La Chronique de France, 1904/Chapitre I

Imprimerie A. Lanier (p. 1-25).

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TAMMANY HALL

Les trois principaux faits qui marqueront, pour la France, l’année 1904 sont : la révélation de l’existence d’un gouvernement occulte plus puissant que le gouvernement apparent, la rupture avec le Saint-Siège et enfin la conclusion des accords anglo-français. En regard de ces trois faits si considérables et de conséquences si sérieuses, tout le reste s’estompe ou s’efface.

La transformation de la Franc-maçonnerie.

Pour bien comprendre le rôle joué par le gouvernement occulte et en apprécier l’importance, il convient de savoir comment et pourquoi il a pu se former. C’est la Franc-maçonnerie qui en a fourni les éléments. L’évolution politique qui lui a enlevé sa principale raison d’être a provoqué une transformation radicale de cette institution. Jadis la majorité de ses adeptes se recrutaient parmi les esprits à la fois généreux et violents que leurs opinions excessives condamnaient au silence et qui, dès lors, ne pouvaient agir qu’en se cachant et en employant l’appareil compliqué en usage dans les sociétés secrètes. Aujourd’hui les choses sont changées. À défaut de certaines libertés essentielles qu’il n’a pas su fonder, le régime républicain s’est accommodé, en France, d’une liberté d’opinions telle qu’il n’en a probablement jamais existe ailleurs de semblable. Tout peut se penser publiquement ; tout peut se dire très haut. Ceux que leur ardeur réformatrice et leur tendance a s’attacher au solutions absolues ient activement dans les travaux mystérieux de l’ancienne Franc-maçonnerie se sentent donc libérés de l’obligation de dissimuler leur absolutisme. Même dans le Parlement, à plus forte raison dans les réunions publiques, ils trouvent l’occasion d’exprimer les idées les plus avancées et de proposer les solutions les plus extrêmes. Pourquoi s’enfermeraient-ils désormais dans les « ateliers » maçonniques quand l’œuvre qu’ils s’efforçaient péniblement d’y préparer peut se poursuivre au grand jour avec toutes les facilités qu’assure la constitution des sociétés modernes ? On conçoit que l’élite des Francs-maçons n’aient pas hésité dans ces conditions à déserter des assemblées souterraines et restreintes dont la nécessité avait cessé de peser sur eux. Ils demeurèrent inscrits sur les listes de leur église laïque mais ils cessèrent plus ou moins d’en fréquenter le temple.

La composition du personnel directeur de la Franc-maçonnerie ne tarda pas à s’en ressentir. Divers journaux ont publié cette année (voir notamment le Temps du 14 septembre 1904) les noms des membres du « Grand conseil des rites », organe suprême du Grand Orient de France. Le public a été surpris de constater l’absence totale de renommée de ces conseillers. Aucun d’eux ne lui était connu à un titre quelconque. Or les Francs-maçons comptent assurément dans leurs rangs des hommes dont la notoriété et le talent ne pourraient, semble-t-il, que rehausser le prestige du Conseil des rites. D’où vient qu’ils s’appliquent à ne porter au sommet de leur hiérarchie que des individualités sans relief et sans passé ? Cet effacement est voulu dans une certaine mesure. On se dit que des personnages plus marquants seraient accessibles aux influences extérieures et, partant, se dévoueraient moins complètement aux intérêts de l’ordre. Mais ce raisonnement n’a pas toujours été tenu et s’il l’est de nos jours, c’est que les intérêts de l’ordre précisément ont changé de nature. Pour tout dire, l’ordre a, peu à peu, dépouillé ses préoccupations générales, ses aspirations élevées et s’est trouvé réduit au rôle de société d’avancement mutuel. Les Maçons se sont fait la courte échelle les uns aux autres et ont dissimulé cette besogne pratique sinon glorieuse derrière le fatras de leurs formules ténébreuses et de leurs cérémonies abracadabrantes. Ce paravent leur était fort utile mais peut-on s’étonner, dès lors, que la direction d’une telle association soit tombée en des mains médiocres ?

La « courte-échelle », d’ailleurs, ne réussissait point sans peine et jusqu’à ces dernières années nous n’estimons pas qu’il en soit résulté une sérieuse entrave à la bonne marche des rouages politiques. Quoiqu’en aient dit les adversaires de la Franc-maçonnerie en lançant contre elle de virulentes dénonciations, il n’apparaît point que son action ait été prépondérante — exagérée certes, prépondérante, non — jusqu’au moment où Waldeck-Rousseau, croyant par là effacer les fâcheux effets de l’affaire Dreyfus, se hasarda à soulever les passions anticléricales.

Il est impossible, en France principalement, d’accentuer l’anticléricalisme sans qu’aussitôt la Franc-maçonnerie n’en profite parce que l’on s’est habitué à voir dans les Loges maçonniques des institutions anticléricales par excellence et que, formant des sortes de petites chapelles, elles constituent aux yeux de bien des gens une vraie antidote contre l’Église. Il y eut donc, à ce moment, une rénovation maçonnique qui resserra les groupements, ramena les indifférents et attira de nouveaux adhérents.

L’appel gouvernemental.

C’est alors que retentit l’appel gouvernemental. On peut dire qu’il fut avoué devant le pays le jour où le général André, ministre de la guerre, déclara qu’il avait dû se servir des « ligues de gauche » pour contrebalancer l’effort des ligues de droite. Nous avons en son temps signalé cette parole grave[1] à laquelle on ne prêta pas assez d’attention. Les ligues de droite n’existaient que dans l’imagination du ministre. Il n’y en a point de secrètes et celles-là eussent été les seules dont les officiers auraient pu faire partie. Quant aux « tiers-ordres » auxquels un très petit nombre d’officiers d’une piété exaltée s’étaient, dit-on, affiliés, ils constituent de simples associations de prières qui ne supposent ni réunions des affiliés ni entente entre eux. Bien différentes étaient ces « ligues de gauche » lesquelles, dans l’espèce, se réduisaient à une seule variété, les Loges maçonniques. Une fois donnée tacitement ou non l’autorisation d’y adhérer, on pouvait prévoir ce qui en résulterait. Mais le général André alla plus loin encore. Il prit à son cabinet un officier franc-maçon et l’encouragea à entretenir des rapports avec le Grand-Orient et à se procurer par là des renseignements en vue des promotions à faire. D’où viendraient ces renseignements et de quelle nature seraient-ils ? Personne ne s’en préoccupa. Le secrétaire du Grand-Orient, M. Vadécard, qui avait le génie de ce genre de travail et probablement avait déjà commencé de s’y livrer sans qu’on l’y invitat, multiplia les circulaires et les demandes à tous les « vénérables » de toutes les Loges de France. On a su depuis que ces communications ne furent pas également bien reçues et que certains correspondants de M. Vadécard lui donnèrent à entendre à quel point ils se sentaient peu de goût pour le métier de mouchard. Mais ces honnêtes scrupules n’empêchèrent pas les dossiers du Grand-Orient de se remplir avec une extrême rapidité. Des milliers de fiches s’y entassèrent dont les copies soigneusement classées allèrent peupler les cartons du ministère de la guerre. Nous raconterons tout à l’heure comment elles en sortirent.

Il est à croire que M. Émile Combes, président du conseil, homme fort ingénieux et peu scrupuleux, n’avait pas attendu de connaître les dessous d’une pareille organisation pour songer à utiliser à son profit la machinerie maçonnique et les ambitions qui s’y démenaient. On le vit bien, d’ailleurs, aux échanges de courtoisies qui ne tardèrent pas à s’opérer entre le premier ministre et les Loges. Celles-ci ne manquèrent pas, au cours de ses déplacements, d’envoyer des délégations le saluer dans les villes où il passait et ces délégations furent reçues presque au même rang — et souvent avec beaucoup plus d’égards — que les délégations des corps constitués. On le vit surtout au ton de bienveillance protectrice avec lequel les Convents et autres assemblées maçonniques formulèrent à son intention des encouragements significatifs et lui votèrent des ordres du jour impératifs en même temps qu’élogieux. L’humble gratitude dont témoignait M. Combes en recevant communication de ces documents indiquait l’ampleur et retendue des engagements pris par lui.

Les « délégués ».

Il s’en est, du reste, expliqué à différentes reprises avec ce mélange de cynisme naïf et de casuistique tortueuse qui caractérise ses discours. Mais rien n’est plus symptomatique de son état d’âme à cet égard que la création des « délégués ». Il en avait touché un mot à la tribune de la Chambre sans y insister. Parmi ceux qui avaient noté l’étrangeté de l’expression et s’étaient rendu compte de ce qu’elle voulait dire, bien peu savaient que le président du conseil eut poussé l’application du système aussi loin. En fait, dans toutes les communes où le maire n’était point de son bord et ne soutenait pas sa politique, M. Combes possédait un « délégué » choisi en son nom par le préfet avec l’agrément et le plus souvent sur la désignation de la Loge la plus voisine ; ce délégué faisait l’office d’une sorte de maire déguisé rendant plus de services, par le fait même de son déguisement, que n’aurait peut-être pu le faire le maire véritable : ce qui empêchait sans doute M. Combes de trop regretter la réforme libérale accomplie par la loi de 1884, laquelle a enlevé au gouvernement la nomination des maires et rendu aux conseils municipaux le droit de les élire. Le délégué était avant tout un agent de renseignements, un policier, centralisant toutes les dénonciations et les transmettant à la préfecture. Encore que le ministre ait osé prétendre que les délégués étaient choisis « en raison de leur autorité morale », la seule besogne qu’ils acceptaient de faire indique assez ce que valaient leur autorité et leur moralité. Souvent, au reste, pour les aller chercher on descendait les échelons de l’échelle sociale jusqu’à en venir au marchand de vin, tout désigné pour se procurer des informations d’ordre peu relevé.

Le microbe de la délation.

De pareilles organisations seraient faites en tous pays pour développer rapidement le microbe de la délation. À vrai dire, ce qu’en argot ils appellent « cafarder » est particulièrement odieux aux Français ; on l’a bien vu à l’explosion de colère qui s’est manifestée à travers le pays lorsque lui furent révélés les scandales dont nous parlerons tout à l’heure et qui ont causé finalement la chute du cabinet Combes. Mais, d’autre part, le jacobinisme a implanté en France une notion équivoque de salut public qui, momentanément et sur certains points, en arrive à oblitérer tout à fait le sens moral de beaucoup de citoyens. Il advient alors que des hommes probes et droits, ennemis de toute fraude et incapables d’accomplir par ailleurs un acte déshonnête, se laissent aller à de tels actes et même s’en glorifient parce qu’ils croient y avoir été incités par leur dévouement à la chose publique et par la nécessité de sauver leurs concitoyens d’un péril grave. Si ces hommes perdent à ce point le sentiment du devoir, il n’est pas étonnant que d’autres moins scrupuleux et moins estimables se livrent, sous prétexte de travailler au salut public, aux agissements les plus répréhensibles. C’est bien là l’histoire de la Révolution et de ses farouches sectaires parmi lesquels on ne saurait nier qu’il ne se soit égaré beaucoup d’honnêtes gens. La postérité déteste leurs crimes et avec juste raison ; la seule circonstance atténuante qu’elle puisse leur accorder, c’est précisément de constater que leur bonne foi fut surprise et qu’ils n’aperçurent point l’odieux de leur conduite. Mais cette expérience prouve combien les Français, dès que la conviction s’est établie que le salut public se trouve en jeu, diffèrent en quelque sorte d’eux-mêmes, puisqu’ils en arrivent à pratiquer ce pour quoi ils éprouvent en temps ordinaire la plus forte répugnance.

Bien entendu, il ne s’agit jamais que d’une minorité. Les Jacobins-délateurs de la Révolution firent une ample besogne ; mais ils ne furent pas aussi nombreux que le donneraient à penser les résultats de leur activité. Cette fois il s’agissait d’un cas bien plus restreint encore. Pour mieux dire, le mal était à son début ; il s’est trouvé arrêté à temps. Il se fut évidemment développé de façon inquiétante du moment que l’initiative et l’encouragement venaient du pouvoir lui-même.

La découverte des fiches.

C’est seulement à la fin d’octobre (1904) que le Parlement fut saisi de la question presqu’en même temps que l’opinion s’en trouvait saisie par la voie de la presse. Le journal le Figaro entreprit la publication d’un certain nombre de fiches. Un plus grand nombre encore furent lues à la tribune de la Chambre par un député de l’opposition, M. Guyot de Villeneuve. On sut bientôt d’où venaient ces documente. Le sous-secrétaire du Grand-Orient, un nommé Bidegain, en qui ses collègues avaient placé à tort leur confiance, s’était livré, pendant de longs mois, au travail de préparation de la trahison qu’il méditait. Il copiait les fiches ou bien les emportait chez lui pour les photographier et les rapportait sans qu’autour de lui on se fut aperçu du larcin. Quand l’œuvre fut achevée, Bidegain disparut prudemment. On peut se demander s’il arrivera à échapper à la justice sommaire des Francs-maçons profondément irrités contre lui. Le mobile auquel il obéit fut probablement le désir de se procurer de l’argent en vendant son dossier au poids de l’or. On ne sache pas qu’il ait eu le désintéressement de l’offrir gratuitement. Peut-être cependant, entra-t-il dans son esprit quelque désir de mettre fin, en le révélant, à un système qui pouvait fort bien l’avoir à jamais dégoûté de la Franc-maçonnerie et de certains de ses procédés.

Les fiches ainsi produites s’appliquaient exclusivement à l’armée. Elles révélèrent les noms des principaux délateurs et la façon dont fonctionnait ce singulier service. Le capitaine Mollin, gendre de M. Anatole France, en était au ministère de la guerre le chef unique. Il était aidé dans sa triste tâche par le commandant Bernard, officier d’ordonnance, secrétaire particulier et proche parent du général André. Les renseignements qui parvenaient là émanaient de trois sources différentes : d’abord du Grand-Orient dont le secrétaire, M. Vadécard, transmettait au capitaine Mollin ceux qu’il recevait de ses confrères Francs-maçons ; ensuite des officiers — heureusement assez rares — qui ne craignaient point de dénoncer leurs camarades ou leurs chefs ; enfin des correspondants anonymes dont les lettres, adressées le plus souvent au général André, étaient remises par lui au commandant Bernard qui les lisait et en appréciait la valeur.

Ce qui frappe dès le premier abord dans la rédaction des fiches (et ce qui du reste souligne le caractère essentiel de cette œuvre de haine), c’est la parfaite inanité et parfois même le singulier enfantillage des faits qu’elles mentionnent. Les mots « clérical forcené, ennemi de la République, très mauvais, très dangereux, etc… » en constituent le refrain obstinément monotone. Lorsque le délateur entre dans quelque détail, c’est en général pour indiquer que l’officier « va à la messe, fait élever ses enfants dans des établissements religieux, fréquente des salons réactionnaires… » ou autres niaiseries similaires. De grandes phrases traînent çà et là à propos des « opinions philosophiques » plus ou moins « rassurantes » qu’il professe ; ou bien ce sont des potins, des incidents quelconques, des on-dit sans vraisemblance et sans portée. Un colonel est signalé parce que sa fille a eu l’audace « intolérable » de convier les femmes des officiers du régiment à un sermon de charité en faveur d’une œuvre qui l’intéressait. Partout c’est l’accusation de cléricalisme qui domine, entourée de qualificatifs injurieux et parfois orduriers, et suivie de conclusions d’une insondable sottise.

Ce serait déjà révoltant que de semblables pièces aient pu être collationnées, plusieurs années durant, au ministère de la guerre même s’il n’en était résulté aucun dommage pour les dénoncés ; mais le dommage n’est que trop certain[2]. Deux listes, connues de ceux qui les dressaient sous les sobriquets pittoresques de liste de Corinthe et de liste de Carthage, servaient à classer les officiers ; sur la première figuraient ceux auxquels devaient aller toutes les faveurs ; sur l’autre ceux qui ne devaient être l’objet d’aucune mesure bienveillante. Le mérite professionnel des uns et des autres n’était même point discuté. Il va de soi que ces listes ne réglèrent pas absolument l’avancement mais elles influèrent sur lui d’une façon très fâcheuse et furent la cause d’un grand nombre d’injustices. Les lettres du capitaine Mollin à M. Vadecard le prouvent surabondamment ; de même la fiche dont le fac-similé a été public et dans laquelle les officiers de la garnison de Saint-Brieuc sont divisés en deux catégories d’après l’établissement que fréquentent leurs enfants ; s’ils fréquentent le lycée le père reçoit la note 15 ; s’ils fréquentent l’école Saint-Charles, il reçoit la note 5. De pareils exemples abondent en cette lamentable affaire. D’autre part les dénonciateurs militaires — rares, disons-le encore une fois, pour l’honneur de l’armée française — ont été favorisés de la manière la plus indécente ; ils ont obtenu les grades les plus rapides et les garnisons les plus agréables, ce pendant que le gouvernement s’oubliait jusqu’à attacher sur la poitrine de M. Vadecard la croix de la Légion d’Honneur.

La disparition du général André.

L’attitude du ministre de la guerre en présence de ces révélations fut extrêmement piteuse. On la comprit mal sur le moment. Elle s’expliqua mieux par la suite. Il se sentait assurément coupable d’avoir amorcé tout ce système et commis l’imprudence initiale mais il était fort surpris de constater ce qui en était issu. Si peu croyable que la chose paraisse, il semble certain que le général n’avait pas su ce qui se passait si près de lui et même en son nom. Il avait indiqué le Grand Orient comme susceptible de fournir des renseignements politiques sur les officiers et chargé le capitaine Mollin de les recueillir ; puis il ne s’en était plus occupé. On a argué d’un certain document signé de lui et portant en regard du nom de chaque officier les mots « voir la fiche », pour lui reprocher comme une indignité la surprise qu’il avait laissé paraître à la Chambre. Mais ces mots figurent sur bien d’autres documents ; les officiers ont en effet toujours eu des fiches où sont inscrites leurs notes et le détail de leur carrière. Ces riches n’ont rien de commun avec celles de la délation.

Dans les derniers temps le général André s’était de plus en plus confiné dans ses études de philosophie, laissant d’autres administrer et diriger à sa place ; il passait des heures dans son cabinet de travail à lire et à prendre des notes sur des matières étrangères à son métier. Cet homme très intelligent et trop instruit, trop passionné de savoir, était par certains côtés un déséquilibré. Nous mis déjà indiqué[3], quel extraordinaire mélange de mesures excellentes et de mesures détestables constituait son œuvre ministérielle. Parmi ces dernières aucune ne peut être comparée à son appel aux « ligues de gauche » pour aider à républicaniser l’armée. Sans doute ne réalisa-t-il point jusqu’à la fin l’étendue de l’imprudence commise par lui. Avant la séance de la Chambre le capitaine Mollin lui avait, de plus, donné sa parole que si quelque lettre compromettante signée de lui Mollin était produite à la tribune, ce ne pouvait être qu’une pièce apocryphe. Mais comment nier, en présence de ce formidable dossier, de la complète évidence résultant des timbres du ministère de la guerre et de ceux du Grand Orient apposés sur la plupart des documents ?

Sur ces entrefaites, le général fut frappé en pleine séance de la Chambre par le député Syveton ; la majorité ministérielle qui était tombée à deux voix[4] remonta aussitôt au chiffre de 50. L’attentat tentât au reste soulevait une réprobation unanime et d’autant mieux justifiée que M. Syveton, dans la plénitude de ses forces, s’était attaqué à un homme âgé et sans défense. À cet égard le général se trouva vite et bien vengé. La mort dramatique de Syveton survenue peu après révéla sur lui-même et sur sa famille de telles vilenies que son acte perdit rétrospectivement toute signification et toute portée. Le ministre de la guerre, on lui doit cette justice, parut fort peu préoccupé de tirer profit du retour de popularité que l’événement lui offrait. Il ne reparut plus à la Chambre bravant le ridicule de se laisser dire malade d’une paire de giffles ; toute l’énergie combative dont il avait, peu avant, réitéré à son parti la persévérante assurance s’était enfuie faisant place vraisemblablement à un mélange de remords et de dégoût. M. Émile Combes s’employa aussitôt à le pousser dehors et n’y eut pas grand peine[5]. Le président du conseil se flattait en donnant M. Berteaux comme successeur au général André de renforcer son cabinet dont il sentait chanceler les destins. Le général disparut — momentanément ou définitivement, l’avenir le dira — comme s’il eut glissé par une trappe ; ce furent autour de lui un silence complet et un oubli soudain.

Les derniers jours du cabinet Combes.

Dès ce moment et malgré qu’il se cramponnât au pouvoir avec une énergie digne d’une meilleure cause, M. Combes était condamné. Il s’était achevé lui-même en donnant à la Chambre l’assurance qu’il avait ignoré l’organisation de la délation. La famille de M. Waldeck-Rousseau lui joua le tour de publier en réponse une note entièrement écrite de la main du célèbre homme d’État et trouvée dans ses papiers au lendemain de sa mort. Cette note avait trait à une visite du général Percin, chef du cabinet du ministre de la guerre. Cet officier supérieur, inquiet des menées du capitaine Mollin et de l’importance de plus en plus grande donnée aux injonctions maçonniques, était venu, le 24 décembre 1902, demander conseil à M. Waldeck-Rousseau. Ce dernier, après avoir résumé l’entretien qu’il venait d’avoir avec le général Percin, ajoutait à la date du 30 décembre, par conséquent six jours plus tard : « Vu Combes. Je lui ai rapporté la conversation précédente. Mon avis est que le procédé mis en vigueur à la Guerre est inadmissible et déchaînera de légitimes colères quand il sera connu. Combes en convient. Il ne connaissait pas les feuilles avec renvoi aux fiches. Tout cela doit cesser ». La publication d’un pareil document[6] éclata comme un coup de tonnerre sur la tête du président du conseil qui se trouvait pris en flagrant délit de mensonge. Dès lors, aucune de ses audaces ni de ses ruses familières ne put le sauver. Durant cette dernière année, il avait d’ailleurs réussi à mécontenter ses plus chauds partisans, par la succession de ses maladresses et les excès de sa fatuité. Des incidents comme la déposition du commissaire général à l’exposition de Saint-Louis, M. Michel Lagrave, dans l’affaire dite du « Million des Chartreux »[7] avaient jeté un jour singulier sur les mœurs de son entourage ; son interview fameuse avec le reporter d’un journal viennois, interview au cours de laquelle il avait fait bon marché des droits et privilèges exercés par la France en orient avait souligné son incapacité comme homme d’État. Surtout on le sentait devenir plus qu’une girouette — un véritable hochet — entre les mains de l’état-major maçonnique d’une part et des groupes socialistes de la Chambre d’autre part. Comme pour se venger du joug qui pesait de la sorte sur lui, il s’exaspérait contre ses adversaires, les livrant à un espionnage de plus en plus étroit et cherchant toutes les occasions de leur faire du mal. Aussi plat vis-à-vis des puissants que brutal envers les faibles, ne reculant devant aucun procédé si peu avouable fut-il, absolument étranger à toutes pensées hautes, à toutes vues désintéressées, M. Combes se réclamera en vain — comme il a osé le faire en termes si incorrects dans sa lettre de démission au président de la République — de sa politique. Il n’eut pas de politique. Il fut, en politique, le valet d’un homme dont on peut attaquer les idées mais non diminuer la stature, Jaurès. Le leader de l’extrême-gauche se servit de lui comme d’un vulgaire instrument de gouvernement et de domination. Ce que l’année 1904 lègue à l’année 1905 c’est au point de vue intérieur, le programme et le système de Jaurès. Il serait tout à fait puéril de se dissimuler que programme et système sont encore populaires dans le pays. L’avenir nous apprendra si les Français que nous croyons être en ce moment divisés à peu près par moitié à cet égard[8] se décideront à aller beaucoup plus loin dans une voie intéressante mais dangereuse ou se résigneront à reculer nettement vers une région plus sûre et mieux connue.

C’est pourquoi notre Chronique de France n’entrera pas dans les détails de la politique intérieure de 1904. Les diverses lois et ordonnances achevant de disperser les congrégations et de leur interdire d’enseigner, les grèves de Marseille où des officiers relevèrent si curieusement le défi lancé par les inscrits maritimes en se mettant eux-mêmes en grève, le désordre semé à travers les arsenaux par l’incurie du ministre de la marine M. Pelletan, tous ces événements ne prendront une signification précise et définitive qu’en raison de la mesure dans laquelle l’année 1905 viendra en quelque sorte les confirmer.

Un fait semble acquis. Le Tammany Hall que M. Combes était en train de construire s’est effondré et il sera difficile d’en reprendre la néfaste édification.

  1. Voir la Chronique de 1902.
  2. Dans la séance du 28 octobre 1904, M. Émile Combes s’efforçant de justifier le système adressa à M. Guyot de Villeneuve cette véhémente apostrophe : « Vous et vos amis vous ne vous êtes pas montrés aussi susceptibles quand les portes du ministre de la guerre étaient ouvertes à la Congrégation » ; ce qui lui valut cette riposte : « La diversion tentée par le président du conseil est une diversion d’orateur sans argument. À nous qui l’accusons, il reproche d’avoir commis les mêmes méfaits ; a-t-on jamais apporté à cette tribune des documents semblables à ceux que j’ai lus ? » Il serait en effet bien difficile d’en apporter car jamais depuis 1879, tout au moins, les portes du ministère de la guerre n’ont été « ouvertes à la congrégation ». Nous avons dit d’ailleurs ce qu’il fallait penser de cette expression de la congrégation, grossier stratagème destiné à faire croire à une coalition imaginaire des diverses congrégations.
  3. Voir les Chroniques de 1902 et 1903.
  4. C’était en réalité une minorité car un usage absolument répréhensible permet aux ministres en exercice de continuer à voter ; ils peuvent donc se témoigner à eux-mêmes leur propre confiance. De ce chef le cabinet Combes disposait à la Chambre de 7 voix et lorsqu’il obtenait une majorité de 2 ou de 4 voix, comme ce fut le cas à plusieurs reprises, sa victoire n’était qu’apparente ; en fait il se trouvait mis en minorité.
  5. Le ministre aurait eu à répondre, s’il était revenu à la Chambre, à deux interpellations gênantes : l’une visant le cas du commandant Cuignet dont le général André avait sans motifs sérieux, prétendu faire examiner l’état mental, par des aliénistes — l’autre, à propos du scandaleux procès intenté à quatre officiers d’avoir fabriqué des faux, accusation si vaine et si dénuée de preuves qu’il fallut l’abandonner au cours du procès ; les victimes de cette affaire avaient passé de longs mois en prison et au secret, en attendant d’être jugés. On espérait trouver là un « cas nouveau » permettant de casser une troisième fois le verdict de l’affaire Dreyfus.
  6. Voir le Figaro du 3 novembre 1904.
  7. Voir la Chronique de 1903.
  8. Il y a eu, au cours de 1904, des élections municipales dont il est difficile de tirer une conclusion quelconque au point de vue de l’orientation générale. Les candidats aux fonctions de conseillers municipaux dans les 36.000 communes de la République n’étaient pas moins de 800.000. Le gouvernement gagna la majorité qu’il n’avait pas à Paris, Melun, Vesoul, Agen, Mende, Amiens, Troyes, Dijon, mais il la perdit à Lille, Bordeaux, Bourges, Caen, Versailles, Nancy, Bar-le-Duc, Alençon, Saint-Lô, Niort, Perpignan, Clermont-Ferrand, Avignon, Privas, Le Havre et Marseille.