite on avait préféré voter pour le général Février (53) ou même M. Charles Dupuy (97). Les votes obtenus par le successeur de M. Carnot se trouvaient donc appartenir presque exclusivement au parti républicain modéré. La présidence qui s’inaugurait avec toutes les apparences de la durée normale prit fin au bout de six mois et demi par la brusque démission du chef de l’État. On a su depuis que, ne comptant pas se représenter, M. Carnot avait fait dès l’année précédente connaître ses intentions à celui qu’il considérait comme son successeur naturel. M. Casimir-Périer avait donc pu envisager avec certitude sa propre élection à la présidence pour le mois de décembre 1894 et le tragique événement n’avait fait que devancer quelque peu son élévation au rang suprême. Il est à craindre que, sachant l’inanité des « dessous » sensationnels par lesquels on a voulu d’abord expliquer l’événement, la postérité ne se montre extrêmement sévère pour M. Casimir-Périer dont la persévérance et le bon vouloir se trouvèrent si vite épuisés. L’Assemblée nationale qui se réunit le 17 janvier 1895 (793 votants) donna au premier tour 338 voix à M. Henri Brisson, 244 à M. Félix Faure et 184 à M. Waldeck-Rousseau. Ce dernier qui eût du, à tous points de vue, réunir les suffrages de la majorité avait découragé ses amis par sa répugnance de dilettante à prendre le pouvoir ; il s’empressa de se désister au second tour et M. Félix Faure fut élu par 430 voix contre 361 à M. Brisson. La mort subite de M. Félix Faure amena la réunion de l’Assemblée nationale le 18 février 1899 (le septennat régulier du président Faure aurait pris fin le 17 janvier 1902) ; M. Émile Loubet y fut élu par 483 voix contre 279 à M. Jules Meline, vingt trois à M. Cavaignac et dix à M. Deschanel. Cette fois enfin, M. Armand Fallières a obtenu 449 voix sur 849 suffrages exprimés contre 371 à son unique concurrent M. Paul Doumer.

Loubet contre Roosevelt.

L’élection de janvier dernier se recommande par quelques caractéristiques inattendues. On avait déjà vu, pour des motifs que nous venons de rappeler ou qui sont encore présents à toutes les mémoires, des radicaux donner leurs suffrages à des modérés ou des monarchistes à des républicains. Les élections de MM. Carnot, Félix Faure et Loubet s’étaient faites de la sorte. Mais on n’avait jamais vu — et nul n’aurait pu escompter ce paradoxe — un modéré devenir le candidat unique des groupes avancés tandis qu’un radical réunissait les voix de l’opposition nationaliste. À vrai dire c’est plutôt à son caractère qu’à ses idées que M. Fallières doit sa réputation de modéré. Il fut en réalité et dans toute la force du terme un opportuniste c’est-à-dire non point (qu’on nous passe l’expression) un « j’menfichiste » mais un de ces républicains décidés à suivre dans le détail de la politique les impulsions populaires et les courants du jour et persuadés qu’en le faisant ils consolideraient, bien loin de l’ébranler, le gouvernement de leur choix. Il faut reconnaître que les opportunistes ont été en effet les plus habiles artisans de la solidité républicaine. Quant à M. Paul Doumer, le radicalisme n’est plus guère pour lui qu’une étiquette. On ne saurait lui reprocher ni de chercher à rester fidèle à ses convictions d’antan ni d’éprouver quelque peine à y parvenir. Un radical qui se trouve tout à coup transporté en Indo-Chine pour y conduire de grands labeurs et y assumer de lourdes responsabilités ne saurait demeurer en complète communion de sentiments avec les électeurs de sa circonscription métropolitaine. Sur une foule de sujets ses opinions s’élargissent faisant éclater le moule des formules et des préjugés.

Si atténué qu’il fût par l’évolution mentale des deux candidats, le contraste entre les candidatures de MM. Fallières et Doumer n’en était pas moins étrange, car la première se trouvait avoir groupé la presque totalité du « bloc » tel qu’il existait aux beaux jours du cabinet Combes et la seconde réunissait l’ensemble des sympathies réactionnaires. C’est que la bataille au fond ne se livrait pas entre tel et tel programme mais entre des conceptions différentes de la fonction présidentielle. Ce qu’on attendait de M. Fallières, c’était la continuation du « constitutionnalisme » de M. Loubet, de son souci de neutralité, de ses habitudes d’abstention ; ce qu’on espérait de M. Doumer, c’était une manière beaucoup plus personnelle de présider sans crainte de se « découvrir » ni même de faire au besoin prévaloir son avis. On lui rendait ce bel hommage de chercher en lui un Roosevelt français et il l’avait fort bien compris car, pour tout manifeste, il lança aux approches de l’élection un volume intitulé le Livre de mes fils dans lequel il exposait une doctrine d’ensemble qu’eût volontiers contresignée le président des États-Unis. Il est probable que la carrière politique de M. Doumer est loin d’être terminée, mais on se demande si, comme chef d’État, il arriverait à faire vivre en France quelque chose d’analogue à la première magistrature américaine. Ce n’est pas dans l’esprit du pays et ses traditions s’y opposent. Du jour où les Français auraient un président à l’américaine, ils en feraient un dictateur comme du jour où ils auraient de nouveau un prince-président, ils recommenceraient d’en faire un empereur. Outre-mer, il n’existe pas de passé impérial et le respect de la loi restreint à la fois les initiatives des gouvernants et les ardeurs des gouvernés.

On vota donc Loubet contre Roosevelt. Bien que personne n’ait songé à prononcer le mot, l’idée s’affirma clairement. Et par une curieuse coïncidence ce ne fut pas là l’unique influence transatlantique qui se manifesta en cette circonstance. On vit pour la première fois en France intervenir une de ces assemblées préparatoires par lesquelles les partis politiques américains ont coutume de désigner leurs candidats. Sous le nom de « réunion plénière des gauches », un scrutin s’ouvrit au Luxembourg auquel furent conviés tous les membres républicains du Sénat et de la Chambre des députés. Le nom de M. Fallières y réunit une majorité considérable. Jusque là les faiseurs de pronostics avaient oscillé. Certes M. Fallières semblait assuré du succès mais la réélection récente de M. Doumer à la présidence de la Chambre malgré la campagne ardente menée contre lui et, d’autre part, la protection compromettante dont MM. Combes, André et Pelletan affectaient de couvrir M. Fallières ne laissaient pas que d’inspirer une certaine inquiétude aux partisans de ce dernier.

Après qu’il eût pris possession de ses fonctions, le nouvel élu adressa suivant l’usage un message inaugural aux membres du Parlement. Il y formulait en ces termes la façon dont il en comprenait l’exercice. « Pour faciliter ma tâche, disait-il, je fais appel au concours de tous les républicains, n’oubliant pas d’ailleurs que, si l’on gouverne avec les hommes de son parti, c’est dans l’intérêt supérieur de la nation et que l’on doit à tous sans distinction d’origine ou de foi politique, la protection de tous les droits et la garantie de toutes les libertés ». Cette déclaration bien intentionnée recueillit l’approbation générale. On négligea de s’apercevoir d’une évolution manifeste qu’elle accusait dans la conception de leur rôle professé jusqu’ici par les titulaires de la présidence. Aucun d’eux n’avait parlé de « gouverner avec les hommes de son parti. ». Une semblable expression aurait paru sous leur plume impropre et choquante. M. Carnot en devenant chef de l’État avait tenu un langage tout opposé. Il s’était proclamé « l’arbitre des partis » se considérant comme obligé à l’impartialité vis-à-vis de tous. M. Fallières assurément se propose d’agir de même ; toutefois il n’en éprouve pas la nécessité à un tel degré et continue de se sentir au pouvoir le représentant du parti qui l’a élu. Il y a là une nuance utile à saisir et qui rappelle encore, bien que d’assez loin, la « manière » américaine.

Prestige et influence.

Dans quelle proportion la présidence de la République française assure-t-elle à celui qui l’exerce les deux éléments indispensables d’un pouvoir suprême, si limitée qu’en soit d’ailleurs la formule, à savoir le prestige à l’extérieur et l’influence à l’intérieur ? On a nié avec obstination et véhémence que le chef de l’État, sous le régime actuel, pût posséder ni prestige ni influence. Qu’en disent les faits, ces grands vérificateurs de l’histoire ?

Leur langage est précis. Ils constatent que, vis-à-vis de l’étranger, le prestige de la présidence française n’a pas cessé de grandir depuis que M. Camot entreprit la tâche ingrate mais nécessaire de la relever du rang où, un peu par calcul et beaucoup par penchant personnel, M, Grévy l’avait laissé décheoir. Ses successeurs parachevant cette tâche, ont réussi à se mettre en rapports fréquents avec les cours d’Europe et à trouver, non sans quelques tâtonnements protocolaires, la juste mesure dans laquelle ils pouvaient prétendre aux honneurs souverains sans en être écrasés et marcher de pair avec les rois sans craindre de ridiculiser leur éphémère dignité et leur démocratique habit noir. Au temps où le premier magistrat de la république croyait devoir borner ses voyages à visiter en compagnie des présidents du Sénat et de la Chambre des députés quelques villes de France, qui eut osé prédire qu’avant vingt ans il se risquerait à habiter Buckingham, Péterhof et le Quirinal, qu’il débarquerait à Amalienborg et que les portes de l’Escurial s’ouvriraient solennellement devant lui, que son pavillon personnel flotterait aux mâts des navires de guerre et que, dans la rade d’Alger, des canons anglais, russes, espagnols, italiens, portugais et américains tonneraient à la fois sur son passage.

Ce résultat, la présidence le doit pour une part au talent et au tact qu’y ont apportés ses titulaires — nul ne saurait le nier ; mais elle le doit plus encore au fait de représenter devant l’univers la seule forme d’autorité qui, depuis un siècle et demi, ait réussi en France à se transmettre régulièrement et paisiblement avec une promptitude dont l’imprévu des circonstances vint souvent accroître et souligner la valeur. En effet, ni l’assassinat de Carnot ni la mort subite de Félix Faure ni la démission déconcertante de Casimir Périer, ni le lamentable scandale dans lequel sombra Jules Grévy n’entravèrent le fonctionnement de la machinerie versaillaise. Comment les spectateurs distants et désintéressés n’admireraient-ils pas la solidité et la souplesse d’un rouage qui a résisté à de pareilles épreuves ? N’oublions pas non plus l’espèce d’esprit hiérarchique qu’ont révélé ces élections successives. Jules Grévy était président de la Chambre lorsqu’il fut élevé à la présidence de la République : Casimir Périer également. Félix Faure était ministre de la marine et avait été vice-président de la Chambre. Émile Loubet était président du Sénat. Les concurrents auxquels ceux-ci furent préférés étaient ou avaient été présidents de la Chambre : tels MM. Brisson, Ch. Dupuy, Méline. Cette année enfin c’est entre le président du Sénat et celui de la Chambre que le Congrès avait à choisir. Aux yeux de l’étranger qui voit les ensembles, c’est là une marque de pondération, le signe certain d’un esprit politique développé. Il résulte de tout ceci que le chef actuel de l’État français bénéficie d’un prestige en tous cas suffisant pour lui permettre de remplir de façon utile le premier devoir de sa charge, celui qui consiste à représenter la République vis-à-vis des autres nations.

Est-il désarmé à l’intérieur ? Cette opinion a pour elle d’avoir été professée par deux des principaux intéressés. L’un s’est plaint avec tant d’amertume d’une situation jugée intolérable qu’il a préféré y renoncer ; l’autre a fait l’aveu de son impuissance dans une circonstance mémorable et récente mais en termes si discrets qu’on pourrait y voir une excuse pour n’avoir pas agi suffisamment plutôt qu’un regret de n’avoir pu agir davantage.

Les prérogatives que lui attribua la constitution de 1875 ne permettent pas au président de gouverner directement mais elles lui fournissent de nombreux moyens d’intervenir dans le gouvernement. Il a le droit de choisir ses ministres et de présider leur conseil, de communiquer avec le parlement par voie de message, d’exercer une sorte de veto suspensif en réclamant une nouvelle délibération sur une loi avant de la promulguer, d’en appeler enfin au pays en prononçant d’accord avec le Sénat, la dissolution de la Chambre. Voilà certes des privilèges effectifs et qui le font l’égal en pouvoir de plus d’un souverain constitutionnel. Quelques-uns de ces privilèges dira-t-on sont tombés en désuétude ; mais l’homme qui voudrait les remettre en vigueur aurait la loi pour lui et, à condition d’y apporter du doigté et de l’à-propos, y réussirait probablement. Quand Félix Faure s’avisa de présider les séances du Conseil supérieur de guerre, il rénova un usage abandonné depuis le maréchal de Mac-Mahon ; personne pourtant ne protesta. Quand il accepta de se rendre à Pétersbourg pour y être l’hôte de Nicolas ii, il innova de tous points car l’opinion n’était pas préparée à envisager la possibilité de semblables voyages ; or l’innovation devint la règle.

Mais sans rien innover ni rénover, le président puise dans la réserve apparente, dans l’effacement relatif qui lui sont imposés plus encore par les mœurs que par les textes, des facilités quotidiennes en vue de remplir son rôle. Inamovible pendant sept années, en contact perpétuel avec le pays, entouré de parlementaires qu’il a fréquentés librement et dont il connaît le fort et le faible, gardant à portée les sources d’informations les plus variées, pouvant assister ou prendre part selon son gré aux échanges de vues des ministres, se retranchant enfin quand il en est besoin derrière son irresponsabilité et sa neutralité, nul homme n’a plus d’occasions d’influence que cet homéopathe de la politique.

La présidence d’Émile Loubet.

Des sept présidents qui ont gouverné la République de 1870 à 1906, celui qui a exercé au dehors le plus d’action est aussi celui qui au dedans en a exercé le moins. C’est M. Émile Loubet. Parmi ses prédécesseurs, si l’on en excepte M. Casimir Perier qui ne fit que passer et M. Thiers dont les pouvoirs, ainsi que nous l’avons dit tout à l’heure, revêtaient une allure irrégulière et exceptionnelle, il n’en est aucun qui, dans le détail, n’ait influencé directement et fréquemment la conduite des affaires intérieures. Pour M. Carnot, c’était un devoir ; il regardait cette partie de sa mission comme la plus importante. Pour M. Grévy, ç’avait été une habitude ; les choses de la politique l’intéressaient et il apportait à en juger de la finesse, de l’à-propos et du calme.

M. Loubet eut cette bonne fortune de n’avoir à former en sept ans que trois cabinets et de ne changer qu’une seule fois — six mois avant la fin de son septennat — de ministre des Affaires étrangères. En six années, le maréchal de Mac-Mahon avait dû pourvoir à la constitution de neuf ministères ; en neuf ans environ, M. Grévy en avait usé douze et M. Carnot dix en près de sept ans ; M. Félix Faure, à son tour, avait été mis à contribution cinq fois en quatre ans. L’initiative constitutionnelle de son successeur se trouva réduite, à cet égard, à sa plus simple expression. Nous avons raconté, dans les précédents volumes de la Chronique les incidents qui marquèrent l’arrivée au pouvoir de M. Waldeck-Rousseau le 22 juin 1899[1] ; l’opinion désignait, en quelque sorte, cet homme d’État au choix du président. Lorsque trois ans plus tard M. Waldeck-Rousseau se retira de son plein gré, il avait plus ou moins choisi lui-même son successeur par une dérogation malheureuse aux usages établis. M. Loubet n’eut donc en somme qu’une seule crise à dénouer, celle qui se termina le 24 janvier 1905 par la formation du cabinet Rouvier. Encore la retraite de M. Combes était-elle escomptée depuis assez longtemps pour que les négociations relatives à sa succession aient pu être entamées avant que celle-ci ne fut définitivement ouverte.

Ce n’est un secret pour personne que les opinions de la plupart des ministres avec lesquels le président Loubet se trouva en rapport durant son septennat ne répondaient pas à ses propres vues et qu’il les déplorait, non seulement au fond de son âme mais dans de fréquents épanchements avec ses intimes. La personnalité de M. Waldeck-Rousseau s’imposait trop complètement pour que le chef de l’État osât, de son temps, marquer au conseil des ministres la moindre désapprobation des mesures pour lesquelles on réclamait sa signature. M. Combes, au contraire, jouissait, dans les premiers mois de son ministère, d’un mince prestige ; on le jugeait inférieur à sa situation. Mais bien vite son audace et sa violence réussirent à s’imposer. Le président n’essaya pas de lutter contre un pareil adversaire ; il se résigna à subir tout ce qui serait exigé de lui et certes lorsqu’il advint par exemple que, par inimitié personnelle, M. Combes exigeât la démission du gouverneur général de l’Algérie, M. Révoil, à la veille de l’arrivée à Alger du chef de l’État, on trouva que sa « résignation » allait un peu loin. D’autres circonstances plus graves et qui seront connues peu à peu, contribueront certainement à atteindre le bon renom gouvernemental de M. Loubet. On lui reprochera d’avoir poussé souvent l’abstention jusqu’à la faiblesse et confondu la neutralité avec l’inertie. Il lui restera néanmoins une auréole mais dont il est juste de faire hommage à ceux qui la lui tressèrent. M. Loubet bénéficia du concours délicat d’une femme intelligente et du talent incomparable d’un grand ministre. Avec un tact, une mesure et une grâce remarquables, Madame Loubet sut faire les honneurs de l’Élysée aux hôtes si divers qui s’y succédèrent sept années durant. Nulle ne poussa plus loin l’art si féminin de se donner du mal sans en avoir l’air et de veiller à tout sans qu’on s’en aperçoive.

Il est inutile de tracer ici un tableau d’ensemble du long ministère de M. Delcassé. Les précédents volumes contiennent à cet égard plus d’un chapitre suggestif. L’œuvre de ce grand Français, contemplée à distance, prendra de plus en plus de relief et les défauts qu’on ne manquera pas d’y relever ne feront qu’en rehausser les beautés comme il arrive à toute œuvre vraiment humaine. Si celle-ci n’a pas été bien comprise sur le moment par ceux-là mêmes qui en bénéficiaient, c’est qu’elle présentait un trop fort contraste avec la politique environnante. Ce presque septennat ministériel rappelle les fortes carrières de certains chanceliers monarchiques soutenus par la faveur persistante d’un prince éclairé et capables ainsi de mener à bien ces travaux de très longue haleine que nous croyions interdits aux membres d’un cabinet parlementaire. Les résultats obtenus par M. Delcassé étaient attribués tantôt au chef de l’État, tantôt à un ambassadeur avisé ; il se gardait bien de réclamer pour lui un honneur qui eut fait pousser autour de lui l’herbe folle des passions envieuses. Le mérite de M. Loubet fut, en ceci, de s’en remettre constamment à son ministre des Affaires étrangères qui le mena à travers l’Europe de succès en succès.

  1. Voir la Chronique de 1900, chap. ii.