La Chronique de France, 1903/Texte entier

Imprimerie A. Lanier (p. 1-235).

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L’ENTENTE CORDIALE

L’année 1903 pourrait s’appeler, en ce qui concerne la France, l’année des révérences. Jamais le peuple français n’avait reçu et rendu autant de coups de chapeau, écouté et proféré autant de compliments, échangé avec autrui autant de paroles sucrées. Pour trouver, dans l’histoire contemporaine, quelque chose d’équivalent, il faudrait remonter à cette année 1867 qui vit tant de têtes couronnées affluer aux Tuileries, autour de Napoléon iii, alors à l’apogée de sa puissance apparente sinon de sa force réelle. Mais les révérences de 1867 n’eurent qu’une importance politique secondaire ; celles de 1903, au contraire, recouvrent, consacrent ou préparent une série d’événements dont les conséquences influeront sur les destinées de l’Europe entière. La première — et certes la plus inattendue — fut exécutée par le roi d’Angleterre.

L’impuissance des anglophobes.

Édouard vii s’était mis en route au début du printemps avec des desseins arrêtés mais inconnus du public ; il se dirigea vers Lisbonne, puis vers Rome et revint par la France. C’est au cours de son voyage que cette troisième étape fit l’objet d’une communication officielle à la presse. On s’attendait bien à ce que le roi cherchât l’occasion d’une entrevue avec le président de la République ; mais il s’était si souvent, comme prince de Galles, attardé sur le littoral méditerranéen, que les regards se fixaient de préférence sur cette portion du territoire français ; et d’autant mieux que, vers la même époque, M. Loubet devait accomplir le voyage en Algérie et en Tunisie dont nous parlerons plus loin et qui l’amènerait à passer par Marseille, à l’aller et au retour. Lorsqu’on apprit qu’Édouard vii viendrait à Paris et que le président n’aurait que le temps d’y rentrer lui-même pour le recevoir, il y eut un instant de surprise. Les Parisiens avaient toujours passé pour volontiers anglophobes ; c’est au cri, d’ailleurs absurde, de « À bas Fachoda ! » que s’étaient faites plusieurs des élections nationalistes qui avaient naguère modifié la physionomie politique du conseil municipal. Comment les choses allaient-elles tourner ? Un peu d’inquiétude succéda à l’étonnement du début.

En effet, les anglophobes entrèrent aussitôt en scène. On put croire au tapage qu’ils menèrent, que leur nombre était considérable, et que leur abstention, lors de la réception du président Krüger, n’avait été due qu’à un sentiment de dignité nationale et à une respectueuse commisération pour une noble infortune. Mais il apparut bientôt qu’ils n’étaient qu’une poignée et que le pays se prononcerait contre eux. Quelques journaux de second ou de troisième ordre s’employèrent en vain à surexciter l’opinion. L’un d’eux édita journellement des billets indignés qui lui arrivaient, disait-il, de « tous les coins de la province ». Par malheur, ces billets ne portaient, pour la plupart, en manière de signatures, que des initiales ou bien encore ces indications peu précises : un lecteur assidu — un patriote averti — un Français qui se souvient…, etc… Déroulède, dont ces anonymes protestataires se réclamaient souvent, n’hésita pas à les désavouer ; il le fit en termes excellents, flétrissant des manœuvres qui tendaient à faire insulter par la lie de la populace le chef d’un État voisin, venu rendre visite à la France. Il rappela fort à propos le scandaleux accueil fait à Alphonse xii lorsque, sous la présidence de Jules Grévy, ce souverain entra dans Paris. Encore pouvait-on prétexter, en ce temps là, que le roi d’Espagne arrivait directement de Berlin avec le grade de colonel honoraire du régiment de uhlans tenant garnison ; Strasbourg ; quel prétexte analogue eût-on invoqué contre Édouard vii ?… Bien avant son arrivée, les anglophobes de la capitale, réduits au silence et muselés par la désapprobation générale, étaient rentrés dans la coulisse, et nul ne craignait plus qu’il y eut, sur le passage du cortège, de protestations désobligeantes.

Le séjour du roi dura quatre jours ; les fêtes données en son honneur furent de tous points réussies. Il sembla tout naturel aux Français qu’un prince intelligent et patriote, récemment élevé au trône, eût à cœur d’effacer les mauvaises impressions que la guerre du Transvaal avait pu laisser en Europe ; ils furent reconnaissants que Paris eût été inscrit au premier rang des visites à rendre et voulurent y voir la persistance des sympathies témoignées autrefois par le prince de Galles à leur pays et à ses habitants. Personne, même parmi ceux qui spéculaient sur les avantages politiques susceptibles de découler d’un rapprochement franco-anglais, ne songeait encore à restaurer la fameuse « entente cordiale » — Et dès que l’on sut la présence certaine du président de la République à Londres pour le milieu de l’été, il parut même que le gouvernement se pressait un peu trop de rendre la politesse qu’on venait de lui faire. Un chef d’État républicain, disait-on, ne doit pas se déplacer avec cette hâte et cette facilité.

« Good old Loubet ».

Les Français ne s’attendaient donc point à l’explosion d’enthousiasme qui accueillit leur premier magistrat dès qu’il eût mis le pied sur le sol anglais. Impossible de nier la spontanéité charmante des hommages qui furent prodigués au président. « Good old Loubet », dont la simplicité et le fin sourire plurent tout de suite aux Anglais, devint là-bas le personnage le plus populaire de l’année. Sa réception par le lord-maire marqua l’apogée de son triomphal séjour et le bruit des acclamations suivit sur mer le navire qui le ramenait en France. À partir de ce moment, l’entente cordiale fut à l’ordre du jour. La présence d’Édouard vii à Paris avait permis de constater combien peu de véritable anglophobie se dissimulait sous les traditionnels épigrammes que le parisien décoche aux « English » chaque fois qu’il en a l’occasion. Le voyage du président à Londres servit à mesurer la solidité et l’intensité des vieilles sympathies héréditaires que la France compte au-delà du détroit. Elles cherchaient, depuis longtemps, l’occasion de se manifester. « Si le président Carnot venait à Londres, disait-on dans la Cité, il y a douze ans, il y serait reçu mieux que n’importe quel souverain. » Et l’événement est d’autant plus caractéristique que, dans l’intervalle, s’étaient produits les épisodes irritants de Fachoda et du Transvaal, aggravés par la malencontreuse éloquence de M. Chamberlain.

La part du francophilisme.

C’est en Angleterre que sont les meilleurs amis de la France — non pas dans les rangs du pouvoir qui demeure égoïste et changeant, ni dans ceux de l’aristocratie que gouverne trop souvent un snobisme corrompu, mais parmi les classes laborieuses, parmi les classes moyennes, cette épine dorsale de la old England. Là, on a toujours aimé la France d’une affection sincère faite d’éléments très divers. La magie de son histoire y est certes pour beaucoup : l’esprit anglais se plaît aux contes merveilleux, aux épopées grandioses ; et quoi de plus merveilleux que les aventures d’une Jeanne d’Arc, ou de plus épique que celles d’un Napoléon ? Il est curieux d’ailleurs que l’Angleterre ait été mêlée intimement à ces aventures ; c’est elle qui brûla Jeanne d’Arc et fit périr Napoléon. Pour elle, le prince impérial a été tué au Zoulouland. Des analogies poignantes émaillent ses annales et les nôtres ; le procès et la mort de Louis XVI lui rappellent le sort qu’elle a fait subir à Charles ier et l’exil de Charles x à Holyrood, celui de Jacques ii à Saint-Germain.

Après les motifs historiques viennent les souvenirs des luttes géantes, de cette guerre de cent ans qui conduisit Henri v à Notre-Dame de Paris et, plus récemment, de ce blocus continental par lequel Bonaparte faillit étrangler son ennemie. L’Inde anglaise a sous les yeux la statue du grand Dupleix ; Montcalm et Wolfe, partagent à Québec le même monument. Enroulés dans les plis de l’Union Jack et du drapeau tricolore, nombre de valeureux soldats dorment côte à côte dans les cimetières de Sébastopol. Partout, dans l’espace et dans le temps, les noms sont accouplés, les lauriers s’entrecroisent, le sang s’est confondu. Et, en dernier lieu, il y a la loi des contrastes. L’Anglais tenace, massif, morose, adore le chant de l’alouette française ; ce chant l’égaye et, inconsciemment, il tend l’oreille pour le recueillir. Tous ces sentiments confondus et confus expliquent la poussée d’enthousiasme dont bénéficia le président Loubet. Mais le motif déterminant, ce fut, sans contredit, la haine de l’Allemagne.

La part du germanophobisme.

Il faudrait ne connaître qu’imparfaitement le caractère britannique pour s’imaginer que de tels sentiments, si vifs et si sincères soient-ils, puissent faire taire la voix de l’intérêt national ; et, un moment, l’intérêt national avait semblé faire pencher la balance du côté d’une entente avec l’Allemagne. Chamberlain la désirait et surtout Guillaume ii. L’empereur avec cette justesse et cette netteté de coup d’œil qui donnent tant de force à ses actes avait compris, dès longtemps, l’avantage capital que présentait pour l’Allemagne inachevée et condamnée à lutter bientôt pour son achèvement, l’alliance de l’Angleterre. Habitué à remonter les courants d’une opinion souvent inapte à le comprendre et à le seconder, il avait multiplié envers les hommes d’états et le peuple britannique les avances habiles. Son attitude, au moment de la mort de la reine Victoria, lui avait gagné beaucoup de cœurs. En somme l’Angleterre pouvait trouver certains griefs à faire valoir contre l’Allemagne ; des griefs commerciaux dont les statistiques ont indiqué la mesure et des griefs sentimentaux tels que les mauvais traitements infligés à la noble impératrice Frédéric, à celle que Bismark et la foule, après lui, appelaient d’un ton méprisant « l’Anglaise ». Mais on chercherait en vain les griefs de l’Allemagne contre l’Angleterre. Si c’est au nom du droit des peuples de disposer librement d’eux-mêmes que les Allemands protestèrent avec tant de violence contre la guerre du Transvaal, la prétention est légèrement bouffonne. La nation cimentée à l’aide de la fameuse maxime « la force prime le droit » n’a plus qualité pour défendre le droit contre la force. Les injures fort grossières prodiguées à l’armée anglaise s’aggravaient de ce chef. De la part de la France, au contraire elles s’allégeaient du fait qu’il est de tradition chez nous de défendre les vaincus et les opprimés. Et, après tout, notre traditionnelle amitié pour les Polonais nous empêche-t-elle d’être les fidèles alliés des Russes et nos sympathies bruyamment manifestées pour l’Espagne, au cours de la dernière guerre, se sont-elles opposées à ce que, la paix conclue, nos relations avec les Américains reprissent sur un pied d’intimité plus marqué qu’auparavant ? Chez nous les Anglais sentirent une colère passagère ; chez les Allemands, une haine durable.

Malgré tout, les gouvernements se témoignaient une confiance et une sympathie réciproques. Ce n’est un secret pour personne que le roi Édouard, au début de son règne, se montrait fort sensible aux prévenances de son impérial neveu et inclinait visiblement vers l’Allemagne. Il le prouva d’ailleurs en se laissant entraîner à la suite de celui-ci dans l’affaire vénézuélienne. Cet incident malheureux fit déborder le vase. Les Anglais, qui supportaient impatiemment une coopération contraire à leurs vœux et dont la maladroite et obstinée anglophobie germanique attisait sans cesse les rancunes s’insurgèrent tout de bon lorsqu’ils virent la tournure que prenaient les choses. Risquer, pour les beaux yeux de l’Allemagne, de se brouiller avec les États-Unis c’était vraiment trop. Le roi comprit le danger de se mettre en opposition avec un courant d’opinion aussi formel et, très habilement, sans le laisser d’abord paraître, il se retourna vers la France. La satisfaction de ses sujets fut d’autant plus complète et d’autant plus vive que leur inquiétude et leur mécontentement avaient duré davantage. C’est ainsi que les « gaffes » de nos voisins de l’est engendrèrent en Angleterre une germanophobie dont nous fûmes les premiers à profiter. Par goût les Anglais se portaient vers nous ; leur intérêt acheva de les y pousser.

Visites et poignées de mains.

Après les chefs d’État, ce furent les parlements qui voulurent se visiter. Sous la conduite du baron d’Estournelles, président du groupe français de l’arbitrage, un certain nombre de députés se rendirent en Angleterre et, quelques mois après, les membres de la chambre des Communes, — plus d’une centaine, — vinrent à Paris ; il y eut, dans l’un et l’autre cas, abondance de banquets, de toasts et de divertissements ; l’éloquence ministérielle ne fit point défaut à ces agapes ; le roi par un message, le président par une réception s’associèrent aux fêtes. Dans l’intervalle un traité d’arbitrage avait été signé à Londres entre lord Lansdowne et M. Paul Cambon, ambassadeur de la République. Les termes en étaient savamment calculés pour l’effet ; mais autant les stipulations affirmatives apparaissaient à l’examen vagues et imprécises, autant les préoccupations restrictives se montraient nettes et prévoyantes. Quand on exclut par avance d’un traité de ce genre toutes les questions qui toucheraient à l’honneur ou aux intérêts vitaux des deux nations, que reste-t-il, sinon ces conflits d’ordre secondaire pour lesquels l’opinion ne se passionne point et qu’un arbitrage terminerait tout naturellement sans qu’il y eût besoin de le dire d’avance et d’entretenir dans ce but le coûteux appareil d’une juridiction permanente. En toutes ces occasions — uniques dans l’histoire, car des visites interparlementaires de cette sorte n’avaient jamais eu lieu auparavant — il ne fut pas prononcé une seule parole « sérieuse ». Tout se passa en attendrissements et en poignées de mains. Cela ne doit ni surprendre ni inquiéter. Le plaisir d’abord est nouveau entre Anglais et Français. Nous avons indiqué tout à l’heure combien, au fond, la France était peu anglophobe et combien l’Angleterre, par contre, était francophile ; n’empêche que les habitudes d’esprit des deux peuples ne les portaient point jusqu’ici à se dire des aménités et c’est là ce qui a pu si longtemps donner le change sur leurs véritables sentiments. La première « entente cordiale » n’arrêta ni le sarcasme sur les lèvres parisiennes ni les expressions de vertueuse indignation sur les lèvres britanniques ; notre frivolité était un thème usuel là-bas, tout comme chez nous, la gaucherie raide du « milord à carreaux » demeurait l’objet favori des plaisanteries faciles. Cette première entente, du reste, eut un caractère dynastique trop marqué pour qu’elle ait jamais pu devenir populaire. La popularité constitue, cette fois, un fait nouveau. Qu’on s’en soit un peu grisé de part et d’autre, cela n’est pas difficile à comprendre. Puis enfin… qu’aurait-on pu faire hormis cela ?

Le rôle de l’entente.

L’entente cordiale, en effet, doit être envisagée à trois points de vue quant à ses effets ; ils peuvent être politiques, économiques, sentimentaux. Ils seraient politiques si, par son rapprochement avec la France, l’Angleterre se trouvait incitée à entrer avec nous dans quelque combinaison continentale où bien à se lier à nous par un traité d’alliance offensive ou défensive visant soit la généralité des circonstances, soit une circonstance déterminée. Tel ne paraît point être son intérêt et il n’a été question entre les deux cabinets de rien de pareil. On pourrait considérer comme ayant un caractère politique le traité établissant l’arbitrage pour toutes les questions présentes et à venir qui divisent ou diviseront les deux pays. Mais du moment qu’un traité d’arbitrage limite de façon aussi restrictive que l’a fait le traité franco-anglais le caractère des questions qui devront être réglées de cette façon, il est impossible de le considérer comme un pacte politique. La question d’Égypte, la question de Terre-Neuve sont toujours pendantes entre la France et l’Angleterre : ni la France ni l’Angleterre ne sont pourtant disposées à les soumettre à l’arbitrage. L’entente cordiale, telle qu’elle existe aujourd’hui, ne comporte donc point de résultats politiques proprement dits.

Au point de vue économique elle n’a pas beaucoup à innover ; un Français l’a écrit : « l’Angleterre est notre meilleure colonie » et, sous sa forme amusante et paradoxale, l’idée a ceci d’exact que les échanges commerciaux entre nous et nos voisins se sont développés au point de représenter un des chapitres les plus importants, sinon le plus important, de notre commerce général. Or, en ce moment même, se poursuit en Angleterre, sous l’impulsion de M. Chamberlain, un effort gigantesque et dont il est impossible de prévoir l’aboutissement, en faveur d’un zollverein impérial qui rendrait la métropole et ses colonies tributaires les unes des autres au détriment de l’étranger. Si ce régime s’établissait, la France en supporterait les conséquences plus durement qu’aucun autre pays ; cela n’a pas empêché du reste M. Chamberlain de prendre part à la réception des députés français et de leur souhaiter la bienvenue. Mais on a droit d’en conclure que l’avenir économique de l’entente cordiale n’est pas exempt de nuages ; en mettant les choses au mieux, elle ne peut guère qu’améliorer une situation déjà favorable ; en mettant les choses au pire, on doit craindre qu’elle ne puisse résister à l’élévation d’une barrière protectionniste formidable enserrant tout l’empire britannique.

Reste le côté sentimental. Ce serait une grande erreur de le dédaigner. Il n’est pas du tout indifférent que les questions anglo-françaises — il en existe tout autour du globe et il ne peut manquer d’en naître de nouvelles avant même que celles-ci aient reçu des solutions — soient abordées dans un esprit de chicane ou dans un esprit bienveillant. Que de fois, dans le passé, les événements eussent tourné d’une façon plus heureuse pour chacun si les instincts sympathiques avaient existé de part et d’autre. Mais, avant même de rien examiner, on se mettait en garde les poings tendus pour, ensuite, commencer à discuter.

Rivalités anglo-russes.

Le cabinet de Paris ne pourrait-il servir d’intermédiaire entre les cabinets de Londres et de Pétersbourg et favoriser la création d’un lien permanent d’entente, sinon d’alliance, entre les deux puissances ? Il y a quelques Russes qui y songent et beaucoup d’Anglais qui le désirent.

Les Français ne s’y sont jamais intéressé. Cecil Rhodes avait fait à cet égard à M. Hanotaux, alors ministre des affaires étrangères, des ouvertures que celui-ci ne releva pas. Le génial aventurier se montrait anxieux de travailler à cette œuvre grandiose ; il estimait à juste titre qu’un tel rapprochement serait avantageux pour tout le monde. Plus le temps marchera et plus l’on s’apercevra qu’un tournant de l’histoire fut franchi à ce moment là. Que de maux auraient pu être évités si Cecil Rhodes n’avait pas été éconduit par le gouvernement français ! L’erreur commise alors paraît difficilement réparable. En Extrême-Orient se dessine une situation qui n’aboutira pas nécessairement à une guerre anglo-russe mais qui exclue toute possibilité d’une collaboration amicale des deux pays. Par son alliance avec le Japon, l’Angleterre a reconquis très habilement la place prépondérante qu’elle occupait dans cette partie du monde avant ses déboires au Transvaal. Ce n’est pas l’expédition du Thibet, entreprise énorme et dont les conséquences seront indéfinies, qui facilitera les relations de bon voisinage. Pourvue de la Mandchourie et ayant un accès large et direct vers l’océan Pacifique, la Russie n’a certainement rien à faire au Thibet, tandis que pour l’Angleterre ce « toit du monde » est le seul passage commercial qui se puisse établir entre l’Inde et la Chine. Il n’en va pas moins que la puissance européenne qui, la première, établira son protectorat sur la très sainte cité de Lhassa, dominera moralement l’Asie. De là l’importance énorme de l’initiative récemment prise par les Anglais.

Envisagée à ce point de vue spécial des rapports anglo-russes, comme aux autres points de vue généraux, l’entente cordiale reste donc vouée à un rôle modeste et secondaire. Bien vite, on la détruirait en voulant tirer d’elle plus qu’elle ne peut fournir. Elle a une valeur et une portée réelles mais limitées ; son rôle est de maintenir la bonne humeur entre les deux grandes nations de l’ouest européen, entre les deux foyers du libéralisme universel ; il ne faudrait pas lui en demander davantage.

ii

LA FIN D’UN MALENTENDU

Historiquement, la visite du roi Victor-Emmanuel et de la reine Hélène au président de la république française, constitue l’un des faits les plus saillants de l’année 1903. Par cette démarche des souverains italiens et par la façon dont elle a été accueillie, un malentendu a pris fin qui durait depuis près d’un demi-siècle et qui recelait le germe des plus dangereuses complications. Il était né de la part prise par la France à l’unification de l’Italie et de l’attitude adoptée en 1870 par l’Italie unifiée à l’égard de la France. Les points de vue auxquels on se plaçait dans les deux pays, pour juger ces événements, étaient entièrement différents l’un de l’autre et — il est permis d’ajouter — fort erronés l’un et l’autre.

Conceptions opposées.

Les Français, pour résumer d’un mot l’opinion courante parmi eux, se flattaient d’avoir créé l’Italie moderne, de l’avoir « inventée ». Ce serait, d’après eux, une conception fantaisiste de Napoléon ier réalisée depuis par son neveu au rebours de la marche naturelle des choses. Les Italiens, d’autre part, ne voient que le traité dont les bases furent posées lors de la fameuse entrevue de Plombières entre Napoléon iii et M. de Cavour ; la France prêtait son concours armé au Piémont pour chasser l’Autriche du Milanais et de la Vénétie ; on lui promettait en échange la Savoie et le comté de Nice ; de plus, la main de la princesse Clotilde, fille du roi Victor-Emmanuel ii, était accordée au prince Jérôme Napoléon, cousin de l’empereur. La guerre eut lieu et le mariage aussi. À vrai dire. Napoléon iii manqua à ses engagements puisqu’il fit sa paix avec les Autrichiens sans avoir obtenu d’eux la cession de la Vénétie ; mais par contre, il ne s’opposa pas aux annexions de Parme, de Modène et de la Toscane réalisées peu après par le Piémont, contrairement aux stipulations de Villafranca. Les Italiens payèrent donc le prix convenu, à savoir Nice et la Savoie — et l’on fut quitte.

Comment concilier des manières de voir aussi parfaitement inconciliables ? Car si notre point de vue est le vrai, quelle reconnaissance ne nous doit point cette dynastie qui régnait sur une île infertile, la Sardaigne, et sur une principauté sans rivages, le Piémont — et que nous avons faite assez puissante pour pouvoir traiter, sur un pied d’égalité, avec les héritiers du saint empire ? Et si, au contraire, le vrai point de vue est celui de nos voisins, n’étaient-ils pas libres de partager leur gratitude entre les deux nations qui ont simplement rendu leur délivrance plus prochaine : la France à laquelle, en 1859, ils durent le Milanais et la Prusse qui, en 1866, leur valut la Vénétie ? Avec cette différence que la France fut dédommagée de ses services et que la Prusse ne demanda rien.

L’erreur française.

L’unité italienne existait en germe dès la renaissance, voilà ce que les Français ignorent ou méconnaissent. Le drame interminable qui se joua entre l’empire et la papauté, les ambitions brutales qui jetèrent les unes contre les autres les oligarchies régnantes, le tumulte des invasions, les rivalités intestines, tout cela ne fut point le fait des Italiens. C’est d’Espagne que la dynastie d’Aragon tirait des soldats pour défendre ou reconquérir son trône de Naples ; d’Espagne encore que venaient les régiments à l’aide desquels Jules ii prétendait chasser les Français. C’est contre des Suisses que Gaston de Foix se battit à Ravenne et François ier à Marignan.

Princes et républiques louaient des condottieri pour veiller à l’ordre public aussi bien qu’à la sécurité des frontières, pour assurer le triomphe d’un parti aussi bien que pour s’emparer d’un territoire. Et la meilleure preuve que de tels événements ne pesaient point sur le pays, comme on eut pu le croire, c’est que cette même époque, si pleine du bruit des batailles, était aussi une époque de richesse et d’art. Le luxe des Médicis, la plume de l’Arioste et du Tasse, les pinceaux de Raphaël, du Titien, du Corrége et des Carrache, le génie de Michel-Ange et de Léonard de Vinci indiquent clairement qu’en ces jours troublés, l’effort cérébral concentrait toute l’activité des Italiens, qu’ils n’étaient ni ruinés ni inquiets, qu’ils avaient confiance dans la vie, qu’ils se sentaient épris de beauté et indifférents aux formes politiques ; voilà ce qui, dès lors, préparait leur unité morale tout en la dissimulant sous l’apparence d’un morcellement sans remède. Si l’on ajoute à tant de noms illustres celui de Machiavel dont les leçons seront recueillies et méditées par les générations suivantes, on possède comme une esquisse en raccourcis de ce qui suivit. On comprend que le peuple italien se soit pétri à force de vibrer à l’unisson devant les débris de l’histoire et les splendeurs de l’art — et qu’ayant enfin éprouvé le désir de l’unité, il ait répudié sans peine et sans regret des particularismes auxquels on le croyait attaché et auxquels seule son indifférence prêtait un semblant de solidité.

Après que la France révolutionnaire eut débordé sur la péninsule et l’eut envahie, elle la divisa arbitrairement en un certain nombre de républiques qui eussent pu correspondre entre elles, chercher à s’entendre, se marquer leurs tendances respectives vers l’unité. On ne leur en laissa pas le temps. En 1805 Napoléon se proclama roi d’Italie, titre auquel il semble que son orgueil corse ait attaché plus de prix qu’à celui d’empereur des Français. C’était bien un titre et non une réalité. Si Napoléon avait eu le désir de l’unité italienne, il n’eut pas créé cette étrange figure d’une péninsule dont il gouvernait le nord-est par l’entremise d’un vice-roi, dont le nord-ouest et le centre se trouvaient annexés à son empire et dont le sud conservait l’indépendance sous le sceptre d’un prince de sa famille. Il est donc faux de le représenter comme l’initiateur et l’architecte de l’unité ; il ne la chercha ni ne la voulut et, s’il y travailla inconsciemment et la prépara, ce fut par le moyen des lois qu’imposa son despotisme ; elles vinrent bouleverser les anciennes législations et s’implantèrent d’autant plus facilement qu’elles répondaient aux aspirations du génie latin et satisfaisaient ses tendances à l’uniformité. Cet avantage, l’Italie le paya cher. Pour n’en citer qu’un exemple mais singulièrement suggestif, elle participa à la campagne de Russie par l’envoi de 27.000 hommes ; il en revint 1.000. Voilà ce que coûta aux Italiens une seule des guerres de l’empire, la plus lointaine il est vrai et la plus meurtrière.

Ce qui suivit ce fut le dur joug autrichien rétabli par le congrès de Vienne, ce furent les révoltes incessantes et les sanglantes répressions ; puis enfin, le grand mouvement de 1846 au cours duquel on devait voir, un instant, les armées de Toscane et de Naples se joindre aux soldats du pape et aux troupes piémontaises pour chasser l’étranger du sol national. L’idée unitaire était le principal moteur de toute cette activité. Depuis 1821 le drapeau aux trois couleurs — vert, blanc et rouge — lui servait de symbole et les patriotes l’arboraient à chacune de leurs tentatives ; le vote des gouvernements provisoires formés en 1830, aussi bien que les résultats des plébiscites de 1848, indiquaient clairement qu’à Parme, à Modène, en Toscane les populations s’acheminaient d’un pas de plus en plus décidé, de plus en plus conscient, vers l’annexion au Piémont. Les Italiens sont donc dans la vérité en se donnant à eux-mêmes le principal mérite du travail unitaire qui s’est opéré parmi eux et les Français sont mal venus à discuter l’importance de ce travail et la force souterraine qu’il a déchaînée. Comment nier un mouvement qui se révèle par une semblable série d’efforts, infructueux peut-être, mais se renouvelant sans cesse et tendant tous au même but, un mouvement que distinguent une persévérance si robuste et une si méritoire opiniâtreté ? Comment nier d’autre part que, loin d’avoir reçu l’aide de l’étranger, ce sont l’Autriche et la France qui, à plusieurs reprises, en ont, par la force, arrêté l’essor.

L’erreur italienne.

Ici commence l’erreur des Italiens. Lorsqu’en 1852 le comte de Cavour devint chef du ministère piémontais, il suffisait certes de regarder l’Italie pour s’apercevoir que l’état de choses existant était condamné et que la domination autrichienne ne pourrait plus se soutenir bien longtemps. Mais comment disparaîtrait-elle ? Toute la question était là. Les patriotes se tournaient vers le roi Victor-Emmanuel ; la maison de Savoie semblait désignée pour jouer le rôle principal dans les transformations prochaines. Mais encore, avait-elle la force et le prestige suffisants ? Cavour comprit qu’elle les aurait à la seule condition d’avoir remporté sur l’Autriche une victoire assez retentissante pour effacer Novare et Custozza, assez complète pour être suivie de l’annexion de la Lombardie. Il savait la valeur de la fanfaronnade lancée jadis par Charles Albert et douce à la vanité italienne : l’Italia fara da se, l’Italie se libérera elle-même ; elle n’a besoin de personne, elle fera bien ses affaires toute seule. Cavour connaissait les ressources des collectivités en présence ; il sentait que la nationalité vainquerait à la longue, par sa seule force, mais qu’elle pouvait vaincre tout de suite avec des canons et que le plus vite la besogne se ferait, le mieux cela vaudrait pour l’avenir. Et tout son effort tendit à ce but : se procurer l’allié puissant qui aiderait Victor-Emmanuel à battre les Autrichiens et si Victor-Emmanuel était battu, couvrirait et cacherait sa défaite sous le poids de ses propres lauriers ; de toutes façons, la cause italienne triompherait. Or, Cavour n’avait pas le choix. Les sympathies de l’Angleterre étaient aussi certaines que platoniques ; elles se traduiraient éventuellement par une pesée diplomatique sur les cours de l’Europe mais non point par des secours armés. La Prusse ? Quelques années plus tard, l’hésitation eût été permise mais pouvait-on, en 1852, escompter Sadowa ? On était au lendemain des événements de 1848 ; l’impression subsistait du refus opposé par le monarque prussien aux offres du parlement de Francfort tendant à restaurer en sa faveur la dignité impériale ; l’unité allemande semblait avoir reçu là un coup terrible sinon mortel. La France demeurait donc l’unique point d’appui et Napoléon iii se trouvait être, à ce moment, l’arbitre des destinées italiennes.

À défaut d’autres qualités, l’empereur possédait le sentiment exact des grands courants de son époque. Il sentait la force fatale des tendances d’unification en Allemagne et en Italie — et leur légitimité. Il comprenait également que si la France grandissait en proportion de ce qu’allaient grandir la Prusse et le Piémont, l’équilibre demeurerait identique et que nulle déchéance n’en résulterait pour elle. Dès lors, le plan était simple : aider la Prusse et le Piémont à réaliser une extension raisonnable et maintenir autour d’eux, formés en confédérations, les principaux États d’Allemagne et d’Italie ; se faire céder en retour Nice, la Savoie, le Luxembourg et peut-être les provinces wallonnes de Belgique. C’eut été, à la fois, opérer la revanche si longtemps désirée des humiliations de 1815 et poser les bases d’une ère durable. La confédération italienne, surtout, était facile à constituer car la géographie s’y prêtait. Il suffisait que Napoléon iii fit alliance avec le roi de Naples en même temps qu’avec le roi de Sardaigne et affirmât nettement son intention de défendre l’indépendance des États pontificaux. Nous ne voulons pas dire que cette solution aurait été la meilleure pour l’Italie — ni même pour l’Église ; mais c’était incontestablement celle qui se recommandait au point de vue français. Car ce n’était point du tout la même chose pour la France d’avoir au nord de l’Italie un État fort et homogène mais de rang secondaire et voué, par la menace autrichienne, à se maintenir dans son orbite — ou bien d’assister au groupement de la péninsule entière en une grande nation appelée à devenir bien vite un État de premier rang. En cette circonstance, Napoléon fut plus italien que français. Il sacrifia la politique française au sentimentalisme italien dont il était imprégné. Dès qu’il fut sur le trône, il se sentit porté à travailler pour le pays qui avait été le théâtre de ses exploits de jeunesse. C’est pourquoi les Italiens devraient élever un monument grandiose à ce souverain auquel les Français n’en doivent point ; et la dédicace qu’ils y inscriraient serait celle-ci : À Napoléon iii qui nous conquit le Milanais et ne nous imposa point de confédération. Des deux bienfaits, le plus grand fut le négatif.

La querelle du pouvoir temporel.

À défaut d’un appui efficace pendant la guerre de 1870 — appui que le roi d’Italie ne pouvait, en aucune façon, leur donner sans compromettre sa dynastie et trahir les intérêts de son pays — les Français, conscients des services rendus à l’Italie par Napoléon iii avec leur sang et leur argent, attendaient de leurs voisins du sud une attitude de neutralité bienveillante. La neutralité, sans doute, fut observée, mais elle fut constamment malveillante. Et cette malveillance se produisant au lendemain de si grands désastres, en présence d’une situation si tragique et d’un si courageux effort de relèvement, froissèrent l’âme française beaucoup plus douloureusement que ne le fit plus tard la politique gallophobe de Crispi.

L’adhésion à la triple alliance a été très coûteuse pour l’Italie ; mais elle lui a été aussi très avantageuse ; il y a des dépenses qu’il est parfois utile de consentir. Avec tous ses défauts, Crispi a beaucoup fait pour sa patrie et, plus le temps s’écoulera, plus on viendra à le reconnaître chez nous. Certes, les sentiments de Crispi envers la France furent inutilement violents ; son tempérament sicilien outrait volontiers les idées et chargeait les propos. Mais, dans l’intervalle, s’était opérée cette conquête française de la Tunisie qui avait causé en Italie une désagréable surprise. Les Italiens s’étaient accoutumés à l’idée que ce serait là leur première colonie et le nombre de leurs nationaux déjà fixés dans la régence légitimait jusqu’à un certain point cet espoir. Il s’en suivit un mouvement anti-français que Crispi utilisa pour nouer des liens plus étroits avec l’Allemagne, notre ennemie ; ce fut blessant, peut-être, mais moins irritant à coup sûr que l’insultante hostilité des premières années. Cette hostilité se basait sur le plus ridicule des prétextes. On accusait le gouvernement de M. Thiers et surtout celui du maréchal de Mac-Mahon de viser le rétablissement par la force du pouvoir temporel des papes ; et le plus sérieusement du monde, on affectait, en citant les paroles d’un cantique ou les termes d’un discours électoral, de craindre qu’une expédition française ne fut promptement dirigée sur Rome.

Or, dès janvier 1874, au lendemain de l’organisation du septennat qui venait de consolider les pouvoirs présidentiels du maréchal de Mac-Mahon, le duc Decazes, alors ministre des affaires étrangères de la République, avait été amené à définir la politique de son gouvernement envers l’Italie et il l’avait fait en ces termes : « Entourer d’un pieux respect, d’une sollicitude sympathique et fidèle le pontife auguste auquel nous unissent tant de liens, en étendant cette protection et cette sollicitude à tous les intérêts qui se relient à l’autorité spirituelle, à l’indépendance et la dignité du Saint-Père ; entretenir sans arrière-pensée avec l’Italie telle que les circonstances l’ont faite, les relations de bonne harmonie, les relations pacifiques, amicales que nous commandent les intérêts généraux de la France… » Impossible de rien exprimer de plus net et de plus rassurant. Que le gouvernement royal ait éprouvé quelque crainte, quatre ans plus tard, lorsqu’eut lieu la tentative réactionnaire dite du 16 mai, cela est compréhensible ; mais l’avortement de cette tentative fut prompt et le reste du temps, quel homme politique le moins du monde au courant des choses eût pu craindre une attaque de la France ? Jamais cette hypothèse ne fut seulement envisagée. Si nous avions entretenu à cet égard une arrière-pensée quelconque, ce n’est pas par l’envoi d’une escadre que, brusquement, se fut manifesté notre dessein. Nous aurions commencé par sonder discrètement les chancelleries, par entamer des pourparlers en vue de quelque conférence diplomatique ou de quelque congrès international. Toutes les archives de l’Europe pourraient être mises à jour et des publications supplémentaires venir compléter les livres jaunes, bleus, rouges… qu’éditent les divers gouvernements, on ne trouverait pas trace d’une semblable préoccupation. Bien plus : par crainte de complications inutiles et fâcheuses, si un autre gouvernement — celui de l’empereur François-Joseph, par exemple, — avait naguère pris l’initiative d’une manifestation sympathique à l’égard du pouvoir temporel du Saint-Siège, il est à croire que nos agents se fussent employés de leur mieux à décourager cette tentative.

Un empire latin ?

Tels sont les éléments très variés dont était fait ce malentendu franco-italien, entré désormais dans le passé. L’histoire et ses étranges péripéties en avaient tissé la trame ; s’étaient alors enchevêtrés les services rendus et payés, les ambitions déçues, les orgueils exaltés, les abandons ressentis et, sur le tout, comme un semis, étaient tombés les incidents malencontreux, les paroles maladroites, les actes incompris… Qu’allait faire jadis le prince de Naples aux côtés de Guillaume ii, une année où les manœuvres allemandes avaient lieu autour de Metz ?… Ces froissements ne sont plus possibles. Des explications loyales ont été échangées de part et d’autre. On s’est aperçu alors que les intérêts des deux puissances n’avaient rien d’incompatible. Car c’était là encore un cheval de bataille que montaient volontiers les gallophobes transalpins. Ils accordaient qu’il put y avoir à l’entente de la France et de l’Italie quelque avantage économique, mais ils présentaient obstinément la Méditerranée comme le champ clos des disputes fatales que réservait l’avenir. Ces idées étaient entretenues par la crainte, souvent exprimée dans la presse italienne, d’une occupation éventuelle de la Tripolitaine. Or, nous n’avons point le moyen — en eussions-nous le désir — de prendre toute l’Afrique du Nord ; entre le Maroc et Tripoli nos tendances annexionnistes ne sauraient hésiter : le Maroc nous importe, la Tripolitaine point. Il suffisait d’en causer pour que tout élément de dispute, de ce côté, disparut. Le roi et la reine d’Italie pouvaient dès lors entrer à Paris sans souci pour hier ni pour demain et y sceller, avec les représentants de la république française l’oubli définitif d’un malentendu qui paraissait devoir s’éterniser. La nation française a marqué, par son accueil, que tel était bien son vœu ; la nation italienne le marquera de même par la façon dont elle recevra prochainement le président Loubet. Elle n’a pas voulu attendre jusque là pour manifester sa joie et les acclamations dont elle a salué déjà le drapeau tricolore arboré aux balcons de notre ambassade et de nos consulats le jour de l’arrivée dans nos murs de Victor-Emmanuel iii ont, pour ainsi dire, contresigné les efforts heureux d’une diplomatie bien inspirée.

Est-ce à dire qu’il faille pousser plus loin et jeter les bases d’une triplice latine. L’idée d’une union intime entre les trois puissances méditerranéennes n’est pas neuve. Elle a été maintes fois mise en avant ; elle a séduit de bons esprits ; elle a été défendue avec ardeur par des apôtres zélés ; cela ne fait pas qu’elle soit plus réalisable ni plus désirable.

Elle ne l’est pas, premièrement, au point de vue commercial. On parle parfois du « commerce latin ». Cette expression implique l’arrière-pensée d’une union douanière, d’une sorte de zollverein dont la France, l’Italie et l’Espagne fourniraient les éléments. Or les trois pays ne produisent pas leur consommation, c’est-à-dire que, tant pour la nature que pour la quantité des échanges, ils sont tributaires d’ailleurs. Localisés sur un coin privilégié mais très restreint de la planète, ils ne sauraient se suffire à eux-mêmes. Prenez de plus le planisphère et teintez de couleur uniforme les portions dites latines ; cherchez ensuite à réunir entre eux par des lignes de navigation les ports principaux ; vous verrez qu’en somme toutes les grandes routes fréquentées, tous les débouchés naturels, tous les entrepôts et les marchés habituels, demeureront en dehors de vos tracés. Rien n’indique mieux à quel point le commerce en se « latinisant » s’étiolerait et dégénérerait.

La décadence mentale ne serait pas moindre si l’union latine ne devait constituer qu’une société d’admiration mutuelle entre les trois pays qui ont donné au monde le Dante, Cervantes et Victor Hugo. Fait d’ordre et de clarté, le génie latin coordonne et organise bien mieux qu’il ne crée. D’un bout à l’autre de l’histoire, on constate que tel a été son rôle ; que, replié sur lui-même, il s’est desséché et que, superposé à d’autres génies, il a pu s’épanouir en de belles floraisons. Qui niera les influences salutaires qu’ont exercée chez nous, depuis cinquante ans, l’Allemagne sur les études scientifiques et l’Angleterre sur la pédagogie ? Nous avons tiré profit des enseignements venus ainsi de par-delà nos frontières. Nous en avons émondé et approprié les principes, embelli et clarifié les aspects. Grâce aux méthodes allemandes, nos savants ont apporté dans leurs travaux la scrupuleuse exactitude qui jusque-là leur faisait souvent défaut ; grâce à l’éducation anglaise, nos écoliers ont mené une existence plus saine et plus normale en même temps que la formation du caractère et l’accoutumance à la liberté ont conquis l’attention des pédagogues, trop exclusivement captivés auparavant par le seul souci du développement cérébral. Faut-il rappeler d’autre part combien les États-Unis ont agi sur nous au point de vue du sens des affaires, de l’esprit pratique, de l’habitude de la nouveauté et de l’initiative en matière commerciale ou industrielle ? S’imagine-t-on ce que serait la France actuelle si sa pédagogie s’était inspirée des idées italiennes ou son mercantilisme des habitudes espagnoles ? En religion, en art, en toutes choses, le contact des peuples non latins nous a été plus qu’utile et certainement l’exclusivisme intellectuel entre latins nous serait plus préjudiciable encore que l’union douanière.

Il va de soi qu’au point de vue politique et militaire un tel groupement n’aurait aucun sens. Si les marines de l’Espagne et de l’Italie répondaient à la configuration essentiellement maritime des deux péninsules et que, par ailleurs, la France fut résolue à ne plus poursuivre qu’une politique océanienne, elle pourrait trouver avantageux de joindre ses navires aux flottes de ses deux sœurs ; encore peut-on se demander de quel secours ces flottes lui seraient en Indo-Chine ou à Madagascar ? Mais l’Italie ne se trouvera pas de longtemps en mesure de construire un nombre de croiseurs et de cuirassés proportionné à l’étendue de ses rivages et ce qui restait de la puissance navale de l’Espagne a péri à Cuba et aux Philippines. De toutes façons, la France a plus d’intérêt à s’appuyer dans le Pacifique sur les escadres russes et à vivre en bons termes, sur toute la surface du globe, avec les escadres anglo-saxonnes… Une alliance défensive aurait encore moins de raison d’être ; les trois puissances ont-elles donc les mêmes adversaires et sont-elles exposées aux mêmes dangers ?

Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? La formule à laquelle nous sommes parvenus est excellente ; il n’y a pas lieu d’y rien changer. Rétablir notre ancienne amitié avec l’Italie, resserrer notre amitié présente avec l’Espagne, rien de tout cela n’implique de « protectionnisme latin » moral ou matériel et n’entrave notre liberté au-delà des bornes raisonnables.

Après cela on continuera sans doute de broder sur ce thème de l’union latine, surtout dans les discours d’après dîner parce qu’il n’en est pas qui soit plus attrayant et soulève plus sûrement les bravos des gens bienveillants. L’inconvénient sera minime si l’action ne suit pas le geste.

iii

LES SOUCIS D’UN MINISTRE

Quand ils se sentent instables et passagers, les ministres des affaires étrangères d’une démocratie se résignent parfois trop facilement à vivre au jour le jour sans esprit de suite et sans plan d’ensemble ; lorsque, d’autre part, une sécurité imprévue et féconde sert leur talent, il advient que l’opinion, par les expressions exagérées ou malencontreuses de ses sentiments, fait subir à leurs desseins de regrettables déformations. M. Delcassé achève sa sixième année de séjour au quai d’Orsay : il faudrait remonter bien haut dans notre histoire pour y trouver l’exemple d’une pareille longévité ministérielle. Mais si de rares ministères ont duré aussi longtemps, aucun sans doute n’a été mieux rempli ni plus régulier dans sa marche ascensionnelle. Nous avons, dans les volumes précédents[1] étudié l’homme et sa méthode, résumé l’œuvre et ses résultats. L’année 1903 n’apporte rien de nouveau au monument dont M. Delcassé s’est fait à la fois l’architecte et le maçon. Point de pierre dans ce monument qui ne fut déjà en place il y a un an ; mais on les voit mieux ; elles sont taillées et sculptées ; elles ont leur forme définitive, leur aspect prévu. Ou plutôt elles les auraient si la démocratie, mue par un beau zèle, n’avait retouché le détail et maladroitement exagéré ici un rond de bosse, surchargé là un motif de décoration, élargi une corniche, défloré une frise. Pendant quatre années, les Français avaient quelque peu méconnu leur ministre des affaires étrangères ; du moins travaillait-il à sa guise et sans entraves ; on ignorait son travail. Maintenant que l’objet en est apparu à tous les regards, tout le monde veut y mettre la main sous prétexte de l’achever et de le perfectionner.

La folie de l’arbitrage.

Et avant tout les pacifistes. Leur exaltation n’a pas tardé à les entraîner de l’arbitrage au désarmement. C’était fatal. Ni les réserves sceptiques ou embarrassées qui se produisirent naguère autour de la conférence de la Paix, ni l’affligeante solitude au milieu de laquelle le tribunal de La Haye a vécu ses premières années, ni la significative leçon de chose contenue dans ce traité franco-anglais dont nous avons parlé tout à l’heure, rien n’a ébranlé leur confiance, rien n’a dessillé leurs yeux. Au banquet offert par les députés français à leurs collègues d’Angleterre, M. Berthelot n’a pas craint de se qualifier d’homme « pratique », rebelle aux chimères, insensible aux « illusions trop naïves », au moment même où il indiquait comme l’œuvre possible et probable du vingtième siècle « l’abolition de la guerre ». Les pacifistes français ne se lassent plus d’acclamer leur déesse ; ils croient à son avènement comme, jadis, les Israélites crurent au Messie. Avec ce mot d’arbitrage, l’orateur le plus médiocre est sûr de se tailler un succès devant n’importe quel auditoire. Le mot pourtant, ainsi qu’il arrive souvent en pareil cas, a perdu en se popularisant toute précision. L’arbitrage est devenu une sorte de rouage, de mécanisme jouant automatiquement comme la trappe d’un piège et arrêtant net toute querelle internationale. Des préliminaires et des conséquences nul ne se préoccupe. On n’aperçoit plus que l’acte lui-même destiné, selon l’illustre chimiste, à « abolir » la guerre et certain d’y réussir. Mais si cette guillotine ingénieuse est dressée et prête à fonctionner, si d’ores et déjà la guerre est condamnée à disparaître, à quoi bon monter la garde et rester sous les armes ? Arrêtons ce flot d’inutiles dépenses. Désarmons ; tout aussitôt l’agriculture, le commerce, l’industrie fleuriront et devant un spectacle si suggestif les autres peuples, à leur tour déposeront sabres et fusils.

Voilà qui est fort logique ; le Français étant réputé ami de la logique, on pouvait penser chez les pacifistes que cette déduction s’imposerait à lui sans difficulté. Aussi bien tout avait-il été mis en œuvre pour le dégoûter du militarisme ; certaines défaillances, regrettables à coup sûr mais inhérentes à l’état de paix armée et dénuées de conséquences générales, avaient été savamment exploitées afin de jeter le discrédit sur les chefs, tandis que la condition du soldat était présentée à l’opinion comme comportant un maximum de misère et de souffrances. D’invraisemblables petites feuilles, telles que jamais sans doute il n’en avait circulé dans les casernes d’aucune nation, conseillaient aux conscrits de mettre la crosse en l’air ou mieux de « garder leurs balles pour les généraux ». Le terrain ayant été préparé de la sorte — et c’est une des plus lourdes responsabilités encourues par le général André que de n’avoir pas défendu assez fermement l’armée contre cette campagne commencée avant son entrée au ministère, mais encouragée par sa complaisance ou son inaction — le terrain donc ayant été préparé, les plus exaltés des pacifistes MM. Jaurès, de Pressensé, etc… avec le concours et l’appui de quelques-uns de leurs partisans, livrèrent un assaut sur l’issue duquel ils se croyaient en droit de compter.

Le vote du 24 novembre.

L’écrasante défaite qu’ils subirent étonna tout le monde, leurs adversaires les premiers. Jamais, dans aucune des chambres précédentes, il ne s’était rencontré une pareille majorité (485 voix contre 61) pour affirmer avec cette énergie la permanence des revendications françaises à l’égard de l’Alsace-Lorraine. Car tel était bien le sens de l’ordre du jour voté en cette circonstance. Si la parole évidemment imprudente de M. de Pressensé, faisant allusion à une revanche dont « personne ne veut et n’a jamais voulue » n’avait attiré à la tribune que des orateurs nationalistes ou conservateurs et qu’une majorité restreinte eût sanctionné leurs protestations patriotiques, il n’y aurait rien eu là d’extraordinaire. Mais les protestataires ce furent M. Étienne, président du groupe colonial et membre du parti radical ; M. Georges Leygues, ancien ministre dans le cabinet Waldeck-Rousseau ; M. Chautemps, dont les opinions fort avancées côtoyaient jusqu’ici les frontières du socialisme. Ils vinrent renforcer pour ainsi dire, la note déjà très ferme en même temps que parfaitement digne donnée par le ministre des affaires étrangères ; derrière eux se forma un bloc colossal dont le poids écrasa à la fois les raisonnements de M. de Pressensé et la motion de M. Hubbard.

Bien anodine en soi, pourtant, la motion présentée par ce député peu célèbre. « La chambre invite le gouvernement à se concerter avec les gouvernements étrangers au sujet de la limitation des charges militaires ». En d’autres temps on l’eut repoussée — car ainsi que l’a dit M. Delcassé, notre dignité ne peut rien gagner à prononcer des paroles inutiles — mais on l’eut repoussée avec les égards dus au sentiment respectable qui l’avait dictée : le même sentiment, après tout, qui incita Nicolas ii à convoquer naguère la conférence de la paix. Cette fois les débats auxquels la motion de M. Hubbard servait de sanction donnaient un caractère bien différent à l’idée de la limitation des charges militaires. Il s’agissait pour la France d’abdiquer, non pas seulement toute velléité de revanche, mais toute velléité d’offensive future ; il s’agissait, selon un mot de M. Jaurès, d’adopter définitivement la politique de la paix en marquant la résolution de lui tout sacrifier chez nous pour mieux en hâter l’avènement chez les autres ; calcul probablement absurde, renoncement en tous cas antipatriotique. Il s’agissait encore de donner au traité de Francfort non plus l’approbation obligée d’un lendemain de défaite, mais l’adhésion spontanée d’une force qui s’annihile volontairement.

L’âme même de la Patrie se révolta au sein de cette assemblée, la veille encore si divisée par les querelles politiques et de la sorte fut rendu ce verdict solennel qui causa une sensation considérable au-delà des frontières. Dans l’état des choses, il était devenu nécessaire qu’une pareille manifestation intervint. Du jour où un professeur de l’université, le trop fameux Hervé, avait pu écrire qu’il ressentait à l’égard des soldats morts sur le champ de bataille « la vague pitié qu’on réserve aux escarpes tombés dans l’exercice de leurs fonctions », sans qu’une explosion de mépris public châtiât l’auteur de cette ignoble boutade et le rejetât du corps enseignant que sa présence déshonorait, le parlement français se devait à lui-même d’élever la voix. Mais il eût mieux valu, à tous égards, que ce devoir ne lui fut pas imposé. Le vote du 24 novembre est, après tout, un vote d’agitation stérile comme toute manifestation belliqueuse faite par des gens qui désirent la paix. Le ministre des affaires étrangères n’aurait pas eu besoin de provoquer celle-là, si par leur puéril enthousiasme, leur exaltation dévergondée, les pacifistes n’avaient fait dévier la politique française vers le plus dangereux des mirages. Désarmer au moment où le monde entier renforce ses armements, ce serait priver notre diplomatie et nos négociateurs du seul levier auquel obéissent jusqu’à nouvel ordre les peuples et les rois. Un gouvernement tant soit peu soucieux de ses responsabilités, une opinion tant soit peu sensible aux réalités ne sauraient le tolérer. Mais aussi pourrait-on dire en retournant le mot de M. de Pressensé, pourquoi s’obstiner à parler d’un désarmement dont personne ne veut et n’a jamais voulu ?

L’Allemagne isolée.

En France, tout débat sur le désarmement ramène forcément l’évocation des malheurs de 1870 et la protestation du droit contre la force ; par là le malentendu franco-allemand se trouve souligné et renforcé. Rien que pour cela, les pacifistes auraient dû éviter d’en parler. D’autant que la France de 1903 en insistant sur le fossé qui la sépare de sa voisine de l’est au moment précis où elle vient de combler les fossés qui la séparaient de ses autres voisines rend plus sensible à tous les regards l’isolement actuel de l’Allemagne. Certes cet isolement de la nation victorieuse en face de sa rivale ressuscitée, en face d’une France alliée de la Russie, amie de l’Angleterre, reconciliée avec l’Italie, environnée des sympathies certaines de l’Espagne et des États-Unis, constitue à lui seul une revanche morale qu’il est permis aux Français de goûter. Reste à savoir s’il y a un avantage quelconque à s’appesantir sur la situation qui en découle. Elle évoque, cette situation, le souvenir des coalitions que l’Europe dressa jadis contre Louis XIV et Napoléon. Nous semblons, en somme, avoir jeté les bases d’une coalition analogue ; la conclusion logique, ce serait un traité secret par lequel seraient attribués éventuellement : à la France, l’Alsace-Lorraine — à la Russie, le duché de Posen — à l’Italie, le Tyrol — à l’Angleterre, l’Afrique allemande. Sans même pousser aussi loin les choses, est-on disposé en France, à ouvrir des négociations confidentielles avec les autres puissances en vue d’une action d’ensemble contre l’Allemagne ? Non, n’est-ce pas ? Alors à quoi bon s’en donner les apparences ? À l’heure où l’isolement de l’Allemagne devenait préoccupant était-il sage de faire un geste de menace propre à la rendre sensible à tous les regards ? C’est qu’en effet, Guillaume ii, même relevant de maladie et sous le coup d’une rechute possible, n’est pas homme à s’abandonner ni à laisser flotter les rênes qu’il tient en mains. Il ne saurait se résigner à une situation qui diminue l’Allemagne par rapport à ce qu’elle était il y a seulement trois ou quatre ans ; et peu importe que cette diminution soit plus apparente que réelle ; aux yeux du monde, elle est ce qu’elle paraît être.

Le plan impérial.

Avec cette rapidité, et cet esprit de décision qui le distinguent, l’empereur d’Allemagne a vu tout de suite ce que l’on pouvait et ce que l’on ne pouvait pas tenter. Rien à faire du côté de l’Italie ni du côté de l’Angleterre. C’est sur la Russie qu’il porta ses vues. Certes, depuis que la politique intérieure de la République a pris des allures aussi accentuées et surtout depuis que les idées radicales ont commencé d’influer sur les institutions militaires et même en certains cas sur les relations internationales, l’anomalie fondamentale que présente l’alliance franco-russe a beaucoup grandi. Entre alliés, les formes gouvernementales peuvent encore être aux antipodes les unes des autres ; mais dès que les principes de gouvernement entrent en opposition et deviennent destructifs les uns des autres, il faut de part et d’autre des intérêts bien enchevêtrés et une volonté bien ferme pour que l’alliance persiste. Jusqu’à quel point est-ce le cas entre Paris et Pétersbourg, on devrait, pour le déterminer, avoir recours à ce que la science nomme les « impondérables ». En tous cas, l’empereur Nicolas ne saurait manquer de déplorer l’appui officiellement donné par la République à des doctrines qui sont la négation de tous les principes sur lesquels repose la sécurité de son trône et de sa maison. Cela étant, l’empereur Guillaume, dont le trône est assis sur les mêmes principes, a l’occasion belle pour représenter à son impérial voisin les inconvénients d’une intimité trop absolue avec la France. Sans détruire la duplice ne conviendrait-il pas d’en relâcher un peu les liens et surtout de chercher ailleurs les fondements d’une sorte de protectionnisme monarchique et conservateur dont le besoin se fait sentir chaque jour davantage ? Guillaume ii désire la paix autant que quiconque ; il n’a pas intérêt à ce que l’alliance franco-russe disparaisse, mais puisque l’Italie a pu devenir l’amie de la France sans sortir de la triplice, pourquoi la Russie tout en maintenant la duplice, ne deviendrait-elle pas l’amie de l’Allemagne ? On laisse sa main, on retire son cœur ; c’est très simple. Le calcul est habile et l’exécution facile.

Au prince Henri de Prusse, fidèle interprète des pensées de son frère, incomba le soin de faire partager ces vues par l’empereur Nicolas. Beau-frère du tsar, il en avait tout le loisir au cours du séjour qu’il devait faire avec la princesse sa femme à Darmstadt, en même temps que les souverains russes. Personne ne saurait dire le résultat des entretiens intimes qui ont eu lieu à cette occasion. Des faits importants se sont produits toutefois qu’on ne doit point laisser passer sans commentaires.

Les revirements du tsar.

La note brutalement discourtoise par laquelle il a été annoncé que Nicolas ii n’irait pas à Rome a pu être, depuis lors, l’objet d’explications plus ou moins ingénieuses ; ces explications sont inacceptables pour quiconque connaît les habitudes et le langage de la diplomatie. Le roi d’Italie s’étant rendu à Pétersbourg peu de temps après son avènement, le tsar se trouvait en quelque sorte obligé de lui retourner la politesse ; et, de fait, le voyage était convenu et des détails mêmes en avaient été arrêtés depuis longtemps. La date fixée approchait lorsque fut soudain communiquée à la presse une note disant, qu’en présence des discussions offensantes auxquelles se livraient les socialistes italiens relativement à l’opportunité de manifestations désapprobatives sur le passage des souverains russes, ceux-ci se voyaient forcés de renoncer à leur visite. Si le tsar devait attendre pour pénétrer dans les capitales étrangères que les socialistes lui deviennent favorables, il aurait le loisir de mourir de vieillesse avant d’être sorti de Pétersbourg. Jusqu’ici il s’en était remis aux gouvernements du soin d’assurer sa sécurité et il n’avait pas eu à le regretter. Le gouvernement italien l’eut assuré aussi énergiquement que le nôtre l’avait su faire en 1896 et en 1901. D’ailleurs, à Darmstadt, au centre de cette Allemagne qui venait encore de donner des gages de confiance au socialisme, Nicolas ii n’était-il pas plus exposé qu’il ne l’eut été à Rome, entouré de soldats et de policiers ? On prétexta par la suite que le souci des affaires de Mandchourie et de l’agitation japonaise l’avait retenu ; mais, installé à Darmstadt pour plusieurs semaines, ne pouvait-il venir à Rome pour quelques jours ? Finalement M. de Nelidoff, ambassadeur de Russie auprès du Quirinal, servit de bouc émissaire ; on argua de sa maladresse ; il fut déplacé. Par malheur on l’envoya à Paris ce qui ne saurait passer pour une disgrâce ; ce n’est pas ainsi qu’un tsar a coutume de récompenser un agent maladroit. La vérité est que M. de Nelidoff avait obéi à une injonction impériale et qu’un moment Nicolas ii avait été anxieux de couper court à toute apparence d’entente politique entre la Russie et l’Italie. À peine eut-il cédé à des influences trop aisées à deviner qu’il parut en éprouver du regret. L’attachement de Nicolas ii à l’alliance française vient en grande partie de son respect quasi superstitieux pour la mémoire de son père. Ce qu’Alexandre iii a établi est devenu sacré pour lui. Or, la note russe publiée peu de temps avant l’arrivée de Victor Emmanuel iii à Paris, avait causé en France une impression pénible. L’éclat spécial que l’empereur d’Allemagne entendait donner à son entrevue avec le tsar qu’il allait rencontrer à Wiesbaden n’était point fait pour l’atténuer. Non content d’envoyer le comte Lamsdorf à Paris en séjour officiel, le tsar adressa spontanément au président de la République une lettre autographe dans laquelle il félicitait la France de son heureux rapprochement avec l’Angleterre et l’Italie. Une démarche plus discrète faite auprès de Victor-Emmanuel pendant son séjour à Windsor permit de reprendre les pourparlers en vue du voyage à Rome lequel aura lieu selon toute vraisemblance au cours de 1904. Ainsi cette première alerte a pris fin sans laisser de traces fâcheuses ; il est certain d’ailleurs que le vote du 24 novembre a causé à Pétersbourg une impression favorable en montrant que la France demeurait plus fidèle qu’on ne voulait le croire à son idéal et à ses souvenirs. Dans l’état présent des choses, pourtant, d’autres alertes sont à prévoir. Nous avons indiqué plus haut le rôle qu’aurait pu jouer l’entente cordiale au point de vue franco-russe si l’expédition du Thibet, répondant à l’occupation de la Mandchourie et l’alliance anglo-japonaise se dressant en face de l’entente russo-chinoise n’étaient venues préciser le caractère peu amical des rivalités britannique et moscovite en Extrême-Orient. Si même la politique intérieure de la France cessait de préoccuper le tsar, un refroidissement pourrait encore prévenir des oppositions d’intérêts qui vont s’accentuant dans cette partie du monde.

L’anticléricalisme à l’exportation.

Un troisième ordre de soucis vient à M. Delcassé de l’attitude adoptée par ses collègues et du mouvement d’opinions qui les actionne. Jusqu’ici la parole célèbre de Gambetta faisait loi ; l’anticléricalisme, avait-il dit, ne doit pas être « un article d’exportation ». Tout le monde se trouvait d’accord à cet égard. Au cours de sa longue carrière ministérielle, M. Delcassé avait su d’ailleurs maintenir l’indépendance intégrale de son département par rapport à ceux de ses collègues. Ni M. Brisson, ni M. Dupuy, ni M. Waldeck-Rousseau ne l’avaient gêné ; aucun de ces trois premiers ministres ne s’était inquiété de sa façon d’agir et n’avait cherché à l’influencer dans un sens ou dans un autre. M. Combes avait moins d’autorité personnelle que ses prédécesseurs pour modifier l’état de choses existant. Mais il avait par contre l’autorité de la loi et des divers décrets l’interprétant. Comment éluder l’application aux colonies d’une législation établie dans la métropole ? Comment l’éluder surtout alors qu’elle était étayée par la bruyante approbation d’une majorité douteuse si l’on considère le pays, mais certaine si l’on considère le parlement ; et c’est, après tout, le parlement qui est le maître ? D’autre part, pour ignorer la valeur numérique du concours donné aux écoles françaises par les congrégations religieuses hors du territoire métropolitain, il faut être singulièrement mal renseigné sur ce qui se passe au loin ; il faut l’être plus mal encore pour ne pas savoir que les puissances étrangères guettent pour s’emparer de ce fromage, l’instant où, comme le corbeau de Lafontaine, nous le laisserons tomber de notre bec. Évidemment les députés savent ces choses ; mais le Français possède une étonnante inaptitude à se représenter ce qu’il n’a pas vu de ses yeux et touché de ses doigts ; peut-être le ferait-il mieux s’il avait moins d’imagination ; son imagination l’entraîne et l’égare. Les sectaires actuels vont répétant que le protectorat catholique a fait son temps, que l’action et le prestige encore exercés par les prêtres et les religieux en Orient sont à la veille de disparaître et que, dès lors, on peut sans inconvénient sérieux avoir l’air d’y renoncer par conviction sincère et respect du principe laïque ; autrement dit, le corbeau s’efforce de se persuader que son fromage est mauvais et qu’il peut le lâcher sans regret.

Le ministre des affaires étrangères a l’infortune de ne point partager ces vues courtes et inexactes. Il connaît l’immuabilité des orientaux, et pressent tout le parti que nos rivaux sauront tirer de l’instrument de propagande délaissé par nous. Son embarras est donc extrême. Pris entre l’obligation d’obtempérer aux décisions du parlement et celle de ne point laisser péricliter les intérêts nationaux dont la garde lui a été confiée il doit user d’une habileté et d’un tact infinis pour concilier ces tâches contradictoires.

Difficultés avec le Vatican.

L’impatience parlementaire a forcé d’autre part M. Delcassé à publier un livre jaune relatif aux négociations entre la France et le Vatican à propos du régime imposé aux congrégations. Ce n’était point l’usage. Le ministre, après l’avoir fait en vain observer, n’a pas cru devoir refuser cette minime satisfaction à la majorité. Il a donc procédé à la publication qu’on réclamait de lui non sans un certain détachement ironique ; c’est qu’en effet le livre jaune n’a pas mis les rieurs du côté français. La diplomatie pontificale s’y montrait prudente, libérale et modérée ; le gouvernement, sous la plume acerbe du président du conseil, s’y montrait cassant, maladroit et brutal. Par quelques réserves pleines de tact, M. Delcassé avait dégagé sa responsabilité personnelle. Le livre jaune à peine publié fut prudemment mis de côté par ceux-là même qui espéraient y trouver des armes contre la religion et l’on n’en parla plus. Sur ces entrefaites survinrent la maladie et la mort de Léon xiii et la réunion du conclave. Sans se laisser intimider par les attaques des publicistes radicaux, M. Delcassé multiplia toutes les marques d’ingérence dans les affaires du conclave qui lui parurent compatibles avec la double dignité de l’Église et de la République. Il manda près de lui les cardinaux français en partance pour Rome et s’entretint avec eux. On sut ouvertement que la France patronnait la candidature du cardinal Rampolla. La chose était d’autant plus habile que cette candidature n’avait point de chance de succès définitif ; elle pouvait du moins servir à compter les partisans de la France dans le Sacré-Collège ; l’inconcevable maladresse commise par le gouvernement autrichien en opposant par avance un veto à l’élection du cardinal Rampolla en accrut le nombre. Le candidat de la République réunit ainsi un nombre fort imposant de suffrages et tint même la tête à l’un des scrutins. L’effet moral était produit.

Les sentiments de Pie X à l’égard de la « fille aînée de l’Église » dont Pie IX, ami des calembourgs disait déjà que « depuis Louis XIV, il n’y avait point eu de pire aînée[2] » ne sauraient dépendre exclusivement des tendances gouvernementales. Par delà les gouvernants qui passent, le pape aperçoit la nation qui demeure. Évidemment le nouveau pontife ne s’appuiera pas sur elle comme l’avait fait son prédécesseur, par la raison surtout que Léon xiii était un profond politique combinant ses actes en vue d’un long avenir ; mais Pie x ne la délaissera pas non plus et il n’y a pas à craindre qu’il lui marque des tendances hostiles. La question est de savoir jusqu’à quel degré la conscience de ses responsabilités de chef de l’Église lui permettra de pousser l’esprit de conciliation.

Le concordat subsiste toujours : le Vatican n’a pu que protester contre la dissolution systématique des congrégations et contre certaines entraves apportées à l’exercice du culte ; il n’y a pas là matière à conflit, mais seulement à tension de rapports. Il en va autrement au sujet de la nomination des évêques. Plusieurs diocèses sont actuellement sans titulaires, le gouvernement français ayant tout à coup élevé des difficultés à propos d’une formule employée presque constamment depuis François ier dans l’énoncé des bulles délivrées par le Saint-Siège aux évêques nouvellement promus. Le droit de nomination appartient sans conteste (le concordat l’a spécifié) au chef de l’État français : mais le Saint-Siège peut toujours refuser au prélat nommé l’institution canonique sans laquelle celui-ci ne peut exercer ses pouvoirs ecclésiastiques ; d’où la nécessité de pourparlers préliminaires entre Rome et Paris à la suite desquels, l’accord s’étant établi, la bulle d’investiture contenant les mots litigieux nobis nominavit est délivrée à l’évêque. Ces mots, pris en eux-mêmes, n’ont aucun sens ; ils constituent du mauvais latin et voilà tout. Il est de fait qu’après la guerre de 1870, des bulles furent expédiées qui portaient : nobis presentavit ; la nuance devenait importante et l’intention, certaine ; le gouvernement de M. Thiers protesta et le cardinal Antonelli, prétextant une erreur de plume, ne fit aucune difficulté pour revenir à l’ancienne formule. Mais autant en cette circonstance M. Thiers avait été prudent et avisé, autant M. Combes se montra inutilement agressif en prétendant tout à coup nommer des évêques sans même avoir averti le Saint-Siège des choix faits par lui ; il n’est dit nulle part, en effet, que le pape ne soit pas libre de refuser l’institution canonique aux évêques nommés par le chef de l’État. Ce conflit engagé sous Léon xiii subsiste naturellement sous Pie x.

Ce n’est pas le voyage du président de la république à Rome qui améliorera la situation. Ce voyage est indispensable ; M. Loubet doit rendre au roi d’Italie la visite qu’il a reçue. Mais jusqu’ici le pape n’a consenti, de son côté, à recevoir au Vatican que les chefs d’États non catholiques : réserve un peu puérile qui ne répond à aucune réalité ; car enfin, le roi de Saxe, tout catholique qu’il soit, règne sur un pays protestant et, par contre, le roi d’Angleterre et l’empereur d’Allemagne comptent parmi leurs sujets des catholiques en grand nombre. Cette réserve en tous cas n’a plus aucun sens quand il s’agit d’une république dont le chef est un simple citoyen élu pour quelques années. Les présidents de la république argentine ou de la république du Brésil pourraient être par hasard des protestants ; ceux de la république, des États-Unis ou de la république Helvétique, des catholiques. Le pape devrait pourtant recevoir les seconds et fermer la porte aux premiers… Est-ce soutenable ? Il est à croire qu’au Vatican on ne se montrera pas cette fois si intransigeant ; mais c’est à la condition que le président Loubet marque son désir de venir voir le pape. Or, dès à présent, les anticléricaux cherchent à peser sur le gouvernement français pour qu’il se refuse à cette démarche.

L’anticléricalisme a une large part dans l’enthousiasme parfois un peu exalté avec lequel on a fêté en France les souverains italiens ; ses partisans s’imaginaient ainsi, qu’on nous passe l’expression, « embêter le pape ». Le cardinal Sarto a manifesté en plusieurs occasions un patriotisme italien trop vibrant pour que Pie x n’en demeure pas influencé ; les succès de l’Italie ne doivent pas l’affliger outre mesure. En tous les cas le roi Victor-Emmanuel a montré de son côté un sens politique trop fin pour que les manifestations d’un anticléricalisme immodéré puissent lui donner du contentement. Bien loin d’être en opposition, les intérêts de la monarchie et ceux de la papauté sont liés les uns aux autres par tout un réseau de mailles très fines mais très résistantes que le vulgaire n’aperçoit pas. En dehors du désir compréhensible qu’ont les Italiens d’affirmer en toutes circonstances que le pape est entièrement libre — ce qui ne s’exprime jamais mieux que par les visites souveraines qu’il reçoit — ils redoutent pour leurs voisins comme pour eux-mêmes la réaction qu’engendrent forcément les écarts d’un zèle trop ardent.

Questions d’Orient.

À la différence du Livre jaune contenant la correspondance entre la France et le saint Siège, le Livre jaune relatif aux affaires de Macédoine a fait le plus grand honneur au ministre et à ses agents. Sur ce terrain-là, M. Delcassé avait les coudées franches. Ses conseils, à la fois énergiques et modérés, auraient souvent servi la cause de la pacification mieux que les remèdes proposés par ses collègues des autres chancelleries. Il ressort des divers documents publiés à cette occasion, que la diplomatie française a été l’une des mieux renseignées en même temps que des mieux inspirées ; les rapports de ses représentants sont remarquables de lucidité. Une bonne partie de la question d’Orient ne tient-elle pas dans cette observation de notre consul à Salonique, M. Steeg, que les Turcs employés dans les administrations européennes s’y recommandent en général par leur honnêteté, vertu qu’ils cessent de pratiquer lorsqu’ils deviennent employés du gouvernement ; n’étant dès lors que rarement payés, ils prennent la regrettable habitude de se payer eux-mêmes.

La France pouvait-elle davantage ? Certains l’ont prétendu, mais sans le prouver. Lui reprocher d’avoir occupé Mitylène pour faire recouvrer leurs créances à quelques-uns de ses sujets et de n’avoir point armé le moindre navire pour voler au secours des Arméniens est d’un effet oratoire si facile que les tribuns de carrefours n’auraient garde de passer à côté d’un tel argument sans y accrocher leurs phrases toutes faites. Nous renvoyons nos lecteurs à l’exposé que nous avons donné de cette expédition de Mitylène, qui demeure à nos yeux un chef-d’œuvre d’à-propos et de hardiesse diplomatiques[3]. Ils comprendront, en le relisant, pourquoi il était impossible à la France de greffer une démonstration pareille sur des questions aussi graves et dans une certaine mesure aussi insolubles que celles d’Arménie. Il s’agissait d’obliger la Porte à céder devant nous et à rétablir elle-même, par cet acte de soumission, notre prestige traditionnel aux yeux des populations orientales : pour cela, il fallait de toute nécessité nous limiter à quelques faits simples, nets, susceptibles de rendre l’ultimatum très clair, et son acceptation très prompte. Un grand déploiement de force au service d’une exigence minime, cela seul pouvait assurer la promptitude du règlement, et seule cette promptitude permettait d’atteindre au but visé. Pour protéger les Arméniens, il eût fallu une expédition comme celle de Syrie sous le second Empire ! Pour rétablir l’ordre en Macédoine, il faut plus encore : il faut le concert européen. Ce concert, il n’a pas dépendu de la France qu’il ne se réalisât ; elle a fait de son mieux pour y aider, et sa conduite a été, d’un bout à l’autre, aussi sage que désintéressée ; mais, dit le proverbe, pour se marier il faut être deux ; pour réaliser le concert européen, il faut l’Europe.

Si la conduite de notre diplomatie ne mérite, en ce qui concerne les affaires de Macédoine, que des éloges, il n’en va pas de même en ce qui concerne la tragédie dont la Serbie a été le théâtre. M. Delcassé, qui a toujours le mot si juste, a prononcé cette fois-là une parole malheureuse : il a qualifié « d’événement d’ordre intérieur » l’assassinat perpétré sur le roi Alexandre et sur la reine Draga. De pareils crimes, entourés d’ailleurs de circonstances tellement ignobles qu’on les jugea d’abord invraisemblables, relèvent de la morale générale et intéressent directement, à ce titre, toutes les nations. L’attitude des divers gouvernements, en cette circonstance, dépassa en faiblesse et en veulerie ce qui s’était vu jusqu’alors. Un télégramme d’allures un peu sévères, adressé par l’empereur d’Autriche au nouveau roi de Serbie et dont il ne fut du reste publié à Belgrade que la partie inoffensive — un « communiqué » de la chancellerie russe réclamant tardivement la punition des coupables, constituèrent des protestations d’autant plus platoniques que le ministre de Russie et le ministre d’Autriche apportèrent l’appui moral de leur présence à la réception de Pierre ier lorsqu’il entra dans sa capitale. Les autres membres du corps diplomatique s’étaient éloignés ; ils revinrent tous, hormis le représentant de l’Angleterre. On eût aimé à voir la France élever la voix au nom de ce respect de la vie humaine qu’elle n’a pas toujours observé, mais qu’elle a été du moins la première à proclamer. Le silence qu’elle observa impressionna douloureusement ses amis.

iv

AUTOUR DE PLUSIEURS STATUES

Il y a toujours quelque chose d’humiliant à voir la politique mener son sabbat autour du monument que la patrie consacre à honorer un mort et il est pénible pour l’historien d’avoir à recueillir, au pied de ce monument, non point le souvenir des œuvres de celui auquel il est consacré, mais bien l’écho des vilaines passions du jour. L’année 1902 nous avait épargné cette tristesse ; nulle fanfare discordante n’était venue troubler l’harmonie des fêtes de Victor Hugo ; les Français, sans distinction d’opinions avaient salué, sur leurs socles justifiés, les images de Balzac et d’Alexandre Dumas ; seul, Auguste Comte avait inspiré aux orateurs chargés d’inaugurer sa statue quelques allusions aux querelles présentes ; mais tout s’était passé en harangues, sans disputes acerbes ni protestations désobligeantes. L’année 1903 ne nous réservait pas les mêmes satisfactions. Tout a concouru pour mieux dénaturer l’hommage rendu à la mémoire d’Ernest Renan ; c’était assez pourtant que les circonstances fussent défavorables. Dans la catholique Bretagne, il était inévitable que la glorification de l’auteur de la Vie de Jésus ne provoquât une certaine agitation et, au lendemain des expulsions de religieux et des fermetures d’écoles libres qui avaient si fort irrité la grande majorité des Bretons, l’importance de cette manifestation devait encore grandir. N’était-ce pas le devoir des hommes de s’appliquer, de part et d’autre, à calmer ces susceptibilités et à rejeter dans l’ombre les ferments de discorde contenus dans l’œuvre de l’illustre écrivain pour projeter au contraire en pleine lumière les dons merveilleux qui le recommandent à l’admiration de la postérité.

La faute initiale.

Le clergé local porte la lourde responsabilité d’avoir déchaîné cette malheureuse bataille. C’est lui qui mania, avec une incomparable maladresse, la torche incendiaire. Dès que l’on parla d’élever une statue à Renan — et pouvait-on n’en point parler ? — ce fut Tréguier dont le choix s’imposa : Tréguier où il était né, où il avait souffert d’injustes persécutions, Tréguier auquel il n’avait jamais cessé pourtant de demeurer fidèle et près duquel sa fille et ses petits-enfants continuaient de résider. À peine le projet connu, le curé de la petite ville et ses vicaires partirent en guerre ; l’évêque eut le tort de les suivre ; les lettres qu’ils écrivirent passaient toute mesure. Une véhémente indignation contre le « blasphémateur du Christ » en débordait ; on se serait cru transporté d’emblée aux heures sombres de cette histoire du peuple d’Israël, que Renan a si magistralement contée, alors que des prophètes irrités lançaient l’anathème aux adorateurs du veau d’or. Déjà l’on parlait de prières expiatoires et d’excommunications majeures. Ce n’est pas ici le lieu de discuter la haine que beaucoup de prêtres et de fidèles professent à l’égard d’Ernest Renan : encore faut-il rappeler que ce dernier n’a jamais blasphémé et que nulle insulte ne s’échappa de ses lèvres. Il est regrettable que les catholiques ignorent obstinément le contenu de ces volumes dont il leur est, dès lors, impossible de combattre l’influence en connaissance de cause et par des arguments appropriés ; quiconque a lu Renan et l’entend traiter de blasphémateur ne peut que se récrier sur l’intolérance d’un tel jugement et ce malentendu a peut-être fait plus de mal à l’Église que ne lui en a fait l’œuvre entière de l’homme qu’elle désigne ainsi à l’exécration des foules ignorantes. De toutes façons provoquer une lutte dont les préliminaires étaient entachés d’une telle violence, inciter à y prendre part tous les libres esprits, tous ceux qui considèrent que le droit qu’a l’écrivain d’exposer une thèse historique ou philosophique est une des bases essentielles de la civilisation moderne, c’était lancer un défi qui ne pouvait manquer d’être relevé.

Les Bleus de Bretagne.

Il le fut. L’Association dite des Bleus de Bretagne avait là une trop belle occasion de se mettre en avant et d’en tirer profit au mieux de ses intérêts, pour la laisser échapper. Cette association se propose, comme c’est son droit, de travailler à répandre les idées républicaines en Bretagne. Peut-être sa dénomination n’est-elle pas très heureusement choisie ; il n’est jamais bon de renouveler les souvenirs de guerre civile autrement que par les pacifiants travaux qui s’opèrent dans les bibliothèques et les dépôts d’archives. Se grouper en « Bleus » c’est, après tout, suggérer à ceux qui pensent différemment de former une société de « Chouans », et l’on ne voit pas ce que les rivalités d’opinions, qui sont chose saine pour une démocratie, gagnent à s’étiqueter de la sorte, à rénover des querelles qui se poursuivirent à coups de canon et se terminèrent dans l’incendie et le sang ; entre citoyens d’une même nation, appartenant simplement à des partis politiques opposés, il y a des moyens de discuter plus opportuns et moins dangereux. Hâtons-nous d’ajouter que l’Association des Bleus de Bretagne n’a de répréhensible que son nom ; rien, dans la conduite de ses dirigeants ne permet qu’on les accuse de semer la discorde dans la vieille Armorique. Toujours est-il que des attaques aussi virulentes loin d’entraver l’exécution du projet qu’ils avaient conçu et d’en affaiblir la portée dessinèrent dès l’abord le caractère combatif que ce projet allait revêtir. On pouvait y persévérer avec une énergie tranquille sans répondre à d’injustifiables provocations. C’eût été le mieux. Mais la modération, déjà dure à établir d’un commun accord, devient bien improbable quand l’un des partis en présence a commencé d’y manquer. Les Bleus provoquèrent à leur tour. Sous leur impulsion le conseil municipal de Tréguier décida de planter le monument tout contre la vieille cathédrale gothique, symbole de la foi des Bretons et des traditions chères à leur cœur. Une faute beaucoup plus grave fut commise ; on invita le président du conseil, M. Émile Combes, à donner, à la cérémonie d’inauguration, par sa présence et sa parole, un cachet nettement républicain et libre-penseur.

Un immortel mécontent.

En tout ceci, le plus contrarié assurément fut Ernest Renan lui-même. Quiconque a vécu un tant soit peu dans le commerce de son chatoyant et bienveillant génie, à plus forte raison quiconque l’a approché et a senti s’insinuer dans la moindre de ses paroles cet amour de la paix, ce souci du raffiné, cette douce hésitation, produit d’une incertitude obstinée qui furent comme les vêtements de sa pensée — quiconque enfin se rappelle sa belle et profonde reconnaissance envers les maîtres de sa jeunesse ne peut douter de la souffrance rétrospective imposée à son esprit par les heurts, les chaos et les défis de cette malheureuse journée. Non pas qu’on en soit venu aux mains. La population de Tréguier laissa la ville aux Bleus qui la remplissaient de leur tapage inoffensif ; des habitants, les uns retirés dans leurs demeures regardaient curieusement par les fenêtres des étages supérieurs, les autres assemblés dans la cathédrale assistaient à un office dit de réparation. Mais cela même, cette occupation de la cité par des intrus devant qui s’étaient retirés les citoyens donnait à la fête un caractère étrange de désaccord et d’hostilité. L’impression s’accroissait encore par le déploiement énorme de troupes en armes ; tant de soldats pour préserver la statue d’un pacifique au cœur bon ! Quel malentendu était-on donc parvenu à créer pour qu’il fût nécessaire de garder toutes les issues, de barricader les rues, de promener partout des patrouilles et de tenir prêtes ces menaçantes réserves. Du haut de la cathédrale flottait au vent une banderole de calicot portant ces mots affirmatifs « Vive la république ! » Or, chacun sait que le dévouement de Renan à la démocratie fut plus résigné que convaincu, plus raisonné qu’enthousiaste. Mais voilà-t-il pas qu’à la dernière heure, plus haut encore, une seconde banderole se mit à flotter : Vive le Christ y lisait-on, et c’était, dominant cette foule, l’affirmation du conflit au milieu duquel Renan s’était si souvent affligé de vivre et qu’on exaspérait ainsi pour le glorifier après sa mort. Dans l’assistance, il dut chercher en vain ces délégués de l’Académie Française et du Collège de France qui, par excellence, possédaient le droit de louanger sa mémoire et qui l’eussent fait assurément de façon propre à le satisfaire ; mais ils n’étaient pas là. Du moment que la politique prenait le pas sur les lettres, ces doctes corps s’effaçaient devant les élus du peuple. Et si, d’aventure sur son socle ennuyeux, Renan se fut retourné pour connaître la compagne que lui avait donnée la fantaisie du statuaire, il eut été médiocrement séduit, en son regard d’artiste, de voir combien menue paraissait la déesse athénienne dressée à ses côtés, sous l’ombre énorme de la vaste église gothique.

En l’honneur de Pallas.

Pour tout dire, ce fut-elle, Pallas-Athéné, qu’on honora en cette singulière cérémonie ; Renan vint au second rang. Il était l’accessoire ; elle était le principal. Pour un peu, on lui eut offert des parfums délicats et des effeuillements de fleurs fraîches ; mais les trépieds manquaient et des soldats boueux fournissent une insuffisante figuration pour un cortège de panathénées. Il n’y eut donc qu’une prière et des discours. La prière, ce fut le morceau fameux qu’Ernest Renan composa naguère sur l’Acropole « quand je fus arrivé, dit-il, à en comprendre la parfaite beauté ». Tout le monde connaît cette pièce d’un rythme admirable et dont quelques trivialités éparses gâtent malheureusement la noblesse ; elle se termine par une litanie en l’honneur de Pallas et, probablement, cette litanie n’avait jamais été récitée nulle part devant une image de la déesse par la raison que de telles images n’existaient plus que dans les musées. Les sculpteurs modernes incarnent volontiers la sagesse comme d’ailleurs la beauté, la force ou la jeunesse, en des figures représentatives, mais ce ne sont que des figures ; Pallas est davantage ; c’est une déesse dont l’élite de l’Hellénisme spiritualisa le culte et dont la foule adora l’individualité, qui reçut des dons et fut servie par des prêtres, qui fit partie d’un Olympe assez peu recommandable, qui constitua enfin un centre certain d’idolâtrie. Et quand même ils se sont à tort et à travers réclamés de la Raison, les orateurs de Tréguier ont fourni, en somme, ce spectacle assez ridicule d’hommes sérieux chargés, en l’an 1903, de représenter dans une cérémonie purement laïque les pouvoirs publics d’un grand pays et qui, par haine mesquine du christianisme, ont prononcé des paroles et esquissé des attitudes d’adoration autour d’une statue de la fille de Jupiter. À voir ces choses se dérouler en pleine paix intérieure, on comprend comment les dégradantes folies de la révolution ont été rendues possibles et comment la déesse Raison a pu s’asseoir sur l’autel de Notre-Dame sans que l’éclat de rire des assistants ébranlât les voûtes vénérables sous lesquelles se passait cette honteuse mascarade.

Le caractère antichrétien des fêtes de Tréguier est difficile à nier ; il s’affirme dans tous les discours, sauf dans celui du ministre de l’Instruction publique. La dissertation de M. Berthelot s’appliquant à montrer que « les religions modernes sont des formations secondaires », que les notions de moralité et de devoir sont dues « à l’évolution spontanée des instincts sociaux », que Bouddha et Jésus s’équivalent, qu’enfin un temps viendra où « le christianisme sera entré à son tour dans les limbes de l’histoire » était aussi déplacée qu’inutile. Que dire de la recette à fabriquer des religions apportée par l’ironie téméraire et mordante de M. Anatole France ? Il faut d’abord, pour faire une religion, déclare-t-il, « une idée générale d’une extrême simplicité, une idée sociale » — en second lieu « une liturgie ancienne, depuis longtemps en usage et dans laquelle on introduit cette idée » — troisièmement « il y faut un tour de main, cet art des prestiges qu’on appelle, dans notre vieille Europe, la physique amusante ». C’est ainsi, paraît-il, qu’a été construit le christianisme et voilà Pallas dûment avertie, pour le cas où elle souhaiterait de travailler, par les mêmes moyens, à restaurer ses propres autels.

Au banquet qui suivit, le président du conseil accentua, avec sa lourdeur habituelle, ces aimables déclarations ; sa harangue termina fâcheusement une manifestation indigne de celui qui en était l’objet. Peu avant, la petite république de Genève avait donné à la grande république française une leçon qu’il eut été bon de recueillir ; élevant un monument à la mémoire de Michel Servet, la victime de Calvin, elle avait su réaliser la mesure digne et forte et trouver les accents qui apaisent et réconcilient, faire le geste et dire la parole qui vengent sans blesser, qui exaltent sans abaisser.

Pas historien !

Est-ce que vraiment Taine ne serait pas un historien ? M. Aulard l’affirme. Doit-on le croire ?… Cruelle énigme ! C’est encore à propos d’une statue qu’est née cette querelle-là. Il s’agissait d’en élever une à l’illustre écrivain, dans une province qui eut, si nous ne nous abusons, l’honneur d’être son berceau. L’initiative n’avait rien que de légitime et de rationnel. M. Aulard concède certainement que Taine mérite un monument dans sa ville natale et même un autre à Paris par-dessus le marché ; le moyen d’en espérer pour lui-même après sa mort, s’il dispute avec tant d’âpreté de son vivant les titres d’un talent aussi notoire ? Seulement voici où le bât le blesse. Aux yeux de M. Aulard, il est de tous points indispensable que la qualité d’historien soit retranchée de celles qui vaudraient à Taine les avantages du bronze ou du marbre. Qu’on le proclame philosophe, critique littéraire, voire même critique d’art, c’est fort bien : historien, jamais ! Le monde connaît pourtant une certaine Histoire des origines de la France contemporaine qui n’est pas sans avoir fait quelque bruit lorsqu’elle a paru. Taisez-vous ! C’est précisément cet ouvrage qui révolte M. Aulard, car ce dernier, de par d’officiels arrêtés, porte le titre sonore d’Historien de la Révolution et il n’admet point qu’on ose émettre, sur cette époque sacrée, un jugement différent du sien. Taine n’a point respecté la révolution ; ayant commencé d’écrire, plein de ferveur pour ses mérites, il s’aperçut en route qu’elle avait commis un grand nombre de crimes inutiles et il le dit fort crûment, avec preuves à l’appui. C’est ainsi qu’il concevait, en sa naïve loyauté, le rôle de l’historien : M. Aulard le conçoit autrement, à la manière des bardes d’autrefois qui chantaient la gloire d’un clan ou des poètes-lauréats qui sont chargés d’exalter la famille de leur souverain. M. Aulard est un historien dynastique au service de Sa Majesté la Révolution. L’étrange de la chose c’est qu’il ne s’en rend pas compte : son dysnastisme est aveugle ; M. Aulard jurerait sur sa tête qu’il ne recherche que la vérité toute nue, tandis que Taine s’occupe de la farder. Et ses disciples partagent cette conviction.

Voilà d’étranges aberrations ! M. Aulard, certes, a été généralement blâmé par ses confrères pour sa protestation incongrue et ceux là même qui n’adhèrent point aux conclusions de Taine sont unanimes à penser que la haute valeur et la belle sincérité de sa méthode en font un historien de premier rang. N’empêche que l’incident jette un jour bien fâcheux sur les ravages que l’esprit de parti peut accomplir dans la mentalité d’un professeur savant et bien intentionné ; le prestige des milieux universitaires français n’en sera point rehaussé au dehors. Taine aura sa statue et demeurera historien ; on n’en saurait prédire autant de son contradicteur.

Contre la domination romaine.

Le caractère contemporain des œuvres de Taine protégeait sa mémoire ; ses livres étaient là pour le défendre. Tout seul sur son socle géant, le pauvre Vercingétorix ne jouissait pas des mêmes avantages. Aussi s’en est-on donné de parler politique à l’ombre de son glaive formidable et de ses grosses moustaches. Nous accordons qu’il eût été difficile d’entrer dans le détail de ses exploits et plus encore de sa vie de famille. Nous ne savons pas grand chose de ce qui le concernait. Mais en dressant sur les hauteurs de l’Auvergne sa statue dominatrice, le génie opiniâtre et enthousiaste de Bartholdi rêvait de symboliser les glorieuses résistances de notre patrie aux invasions qui menacèrent tant de fois l’intégrité de son sol et l’harmonie de ses institutions. Il n’y avait qu’une personne dont on put décemment parler devant ce chef gaulois à la fois si populaire et si inconnu, et cette personne c’était la France. Il en fut peu question. Les orateurs préférèrent chanter les beautés de la guerre civile et dire du mal de leurs adversaires politiques ; ils se plurent pourtant en un rapprochement un peu bouffon qui transforma Vercingétorix en lutteur anticlérical. N’était-ce pas contre la domination romaine que le héros cherchait à soulever les Gaules ? Voilà qui établit entre lui et M. Combes un parallèle savoureux autant qu’imprévu.

Rancunes étranges.

La statue de Jules Simon a été enfin érigée là où il convenait qu’elle fut, c’est à dire sur la place de la Madeleine à Paris, devant la maison où l’illustre philosophe vécut la partie la plus féconde et la plus utile de sa noble vie. À l’occasion de la publication d’un livre posthume où son âme délicate se reflétait tout entière, nous avons[4] retracé en un bref raccourcis les principaux traits de l’homme et de son œuvre. Hormis qu’il fut toujours prompt à écouter la voix de sa conscience et énergique à en tirer les conséquences, hormis qu’il n’hésita jamais à se séparer de son parti quand la droiture et le devoir le lui suggérèrent il semblait difficile que dans aucun camp on trouvât à redire aux hommages mérités par sa mémoire. C’est là pourtant ce qui advint. La majorité radicale du conseil municipal de Paris voulait reléguer Jules Simon en quelque recoin distant : la place de la Madeleine lui semblait trop centrale, trop monumentale ; elle réservait sans doute cet emplacement de choix pour quelqu’un des siens. Il fallut qu’un revirement politique intervint et que le peuple parisien envoyât siéger à l’hôtel de ville une majorité nationaliste pour que la statue reçut son laisser-passer. Jules Simon se trouva honoré finalement par les représentants de ce principe plébiscitaire et césarien dont il s’était montré, tout le long de son existence, l’ennemi loyal mais irréductible.

v

QUERELLES STÉRILES

Ces deux mots ne renferment pas seulement la morale des incidents que nous venons de rappeler ; ils résument l’aspect intérieur des affaires françaises depuis douze mois. Aussi, l’on ne s’étonnera pas que, donnant une attention particulière aux choses qui restent, c’est-à-dire, en l’espèce, aux amitiés nouvelles ou renouvelées et à tout ce qui constitue le rayonnement de la France au dehors, nous ne nous attardions guère sur celles qui passent ; et au premier rang de celles-là, il faut inscrire cette agitation de principes creux et d’idées sonores à l’aide desquels le cabinet Combes a gouverné — si tant est que cela puisse s’appeler gouverner.

Un roseau peint en fer.

Déjà, l’an passé, nous avions eu l’occasion de faire remarquer la faiblesse de caractère du premier ministre ; M. Émile Combes a beau se peindre et se repeindre en fer rigide, il n’est qu’un roseau pliant. Le propre du roseau, c’est en effet de capituler devant le moindre souffle de vent ; la capitulation est aussi le propre des hommes politiques sans conviction et sans pouvoir. On se rappelle combien les collaborateurs dont M. Combes avait recherché le concours, lorsqu’il s’occupait de former son cabinet, différaient de ceux qui se trouvèrent, en fin de compte, groupés autour de lui[5]. Des volontés plus fortes que la sienne s’étaient interposées à la dernière heure et avaient réussi à modifier complètement la physionomie de la combinaison dont il devait être le chef. Or, cette pression est demeurée secrète ; quel qu’ait été le nombre de ceux qui y ont participé, ils n’agissaient au nom d’aucun parti ni d’aucune association politique définie ; la résistance était donc aisée. Le président du conseil n’essaya même pas de se soustraire à un joug aussi inquiétant pour lui qu’inattendu pour l’opinion. Il se borna — toujours comme le roseau qui, après avoir cédé au vent, se redresse fièrement — à accentuer le ton de ses harangues et à proférer des menaces vers les quatre points cardinaux, comme pour donner confiance à ceux dont il acceptait si bénévolement de servir les passions sectaires ou les intérêts inavouables. Depuis lors, aucune capitulation ne lui a coûté et chaque capitulation a été suivie d’une recrudescence dans la violence de son langage et dans la brutalité de ses actes. Ayant pris le pouvoir avec le dessein hautement proclamé d’appliquer la loi sur les associations telle que M. Waldeck-Rousseau l’avait rédigée et fait accepter par le parlement, M. Combes a si bien surenchéri sur toutes les dispositions de cette loi, quand il n’a pas consenti même à les contredire, qu’aujourd’hui, il ne reste rien du texte primitif, en ce qui concerne du moins le régime imposé aux congrégations. Celles-ci, autorisées ou non, sont traquées et pourchassées de toutes les manières. Un projet de loi a été déposé qui retire aux premières le droit d’enseigner déjà refusé aux secondes. À peine le texte en a-t-il été connu qu’on a proposé par voie d’amendement d’étendre cette interdiction à tout le clergé, exception faite pour les séminaires où se forment les futurs prêtres. Il est vraisemblable que M. Combes acceptera cet amendement et qu’à cette occasion, il renouvellera ses précédentes diatribes contre le cléricalisme et contre les évêques principalement. Encore qu’il soit difficile de trouver à redire à la conduite de ses membres, le corps épiscopal n’a cessé, depuis un an, d’être en butte aux attaques, d’ailleurs vagues, du chef du gouvernement. Imprécis dans ses récriminations ce dernier est très formel dans ses menaces. En toute occasion, il évoque le spectre de la séparation de l’Église et de l’État ; tout en se défendant de désirer cette réforme, il a soin de répéter que les catholiques l’y acculeront par leurs incessantes révoltes. On se demande en quoi consiste lesdites révoltes. Nous avons blâmé tout à l’heure le rôle du clergé breton à propos de la statue de Renan ; nous n’hésiterions pas à blâmer de même tout incident par lequel se marquerait cette intolérance dont le catholicisme a été souvent coutumier mais qui est encore plus dans l’essence du jacobinisme. Les ardeurs catholiques ont pour tempérament les préceptes de mansuétude qui abondent dans l’évangile, tandis que rien n’atténue la fougue dévergondée du jacobin. Innombrables sont les menus faits qui ont traduit, en 1903, la tyrannie jacobine si vite prête à renaître sur le sol de France. À la suite d’une circulaire plus que discutable par laquelle M. Combes interdit la prédication aux congréganistes, même sécularisés, des désordres très graves eurent lieu dans plusieurs paroisses dont les curés n’avaient pas cru outrepasser leurs droits en faisant monter en chaire d’anciens congréganistes. À Aubervilliers, à Belleville, à Plaisance, des bandes jacobines pénétrèrent dans les églises et s’y livrèrent à des manifestations qui dégénérèrent très vite en d’odieuses mêlées. Les traitements des curés en question furent supprimés ; par contre, on ouvrit contre les auteurs de ces désordres une enquête de pure forme qui ne donna aucun résultat. Pareille impunité était propre à encourager les fauteurs de troubles qui ne manquèrent pas de s’attaquer aux processions et d’entraver de leur mieux l’exercice du culte. De son côté, le président du conseil l’entrava en fermant d’office la plupart des chapelles dépendant de couvents, d’hôpitaux ou d’écoles et qui recevaient le trop plein des églises paroissiales : pure tracasserie dépourvue de toute raison d’être et de tout prétexte plausible.

La plus retentissante en même temps que la plus choquante des capitulations consenties par M. Combes fut son abstention au service funèbre célébré à Notre Dame de Paris en mémoire du Pape Léon xiii. La France entretenant un ambassadeur auprès du Saint Siège, il était impossible que le chef de son gouvernement, sans manquer aux convenances élémentaires, se dispensât d’assister à la cérémonie. Huit jours plus tôt, M. Combes lui-même n’eût pas admis une semblable hypothèse. Mais les exigences grossières formulées au nom de quelques fanatiques par l’Action, le journal de l’ex-abbé Charbonnel, eurent vite raison de ses scrupules. La plupart des ministres sanctionnèrent en l’imitant son inqualifiable conduite. À côté de M. Delcassé, le général André en grand uniforme, fut le seul à donner à son chef une leçon de savoir-vivre.

Une œuvre vaine.

D’échelons en échelons, M. Combes qui avait pris le pouvoir, disait-il, pour appliquer la loi Waldeck-Rousseau, c’est-à-dire pour réglementer et surveiller les congrégations en est arrivé à les détruire. Il a tenu à abolir toutes les distinctions que la loi spécifiait et à poursuivre avec un zèle égal les congréganistes prédicants aussi bien que les enseignants. Ceux qui se livrent à l’exercice de la charité, aux soins à donner aux vieillards, aux malades, aux infirmes n’ont été épargnés que dans la mesure où leur remplacement immédiat présentait de trop grandes difficultés. Il ne fait plus de doute pour personne que l’œuvre ainsi entreprise ne doive se poursuivre et s’achever. Cette œuvre est vaine. Qu’elle ait provoqué quelque scandale au dehors, dans les milieux libéraux, ce n’est pas surprenant. Un membre du gouvernement britannique, interrogé à la chambre des communes sur la légalité de l’expulsion des Bénédictins anglais établis à Douai, a traduit avec une sévérité discrète le sentiment général en manifestant sa surprise que le cabinet français ait pu juger une telle loi nécessaire. Le mot indique à la fois de l’étonnement et du scepticisme. C’est que les Anglais ont pu depuis longtemps apprécier l’inanité de ces mesures radicales par lesquelles les utopistes s’imaginent faire table rase des réalités prescrites en même temps que des forces héréditaires. Si même vous regardez la congrégation comme un phylloxéra moral — et c’est là de nos jours un point de vue bien étroit et bien démodé — comment pouvez-vous vous flatter d’expulser ce mal de votre territoire quand il sévit sur tous les territoires environnants ? Tentez de vous défendre, de vous protéger contre lui, soit ; mais n’ayez pas l’illusion de croire qu’il va se tenir au-delà de vos frontières sans pénétrer de nouveau chez vous. Le système de M. Waldeck-Rousseau pouvait avoir à cet égard quelque efficacité ; le système de M. Combes demeurera totalement inefficace. La destruction des congrégations n’est en somme qu’un exil. Or les exilés rentrent toujours : c’est une affaire de temps.

Ce qui hâtera la réaction c’est que, les congréganistes momentanément dispersés, le parti de combat que détient le pouvoir se trouve maintenant face à face avec le clergé régulier et condamné en quelque sorte à tourner contre lui ses fureurs. Devenir impartial et tolérant ce serait, pour un tel parti, se désagréger ; il est créé pour la lutte et ne saurait y renoncer. S’il n’a pas d’adversaires à pourfendre, sa nature l’oblige, comme Don Quichotte, à attaquer des moulins à vent. Et soyons juste, le « péril clérical » est-il autre chose qu’un moulin à vent ?

Le monopole universitaire.

Malgré que le gouvernement déclare n’en pas vouloir, on s’achemine vers le rétablissement du monopole de l’enseignement entre les mains d’une université d’État. Encore une œuvre vaine qui est condamnée à disparaître à moins qu’elle n’engendre des résultats tout opposés à ceux qu’attendent ses promoteurs ; et cela n’est pas impossible après tout. Le contrôle officiel, de nos jours, peut être très étroit sur les individus : il ne saurait l’être sur les idées ; le domaine des idées est devenu si vaste qu’il est impossible de le transformer en prison ; c’est pourquoi la crainte que l’église n’arrête, par son influence obscurantiste, progrès scientifique et intellectuel est une crainte puérile et c’est pourquoi, d’autre part, les tentatives de l’État pour asservir à son tour la pensée sont absurdes et mort-nées. La république peut former un corps professoral trié sur le volet au point de vue du dévouement à ses institutions ; du jour où la pesée sur l’indépendance d’esprit des hommes qu’elle y admettra deviendra trop forte, ils s’émanciperont d’un joug désormais intolérable pour tout esprit cultivé. Ou bien sans détruire l’organisation d’état, ils recouvreront leur liberté mentale et pédagogique, ou bien cette organisation périra sous la double poussée de l’esprit scientifique révolté et de l’opinion publique asservie. En attendant les écoles congréganistes se sont toutes rouvertes avec des directeurs et des professeurs laïques et il n’est pas certain qu’elles aient gagné en libéralisme et en esprit de tolérance. Il n’y a rien de changé en France que beaucoup de motifs de querelles et de haines ajoutés aux anciens.

L’affaire Dreyfus.

Étant donné la façon dont elle a été reprise, il n’y a rien à dire jusqu’ici contre la réouverture de l’affaire Dreyfus ; ce troisième acte sera évidemment le dernier ; il est probable même qu’il aura la brièveté et la sérénité des épilogues pacifiques qui terminent parfois les drames inquiétants. En réponse aux tapageux efforts de M. Jaurès pour ranimer l’incendie politique auquel avait donné lieu cette triste histoire, la chambre des députés, sans se laisser émouvoir par un incident théâtral qui mit aux prises M. Brisson et M. Cavaignac marqua son ferme vouloir de ne plus laisser l’affaire Dreyfus sortir du domaine judiciaire. L’ordre du jour qui attesta cette bonne résolution fut votée à une imposante majorité et l’on ne sait pas, en vérité, pourquoi le général André, que nul ne mettait en cause, s’offrit ce jour-là à instituer une enquête qu’on ne lui demandait point. Peu après, par les voies légales, ainsi qu’il en avait le droit, Alfred Dreyfus introduisit sa demande de révision. Il paraîtrait que les faits nouveaux sur lesquels la commission compétente se basa pour conclure à la recevabilité de cette demande consisteraient en changements de dates et d’initiales sur les pièces qui constituaient contre l’accusé les charges les plus accablantes : on aurait reconnu dans ces altérations savantes la main du colonel Henry de méprisable mémoire. S’il en est ainsi, avec les derniers doutes sur la culpabilité de Dreyfus s’envoleront les seuls griefs que l’on pouvait évoquer contre les deux conseils de guerre qui l’ont condamné ; Henry deviendrait le détestable auteur de tous les maux que les jugements, dès lors justifiés, de ces conseils auraient déchaînés. Pour le reste, pour tout ce qui s’est greffé de néfaste et de malfaisant sur l’affaire elle-même, nous avons suffisamment donné notre avis dans les précédents volumes et ne croyons pas devoir y revenir. Tout cela est tombé dans le passé et ce serait un crime contre la patrie que de l’en extraire. Il faut espérer que M. Émile Combes se guidera sur la volonté du parlement si clairement exprimée dans l’ordre du jour que nous avons rappelé tout à l’heure. Il est regrettable que le gouvernement n’ait eu pour ainsi dire, aucune part dans le vote de cet ordre du jour et qu’il ait même en cette circonstance paru encourager par son attitude équivoque le misérable dessein des fauteurs de désordre prêts à replonger, par un intérêt de parti, la France dans le cauchemar auquel elle venait à peine d’échapper.

Guerre et marine.

L’année 1904 verra la discussion et sans doute l’acceptation du projet de loi sur le service de deux ans : ce sera là une grande réforme qui, selon la manière dont elle se trouvera conçue et exécutée, pourra aboutir à un renforcement sérieux ou à un affaiblissement notable de notre puissance militaire. Cette année-ci ne comporte rien de pareil. Si le général André a continué à « républicaniser » l’armée c’est-à-dire à favoriser ouvertement les officiers démocrates et libre-penseurs au détriment de leurs camarades de mérite égal ou même supérieur, il a, d’autre part, marqué par quelques actes énergiques ou quelques mots appropriés qu’il n’entendait pas obéir aux injonctions des politiciens et qu’il demeurait soldat avant tout. Il s’opère dans l’armée une sorte de tassement des idées que le général André a cru nécessaire de travailler à y répandre. Cette besogne là était-elle désirable ? la chose est fort douteuse. De son propre aveu, le ministre de la guerre n’a pu l’accomplir qu’en « faisant appel aux ligues de gauche pour contrebalancer l’action des ligues de droite ». Cela signifie que les querelles de parti ont été introduites de plein pied à la caserne ; le besoin ne s’en faisait pas sentir. L’armée d’hier n’était guère influencée par les « ligues de droite ». Elle se confinait dans son devoir professionnel et donnait ce spectacle presque unique dans l’histoire d’une grande masse d’hommes enrégimentés et demeurant, au sein d’une démocratie, totalement étrangers à la politique. Bien probablement on n’en pourra dire autant de l’armée de demain.

Quoiqu’il en soit de la valeur de l’œuvre à laquelle s’est attelé le général André, on ne saurait la mettre en parallèle avec celle que poursuit à la marine M. Camille Pelletan. Le général est un homme de savoir, fort au courant des choses militaires, grand travailleur, tenace en ses desseins et capable de résistance en certains cas ; M. Pelletan n’est qu’un désorganisateur de l’espèce la plus médiocre. Journaliste de talent, esprit plus généreux que consciencieux, il s’était acquis naguère d’assez nombreuses sympathies qui ne résisteront point à la façon dont il s’est comporté au pouvoir. À l’inverse du général André, M. Pelletan est paresseux, complètement étranger aux choses qu’il dirige, et sans caractère. Orateur abondant il n’a pas même su tenir le langage qui convenait à sa situation et ses « gaffes » ne se comptent plus. Doublé du légendaire M. Tissier (un professeur de chimie dont il a fait son chef de cabinet), M. Pelletan a semé à pleines mains dans tous les services les germes de désordre et de désagrégation. Abus de pouvoir, erreurs grossières, omissions invraisemblables, virements irréguliers, on peut tout lui reprocher. Jamais dans aucun pays un département aussi important que celui de la marine ne s’est trouvé remis en de pareilles mains ; jamais surtout une aussi dangereuse impunité n’a été assurée à l’artisan d’une semblable décadence. M. Pelletan est-il inconscient ? On serait tenté de le croire. Certains sont, en tous cas, plus coupables que lui : ceux qui, par intérêt de parti, le maintiennent à son poste tout en étant pleinement conscients de l’incapacité dont il y donne à chaque instant la preuve.

La presse étrangère, peu encline à prendre position contre le cabinet Combes parce qu’elle le voit à travers une politique extérieure aussi brillante que sage, n’a pas ménagé ses critiques au ministre de la marine. Parmi tant de réquisitoires dressés contre lui, celui de M. Archibald Hurt, dans la Fornightly Review, est probablement l’un des plus exacts ; il explique à merveille en quoi l’initiative de M. Pelletan s’est exercée précisément au rebours de ce qu’il fallait. M. Hurt met en relief les défectuosités de notre organisation maritime déplorablement routinière ; il montre notamment pourquoi nos navires établis, sous prétexte d’améliorations et de progrès, sur des types différents et sans cesse modifiés, nous reviennent très cher, nous réservent des surprises désagréables et nécessitent de fréquents et coûteux remaniements. C’est là pour la marine française une cause permanente d’infériorité et si l’infériorité qui en résulte n’a pas davantage fait sentir ses effets, le mérite doit en être attribué précisément à ce corps d’officiers envers lequel M. Pelletan multiplie les manques d’égards, à ces équipages parmi lesquels il sème le découragement et la désaffection, uniquement préoccupé dans les intervalles que lui laissent les innombrables discours politiques qu’il prononce, de supprimer des postes d’aumôniers, de chasser les religieuses garde-malades des hôpitaux, de flagorner les ouvriers des arsenaux déjà très favorisés par rapport à leurs camarades. M. Pelletan écoute avec délices retentir sur son passage le chant de la Carmagnole et de l’Internationale et, mettant en pratique leurs odieux couplets, il laisse prêcher autour de lui l’indiscipline et la révolte. Il arrête, au mépris de la loi, la construction des navires prévus par les votes du parlement ; il ne comble point, par des promotions nouvelles, les vides que la mort a causés parmi les officiers supérieurs. On conçoit qu’une telle attitude, jointe à d’injurieux soupçons, à d’acerbes critiques, à des procédés de la dernière impolitesse, ait non seulement ameuté contre lui des haines violentes, mais encore détendu tous les ressorts et lassé les bonnes volontés. Or, comme l’indique M. Archibald Hurt, la marine française, mal organisée matériellement, n’est vraiment forte que moralement. Affaiblir sa force morale, c’est donc travailler à la ruiner.

Finances.

L’admirable ligne politique conçue par M. Delcassé et suivie depuis six ans avec un mélange si étonnant de souplesse et de fermeté n’est pas le seul soutien du cabinet Combes, le seul rempart derrière lequel se dissimulent la faiblesse du chef et la médiocrité de beaucoup de ses collaborateurs. La présence de M. Rouvier à la tête du ministère des finances a suffi pour rendre quelque confiance à ceux que la politique de M. Millerand avait inquiétés et que les talents d’ailleurs réels de M. Caillaux, ministre des finances dans le cabinet Waldeck-Rousseau, n’avaient pas réussi à réconforter. Pour l’année 1903, le rendement des impôts et monopoles de l’État a donné une plus-value de près de 133 millions[6] de francs par rapport aux évaluations budgétaires et de près de 151 millions par rapport au rendement de l’année 1902. Diverses causes accessoires peuvent être invoquées pour expliquer ces améliorations ; mais la première et la plus efficace c’est que le nom seul de M. Rouvier est devenu pour les Français, comme pour beaucoup d’étrangers, synonyme de sagesse et d’habileté dans le maniement des deniers publics. Notre ministre actuel est, à coup sûr, l’un des premiers financiers du monde ; et quand même il s’est trouvé, tant par ses collègues que par le parlement, constamment contrecarré dans ses désirs, il a réussi à relever une situation qui ne laissait pas, voici dix mois, de paraître assez préoccupante.

Grâce à ses efforts intelligemment secondés par le président de la commission du budget, M. Paul Doumer, l’ancien gouverneur d’Indo-Chine, le budget de 1904 a pu être voté avant le 1er janvier. L’expédient commode mais funeste des « douzièmes provisoires » a été ainsi évité. M. Rouvier a paru attacher une importance considérable à ce qu’il en fut ainsi, déplorant sans doute la facilité avec laquelle les précédents cabinets avaient parfois admis ce procédé. Il est certain qu’outre le désordre jeté dans les finances d’un grand pays par le vote du budget au cours même de l’année à laquelle il s’applique, les députés prennent ainsi les plus fâcheuses habitudes et perdent complètement de vue la nécessité de discussions rapides et suivies.

Pour en arriver là, M. Rouvier a dû, cette fois, faire de réels sacrifices et consentir à couvrir le déficit qu’il aurait désiré couvrir autrement, par une forte émission d’obligations à court terme et une négociation nouvelle de rentes, lesquelles étaient rentrées dans le portefeuille de l’État et se trouvaient en sommes éteintes. Pour appeler les choses par leur nom, ce serait là de véritables emprunts nouveaux. Si M. Rouvier doit conserver longtemps le portefeuille des finances, il arrivera sans doute à imposer les mesures qu’il juge nécessaire à l’amélioration de notre situation. Mais l’avenir ne semble pas évoquer à son esprit des images très souriantes. Il ne croit guère à la possibilité d’économies radicales dans les différents services ; il prévoit par contre le vote d’un grand nombre de lois de retraite et d’assistance qui répondront à une tendance « noble mais fatale » des démocraties et en vue desquelles il faudra créer des ressources nouvelles ; où les trouver ailleurs que dans l’impôt ? Sans doute cet écrasement du contribuable par l’impôt n’est pas particulier à la France ; le français ne paie en somme que 92 francs d’impôt annuel alors que l’allemand en paie 127 ; l’anglais en paie 89, chiffre qui se rapproche singulièrement du nôtre. Mais constater que son voisin a commis les mêmes fautes que soi ou souffre des mêmes maux, constitue une mince consolation. M. Rouvier ne l’apprécie qu’à sa valeur ; il regrette, on le sent, l’époque où les ministres des finances avaient devant eux une marge suffisante pour ne pas craindre en augmentant le chiffre des dépenses, d’appauvrir le pays et pouvaient attendre au contraire d’une charge bien comprise et bien équilibrée un accroissement probable de richesse et de prospérité. Si M. Rouvier se résigne, parce qu’il les juge inévitables, aux frais qu’entraîneront les lois d’assistance, sans que des économies correspondantes aient pu être réalisées dans le budget des armements, il doit maudire les frais stériles et évitables, ceux-là, qui découlent des laïcisations. Il est extrêmement difficile d’évaluer ce que coûtera la loi sur la suppression de l’enseignement congréganiste ; il est vraisemblable pourtant que la construction ou l’aménagement des nouvelles écoles primaires destinées à remplacer celles que l’on forme monteront aux environs de 225 millions et que les dépenses annuelles se chiffreront par quelques cinquante à soixante millions. Il y a là de quoi faire faire la grimace à un ministre des finances qui ne se paie pas de mots.

Faiblesse de l’opposition.

Il ne faudrait pas prendre au tragique, le tableau que nous venons de tracer de la politique intérieure de la république durant l’année 1903. Encore que nous en ayons plutôt atténué qu’accentué la noirceur, un pays comme la France possède trop d’énergie et de vitalité pour que quelques années d’erreurs, si grandes soient-elles, influent définitivement sur ses destinées. Mais, on doit l’avouer, rien n’indique encore que l’opinion soit près de se ressaisir, qu’elle soit lasse des chimères dont on l’abreuve, des grands mots à l’aide desquels on l’égare. La faute en est surtout à l’opposition qui s’est émiettée de la façon la plus fâcheuse ; elle n’a ni organisation forte ni programme précis. Elle noue des coalitions de hasard et consent d’étranges et maladroites abdications. Rien ne semblerait plus aisé pourtant que de grouper les mécontents ; ils sont légion. Mais l’intérêt personnel mal entendu les détourne de ce que commanderait l’intérêt commun. C’est ainsi qu’en l’espace de quelques semaines on a vu, vers la fin de l’année, M. Waldeck-Rousseau n’essayer qu’une pâle et anodine protestation en faveur des libertés méconnues, M. Méline exécuter une assez misérable courbette à l’égard des radicaux et la majorité nationaliste du conseil municipal voter la régie du gaz, c’est-à-dire l’une des mesures les plus nettement radicales qui put être prise… le tout par préoccupation électorale.

vi

EN ALGÉRIE

« Quiconque a pu voir les prodigieux travaux exécutés en Algérie n’éprouvera que de la pitié pour ceux qui, en présence de toutes ces œuvres admirables, oseraient prétendre que les Français ne savent pas coloniser ». Ainsi s’exprime le célèbre voyageur allemand Rohlfs ; l’impression est identique chez Tchihatcheff et chez d’autres étrangers compétents. En fait, ce sont principalement les Français qui disent du mal de l’Algérie par une vieille habitude d’esprit peut-être justifiée autrefois, mais à coup sûr, injustifiée aujourd’hui.

Le voyage présidentiel.

Le président de la République a pu, cette année, s’en rendre compte de ses propres yeux. Son voyage à travers nos possessions de l’Afrique septentrionale a marqué une date importante de leur histoire. C’est une étape qui est franchie, un cycle qui s’est clos, une période nouvelle qui s’est ouverte. Depuis longtemps, la visite du chef de l’État était attendue mais le projet eut été difficile à exécuter plus tôt. L’Algérie que parcourut Napoléon iii était une région militaire, s’opéraient des grandes manœuvres incessantes ; on n’y voyait guère que des uniformes et des burnous ; l’avenir de la colonie demeurait incertain, son utilité contestable ; la domination française s’y maintenait au prix de grands efforts et la continuité même de ces efforts empêchait d’en prévoir de plus étendus et de plus décisifs qui, seuls, eussent pu donner à l’œuvre entreprise son orientation rationnelle et sa valeur certaine. La France d’alors était on ne peut moins coloniale ; en général, les époques de richesse et de joie sont peu favorables à l’essor colonial et les Français du second empire étaient riches et joyeux.

Ce fut la troisième république, régime de dur labeur et de défrichement obstiné qui, sans disputes ni déclamations, tira le char algérien de l’ornière où il s’embourbait : cela ne se fit pas est-il besoin de le dire, sans erreurs et sans maladresses, sans temps perdu et sans traits cassés, mais enfin cela se fit. Aider les colons, calmer et rallier les indigènes ; établir à gauche un solide protectorat sur la régence de Tunis, à droite une ferme influence sur le Maroc ; gagner vers l’intérieur de proche en proche jusqu’à rejoindre le Sénégal et la Côte d’Ivoire ; réformer enfin l’administration du haut en bas, tel était l’indispensable programme ; il est réalisé plus qu’à moitié, presque aux deux tiers.

Coup d’œil rétrospectif.

L’Afrique septentrionale ou Berbérie, appelée ainsi des peuplades Berbères qui en furent les premiers occupants, appartint successivement aux Carthaginois, aux Romains, aux Vandales, aux Arabes et aux Turcs. Contre ces envahisseurs successifs, les Berbères (Libyens, Numides, Getules, Maures, etc., etc…), luttèrent infructueusement ; ils furent repoussés vers le désert ; seuls les Kabyles et les Touaregs représentent aujourd’hui leur race vaincue. Vaincus aussi ces Carthaginois dont le nom est familier aux écoliers, à l’esprit desquels il évoque la mauvaise foi traditionnelle ; mais ceux-là du moins ont laissé derrière eux des merveilles que Flaubert avait su deviner en écrivant son fameux roman Salammbo et que la patiente archéologie nous fait toucher du doigt. Les fouilles de Carthage ont déjà fourni les détails les plus curieux sur la civilisation punique. Il y a peu de jours encore, on découvrait l’ancien arsenal détruit par Scipion, contenant des milliers de projectiles en terre cuite inutilisés par les défenseurs aux abois. Plus loin, au-delà de Tunis, c’est Thugga, l’ancienne citadelle Numide embellie par l’art romain. Puis, la cité militaire d’Ammaedara, l’élégante et gracieuse Thysdrus, la commerçante Gighti et, dans la province de Constantine, la monumentale Timgad, avec son arc de triomphe, son forum, ses sanctuaires, son théâtre — voire même un très curieux établissement de latrines publiques présentant un système d’écoulement, de « tout à l’égoût », parfaitement aménagé ; à Pompéi, on avait déjà trouvé une salle de bains avec des tuyaux de plomb presque semblables aux nôtres et une trousse de chirurgien passablement complète… que n’avaient-ils pas inventé, ces Romains ?

La domination byzantine laissa peu de traces : il nous reste l’énorme citadelle élevée à Ammaedara par l’empereur Justinien. Les Arabes fondèrent plusieurs royaumes. Les plus prospères furent ceux de Fez, de Tlemcen, d’Alger, de Kairouan. Mais les ports de la côte les attirèrent surtout ; ils y créèrent de terribles centres de piraterie. D’abord les Sarrasins et ensuite les corsaires Turcs firent, quatre siècles durant, régner une sorte de terreur sur la Méditerranée. Le pillage des navires n’était que le moindre de leurs méfaits ; ils opéraient, sur les côtes de France, d’Italie et surtout sur celles d’Espagne et de Sicile, des descentes répétées au cours desquelles ils faisaient, parmi le meurtre et l’incendie, de véritables razzias d’esclaves. Il est incompréhensible que les puissances européennes, les plus directement intéressées à voir cesser un pareil état de choses, l’aient toléré si longtemps. Elles ne dirigèrent contre les forbans Algériens que de rares et insuffisantes expéditions. Chose curieuse, ce fut la jeune république des États-Unis, née de la veille, qui osa la première leur infliger un sérieux châtiment. Enfin, en 1830, la France, profitant d’une insulte faite par le Dey[7], à son représentant (un coup d’éventail sur le bras), attaqua Alger avec l’intention bien arrêtée d’en chasser le potentat et d’y établir sa propre domination. L’armée française, sous le commandement du maréchal de Bourmont, débarqua à Sidi-Ferruch, battit les troupes arabes et turques à Staoueli et s’empara brillamment de la citadelle d’Alger, réputée imprenable. Le drapeau fleurdelisé flotta quelques jours sur les murailles blanches, puis il disparut pour jamais. Renversé par la Révolution de Juillet, Charles x, en se retirant, léguait à la France, avec la gloire de Navarin, la clef d’une France africaine.

Il s’en fallut de peu que le nouveau gouvernement n’évacuât cette précieuse conquête ; sans prestige, n’ayant ni la force que donne le vote populaire ni celle qu’assure le droit monarchique, il lui fallait à tout prix s’assurer la bienveillance de l’Angleterre et précisément l’Angleterre, alarmée de l’expédition d’Alger, avait adressé à ce sujet des remontrances à Charles x, remontrances reçues d’ailleurs avec une hauteur telle que le cabinet britannique jugea inutile d’insister ; mais Louis-Philippe était tenu de se montrer moins fier ; toutefois le sacrifice qu’il dut faire aussitôt à l’entente anglaise du côté de la Belgique en refusant le trône que les Belges offraient à l’un de ses fils, permit de laisser dormir la question d’Alger. Et bientôt après, l’insurrection arabe se dessina avec une telle vigueur qu’à Londres on regretta moins un établissement qui paraissait de nature à rapporter plus de soucis que de profits. Dès 1832, en effet, Abdel-Kader parut. Aussi brave qu’intelligent, il réussit à grouper autour de lui un nombre suffisant de tribus pour organiser la résistance. La guerre qu’il déchaîna dura quinze années (1832-1847). Elle nous forma une robuste et vaillante armée. Dès 1837, Constantine fut à nous et les Arabes se virent refoulés peu à peu vers l’intérieur et vers le Maroc. C’est en ce dernier pays qu’Abdel-Kader plaça sa suprême espérance, mais les troupes marocaines furent battues à l’Isly (1844) par le fameux maréchal Bugeaud qui avec Changarnier, la Moricière, le duc d’Aumale et tant d’autres vaillants soldats, incarne dans l’histoire les légendaires exploits de notre épopée africaine. En 1847, Abdel-Kader se rendit aux Français. Détenu à Amboise puis libéré en 1850 par le prince-président, il garda fidèlement la parole donnée et mourut à Damas en 1883 sans avoir jamais tenté de raviver la lutte ; en 1860 même, durant les massacres de Syrie, il prit noblement le parti des chrétiens persécutés.

L’extrême division des tribus arabes qui facilitait la conquête française, la retardait d’un autre côté ; on n’en avait jamais fini avec les nomades tour à tour retranchés dans les montagnes ou perdus dans le désert. La prise successive de Laghouat, de Ghardaïa, de Tougourt (1849-1854) conduisit nos troupes à la limite du Sahara cependant qu’elles s’emparaient peu à peu de la Kabylie. Puis le Sahara lui-même fut entamé : Ouargla, El Golea, enfin le Touat et Insalah furent occupés. Il reste à construire le Transsaharien qui devra mettre Alger en communication directe et rapide avec Saint-Louis.

Aspects et productions.

Les géographes, beaucoup trop enclins à cataloguer, à diviser, à nomenclaturer, distinguent en Algérie trois régions « nettement délimitées » disent-ils ; par malheur, cette netteté est purement imaginaire ; elle n’existe qu’à demi sur les cartes et s’évanouit totalement aux yeux de quiconque parcourt le pays. La vérité est plus simple que ne l’indiquent les noms de Tell, de « hauts plateaux » et de « chaînes Sahariennes » ; l’Algérie est une terre tourmentée, coupée parallèlement à la Méditerranée et à une distance moyenne de 300 kilomètres de cette mer, par une haute chaîne de montagnes qui, abrupte et soudaine du côté du Sahara, s’abaisse très lentement du côté de l’Europe, formant des séries de longues terrasses incultes, puis des amas de collines cultivables coupées de torrents ; aucun de ces torrents n’est navigable mais, à l’aide de barrages, on les utilise pour l’irrigation. Le caractère dominant des montagnes les plus hautes est l’aridité ; leurs cimes sont rocheuses et décharnées ; cette aridité persiste sur les plateaux ; des chotts, vastes cuvettes remplies de vase liquide et de rares nappes d’eau formées pendant la saison des pluies, y apportent seuls quelque humidité ; l’unique plante utile qui y pousse est l’alfa ; plus bas commence la région fertile qui s’étend presque jusqu’au rivage. Mais là même, il faut le secours des ouvrages artificiels ; les Français ont repris dans ce but les beaux travaux des Romains que l’incurie arabe avait abandonnés.

Sur trois millions d’hectares, les 200.000 colons européens cultivent environ le tiers ; 3.400.000 indigènes cultivent les deux autres tiers ; le rendement auquel ils parviennent est infiniment moindre que celui des colons. L’orge, le blé, le maïs, la pomme de terre et l’avoine réussissent ; la vigne a dépassé toute espérance ; les oliviers forment de véritables forêts ; les arbres fruitiers, les légumes en primeurs, le tabac, le coton vont aussi se développant. L’exploitation des forêts de chênes-liège, de pins et de cèdres s’étend sur près de trois millions d’hectares. Nous avons dit que, sur les plateaux, la seule source de richesse était l’alfa dont on tire industriellement du papier, de la sparterie et de la toile. Celle du Sahara est le dattier ; dès qu’un puits artésien naturel ou artificiel lui procure un peu d’eau, le palmier à dattes pousse abondamment ; sa culture a pris, à Tougourt et à Ouargla, une importance considérable.

Tartarin a bien fait de mourir ; il ne trouverait plus d’animaux sauvages dignes de son courage ; lions et panthères ont à peu près disparu. Naturellement l’élevage a grandi en proportions ; le cheval et le mouton forment la base de cette industrie ; les vaches donnent peu de lait et les bœufs sont petits.

Le sous-sol algérien contient évidemment des richesses minières assez considérables qui, connues des Romains, furent délaissées par leurs successeurs : du fer, du cuivre, du plomb argentifère, du zinc, de l’antimoine, du mercure ; il y a également des mines de sel et des gisements de pétrole, mais toutes ces exploitations sont secondaires ; il se peut que l’on en découvre de plus importantes. Jusqu’ici, les couches de phosphates de la région de Tébessa, sur la frontière tunisienne, présentent seules un caractère exceptionnellement abondant. Naturellement, la houille faisant défaut, l’industrie est à peu près nulle. Les indigènes de Kabylie, formés en sorte de corporations de métiers, continuent la belle tradition des broderies arabes, et pour aider à la fabrication des tapis qui est active dans le sud, le gouvernement général a encouragé l’établissement d’écoles professionnelles qui rendront de grands services.

Le commerce de l’Algérie approche de 600 millions de francs, dont plus des deux tiers représentent des échanges avec la métropole. De 1888 à 1898, il a passé de 460 à 588 millions ; c’est un accroissement tardif, mais rapide. Les importations dépassent de peu les exportations. Il est bon de remarquer que la valeur du commerce qui se fait par les caravanes sahariennes représente à peine quatre à cinq millions ; on le croyait jadis bien autrement élevé ; du rapprochement de ces chiffres éloquents on est en droit de conclure que toute la prospérité actuelle de l’Algérie est l’œuvre de la France. Les indigènes commencent à en être convaincus. Les insurrections de 1871, de 1878, de 1881, ont été en diminuant d’intensité et en se localisant de plus en plus ; depuis vingt ans, aucun trouble sérieux n’a eu lieu.

Population, cultes, etc.

Le recensement de 1896 a accusé une population de 4.400.000 habitants, se décomposant en : 323.000 Français, 220.000 étrangers, 49.000 israélites et 3.675.000 indigènes. La province d’Oran comprenait 98.000 Français, 105.000 Espagnols, 4.000 Italiens, 3.000 Allemands, 22.000 Israélites indigènes naturalisés, 75.000 Arabes et 12.000 Marocains ou Tunisiens ; celle de Constantine, 85.000 Français, 35.000 étrangers, 10.000 Israélites naturalisés et 1.700.000 indigènes ; celle d’Alger, environ 140.000 Français et 100.000 étrangers. Ces quelques chiffres suffisent à donner une idée exacte des problèmes ethniques algériens. Dès à présent la population française est assez forte pour que la domination de la France soit hors de question, d’autant que son accroissement paraît être rapide : la formation d’une nationalité franco-algérienne soumise à la mère-patrie, mais présentant des caractéristiques à elle, ne saurait faire de doute. D’autre part le flot des étrangers est assez considérable pour que l’on s’inquiète de le capter ou de lui résister ; il n’est pas permis d’y demeurer indifférent ; le danger espagnol dans la province d’Oran est moindre à tous égards que le péril italien en Tunisie ; il n’en est pas moins nécessaire d’y veiller. En pareil cas, tous les moyens légitimes propres à encourager la naturalisation et à décourager l’emploi de la langue natale, sont recommandables. L’éducation des indigènes et, en même temps, le maintien des oppositions de races ou de cultes qui les divisent, doivent également préoccuper les autorités. La diffusion des connaissances positives entamera seule la routine des vieilles idées ; malheureusement, l’hostilité des indigènes envers la science est malaisée à vaincre, et actuellement c’est à peine si vingt-cinq mille de leurs enfants fréquentent avec quelque régularité les écoles.

C’est seulement depuis une trentaine d’années que l’on tient un compte suffisant de l’élément kabyle, lequel paraît être sensiblement plus nombreux que l’élément arabe. Au début, les autorités militaires, séduites par les qualités épiques et les grandes manières des chefs arabes, commirent la faute énorme de détruire les institutions locales de la petite Kabylie pour y introduire le régime arabe. Les Kabyles, qui sont sédentaires et habitent des maisons de pierres auraient, sans cela, progressé bien plus vite.

Au point de vue religieux, on peut dire que le prosélytisme n’existe guère en Algérie : ceux-là même qui seraient tentés de s’y livrer, sentent le danger d’une pareille entreprise. Si l’on écartait les indigènes de la morale musulmane avant qu’ils fussent en état de s’attacher à la nôtre, le seul résultat auquel on atteindrait consisterait en un déplorable abaissement des mœurs. Il y a en Algérie, 115 à 120 familles maraboutiques, pas davantage ; nous sommes en rapport avec quelques-unes d’entre elles. Quant aux confréries, les principales sont celles des Tidjanya, dont le siège est à Temacin, près de Touggourt, des Moulaï-Taieb qui a son centre au Maroc, des Bou-Kobrim, des Sidi-Abdelkader, et enfin des Senoussis ; cette dernière est de beaucoup la plus fanatique. Sa haine s’étend à tous les européens sans exception ; son siège est dans le désert de Cyrenaïque, à l’oasis de Koufra. Les Sidi-Abdelkader prennent leur mot d’ordre à Bagdad ; ils sont puissants dans le Touat ; le fameux Bou-Amama en faisait partie. Les Moulaï-Taieb nous sont ouvertement favorables ; quant aux Tidjanya, sympathiques en Algérie, ils se montrent hostiles sur le Niger et au Sénégal, ce qui prouve d’ailleurs que ces confréries sont moins unies — et partant moins redoutables — qu’on ne le croit généralement. Le péril ne devient réel que lorsque surgit un de ces prophètes de rencontre qui, prêchant la guerre sainte, parviennent à grouper momentanément tous leurs coreligionnaires autour d’eux. Le fait est rare et on peut même se demander s’il serait réalisable désormais. Pour y parer, le gouvernement français a parfois envisagé l’opportunité d’établir un Cheik-ul-islam, sorte de pontife suprême de l’Algérie musulmane ; le remède serait probablement pire que le mal. Ou bien le Cheik-ul-islam demeurerait soumis à nos ordres, ou bien il se montrerait indépendant vis-à-vis de nous. Dans le premier cas, son influence serait nulle : elle pourrait, dans le second, devenir extrêmement dangereuse.

Enfin, le nombre des Israélites et le fait — regrettable mais irréparable — qu’ils sont devenus en bloc, citoyens Français, inspire au gouvernement des obligations sérieuses à leur égard ; il faut à tout prix se préserver du néfaste antisémitisme, et en même temps contenir le sémitisme en de justes limites. Tout cela n’est point aisé, mais c’est faisable.

Décentralisation progressive.

Les violences antisémites de ces dernières années se sont beaucoup atténuées depuis que l’Algérie a été rendue partiellement responsable de ses destins et qu’on lui a remis les « cordons de la bourse ». Elle possède aujourd’hui son autonomie financière : le parlement de la métropole n’a donc plus à établir, comme jadis, le budget Algérien ni même à l’approuver ; il se borne à autoriser la perception des impôts, ce qui lui donne l’occasion de jeter un coup d’œil d’ensemble sur les affaires de la colonie et la discussion qui en résulte annuellement n’est pas sans utilité. Le budget est établi par les « Délégations Algériennes » qui sont au nombre de quatre : celle des colons, celle des non-colons, celle des Arabes et celle des Kabyles ; discuté séparément par les quatre groupes, il l’est ensuite en assemblée générale, puis il passe au conseil supérieur de l’Algérie, et vient enfin se faire viser à Paris, au conseil d’État ; on peut reprocher à cette organisation très sage (au début du moins) d’être trop lente ; on sera certainement conduit à l’abréger.

L’autonomie financière n’est pas suffisante : il faut encore décentraliser administrativement ; décidée sur les instances de Jules Ferry et commencée en 1896, la décentralisation est loin d’être achevée ; les services de l’armée, des cultes, de l’instruction publique, de la justice, demeurent dans la dépendance absolue de la métropole sans qu’on puisse en donner une raison de sérieuse valeur.

L’armée d’Afrique comprend tout le 19e corps d’armée avec la division d’occupation de Tunisie, c’est-à-dire outre les troupes détachées de la France, la légion étrangère et les corps spéciaux, (zouaves, spahis, turcos, chasseurs d’Afrique). Les Français et les naturalisés ne doivent qu’un an de service, à condition de demeurer dix années au moins, dans la colonie ; les musulmans ne sont pas astreints à l’obligation ; les turcos et les spahis se recrutent par engagements volontaires, avec primes. Les cavaliers et fantassins indigènes des territoires militaires sont constitués en goums, dont les officiers qui commandent ces territoires, prennent la direction en cas de besoin ; dans le Sahara on a constitué des corps de tirailleurs sahariens et de méharistes.

Placée sous le contrôle et la surveillance des fonctionnaires français, l’administration indigène conserve ses formes anciennes ; un douar ou réunion de tentes fait partie de la ferka, que dirige un chaik ; la tribu est commandée par un caïd et plusieurs tribus réunies ont à leur tête un agha ; mais les titres sont plutôt honorifiques. Entre les communes indigènes et les communes dites de « plein exercice », c’est-à-dire semblables à celles de France, on a intercalé sagement des communes « mixtes » dont le maire, nommé par le gouvernement, a des pouvoirs étendus, tels que son autorité ne court pas risque d’être contrebalancée par celle du conseil municipal mixte, qui l’assiste. Quant aux territoires militaires, ils sont divisés en cercles et administrés par des officiers. Trois justices de paix coexistent naturellement dans l’Afrique septentrionale : la justice civile française, la justice des territoires militaires confiée aux commandants supérieurs et la justice indigène, présidée par le Cadi.

Au point de vue de la terre, il faut distinguer la portion qui reste soumise à la loi musulmane, la propriété indigène soumise à la loi française, la portion colonisée par des européens, et enfin le domaine de l’État. Au moment de la conquête, le régime de la propriété était on ne peut plus compliqué ; on distinguait les possessions du gouvernement turc affermées à des Arabes qui les exploitaient plus ou moins régulièrement, celles des individus (très rares celles-là), celles des tribus, enfin les biens des mosquées et des confréries religieuses : le domaine de l’État français se forma peu à peu, tant par l’appropriation des territoires inoccupés que par l’expropriation des terres indigènes abandonnées ou appartenant à des rebelles.

Discours et incidents.

M. Loubet pendant son voyage ne s’est point ménagé ; la chose avait son importance. En France même, la localité devant laquelle le train présidentiel passe sans stopper se console en songeant qu’une prochaine occasion lui permettra d’acclamer le chef de l’État. Les populations algériennes ne sauraient se flatter du même avantage ; pour elles, l’occasion perdue sera longue à retrouver. Il était donc infiniment souhaitable que M. Loubet put se laisser haranguer par le plus de municipalités possible et accepter autant de banquets que son temps et son estomac le lui permettraient. C’est ce qui a eu lieu ; et lorsqu’on songe à la longueur et surtout à l’inconfort des trajets accomplis sur des réseaux médiocres, aux fatigues d’une représentation incessante et d’un climat inhabituel, on doit savoir gré au président de son inlassable persévérance et de sa continuelle bonne grâce. Nous lui avons un second motif plus important encore de reconnaissance. Les paroles qu’il a prononcées au cours du voyage ont été des plus heureuses. Or si, dans la métropole, les discours présidentiels participent toujours un peu de ce qu’on a appelé avec irrévérence des « aspersions d’eau bénite de cour », ces mêmes discours adressés à des chefs arabes peuvent contribuer à orienter l’avenir dans une voie désirable ou néfaste. L’homme du désert écoute avec une religieuse attention les mots qui tombent de la bouche de ses maîtres, de celui d’entre eux surtout qui parle comme représentant supérieur de la Force par laquelle il a été subjugué ; ces mots, on peut en être certain, il les rumine ensuite en son esprit et les conséquences qu’il en tire déterminent ses actes futurs. Le président a été bien inspiré dans ses allocutions ; son discours de Sidi-Ouzouf aux chefs kabyles et celui qu’à l’issue de la revue de Kreider il a adressé aux quatre-vingts chefs arabes réunis autour de lui, sont de vrais modèles du genre et si, comme on doit l’espérer, la traduction lue immédiatement après en a rendu le sens exact, de tels discours ont dû porter. M, Loubet a fait en termes simples appel à des sentiments simples ; il s’est gardé de parler de liberté, d’égalité et de fraternité, mots dangereux à jeter sur une foule arabe. Il a insisté sur la force de la France et sur les bienfaits de sa domination qui sont la paix et la sécurité rendues au pays ; et il a ajouté que la France saurait reconnaître par des bienfaits de plus en plus grands une fidélité de plus en plus complète. Son ton a été énergique sans cesser d’être paternel.

Aux colons, M. Loubet a fait entendre d’utiles appels à la concorde et il a ajouté quelques conseils pratiques en même temps qu’il a rendu à leur activité et à leurs efforts un juste tribut d’éloges.

Pourquoi faut-il qu’à travers ces belles manifestations, l’esprit de parti soit venu jeter une note de haine ? Le procédé par lequel le président du conseil imposa en quelque sorte au gouverneur de l’Algérie sa démission à la veille du voyage présidentiel, a été flétri comme il convenait par les élus de la colonie. Le vice-président de la chambre des députés, M. Étienne, député d’Oran, n’a pas craint lui-même de donner au premier ministre l’avertissement public que méritait son incartade. Et nous n’avons pas ici à nous occuper du fond du débat ; quand bien même M. Revoil eut commis n’importe quel acte le disqualifiant moralement comme représentant de la République, traiter de la sorte le gouverneur général d’une colonie est une de ces inepties que peuvent seuls commettre les politiciens — et ils sont nombreux — qui n’ont pas compris encore ce qu’est une colonie. On se rappelle le malheureux coup de télégraphe par lequel M. Casimir Perier, alors premier ministre, mit fin à la mission de M. de Lanessan comme gouverneur général de l’Indo-Chine. Mais la façon dont M. Combes a opéré rend son cas plus pendable encore et il est fâcheux que l’autorité du chef de l’État ne se soit pas interposée en cette circonstance. Voilà pour le principe. Quant aux regrets que laissait aux amis de l’Algérie le souvenir des qualités personnelles de M. Revoil, ils furent atténués par le fait que sa succession put être reprise par son prédécesseur. M. Revoil en somme mettait en pratique le plan conçu et tracé par M. Jonnart dont la haute intelligence et la noblesse de sentiments s’accordent avec une extrême connaissance des choses algériennes.

Choses de Tunisie.

Unie à la France depuis vingt-deux ans seulement, la Tunisie nous est déjà plus familière que l’Algérie possédée depuis plus de 70 ans. Son succès rapide et indiscutable[8] est aussi plus flatteur pour notre amour-propre. Des finances restaurées et prospères, 70 millions dépensés en travaux publics, le réseau des chemins de fer porté de 260 à 933 et bientôt à 1357 kilomètres, 1850 kilomètres de routes, 3147 de télégraphes, quatre grands ports construits, le commerce passant de 47 à 104 millions de francs, la valeur de la propriété décuplée, tels sont les brillants résultats du protectorat, régime illogique autant que l’on voudra mais pratique et fécond. Le président de la République s’est plu à le constater en faisant en Tunisie une tournée que le ministre des affaires étrangères a complétée en son nom. La réception a été très chaleureuse. Le président a visité Bizerte, bien entendu, et l’arsenal de Sidi-Abdallah ; il a vu partout la domination française embellissant et fortifiant le pays et a recueilli les certitudes les plus consolantes sur l’avenir de richesse et de calme qui l’attend.

Nous n’entrerons ici dans aucun détail relatif à la Tunisie : nous nous bornerons à faire quelques emprunts aux statistiques de façon à bien caractériser ce « péril italien » dont nous parlions tout à l’heure. Il apparaît très sombre si l’on oppose les 24301 Français résidant dans la régence aux 75490 Italiens qui y vivent. Mais d’autre part, au 1er janvier 1899, l’étendue des propriétés européennes était de 528747 hectares dont 467731 possédés par des Français et 39523 par des Italiens. En 1899 et en 1900, années pendant lesquelles les sociétés italiennes de Tunisie ont fait un effort exceptionnel et d’ailleurs peu fructueux pour attirer des capitaux et des compatriotes, la propriété française a gardé son avance augmentant de 12000 et de 15868 hectares contre 5868 et 3608 hectares acquis par des Italiens. On voit donc que la France domine sans conteste en Tunisie et chaque jour qui s’écoule rend sa situation plus solide et plus difficile à ébranler.

Ainsi a pris fin ce voyage qui, ayant produit ce double et heureux résultat d’intéresser davantage la métropole aux affaires de ses colonies méditerranéennes et d’aider à la pacification des esprits et à l’union des cœurs dans ces mêmes colonies, constituera pour M. Émile Loubet l’un des plus durables et des plus réconfortants souvenirs de sa carrière présidentielle.

vii

LA PUISSANCE ETHNIQUE
DE LA FRANCE

Aucun sujet ne préoccupe davantage les Français à l’heure actuelle que celui de leur avenir ethnique. Ils apportent à l’étudier les dispositions les plus pessimistes. On dirait qu’avec cette puissance d’imagination qui les distingue, ils prennent un amer plaisir à entrevoir leurs propres funérailles et à les célébrer par avance. Ceux d’entre eux qui ne proclament point la disparition prochaine de la race s’en vont du moins, répétant que la France est vouée à jouer, plus tard, le rôle effacé d’un Danemarck ou d’un Portugal. Qu’y a-t-il de fondé dans ces assertions ? Un savant russe, M. J. Novicow, membre de l’Institut international de sociologie, se l’est demandé récemment et ses conclusions dépassent en optimisme tout ce à quoi les amis les plus chaleureux de notre pays auraient pu s’attendre. Mille déductions aussi séduisantes qu’ingénieuses le conduisent à présenter la langue française comme l’idiome dominant du futur « groupe européen » tandis que nos institutions — les seules vraiment modernes qui existent actuellement dans le vieux monde — lui paraissent destinées à servir de modèle aux réformateurs étrangers. Il considère comme acquis que nos facultés d’assimilation ne connaissent point de bornes ; il fait grand cas du concours apporté par les cuisinières, les modistes et le théâtre de société au développement du francophilisme. Hélas ! il est malaisé d’admettre que le francophilisme puisse se développer sérieusement à l’aide de semblables moyens ; ce n’est pas d’hier que notre supériorité est établie au double point de vue de la gastronomie et de l’élégance. Cette supériorité a été une source de revenus, ce qui n’est point à dédaigner assurément ; mais elle ne paraît pas avoir sensiblement atténué la satisfaction avec laquelle nos revers de 1870 furent accueillis par un univers que nous avions secoué et mécontenté à tort et à travers. Il ne suffit pas non plus de jouer dans un salon une comédie en français — et cela parce que notre répertoire en ce genre est le plus complet et le plus varié auquel des amateurs puissent avoir recours — pour qu’immédiatement la prééminence de notre génie s’impose aux acteurs et aux auditeurs… Ce sont là de gentils points de vue mais dont l’importance n’est pas considérable.

Sommes-nous assimilateurs ?

Que faut-il penser de notre puissance d’assimilation ? M. Novicow la déclare supérieure à toute autre et se réjouit que le recensement de 1901 ait accusé la présence en France de 1.037.778 étrangers ; il mentionne sans s’y arrêter le chiffre minime — 1998 — des naturalisations opérées cette année-là. L’écart entre les deux nombres aurait dû pourtant lui ouvrir les yeux. Une nationalité vraiment prenante, par exemple la nationalité américaine, exercerait sur les étrangers venus s’asseoir à son foyer une action bien autrement énergique. Il n’y a pas à nier que la France n’influe sur ceux-là ; elle modifie leur mentalité sur beaucoup de points mais il est absolument faux qu’elle les conquière ; c’est même étonnant qu’elle n’y parvienne pas mieux et la question vaut d’y réfléchir un instant. M. Novicow paraît confondre attrait avec empreinte. L’attrait exercé par la France est énorme ; l’empreinte qu’elle pose reste à fleur de peau. Les deux phénomènes ne sont pas contradictoires. Une grande part de la séduction française est faite de grâce et d’harmonie ; mais une plus grande part est faite de liberté. Notre nation si lente et si peu habile à réaliser l’idéal de tolérance politique qu’elle avait proclamé bruyamment, a su atteindre un idéal de tolérance intellectuelle et sociale auquel nulle collectivité avant elle n’aurait osé prétendre. L’étranger qui vient résider en France subit l’influence de cette atmosphère ; il jouit de la quintessence du charme qui l’entoure sans être obligé, pour le goûter, de perdre ses caractéristiques nationales. Il participe à tous les agréments de l’existence qui lui est offerte sans renoncer aux traditions, aux habitudes de son propre foyer. Vivre à la française en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis n’est pas facile ; vivre à l’anglaise, à l’allemande ou à l’américaine en France est chose relativement aisée. Le français s’amuse de ce qui, pour lui, est nouveau, original, exotique ; tout en le plaisantant, il favorise l’étranger qui lui procure le spectacle d’une vie différente de la sienne ; il ne s’impose pas à lui ; il ne lui demande pas de se franciser. Ce respect curieux de la personnalité d’autrui est précisément ce qui nous sert dans la colonisation d’exploitation en nous conquérant la sympathie et la bonne volonté des indigènes — et c’est en même temps ce qui nous nuit dans la colonisation de peuplement laquelle exige que le peuple colonisateur soit imbu de la supériorité de ses moindres coutumes et les implante résolument autour de lui. Le Français est profondément attaché à ses idées, mais il est très malléable pour tout le reste ; sa pensée demeure uniforme tandis que ses gestes varient à l’infini. Or, il est certain que pour l’assimilation le geste importe plus que la pensée. Quiconque connaît les Anglais autrement que de façon superficielle sait combien d’originalités individuelles peuvent contenir leurs cerveaux ; ce sont leurs gestes qui les rendent uniformes. De là provient également leur puissance d’assimilation : par la théière, le club, la bible et le lawn tennis ils ont conquis le monde.

En résumé, les faits prouvent journellement que les étrangers établis chez nous aiment la France mais se francisent difficilement et cette particularité s’explique par la nature même du génie français très respectueux des personnalités et soucieux de ne point en entamer l’intégrité. Notre pouvoir assimilateur peut être grand mais, par là, il se trouve presque complètement annihilé.

Pourquoi notre langue dominerait-elle ?

Il existe, sans doute, beaucoup d’arguments pour démontrer la valeur linguistique du français. Même si l’on n’est point d’accord avec M. Novicow pour estimer les langues analytiques plus parfaites que les langues synthétiques, les mérites du français sont certains. La dimension agréable des mots, la juste pondération entre les voyelles et les consonnes, l’absence d’accentuation constituent des avantages que chacun peut apprécier. Ces avantages se trouvent compensés par quelques inconvénients qui sont, en dehors de la syntaxe, la complexité des verbes et l’orthographe illogique. M. Novicow propose de rendre la langue française tout à fait supérieure en faisant disparaître lesdits inconvénients. Il veut suicider le subjonctif et supprimer dans les mots toutes les lettres inutiles. Grand merci pour ce beau projet qui révoltera sans doute les puristes et n’enthousiasmera que les disciples du « volapukisme », c’est-à-dire ceux que domine la préoccupation de faciliter avant tout les relations pratiques et immédiates entre les diverses fractions de l’humanité. M. Novicow paraît être de ceux-là. Il prend soin de nous avertir de sa foi en un avenir pacifique et fraternel dont les États-Unis d’Europe seront un des plus féconds instruments et c’est en vue de ce grandiose fédéralisme qu’il préconise le français comme le langage officiel et central de l’ère nouvelle. Nous ne croyons guère à ce beau rêve, mais dût-il se réaliser quelque jour que la nécessité et la possibilité d’un langage unique n’en découleraient nullement. De plus en plus, la civilisation tend à répandre l’usage simultané des trois ou quatre langues de première importance et l’on n’aperçoit pas pour quel motif deux ou trois d’entre elles abdiqueraient bénévolement en faveur de la quatrième. Ce serait une duperie et le monde, d’ailleurs, y gagnerait-il beaucoup ? Il y a toujours eu, et il y aura toujours des barrières utiles ; nous pensons que la différence des langues entre les hommes en est une.

Le français ne recule pas.

Abandonnant le domaine de la spéculation, il convient de relever certains faits dont le sens est significatif, et auquel notre pessimisme nous empêche trop souvent de prêter l’attention qu’il conviendrait. S’il n’y a point de raison d’espérer pour notre langue une prépondérance qui ne saurait répondre à aucune réalité, il n’en est pas moins vrai que son progrès ou son recul auront une influence énorme sur l’avenir français. Or ces phénomènes là ne sont pas en rapport absolus avec le progrès ou le recul de la population. On parle français hors de France et en Suisse, par exemple, le gain du français sur l’allemand est indéniable. Il y a quarante ans, la frontière entre les deux langues se trouvait en deçà de Fribourg, dans le canton du même nom ; aujourd’hui, elle se trouve au delà. En 1888, sur 1.000 Suisses, 714 parlaient l’allemand, 218 le français, 53 l’italien. En 1898, sur 1.000 Suisses, 697 parlaient l’allemand, 230 le français, 67 l’italien. De même en Alsace. Le recensement de 1895 mentionnait 159.000 habitants comme ayant déclaré que le français était leur langue maternelle. Cinq ans plus tard, la même déclaration a été faite par près de 200.000 personnes. Évidemment quelques-uns avaient osé affirmer, en 1900, ce qu’ils avaient cru plus prudent de taire en 1895, encore que l’intervalle entre les deux dates n’ait pas été marqué par un changement important dans l’attitude de l’Allemagne à l’égard de l’Alsace ; mais il faut bien admettre, en tous les cas, que nul recul n’est prêt à s’accuser de ce côté.

On connaît l’ampleur de l’action exercée au loin par l’Alliance Française, société fondée pour propager notre langue. En Orient et en Extrême-Orient, la politique anticléricale du cabinet Combes a créé des vides que l’Alliance n’arrivera pas du premier coup à combler. Par contre, en Amérique, ses conquêtes récentes sont très considérables. Plus de 62 comités existent à l’heure actuelle dans les divers états de l’Union ; cette œuvre à laquelle M. James H. Hyde s’est consacré avec autant d’habileté que de dévouement n’a été entreprise qu’il y a peu d’années. Elle donne la mesure de ce qui peut être tenté dans cet ordre d’idées.

Perspectives coloniales.

À la fin du second empire, la France possédait 810.000 kilomètres carrés de terres coloniales peuplées de 5.800.000 habitants. Aujourd’hui ses possessions atteignent 10.310.000 kilomètres carrés, c’est-à-dire à peu près la treizième partie des terres habitables et elles renferment 50 millions d’habitants. Le drapeau tricolore flotte donc sur les demeures de près de 90 millions d’hommes, ce qui représente environ la dix-septième partie de la population du globe. Ce vaste domaine n’a qu’une densité moyenne de 5 habitants par kilomètre carré, alors qu’un pays en pleine exploitation peut atteindre à 100 ; le Japon, par exemple, en a 111. Si dans un siècle les colonies françaises arrivaient seulement au chiffre de 50, cela ferait encore un total de 515 millions d’hommes. Un tel résultat n’aurait rien d’exorbitant si l’on veut bien se rappeler que par le seul fait de la substitution d’une domination européenne à la barbarie relative qui y régnait, l’île de Java a vu entre 1780 et 1888 sa population indigène s’élever de 2 à 23 millions.

Au point de vue de la diffusion de la langue direz-vous, la surpopulation des colonies n’est importante que si les langues indigènes cèdent devant celle de la métropole. Combien en l’an 2000, parleront le français parmi ces millions d’Africains et d’Asiatiques qui peupleront les possessions françaises ? L’arabe et l’annamite auront-ils donc disparu ? Qui oserait l’affirmer ?… Mais il n’est pas du tout nécessaire que les langages indigènes aient disparu pour que le français prospère. Quand, au cinquième siècle, les légions romaines se retirèrent de la Gaule, le latin n’était parlé que dans les villes et par les classes cultivées ; dix pour cent peut-être de la population en faisait usage ; le reste s’en tenait aux vieux dialectes celtiques ; la latinisation pourtant n’en fut pas entravée, pas plus que ne le fut l’hispanisation du nouveau monde lorsque le joug espagnol fut contraint de s’adoucir : on ne se remit point, dans les villes du Pérou et du Mexique, à parler l’aztèque ou le quicha. C’est que l’espagnol représentait la civilisation, l’avenir et qu’il était un instrument infiniment plus parfait et plus complet par rapport aux besoins nouveaux qui se faisaient jour. La supériorité du français par rapport aux langages qui se parlent aujourd’hui au Soudan, à Madagascar et même en Algérie et en Indo-Chine n’est pas moindre. C’est à la république à prendre les mesures désirables pour créer des foyers intellectuels de francisation aux lieux appropriés et les rendre accessibles aux élites indigènes. Dans l’Afrique occidentale les commandants militaires ont ouvert des écoles rudimentaires pour les « fils de chefs ». La formule est bizarre mais la pensée est juste et l’institution devra être soigneusement développée.

En un mot, l’empire colonial français tel qu’il existe — et, à plus forte raison, avec les extensions probables du côté du Maroc et du Siam constitue un magnifique domaine pour la culture intellectuelle française. Même en faisant la part d’une routine traditionnelle et des maladresses inhérentes à une œuvre lointaine et diffuse, la république doit en tirer de grands profits moraux aussi bien que matériels et la pensée française y trouver les éléments de conquêtes nombreuses et durables.

Statistiques suggestives.

Bien entendu, cela ne sera possible que si la mère-patrie ne voit pas s’accentuer le mouvement connu sous le nom de « dépopulation » et qui ne s’accuse encore que par un accroissement insuffisant, mais non pas par une diminution absolue du chiffre de sa population. La statistique n’est guère rassurante à consulter si l’on s’en tient strictement aux données, dont elle fournit le fâcheux tableau. Chez les peuples civilisés on estime que la moyenne des naissances annuelles est de 35 par 1.000. Sous Louis XVI, la France marquait 39 ; sa natalité était donc sensiblement au dessus de la moyenne. Depuis lors, elle a baissé de façon assez régulière pour en arriver vers 1900 au chiffre de 22,4 le moins élevé que l’on connaisse.

Il s’agit bien entendu d’une régularité relative, car si le mouvement avait été indéfini dans le passé et devait l’être dans l’avenir, il s’en suivrait que le chiffre des naissances, au début du xviie siècle aurait été de 156 et qu’il arriverait à 0 vers l’an 2100 ; la première de ces hypothèses est démentie à la fois par l’histoire et par la raison ; la seconde a contre elle le sens commun méconnu.

D’ailleurs la baisse subie par la natalité française n’est pas le seul phénomène de ce genre qu’on puisse relever de nos jours. Il est extrêmement significatif que l’Angleterre ait vu entre 1874 et 1892 les naissances passer de 36 à 30,5 pour 1.000 tandis que dans le même temps l’Allemagne baissait de 40,1 à 35,7 et la Belgique de 32,9 à 28,6. La diminution est donc générale parmi les nations qui occupent le plus haut degré de civilisation. Or, à la même heure, la natalité parmi les Français d’Algérie oscille entre 35 et 40 ; au Canada elle est plus forte encore ; les Canadiens Français qui étaient environ 70.000 en 1763 atteignaient le million cent ans plus tard et ne sont pas loin de deux millions aujourd’hui.

On voit donc d’une façon claire et certaine que la « dépopulation » ne tient à aucun degré à la race française puisque d’une part cette race présente hors des frontières de la mère-patrie des caractères prolifiques très marqués et que d’autre part, la diminution de la natalité se fait sentir ailleurs qu’en France. Il est logique d’attribuer à certaines causes extérieures l’exagération de cette diminution en ce qui concerne la France continentale. Dès qu’on examine attentivement la question on est amené à faire entrer en ligne de compte l’influence des fameuses guerres de la révolution et de l’empire qui, à la fin du xviiie et au début du xixe siècle fauchèrent tant d’existences mâles et, naturellement, les plus jeunes et les plus robustes. Le rayonnement de gloire dont s’auréole l’épopée napoléonienne a rejeté dans l’ombre les coûteuses et incessantes hécatombes au prix desquelles elle fut conduite ; mais quand on y songe, une telle saignée peut-elle ne point jeter le trouble dans l’organisme d’une nation et ne point diminuer sensiblement sa puissance vitale ? On a calculé que, sans ces vingt années de luttes meurtrières, les Français de France seraient aujourd’hui 59 millions au lieu de 39. Voilà une perte qui, même en en réduisant sensiblement l’estimation, ne saurait être considérée comme négligeable. Et depuis lors s’est encore produite la cruelle trouée que la guerre de 1870 a faite dans les rangs de la jeunesse française.

La houille latine.

Il y a, dans le livre de M. Novicow, un passage ingénieux et suggestif ; c’est celui que l’auteur consacre au rôle que la force motrice a joué et par conséquent peut jouer encore par rapport à la population. Le xixe siècle a été en quelque sorte le siècle de la houille ; or, il s’est trouvé que les principaux gisements houillers appartenaient aux pays anglo-saxons et germaniques. Le xxe siècle paraît devoir être le siècle de l’électricité et ce sera en ce cas le tour des latins, Italiens et Français, d’utiliser cette « houille blanche » emmagasinée à leur profit dans les flancs puissants des Alpes. Des deux côtés de l’énorme rempart, la force hydraulique coule à flots. Or, si la population de la Grande Bretagne qui, de 1600 à 1750 n’avait passé que de 5.500.000 à 6.336.000, a fait après la découverte et la diffusion de la machine à vapeur un bond prodigieux qui s’est traduit, entre 1750 et 1900, par une augmentation de 6.336.000 à 32.500.000, on peut s’attendre à ce que le midi de la France tout au moins, suive un processus analogue. La France, contrairement à ce que l’on répète souvent n’est nullement surpeuplée ; elle n’a que 72 habitants par kilomètre carré alors que l’Angleterre en a 132 et que même la Pologne russe en compte 74. Si la France était aussi peuplée que l’est l’Angleterre, elle posséderait actuellement 70.650.000 habitants.

La même cause produira les mêmes effets et il est infiniment probable que la région de Grenoble par exemple deviendra un centre ouvrier semblable à ceux du Lancashire ou de la vallée de la Ruhr et qu’ainsi la natalité subira une recrudescence en France comme il est advenu en Angleterre il y a cent ans.

Influence du régime successoral.

En tout ceci le spectre de la « dégénérescence » n’apparaît point et le probant exemple des Français d’Algérie et de ceux du Canada suffirait à l’écarter. Il est certain, comme le dit M. Novicow que « si les Français ont peu d’enfants, c’est qu’ils ne veulent pas en avoir un grand nombre » et il est non moins certain qu’avec l’augmentation et la diffusion du bien-être la volonté de tous les peuples tend à intervenir dans la même question et à s’exercer dans le même sens. Mais parmi les facteurs que la civilisation y introduit, l’un des plus agissants est assurément le régime successoral. L’intensité de son action a été découverte, si l’on peut ainsi dire, par l’illustre économiste Frédéric Le Play qui en a même fait l’un des pivots de ses doctrines. On ramène en général les régimes de successions à trois types que Le Play a désignés sous les noms de : conservation forcée — partage forcé — liberté testamentaire. Dans le régime de la conservation forcée, le bien de famille (habitation, domaine rural ou manufacture) passe intégralement à un héritier sans que le propriétaire intervienne dans le choix de ce successeur. L’héritier est en général, l’aîné des mâles ; il y a pourtant des exceptions ; c’est l’un des cadets dans certaines provinces autrichiennes et l’aîné sans distinction de sexe chez les Basques. Le régime de la liberté testamentaire est celui sous lequel le propriétaire dispose librement au moins de la moitié de ses biens. Quant au partage forcé, il implique la désignation par la loi des héritiers entre lesquels le bien doit être divisé. Établi en France le 7 mars 1793, le code civil de Bonaparte l’a conservé avec quelques tempéraments. Il existe en Russie pour les enfants mâles, en Belgique et Hollande, en certaines parties de l’Espagne, du Portugal, de la Suisse et de la Turquie. Le Play a résumé ses méfaits en lui reprochant d’engendrer : l’écrasement de la petite propriété, le renouvellement périodique des entreprises, le morcellement des exploitations rurales, la destruction de l’autorité paternelle, la stérilité des mariages, l’oppression des gens de loi, l’encouragement à l’oisiveté pour les classes aisées, l’incapacité de coloniser. Il y a assurément quelque exagération dans cette sévérité, mais en ce qui concerne le malthusianisme et la fainéantise, toute hésitation a disparu ; l’opinion s’accorde de plus en plus avec Le Play pour en rendre responsable le système du partage forcé.

C’est là ce qui a amené un officier français de grand mérite, le lieutenant-colonel Toutée, à formuler la proposition la plus inattendue et la plus géniale qui ait jamais vu le jour sur un pareil sujet. Cette proposition ne vise à rien moins qu’à créer un quatrième type de régime successoral qu’on pourrait appeler le « partage proportionel ». Le colonel Toutée a rédigé ainsi que suit l’article qu’il voudrait intercaler dans le code civil entre les articles portant actuellement les numéros 744 et 745 : Toutes les successions donnent lieu à partage. À chaque héritier sont attribuées en outre de sa part autant de parts égales à la sienne qu’il a d’enfants vivants ou représentés. Tout enfant unique appelé à succéder à ses ascendants ou de leur chef reçoit à ce titre la moitié de leur héritage, l’autre moitié allant à celui ou à ceux auxquels la succession reviendrait à son défaut. L’esprit de cette modification est d’introduire les petits-enfants dans le partage en transportant sur eux la préoccupation d’égalité dans l’héritage que la loi actuelle limite aux enfants et de « désavantager » en quelque sorte l’enfant unique. M. Toutée qui connaît son pays paraît préoccupé de montrer que « loin d’être une loi de réaction contre l’abolition du droit d’aînesse, la disposition proposée est un nouveau pas en avant dans la même voie ». Ceci est paradoxal et résiste à toute démonstration. Mais qu’importe ? Ce qu’il faut considérer c’est la justice d’abord ; c’est aussi l’efficacité.

La justice ne sera point lésée parce que les petits-enfants interviendront par leur nombre pour grossir proportionnellement la part de leurs parents, sans acquérir d’ailleurs de nouveaux droits individuels ; et comme la répartition des biens de l’aïeul par parts égales entre ses enfants et ses petits-enfants n’implique pas que ceux-ci entreront en jouissance personnellement, comme, en un mot, ce seront leurs père et mère qui hériteront en leur nom, l’autorité paternelle ne saurait s’en trouver ébranlée.

M. Toutée n’admet point qu’on mette en doute l’efficacité d’un système par lequel « l’esprit d’égalité, l’esprit de lucre, la passion de la terre qui luttent aujourd’hui contre l’accroissement des familles se retourneront en faveur de cet accroissement ». Et il ajoute ces paroles suggestives : « Il faudrait n’avoir jamais soupçonné la convoitise et la jalousie dont flamboie le cœur d’une paysanne ou d’une ménagère pour douter de la sincérité de ses efforts en vue d’avoir, avec une lignée plus nombreuse, plus de biens que ses collatéraux — et surtout d’éviter que ceux-ci n’en aient plus qu’elle ». M. Toutée estime que dans les familles possédant quelque bien, le nombre des enfants pourrait s’accroître d’au moins 400.000 par an.

Cette proposition a été, comme bien l’on pense, fort discutée ; mais il faut reconnaître que les objections qu’on y a formulées en ont plutôt accru la valeur. Car ces objections n’ont fait apparaître aucun obstacle fondamental. Elle reste, en tous les cas, la plus sérieuse et la plus ingénieuse de toutes les solutions mises en avant pour accroître, par une combinaison légale, la natalité française.

Chiffres rassurants.

L’avenir établira si en pareille matière, les moyens légaux sont susceptibles d’une action prompte et durable. Mais en admettant même que la France ne fasse aucun effort sérieux pour enrayer le mal et que l’état de choses actuel se prolonge, le nombre des Français d’Europe, c’est-à-dire de ceux de France, de Belgique, de Lorraine et de Suisse ne saurait être inférieur, dans cinquante ans, à 50 millions. Au train dont vont les choses, les Canadiens Français, à cette époque, compteront pour une vingtaine de millions et les Français d’Algérie pour deux à trois. Avec les indigènes francisés des colonies, la langue française peut parfaitement être parlée vers 1950 par plus de cent millions d’hommes. Ce n’est pas de quoi satisfaire, sans doute, les légitimes ambitions d’un grand peuple mais c’est de quoi écarter de son esprit toute crainte de funérailles prématurées.

viii

LA LOUISIANE FRANÇAISE

Les 18, 19 et 20 décembre 1903 ont eu lieu à la Nouvelle-Orléans les fêtes commémoratives du centième anniversaire de la cession de la Louisiane aux États-Unis. Le premier jour les dames, membres de la Louisiana historical society, ont donné une réception et un bal ; le second jour, au Cabildo, les ambassadeurs de France et d’Espagne et le gouverneur de l’État ont prononcé des discours de circonstance ; une revue des troupes, une parade navale sur le Mississipi et l’ouverture solennelle du musée historique ont complété le programme de l’après-midi ; le soir a eu lieu une représentation de gala à l’opéra français. Le lendemain, dimanche 20, une grand messe pontificale a été chantée à la cathédrale de Saint-Louis et suivie du Te Deum. Un discours « in honor of the day » a été adressé au peuple du balcon du Cabildo et à la chute du jour, selon une coutume chère aux Américains, le drapeau étoile a été salué dans Jackson square par des salves d’artillerie.

L’événement dont l’anniversaire était ainsi célébré exerça sur les destinées de la grande république transatlantique une influence considérable que ses historiens, après l’avoir longtemps négligée, ont fini par reconnaître. Mais la France, de son côté, ne saurait en évoquer le souvenir sans émotion. C’est elle, après tout, qui a créé la Louisiane et a jeté les premiers fondements de sa prospérité future. À ce titre, notre chronique de 1903 se devait de consacrer un chapitre à l’œuvre lointaine accomplie sur les rives du Mississipi par la France d’autrefois.

Les origines.

La vallée Mississipienne dans sa partie méridionale, fut découverte par Fernand de Soto, ancien compagnon de Pizarre et gouverneur de Saint-Jacques de Cuba. Parti de Floride il atteignit l’embouchure de l’Alabama puis s’achemina vers le Nord-Ouest, sans cesse attaqué par les sauvages ; il franchit le grand fleuve à l’endroit où se trouve actuellement la ville de Memphis, parcourut la vallée de l’Arkansas et mourut, découragé, en 1539, ayant vainement cherché les eldorados dont le désir le hantait. Chose curieuse, cent trente trois années se passèrent ensuite sans qu’aucun européen se décidât à suivre les traces de l’espagnol. En 1673 un négociant, Joliet et un missionnaire, le père Marquette, partis du Canada, descendirent le Mississipi jusqu’à son confluent avec l’Arkansas puis remontèrent vers le Nord, Ce qu’apprenant, Cavelier de la Salle qui était possesseur du monopole des fourrures sur les grands lacs, résolut de reprendre et de pousser plus loin cette exploration. Il se rendit en France pour obtenir du roi les hommes et l’argent nécessaires ; rentré au Canada, mille obstacles et déboires surgirent en travers de son projet. Enfin après quatre années d’efforts l’expédition put se mettre en route descendant le cours gelé de l’Illinois. Ce fut au confluent de l’Arkansas, là où s’étaient arrêtés Joliet et le père Marquette que s’opéra, le 14 mars 1682, la prise de possession du pays. Le nom qu’allait porter cette région devait avoir été convenu d’avance car le notaire qui accompagnait les explorateurs et dressa le procès-verbal de la cérémonie avait été « commis à exercer ladite fonction pendant le voyage entrepris pour faire la découverte de la Louisiane par M. de la Salle gouverneur pour le roi du fort Frontenac ». Le 9 avril, les Français atteignirent le golfe du Mexique ayant passé devant l’emplacement où s’élève aujourd’hui la Nouvelle Orléans. Ils remontèrent alors jusqu’à la région des Illinois et y bâtirent le fort Saint-Louis qu’il ne faut pas confondre avec la ville actuelle de Saint-Louis laquelle fut fondée en 1764 par deux traitants en fourrures, Laclède et Pierre Chouteau ; le fort Saint-Louis était situé au confluent de la rivière des renards et de l’Illinois, non loin du lieu où se trouve maintenant Chicago.

La Salle, rentré au Canada y fut mal reçu et accusé d’imposture ; il lui fallut retourner en France et se justifier. Le roi lui accorda quatre navires pour se rendre en Louisiane, par mer cette fois. Mais le convoi ne sut pas trouver les bouches du Mississipi et alla débarquer sur la côte texienne au delà de Galveston, dans la baie Saint-Bernard. La conduite indigne du commandant de l’escadre, lequel détestait et jalousait la Salle, priva les futurs colons de toutes les ressources qui leur étaient nécessaires ; ils ne tardèrent pas à se révolter contre leur chef qui périt assassiné le 19 mars 1687 sur les rives du rio Brazos. Une partie de l’expédition pût toutefois, sous la conduite de l’abbé de la Salle, frère de l’explorateur, regagner les Illinois et Québec ; un détachement demeuré à la baie Saint-Bernard fut massacré par les Indiens.

Le 25 janvier 1699, Pierre d’Iberville et ses frères débarquaient à l’embouchure du Mississipi dont ils venaient prendre possession au nom du roi de France ; ils reconnurent et baptisèrent successivement l’île Dauphine, l’île des Chats, les îles de la Chandeleur, explorèrent l’entrée du fleuve, découvrirent le lac Pontchartrain et revinrent vers la côte fonder le fort de Biloxi. À partir de ce moment l’extension territoriale de la colonie fut rapide. Le Sueur, Juchereau de Saint-Denis, le père Pinet, Charleville parcoururent le pays des Natchez, les Illinois, l’Arkansas et le Minnesota. La Nouvelle Orléans n’existait pas encore ; le fort de la Balise défendait l’entrée du fleuve sur le golfe du Mexique. Par malheur le commerce était nul ; en 1707 aborda le premier navire marchand ; la France en guerre avec l’Europe oubliait le pauvre gouverneur Bienville et ses cinquante soldats. Aucun défrichement n’avait pu être entrepris ; les vivres venaient de Saint-Domingue ; s’il manquait un bateau, la disette éclatait parmi les 279 Européens et les 60 Canadiens qui composaient toute la population blanche. La misère augmenta sous le gouvernement de Diron d’Artaguette lequel, cinq années durant, ne reçut pour ainsi dire aucun secours de la métropole.

Ce ne fut pas le privilège commercial accordé au financier Crozat en récompense des services rendus par lui à la couronne pendant la guerre de la succession d’Espagne qui remédia à une aussi lamentable situation ; on cherchait en vain d’introuvables mines sur lesquelles le nouveau gouverneur, M. de la Mothe-Cadillac, comptait pour remplir les coffres de la colonie. Entre temps il fallait résister aux Indiens souvent révoltés, aux traitants anglais qui déjà cherchaient à rompre la ligne des forts français pour pénétrer dans l’ouest — et éventuellement aux Espagnols de Floride qui gagnaient peu à peu vers le Mississipi. Des postes nouveaux avaient été fondés sur l’Ohio, sur la rivière Alabama et à Kaskakias sur le Mississippi.

Crozat fit faillite en 1717, ayant perdu, disait-il, 1.254.000 livres, sans profit pour personne ; cet insuccès coïncidait avec l’apogée de la fortune de Law qui fonda aussitôt la Compagnie du Mississippi pour laquelle il obtint un privilège de vingt cinq ans. Dès l’année suivante, de nouveaux colons débarquèrent. Bienville, redevenu gouverneur, posa la première pierre de la Nouvelle Orléans ; des Allemands en assez grand nombre s’installèrent à l’entour ; cinq cents nègres y furent aussi transportés. L’avenir s’annonçait meilleur ; on renonçait à trouver des mines ; l’agriculture devenait le point de mire des efforts de chacun. L’effondrement du système de Law qui avait pour gage fictif de prétendues richesses entassées par la nature sur les rives lointaines du Mississipi n’eut pas suffi à entraver ce tardif essor ; la guerre avec l’Espagne y pourvut. Les comptoirs espagnols fermés à ses produits, c’était la ruine perpétuelle de la Louisiane baignée par un golfe presque entièrement hispanisé. Le prix des denrées tripla ; la piastre mexicaine valut 8 livres au lieu de 5[9], et le lait coûta 40 sols le pot. En 1722 le siège du gouvernement fut transporté à la Nouvelle Orléans qui ne comptait que 203 habitants.

Le calvaire des gouverneurs.

Dix-huit mois après, Bienville, celui qu’on a appelé le « père de Louisiane » et qui peut, en effet, être considéré comme le principal fondateur de la colonie, fut rappelé en France pour justifier sa conduite. C’était « l’ordonnateur » Hubert qui l’avait dénoncé. L’ordonnateur était une sorte de commissaire civil chargé de l’administration financière et possédant comme tel, un pouvoir dont il lui était facile d’abuser pour contrecarrer en tout le gouverneur et surtout pour dilapider à son profit personnel les richesses confiées à sa garde. Un seul de tous ceux que la France envoya à la Nouvelle Orléans, La Chaise, fit son devoir honnêtement et patriotiquement ; les autres ne songèrent qu’à frauder et à monter des cabales. Le marquis de Vaudreuil qui gouverna dix ans (1742-1752) eût maille à partir successivement avec ses trois ordonnateurs ; quant au chevalier de Kerlerec, successeur de Vaudreuil, ses démêlés avec le trop fameux M. de Rochemore donnèrent lieu à une interminable instruction qui se déroula à Paris de 1764 à 1767 et fournit un pendant au sinistre procès de Lally-Tollendal. Cette fois, pourtant, la victime échappa en fin de compte aux chicaneries et aux vilains procédés d’une justice avide de donner raison au civil contre le militaire et de jeter le discrédit sur les commandants des colonies, toujours considérés à priori comme s’étant enrichis au loin.

Tel n’était pas le cas, certes. Et ce même Kerlerec qui recevait 12.000 livres de traitement et attendit jusqu’en 1762 l’augmentation promise, en dépensait quarante, malgré que sa femme et lui fussent économes ; il avait dû vendre les deux tiers de ses biens après avoir mangé les mille louis d’or apportés avec lui de France[10] pour subvenir aux frais d’une représentation décente. On l’oubliait comme on avait oublié ses prédécesseurs. En vérité les conseillers de Louis XV avaient bien d’autres soucis en tête que de songer à la Louisiane ; et peut-être le lieutenant de police dont Madame de Pompadour allait faire un ministre de la marine n’en connaissait-il rien d’autre que le nom et — vaguement — la situation…

C’était l’intérêt capital de la colonie de vivre en bons termes avec les Chaktas et les Chikachas, ses voisins immédiats ; d’abord ils constituaient une sorte de tampon entre elle et les établissements anglais de l’est ; ensuite et surtout ces sauvages pouvaient couper le Mississipi dont ils étaient riverains et qui, en cas de guerre européenne et de blocus maritime, devenait la seule route par laquelle la Louisiane pouvait s’approvisionner, recevoir le blé du pays des Illinois ou les munitions envoyées du Canada. Pour ces motifs, tous les gouverneurs attachèrent une grande importance à se maintenir en bonnes relations avec les Peaux-rouges. Ils jugeaient également utile de leur offrir une fois l’an, en un meeting solennel, des présents fort appréciés de ceux-ci et de leur faire voir en même temps des troupes solides et bien armées ; les présents sans les troupes eussent semblé une marque de faiblesse ; les troupes sans les présents eussent entretenu l’hostilité, la défiance et la guerre d’embuscades. Ce double point de vue était assez simple pour être aisément compris de Paris. Encore aurait-il fallu lire des dépêches où on l’exposait, et surtout établir quelque surveillance au chargement des convois. Lorsqu’en 1762 parurent enfin devant la Nouvelle Orléans les navires attendus depuis si longtemps, il y avait trois années que les Peaux-rouges n’avaient reçu leurs présents accoutumés et leur fidélité envers la France s’en trouvait ébranlée. Quel ne fut pas l’ennui du gouverneur lorsque le débarquement s’opéra ; par suite d’erreur ou plus probablement de quelque friponnerie les marchandises demandées par lui et facturées régulièrement avaient été remplacées par d’autres de moindre valeur et de nulle utilité. Ce seul fait explique qu’à maintes reprises les magasins de la colonie se soient trouvés absolument dénués de tout et aient dû s’approvisionner chez des particuliers à des prix excessifs.

La question des troupes était à envisager sous le double rapport de la quantité et de la qualité. Elle ne donnait guère de satisfaction sur le premier chef, et plus rarement encore sur le second. Le nombre n’y était jamais ; mal nourris et mal vêtus, les soldats désertaient ; il arriva d’ailleurs que, faute de subsistances, des commandants de postes durent parfois envoyer leurs hommes vivre chez les Indiens ; beaucoup, en ce cas, ne revenaient point. Ils ne cherchaient pas à gagner les colonies anglaises, ni même le Canada, mais se laissaient tenter par l’appât de la vie libre et vagabonde des « coureurs des bois ». Généralement ils avaient déjà derrière eux un passé regrettable ; il y avait parmi eux nombre d’anciens déserteurs graciés, de soldats punis puis expédiés aux colonies comme en une sorte de compagnie de discipline. Ajoutez à cela les mauvais sujets enrôlés par leurs familles en qualités de « cadets à l’aiguillette » c’est-à-dire de candidats sous-officiers et le plus souvent privés de ressources. Tous ces éléments n’étaient point faits pour faciliter la tâche du gouverneur.

Il avait encore à apaiser les querelles des fonctionnaires civils et à mettre d’accord — si possible — les prétentions ecclésiastiques. Les jésuites se disputaient avec les capucins ; les médecins de l’hôpital regardaient d’un mauvais œil les chirurgiens lesquels se plaignaient des religieuses ; un vicaire général délégué par l’évêque de Québec pour pacifier ces conflits, acheva au contraire de les faire tourner à l’aigre.

Aux Illinois.

Le pays des Illinois qui correspondait à peu près, dans le vocabulaire français, à la région Mississipienne comprise entre les villes actuelles de Chicago et de Memphis était arrosé par le Mississippi, la Ouabache et l’Illinois. Il renfermait de gras pâturages et de magnifiques forêts ; il constituait la réserve favorite des trappeurs qui y venaient chasser le daim, l’élan, le bison, le chat sauvage, l’oppossum. Il renfermait également des mines de plomb et de cuivre dont les Français avaient reconnu l’existence et savaient la valeur, mines qui ne purent être exploitées faute d’ouvriers. Dès 1680, un fort avait été construit par La Salle en ces parages ; au commencement du xviiie siècle, les Jésuites établirent des missions à Kaskakias et à Cahokias ; en 1760, il y avait 80 habitations, dans la première de ces localités et 50 dans la seconde. Quatre ans plus tard, deux traitants en fourrures, La Clède et Pierre Chouteau fondèrent dans le voisinage Saint-Louis où la prospérité ne naquît pas du premier coup si l’on en juge par le sobriquet de Paincourt sous lequel la future cité se trouva longtemps désignée.

La population des Illinois comprenait des colons agriculteurs, gens paisibles, mais enclins à la paresse, des trappeurs d’espèce remuante et difficile à tenir, quelques esclaves nègres, enfin des Indiens détériorés par le contact des blancs et par l’eau de feu mais devenus inoffensifs en même temps qu’incapables. Au-delà se tenait un cercle de tribus demeurées guerrières, avec lesquelles les Français avaient eu plus d’une fois maille à partir. C’est ainsi qu’en 1725 le fort d’Orléans, audacieusement planté deux ans plutôt par M. de Beaumont, non loin du confluent du Missouri et du Kansas, avait été pris d’assaut et toute la garnison massacrée. En 1752 le pays fut érigé en lieutenance royale par M. de Vaudreuil mais faute d’argent, de renforts suffisants et des autorisations nécessaires, MM. Macarty et de Neyon, les vaillants officiers chargés d’y exercer le pouvoir, ne purent faire profiter la France des immenses avantages que lui valaient la position et la fertilité des Illinois d’où l’on pouvait à la fois ravitailler la Louisiane et le Canada et prendre à revers les colonies britanniques.

Cession et révolte.

À la veille du jour où la Louisiane allait cesser — nominalement du moins — d’être française, on lui envoya quelques secours accompagnés d’un grand luxe d’instructions inutiles. Malgré qu’elle eût été si amplement délaissée et qu’elle eût traversé des périodes si pénibles, la colonie commençait à prospérer. Elle produisait en 1762 pour près de 500.000 livres d’indigo, pour 250.000 de pelleteries, pour 50.000 de cire, de suif et d’huile, enfin pour 3.600.000 livres de tabac. En huit ans son mouvement commercial venait d’augmenter de près de six millions de livres. « Ce pays, écrivait Redon de Bassac, pourrait, en vingt ans, fournir plus de denrées et procurer plus d’utilité à lui seul que la Martinique, Saint-Domingue, et toutes les autres colonies ensemble du royaume ». Mais le gouvernement espagnol, auquel on le cédait presque malgré lui, n’en apercevait pas mieux que les ministres de Louis XV, le prodigieux avenir.

Par le traité de Paris du 10 Février 1763 le roi de France cédait au roi d’Angleterre la rivière et le port de la Mobile (Alabama) et « tout ce qu’il possède ou a dû posséder du côté gauche du fleuve Mississipi, à l’exception de la Nouvelle Orléans et de l’île dans laquelle elle est située ». Les habitants de la Nouvelle Orléans ne durent pas apprendre sans surprise qu’ils résidaient dans une île ! Ladite « île » d’ailleurs appartenait dès lors à Charles III que l’on forçait, par cette compensation, à tolérer certaines clauses du traité de Paris qui l’offusquaient et, en particulier, la liberté accordée aux Anglais de naviguer sur le Mississipi. La convention franco-espagnole réglant le sort de la Nouvelle Orléans avait été signée à Fontainebleau dès le 3 novembre 1762 mais était destinée à demeurer secrète. On n’en parla même point à M. d’Abbadie qui venait remplacer M. de Kerlerec sans hériter de son titre de gouverneur. Le 21 avril 1764 seulement on se décida à lui en faire part et la nouvelle fut connue en Louisiane le 30 septembre 1764. Peu de mois après, d’ailleurs, M. d’Abbadie mourait laissant entre les mains du commandant des troupes, un officier du nom d’Aubry, la direction supérieure d’une colonie dont personne ne voulait plus entendre parler ni à Madrid ni à Paris.

Aubry gouverna loyalement et non sans habileté, s’efforçant de pacifier autour de lui, de contenir la haine des Peaux-rouges contre les Anglais et de préparer les colons à la venue redoutée des Espagnols. Les Anglais se trouvaient fort embarrassés de prendre possession d’un pays foncièrement hostile à leur race et dont les habitants manifestaient pour la domination française une sympathie qui, chose étrange et flatteuse, avait résisté à la défaite. Ils firent choix d’un Français, ancien commandant de la région de l’Alabama pour remplir les fonctions de surintendant des affaires Indiennes et demandèrent en maintes circonstances l’intervention des Français influents établis le long du Mississipi.

Le 10 octobre 1765 le fort de Chartres fut remis aux Anglais et la garnison française passant le fleuve s’établit à Saint-Louis. Ce ne fut que cinq mois après que don Antonio de Ulloa débarqua à l’embouchure du Mississipi, n’amenant avec lui que soixante soldats ; comme il commença par suspendre le paiement des lettres de change tirées depuis 1763, les Louisianais sentirent croître leur haine contre l’Espagne et se groupèrent plus que jamais autour d’Aubry. D’autres mesures suivirent plus maladroites encore qui apportèrent des entraves aux relations commerciales de la Louisiane, si bien que les notables de la colonie, las de rédiger des protestations et d’envoyer à Paris des délégués plaider une cause perdue, firent une révolution, expulsèrent Ulloa et forcèrent Aubry à continuer d’exercer l’étonnant pouvoir que les circonstances avaient créé et qui émanait maintenant de tout le monde en fait sans émaner de personne en droit.

L’idée de créer une république indépendante flotta dans l’air ; c’était la seule solution logique et il est certain que, vingt ans plus tard, les États-Unis fussent intervenus sous-main pour en soutenir les promoteurs et la faire aboutir. Mais l’heure de l’indépendance américaine n’avait pas sonné et les Anglais étaient bien trop occupés à en contenir les premiers ferments pour songer à bénéficier de l’étrange situation engendrée à l’embouchure du Mississipi par la double inertie de la France et de l’Espagne. Cette situation eut une répercussion jusque sur le Missouri dont les postes durent être évacués par les petits détachements espagnols qui les avaient occupés ; ils furent réoccupés par les quelques soldats français restés dans le pays. La république ne put s’organiser.

Le 21 juillet 1769, le général O’Reilly, homme de guerre au service d’Espagne et type du soldat cosmopolite tel qu’il avait pris naissance pendant les guerres dynastiques de l’ancien régime, arriva à la Nouvelle Orléans, muni des pleins pouvoirs de Sa Majesté catholique pour venger l’injure faite à sa couronne. Assurément l’expulsion de Don Antonio de Ulloa constituait une injure, mais le fait que ce représentant de l’Espagne n’avait point pris possession de la colonie et ne l’avait gouvernée que par l’entremise d’Aubry en atténuait singulièrement la portée : O’Reilly se fut honoré en se montrant clément ; il le fut et sut réorganiser, sans bouleversement ni tracasseries, l’administration ; mais sa clémence n’intervint pas à temps. Un châtiment était nécessaire ; l’exil ou la prison pouvaient être appliqués à quelques-uns des meneurs du mouvement séditieux de 1768 : une hécatombe de six condamnés à mort ne pouvait se justifier. Il faut reconnaître d’ailleurs que cet acte de barbare répression supprima pour jamais le misérable esprit de cabale dont la colonie avait tant souffert.

La domination espagnole et le retour à la France.

La domination espagnole dura trente-trois ans et fut heureuse. Des hommes remarquables se succédèrent à la Nouvelle Orléans comme gouverneurs. Ils n’entreprirent pas d’hispaniser la Louisiane ; ils maintinrent des français à la tête des affaires et n’eurent d’autre préoccupation que de travailler à sa prospérité. Dans cette partie du monde où la puissance espagnole était encore si considérable, la chose leur était plus aisée qu’aux gouverneurs français isolés et privés de tout secours. Sous leur habile et sage direction, la colonie se peupla donc et s’enrichit sans être forcée de rien sacrifier des caractéristiques nationales auxquelles elle tenait tant. Les impôts étaient légers : c’était en somme le Mexique qui payait les frais de gouvernement et d’autre part la surveillance peu attentive permettait aux habitants de faire, avec leurs voisins désormais émancipés du joug anglais, un commerce clandestin très rémunérateur. En additionnant les budgets de la Louisiane depuis 1768 on constate que l’Espagne y dépensa près de soixante millions de livres. Elle le faisait de gaîté de cœur pensant constituer ainsi une sorte de boulevard franco-espagnol entre les États-Unis et le Mexique. Mais déjà l’américanisme s’infiltrait et tout le monde sentait que l’état de choses en vigueur ne pouvait constituer qu’un intérim.

Une seule circonstance aurait pu détourner les regards des Louisianais de l’horizon américain, la perspective de redevenir Français. Ils gardaient à la France un attachement invincible. Or la France révolutionnaire se souvenait d’eux et songeait à les reconquérir. Le comité de Salut public envoya un représentant s’enquérir sur place de cette éventualité à laquelle Carnot surtout semblait porter de l’intérêt. En 1795, le plénipotentiaire français aux négociations de Bâle proposa à l’Espagne d’échanger la Louisiane contre Fontarabie et Saint-Sébastien. En 1797, le Directoire reprit les mêmes vues auxquelles, en 1800, Bonaparte s’attacha à son tour. Il fit demander la cession de la Louisiane et de la Floride en échange de l’agrandissement du duché de Parme dont le titulaire, gendre de Charles iv, deviendrait roi d’Étrurie. L’Espagne refusa de céder la Floride mais renonça à la Louisiane et à ses dépendances. Seulement le traité de Saint-Ildefonse, signé le 1er octobre 1800, n’ayant pas reçu d’application en ce qui concerne l’Étrurie n’en reçut pas davantage pour ce qui avait trait à la Louisiane. Ce fut au printemps de 1802 seulement que le premier consul nomma le général Victor capitaine général de la Louisiane et prépara l’expédition destinée à en prendre possession. En même temps, Laussat était nommé préfet colonial. Au moment où l’expédition allait partir Victor reçut contre ordre. Sur la question de Malte la paix d’Amiens venait de se rompre et Bonaparte sentant l’impossibilité de réaliser son rêve américain et se souvenant de l’échec de son rêve égyptien, décida de s’assurer l’amitié des Américains et de les fortifier du même coup. Ceux-ci pourtant ne désiraient qu’un entrepôt commercial et non point un agrandissement territorial. Il fallut leur imposer comme jadis on l’avait imposée aux Espagnols l’acceptation de la colonie entière ; mais ils furent moins difficiles à convaincre ; même au prix de 60 millions l’affaire restait bonne. Elle l’était d’autant plus qu’une obscurité avantageuse régnait depuis longtemps dans les textes des traités. Ce que Louis XV avait cédé à Charles III, ce que Charles iv avait rétrocédé à Bonaparte, ce que maintenant Bonaparte cédait aux États-Unis, c’était une Louisiane indéterminée vers le nord et le nord-ouest, ayant sur le golfe du Mexique une façade, comprise « entre le Mississipi et le rio Brazos » disent les instructions rédigées pour le général Victor, mais dépourvue de limites certaines entre son territoire « et le Canada » disent les mêmes instructions. Le mot s’y trouve. Certes il pouvait prêter à bien des disputes, car aucun document officiel et international ne le justifiait pleinement. Et Bonaparte lui-même répondit à Barbé Marbois qui observait combien tout cela était obscur : « Si l’obscurité n’y était pas, il serait de bonne politique de l’y mettre ». Mais, après tout, nous avions jadis établi des forts jusque sur le Minnesota et ces forts constituaient une dépendance naturelle des Illinois et par conséquent de la Louisiane.

La deuxième fondation des États-Unis.

En 1803, les Américains n’avaient pas besoin de toutes ces terres et, sans faire fi de leur immensité, ils ne parurent y attacher qu’une minime importance. Même après 1836, alors que tout l’ancien territoire français eut donné à l’Union les états du Mississipi (organisé en 1817), de l’Illinois (1818), de l’Alabama (1819), du Missouri (1821), enfin de l’Arkansas (1836), ils ne réalisèrent point la grandeur du service que la France leur avait rendu. Ils le connaissent aujourd’hui et en sentent tout le prix. La sympathie traditionnelle qui les rattache à la France a été pleinement restaurée après quelques regrettables éclipses et ils n’ont pas craint, au moment de célébrer le centenaire du grand acte de 1803, d’y voir comme « une seconde fondation des États-Unis » ; terme juste et mérité que la postérité ratifiera.

Il n’est pas mauvais d’observer, en terminant, que malgré tant de fautes, d’erreurs, de négligences dont nous n’avons pas craint, suivant notre méthode d’impartialité absolue, de dresser tout à l’heure le tableau, l’œuvre accomplie en Louisiane par la civilisation française avait une force singulière puisque cette œuvre a subsisté et subsistera apparemment jusque dans un lointain avenir. Pionniers audacieux, intelligents et persévérants, fondateurs avisés de deux cités qui comptent ensemble aujourd’hui près d’un million de citoyens, explorateurs exacts et pacificateurs habiles, les Français ont frayé aux défricheurs et aux commerçants une route magnifique le long de ce fleuve dans lequel ils avaient su deviner le Nil de l’Amérique future. Ils ont fait plus ; ils ont déposé dans cette société créole, issue de leur sang, le germe d’une grâce, d’une distinction et d’un charme qu’admirent encore tous ceux qui entrent en contact avec elle. Les événements terribles qui désolèrent et ruinèrent, voici bientôt cinquante ans, les États du sud ont fourni aux Louisianais l’occasion de montrer la valeur guerrière dont ils étaient capables ; et surtout ils ont su prouver depuis, par la vigueur avec laquelle ils se sont attelés au relèvement de leur fortune, que l’énergie indomptable du peuple américain s’alliait chez eux au raffinement des traditions françaises.

ix

LA VILLA MÉDICIS
ET LES FOUILLES DE DELPHES

Le ministre de l’instruction publique, M. Chaumié a fait, au printemps de 1903, une intéressante visite aux deux colonies de science et d’art que la France possède au sommet du Pincio et au flanc du Lycabete, colonies dont la renommée est devenue universelle. À ce titre, notre chronique ne saurait ignorer le voyage ministériel. Il s’agissait de célébrer à Rome le centenaire de l’installation de l’Académie de France à la villa Medicis et de clôturer en Grèce l’exhumation des sanctuaires de Delphes entreprise par l’École Française d’Athènes.

Grandeur et décadence.

Lorsque Colbert fit choix, en 1666, de Charles Errard, peintre du roi, pour fonder à Rome une Académie de peinture, de sculpture et d’architecture réservée aux artistes français, il y avait déjà près de deux siècles que l’influence de l’art italien prédominait en France. Des hommes comme Mazarin et Fouquet l’avaient encouragée et entretenue mais il leur manquait cette justesse de jugement et ces facultés d’organisation que révèlent toutes les fondations de Colbert. Il fut décidé que les pensionnaires de la nouvelle Académie seraient au nombre de douze, à savoir, six peintres : quatre sculpteurs et deux architectes sous la direction d’un peintre du roi. Errard qui connaissait à fond les ressources artistiques de Rome où il avait passé seize années, s’installa avec ses élèves au palais Capranica. À l’exception d’un intérim exercé par Coypel de 1673 à 1675, Errard conserva la direction de l’œuvre naissante jusqu’à la mort de Colbert. Cette première période produisit un grand nombre de copies qui servirent du moins à pourvoir de modèles appropriés la manufacture des Gobelins. Louvois, qui succéda à Colbert, remplaça Errard par La Teulière donnant ainsi une entorse au règlement car La Teulière n’était pas peintre : c’était plutôt un critique d’art et, pour ce motif, les jeunes artistes le virent arriver d’assez mauvais œil. Il poussait d’ailleurs sa vénération des règles antiques jusqu’à réprimer toute pensée novatrice, fut-elle excellente — et il encourageait par là une fâcheuse routine. À la surintendance de Louvois succédèrent celles du marquis de Villacerf (1691-1699) et de Mansart (1699-1708) ; les difficultés financières commençaient et l’élan artistique à peine donné tendait déjà à se ralentir. Houasse qui remplaça La Teulière s’occupa de politique et de mondanités beaucoup plus que des travaux des pensionnaires ; sa correspondance constitua une chronique de la vie romaine où les choses de l’art furent peut-être les seules à ne tenir aucune place. Lorsque Poerson, nommé directeur de l’Académie dont il avait été élève, arriva à Rome en 1704, il trouva la maison dans un état de délabrement sans pareil. « C’est une pitié, écrit-il, de voir ce qu’on nomme draps, serviettes, nappes et autres ustancils. » Non seulement le mobilier tombait en lambeaux mais le loyer n’était pas payé régulièrement. Délaissée par le roi qui avait, il est vrai, bien d’autres soucis en tête, l’institution vivait misérablement d’expédients et d’emprunts. Ce désarroi, les maigres résultats artistiques obtenus par les pensionnaires et aussi la joie insultante de tous les étrangers, Allemands et autres, à chacune des défaites françaises dont la nouvelle parvenait à Rome — joie que les Italiens partageaient copieusement — tout cela explique le profond découragement dans lequel tomba Poerson ; et on lui pardonnerait assurément d’avoir lui-même proposé la suppression de son Académie s’il n’avait fait valoir comme argument la pauvreté architecturale de Rome où il n’apercevait de remarquable que « le Panthéon, le Colisée et quelques colonnes ! »

D’Antin et Marigny.

Ce fut le nouveau surintendant qui releva son courage. Le duc d’Antin, fils de Madame de Montespan, dirigea les Beaux-Arts de 1708 à 1736 ; il s’y donna tout entier. S’il n’avait à aucun degré le génie multiple de Colbert, il en avait la manière. Mesuré et impeccable dans son goût, persévérant dans ses volontés, il alliait à des procédés de grand seigneur l’instinct précis d’un homme d’affaires. Le gouvernement du régent, aidé par la prospérité factice qu’engendrèrent les agiotages de Law appuya ses desseins. Il put restaurer l’Académie au moment où elle semblait devoir péricliter définitivement ; elle ne comptait plus que deux peintres, un sculpteur et un abbé, neveu de Mansart qui, ne peignant ni ne sculptant, était néanmoins pensionné et touchait même 500 livres de plus que ses camarades. La banqueroute de la rue Quincampoix restreignit bien vite les dépenses mais sans diminuer l’intérêt éclairé du duc d’Antin : au contraire il sembla s’occuper de jour en jour avec plus de zèle de l’Académie. Il donna des soins tout particuliers à ce que les élèves fussent choisis selon leurs mérites et leurs talents, ne voulant point chagriner Poerson qu’il qualifiait pourtant de « vieux radoteur » il le laissa en place mais lui adjoignit le peintre Wlenghels. Ce dernier incita les jeunes artistes à entreprendre la décoration de leur nouvelle demeure, le palais Mancini. L’idée parut séduisante et l’exécution en fut si rapide et si complète que bientôt l’Académie de France se trouva classée au nombre des institutions auxquelles les étrangers de passage à Rome se croyaient tenus de rendre visite. Wlenghels en fit part, non sans quelque satisfaction, au duc d’Antin qui répondit : « Je suis fort aise que votre maison ait acquis assez de réputation pour piquer de curiosité les dames et les Anglais… Si dans les admirations qu’on fait de vos ouvrages il y a quelque grand seigneur qui désire quelque chose de nos manufactures des Gobelins ou de la Savonnerie soit canapés, chaises, portières ou tapis, offrés leur de ma part. Je les feray bien servir et vous envoyerais les desseins auparavant pour qu’ils choisissent à leur fantaisie. » Ces lignes citées par M. Alphonse Bertrand dans son intéressante étude sur l’Art français à Rome[11] dépeignent à ravir la facilité du surintendant à saisir le côté utilitaire de toutes choses : elles sont bien de l’homme qui répétait si volontiers dans ses instructions « Voyez à vous contenir dans vos fonds » et proclamait l’économie l’égale en vertu de la fidélité, — de l’homme qui défendait au directeur de l’Académie de prêter les objets d’art du palais Mancini à qui que ce fut, voire à l’ambassadeur de France, de crainte qu’il n’en résultât quelque détérioration.

Dans le marquis de Marigny, frère de Madame de Pompadour, le roi eut la bonne fortune de trouver un continuateur de d’Antin ; M. de Marigny fit choix du peintre de Troy pour diriger l’Académie et ce dernier pendant quatorze années exerça ces fonctions de façon brillante. Parmi les élèves de cette période comptent Coustou, Pigalle, Slodtz, Soufflot, Fragonard ; puis viendront Houdon et surtout Louis David, le grand révolutionnaire, qui accomplira dans les sphères artistiques une transformation comparable à celle qui s’exécutera au même moment dans le domaine de la politique.

Suvée et la période moderne.

Le 13 janvier 1793, le chargé d’affaires de France fut assassiné dans le Corso et le palais de l’Académie saccagé par la populace ; les pensionnaires se dispersèrent aussitôt à travers l’Italie, poursuivant individuellement leurs études. Pourtant la Convention maintint l’institution, se bornant à supprimer les fonctions de directeur ; elles furent rétablies peu après en faveur de Suvée déjà nommé à ce poste sous Louis XVI, et qui n’avait pu, par suite des événements, en prendre possession. On doit considérer que Suvée fut, après Colbert et d’Antin, le troisième créateur de l’Académie ; quand il arriva tout était à refaire ; il reprit l’œuvre ab ovo et la laissa prospère ; il y eût d’autant plus de mérite que Napoléon l’oublia et ne lui fournit pas les moyens de réaliser son généreux dessein. Mais Suvée était un enthousiaste et rien ne le découragea. Dès le début de sa direction il avait négocié l’acquisition de la Villa Médicis et y avait installé les pensionnaires.

Bâtie en 1540, la célèbre villa avait été achetée en 1576 par le cardinal de Médicis lequel s’était plu à l’embellir de mille manières et à la peupler de chefs-d’œuvre ; le Mercure de Jean de Bologne et d’autres objets d’art d’une réputation universelle s’y trouvèrent alors réunis. Vers la fin de son règne, Cosme III qui en avait hérité dépouilla la villa Médicis d’une partie de ses joyaux, et la propriété elle-même passa en 1737, à la maison de Lorraine. En 1802, le gouvernement français proposa de l’échanger contre le palais Mancini et les difficultés de détail ayant été aplanies, en grande partie par le zèle de Suvée, l’échange eut lieu. Depuis lors, c’est dans cette admirable demeure que s’est écoulée l’heureuse existence des « prix de Rome » et la perspective d’y séjourner n’a pas cessé d’exercer une irrésistible séduction sur de nombreuses générations d’artistes, peintres, sculpteurs, architectes et aussi musiciens car la musique fut admise, tardivement il est vrai, au rang des arts dont Rome peut favoriser l’inspiration. Cette adjonction, d’ailleurs, a soulevé de très vives critiques et la musique romaine n’est pas, en effet, de celles qui dominent sans consteste et s’imposent à tous ; mais constater que parmi les pensionnaires musiciens se trouvèrent Hérold, Halévy, Berlioz, Gounod, Bizet, Massenet, Saint-Saëns, Théodore Dubois équivaut à justifier de la valeur de la section de musique ; ce furent là les dignes émules de David d’Angers, d’Henri Regnault, de Cabanel, de Barrias, de Charles Garnier, de Luc-Olivier Merson, des Benouville, d’Antonin Mercié, de toux ceux qui sous la direction successive d’Horace Vernet, d’Ingres, de Robert Fleury, d’Hébert, de Lenepveu, de Cabat, de Guillaume, ont préparé là et mûri leurs conceptions de la beauté.

Faudrait-il aller plus loin et créer une section de littérature ? Cette création serait sans doute conforme à la logique et il ne manquerait pas de bons arguments pour la recommander. Encore doit-on faire observer que l’atmosphère qui convient au développement et au progrès d’une élite artistique diffère essentiellement de celle qui convient à une élite littéraire ; il y a sous ce rapport, autant d’intervalle entre les arts et les lettres qu’entre les lettres et les sciences. Telle qu’elle est organisée de nos jours, l’Académie de France a rendu en tous les cas des services éminents et, que l’on en modifie ou non l’organisation, son avenir ne saurait plus être mis en discussion. La participation du ministre de l’instruction publique à la cérémonie du centenaire n’a pas seulement été un hommage au passé ; elle constituait un gage d’avenir auquel la présence du roi Victor-Emmanuel et de la reine Hélène ajoutait une valeur singulière. Après quelques tergiversations douloureuses, la France a reconnu que, des trois ambassades qu’elle entretient dans la Rome d’aujourd’hui, celle qui siège à la Villa Médicis, l’ambassade artistique — n’était pas la moins utile à son prestige.

Entre artistes.

L’évolution des mœurs et les modifications apportées au règlement intérieur ont diminué sans le détruire le pittoresque de l’existence menée jadis par les jeunes pensionnaires de l’Académie. Même au temps où le génie autoritaire d’Ingres pesait un peu lourdement sur leurs exubérantes initiatives en sorte, a dit l’un d’eux que « notre vif chagrin de nous séparer de ce maître incomparable se doubla d’une indéfinissable impression de soulagement et de liberté » — même en ce temps-là, le régime de la villa Médicis demeura celui d’une grande famille où tout était en commun, succès, déboires, espérances ou chagrins. Les élèves avaient coutume de trouver dans le directeur un ami et un conseiller en même temps qu’un chef. Ils vivaient avec leurs camarades sur le pied d’une intimité fraternelle. L’histoire est légendaire de toutes les facéties, de tous les quiproquos organisés autour des nouveaux arrivants. On allait jadis les recevoir jusqu’à Ponte-Molle et, le soir venu, d’étonnantes berlines les cahotaient à travers des ruelles innommées dont les masures, gravement décorées du nom de palais et embellies par d’audacieux souvenirs historiques, achevaient de jeter le désordre dans l’esprit des malheureux. Introduits dans les caves de la villa, installés devant un repas frugal et mal servi, conduits pour y passer leur première nuit dans d’affreux galetas, ils avaient au réveil la joie indicible des spectacles paradisiaques surgissant devant eux : les bosquets merveilleux, les terrasses, les jardins, Rome entière étalée en un panorama sans pareil sous leurs yeux extasiés. Tant d’art apporté à la révélation de cet Eden ne laissait à personne le regret de la brimade qui y servait de prélude.

Les élèves de l’École française d’Athènes n’ont jamais connu ces charmantes fantaisies. Leur tâche plus sévère s’enferme en un cadre moins vibrant. Ni la maison Ghennadios où s’abritèrent modestement leurs premiers travaux, ni le palais de la place de la Constitution[12], où s’acheva somptueusement le directorat de Daveluy, ni l’école spacieuse mais inélégante élevée par Burnouf sur la pente du Lycabete ne sauraient être comparés comme séjour à la villa Médicis. Aussi bien, des archéologues en mission sur la terre grecque doivent-ils se considérer comme préposés à la recherche de la vérité plutôt qu’à la poursuite de l’inspiration ; leur demeure normale, c’est la tente de l’explorateur ; leur travail le plus fécond, c’est l’exhumation des « pierres écrites ». Il n’en est pas moins exact de dire que la vie de famille, à Athènes comme à Rome, réunit dans une commune aspiration vers le progrès de l’humanité et la gloire de la patrie maîtres et élèves, anciens et nouveaux, et que cette intime collaboration a été, là comme ici, le meilleur élément du perfectionnement individuel et le meilleur gage du succès collectif.

Un diplomate entreprenant.

Il n’est que juste de rendre à Th. Piscatory l’honneur qui lui est dû ; il fut le véritable fondateur de l’école d’Athènes. Mais longtemps avant qu’il vînt représenter la France près du roi Othon, alors que nul ne pouvait prévoir la résurrection future de l’Hellénisme, un architecte français, Jacques-Guillaume Legrand, avait recommandé la création au pied de l’Acropole d’une académie ou école « d’artistes antiquaires » ; et son programme très détaillé, très mis au point, se trouve, en fin de compte, avoir été pleinement réalisé par le seul hasard des circonstances ; car, d’une part, ceux qui le réalisèrent n’en avaient point eu connaissance, et, d’autre part, il fallut beaucoup de temps pour les amener à faire prédominer, en cette affaire, les intérêts de la science sur ceux de la politique.

Dès le lendemain de la fondation du royaume de Grèce, une lutte d’influence était née au pied de l’Acropole entre les représentants des trois puissances émancipatrices, Russie, France, Angleterre — et plus particulièrement des deux dernières. La rivalité de M. Piscatory et de Sir Edmund Lyons touchait parfois à l’épique. Le ministre de France était d’ailleurs de tempérament belliqueux ; sa participation comme volontaire à la guerre de l’indépendance Hellénique et son amitié pour Coletti, l’un des héros de cette guerre, devenu chef de parti et premier ministre, lui assuraient à Athènes une situation privilégiée ; encore fallait-il que le parti opposé à Coletti et soutenu par l’Angleterre n’arrivât pas au pouvoir. Tous les moyens étaient bons à M. Piscatory pour faire prédominer l’influence française ; il avait créé un journal, le Moniteur Grec, auquel Louis-Philippe et ses fils étaient abonnés ; il avait obtenu l’envoi d’un instructeur français à la jeune armée hellène ; il faisait restaurer, aux frais de la légation, les caryatides de l’Erechteion ; il préconisait enfin l’établissement d’une académie d’architecture et d’archéologie. Comme, à Paris, cet homme enthousiaste, ardent et robuste comptait beaucoup d’amis et qu’on craignait sa rude franchise en même temps qu’on l’aimait, il réussit à obtenir les subsides nécessaires encore qu’il ait dû, pour y parvenir, mettre son gouvernement en présence du fait accompli en louant d’office l’asile futur des jeunes savants. La difficulté principale venait, du reste, de la tâche incertaine qui serait confiée à ceux-ci. Rien ne permettait de croire, en ce temps-là, que le sol recelât, avec des chefs-d’œuvre intacts, tout un cours d’histoire puissamment documenté. Athènes comptait déjà trois musées ; le fouillis qui régnait au sein de ces richesses embryonnaires eut découragé et désorienté les bonnes volontés les plus solides. La bibliothèque de la ville qui contenait 50.000 volumes était plutôt un « riche cabinet de lecture » qu’une bibliothèque scientifique. Quant à l’opinion européenne, pour se faire une idée de ses tendances il suffit de méditer cette phrase d’un livre alors célèbre et qui eut plus de dix éditions, précisément parce qu’il reflétait l’état d’esprit de la moyenne, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale : « Si l’on calculait ce que la Grèce antique coûte aux budgets des peuples modernes, on serait tenté de faire un coup d’État et de la supprimer entièrement de la tradition » ; et plus loin, éclate l’indignation de l’auteur à la pensée de l’argent qu’on dépensera pour « aller déterrer quelques hochets d’une érudition frivole ou d’une antiquité suspecte » ; tout cela n’embarrassait point M. Piscatory ; il ne s’inquiétait pas davantage d’une certaine hostilité qui se manifestait en Grèce même contre l’institution ; les feuilles publiques prêtaient au roi des Français des arrière-pensées dynastiques. « Philippe, disaient-elles, se prépare à réclamer pour un de ses fils le trône chancelant d’Othon ». Dans l’entourage même du ministre, on était mal disposé pour son œuvre. M, Thouvenel, insensible au philhellénisme de son chef, traitait la Grèce nouvelle d’« illusion poétique », de « champ ingrat », de terrain d’une « importance factice ». N’importe ! M. Piscatory avait son école et ses élèves ; sans se laisser rebuter par « leurs crânes chevelus, leurs audacieuses cravates et leurs gilets bizarres », il entretenait l’enthousiasme et le patriotisme de ces jeunes gens par ses discours. Finalement il les incita à instituer des cours de français dont le succès fut éclatant ; en six semaines, 247 auditeurs se firent inscrire. Mais il faut convenir qu’une Académie archéologique n’aurait pas été nécessaire pour aboutir à ce résultat. Quand M. Piscatory eût été rappelé et que la république eut remplacé la monarchie de Juillet, l’école d’Athènes faillit sombrer. « Ballottée entre la grammaire et la politique[13] », l’institution n’avait à déposer qu’un maigre bilan ; les élèves faisaient des dissertations, des cartes, voire des aquarelles ; ils enseignaient le français aux Athéniens et apprenaient eux-mêmes un peu de grec moderne. Point de fouilles pour lesquelles, d’ailleurs, n’existait aucun crédit, la situation budgétaire de l’école n’ayant même pas été établie régulièrement.

Tâtonnements et réformes.

L’Assemblée nationale, sous l’inspiration de Berryer, rapporteur du budget de 1850, faillit la supprimer en lui « coupant les vivres. » Fort heureusement, M. de Parieu, ministre de l’Instruction publique, s’inspira d’une idée simple et juste qu’il sut faire triompher : il s’agissait de rattacher l’école à l’Académie des Inscriptions, de même que celle de Rome dépendait de l’Académie des Beaux-Arts ; la chose se fit mais non pas définitivement.

Il y eut une lutte sourde entre l’esprit « académique » et l’esprit « universitaire. » Malgré le succès des fouilles opérées par Beulé au seuil de l’Acropole et l’intérêt passionné que souleva sa découverte à travers le monde entier, le directorat de Burnouf fut une période terne et grise ; la nécessité d’une forte réforme s’imposait. Elle s’imposa d’autant plus vivement lorsqu’en 1873 fut fondé l’institut allemand qui apporta à l’organisation de ses études cette rigueur scientifique à laquelle jusqu’alors l’école française n’avait point su se plier. Un décret en date de 1874 restitua à l’Académie des Inscriptions ses pleins pouvoirs et par là lui permit de travailler à orienter les élèves de l’école vers les recherches sérieuses. La présence à la tête de l’institution d’un homme aussi éminent qu’Albert Dumont, nommé directeur en 1875, et celle au ministère de l’instruction publique d’un archéologue aussi distingué que M. Waddington, devaient aider largement à la rénovation désirable. Mais elle ne s’acheva que par le décret de 1899 rendu à l’instigation de M. Homolle, directeur de 1891 à 1904. Il y est stipulé que le personnel de l’école « se recrute parmi les agrégés de l’enseignement secondaire qui ont fait dans les grands établissements scientifiques de France une année au moins d’études spéciales pour se préparer à leurs futurs travaux, — et parmi les candidats que recommandent leurs titres scientifiques. » Ce qui signifie qu’à côté des talents universitaires ayant brillé dans les concours, l’école admet les capacités techniques jugées d’après la qualité des œuvres et non d’après la multiplicité des parchemins. La mission est annuelle mais renouvelable si les aptitudes de l’élève, ses travaux ou les intérêts de l’école l’exigent. De même les anciens élèves pourront être rappelés « si un nouveau séjour est jugé avantageux pour la science. » Ainsi établie sur des bases larges et rationnelles l’école est devenue, selon la pittoresque expression de M. Radet, un « petit collège de France archéologique. » Après lui avoir rendu d’incalculables services pendant sa longue direction, M. Homolle nommé directeur des musées nationaux est rentré à Paris et M. Holleaux a pris sa succession. Un dernier et tout récent décret a établi une section étrangère. Déjà la charte de fondation de 1846 avait admis des élèves belges, mais cette disposition était tombée en désuétude avant d’avoir été sérieusement utilisée ; il paraît naturel que l’école française ouvre ses portes aux étudiants étrangers de race ou de civilisation latines de même que l’école allemande réunit des élèves appartenant aux divers états germaniques.

Les secrets de la terre.

C’est à partir de 1879 que l’activité de l’école se déploya en une série désormais ininterrompue de fouilles et d’explorations. Le beau début de Beulé n’avait pas eu de suite ; quelques coups de pioche donnés à Santorin, à Deloset à Kastri, des voyages scientifiques en Morée, en Macédoine, en Thrace, à Chypre et en Syrie composent un ensemble fort insuffisant ; à noter pourtant, parmi les découvertes heureuses, celles du fameux senatus-consulte de l’an 170 trouvé à Thisbé et d’une série de documents sur la confédération béotienne recueillis à Platée. Bientôt Cyrné (1881), Ægée (1882), Élatée (1883-84), Nemée (1884) livrèrent leurs secrets pendant que M. Holleaux, le directeur actuel de l’école, s’illustrait sur le Ptoïon en retrouvant, avec la grotte qui avait été le premier siège de l’oracle, le naos du dieu, la terrasse de l’autel, les citernes monumentales, enfin des statues et des textes embrassant une période de dix siècles. À Kalopodi fut exhumée la lettre de Philippe v de Macédoine aux habitants d’Abae, — à Livadie, le devis de construction du temple de Zeus basileus — dans l’isthme de Corinthe, un théâtre romain, deux temples, trois portes de l’enceinte, les restes du fameux « mur de défense » du Péloponnèse et du canal construit par Néron : puis successivement, de 1891 à 1893, l’enceinte d’Erimokastro en Béotie, le palais mycénien de l’île de Gha, le temple d’Athena Cranaïa à Drakhmani avec ses archives, ses ex-votos et sa décoration plastique, l’Agora de Stratos en Acarnanie, le temple d’Hécate à Lagina ; précédemment Thespies, le Pirée, Corcyre, Mantinée, Tegée, Tézène avaient été le théâtre de campagnes fructueuses (1887-1889). Quant aux voyages, ils englobèrent tout l’archipel et la zone des colonies grecques d’Asie, Thyatire, Laodicée du Lycus, Apamée, la Carie, Panamara, Angora, Pergame : des milliers d’inscriptions y furent relevées.

Delos et Delphes.

Le plus haut titre de gloire de l’école française est l’exhumation des sanctuaires de Delphes et des entrepôts de Delos. Dès 1873, ainsi que nous l’avons indiqué, quelques fouilles avaient été entreprises dans cette dernière île mais sans résultats appréciables. M. Homolle reprit le travail en 1877 sur d’autres données ; son dévouement acharné reçut sa récompense ; il restaura, en quinze campagnes, le plan si complexe, mais par là même si intéressant, de Delos. L’île avait été à la fois un lieu d’adoration et de négoce ; aux flancs du temple d’Apollon s’était créé un des centres commerciaux et financiers les plus importants du monde ancien ; maison de banque, garde-meuble et musée, Delos devait receler des merveilles. On y trouva effectivement des documents inattendus propres à faire la lumière sur un grand nombre de problèmes demeurés obscurs.

À Kastri les premières tentatives pour retrouver Delphes datent de 1860. Deux années durant, avec d’humbles crédits (le premier alloué était de 1.200 francs, et les jeunes archéologues y mettaient souvent de leur poche) on travailla à exhumer le « mur polygonal » ; trente-huit mètres de ce mur furent rendus à la lumière du jour et on put transcrire 460 textes. Napoléon III semblait devoir s’intéresser à l’œuvre et l’on escomptait les résultats de sa protection lorsque le renversement du roi Othon et l’état de trouble qui en fut la conséquence vinrent arrêter ces beaux projets. Dix-huit années se passèrent. En 1880, les fouilles furent reprises ; on acheva de dégager le mur et on retrouva le portique des Athéniens, point de repère infiniment précieux dans le dédale delphique. Un traité entre la France et la Grèce fut préparé par le cabinet Coumoundouros sur les bases du traité germano-grec qui avait réglé les fouilles d’Olympie. Malheureusement, M. Tricoupis, devenu premier ministre, refusa d’apposer sa signature au bas de la convention rédigée par son prédécesseur ou du moins il fit tant de difficultés que l’affaire ne put aboutir. M. Tricoupis offrit alors Delphes à l’Allemagne ; l’Académie de Berlin déclina l’offre par respect de l’initiative française donnant ainsi à l’homme d’État hellène une leçon méritée. Ce dernier n’en sut point profiter puisqu’en 1887, une nouvelle convention ayant été préparée, il suscita l’intervention des États-Unis pour tenter d’enlever Delphes à la France. En 1891, enfin, grâce à M. Homolle secondé par M. Léon Bourgeois alors ministre de l’Instruction publique, l’accord se fit ; un monopole de dix années était accordé à la France pour les fouilles auxquelles le parlement français consacra un crédit de 500.000 francs.

La difficulté principale provenait de ce que la petite ville de Kastri occupait le site des recherches ; il fallut exproprier un millier de maisons et reconstruire Kastri, pour ainsi dire, un peu plus loin ; on installa, pour faciliter le déblaiement, des chemins de fer Decauville et la plus grande activité régna sur les chantiers. Pausanias servit de guide et, sous sa direction, on découvrit dès les premières années le trésor des Athéniens avec le péan d’Aristonoos et le texte de l’hymne à Apollon. L’année suivante (1895) fut laborieuse et ingrate : sept mois d’efforts ne donnèrent presque aucun résultat. En 1896, on dégagea le Stade, l’Hellenico et la terrasse du temple ; on mit la main sur le trophée de Paul Émile et sur l’Aurige de Polyzalos merveilleusement intact. Les campagnes se succédèrent ainsi par périodes de chances et de désillusions. Prises dans leur ensemble elles ont été couronnées d’un réel succès. Près de 3.000 inscriptions ont pu être relevées ; toutefois ces inscriptions ne remontent pas au delà du ive siècle et elles ont, pour la plupart, un caractère local ; elles ne constituent donc point ces « archives de la Grèce » qu’on espérait trouver ; autre sujet de regrets, il ne restait presque plus rien du temple lui-même ; par contre les divers étages de terrasses au sommet desquelles il s’élevait contenaient des quantités d’objets dont l’exhumation inattendue a compensé l’amertume de certaines déceptions. En plus d’un document d’une incomparable valeur pour l’histoire de la musique les fouilles ont livré le secret d’un nouveau dialecte, le dialecte delphique dont on était jusqu’alors fort ignorant. Accomplies dans des conditions particulièrement difficiles par suite de l’altitude du site, de l’âpreté et de la dureté des terrains, elles ont jeté sur l’école française et sur son directeur un grand éclat et leur ont acquis une réputation universelle et justifiée ainsi qu’ont tenu à le constater, à la cérémonie finale, S. M. le roi George et le ministre de l’instruction publique de France.

Bibliographie.

À côté des exhumations de monuments et des relevés d’inscriptions il convient de citer, à la gloire de l’école, les ouvrages publiés par ses élèves ; en donner la liste équivaut à rappeler combien d’auteurs devenus célèbres, ont passé sur ses bancs. Au premier rang se classent la Cité antique, le chef-d’œuvre de Fustel de Coulanges ; l’Histoire de la Grèce sous la domination romaine de Petit de Julleville et la grandiose Histoire de l’art de Georges Perrot. Puis viennent la Grèce avant Alexandre de Paul Monceaux ; l’Éducation Athénienne aux ve et vie siècles avant J.-C. de Paul Girard ; l’Histoire de la céramique grecque de Royet ; l’Essai sur le droit public d’Athènes de Perrot ; l’Essai sur l’éphébie antique de Albert Dumont ; les mémoires sur les colonies Athéniennes aux ive et ve siècles de Foucart ; sur les Ligues Étolienne et Achéenne de Marcel Dubois ; sur les Romains à Delos de Th. Homolle ; la Vie municipale en Attique d’Haussoullier ; la Bibliothèque des monuments figurés de Salomon Reinach et, du même auteur, les répertoires sur les vases peints et la statuaire ; enfin, de nombreux catalogues et articles. Dans tous ces travaux, la grâce habituelle à l’esprit français et les vues d’ensemble auxquelles il se complaît alternent avec des qualités vraiment scientifiques de précision et de rigueur. Si la science française s’est formée lentement et péniblement, il faut reconnaître la parfaite beauté des résultats qu’elle a atteints et notamment en cette école française d’Athènes qui a reçu cette année de justes hommages et des louanges méritées. On peut désormais y relire gaiement la Grèce Contemporaine d’Edmond About pour en savourer les spirituels mensonges et les fourberies finement acérées ; il n’y a plus à rougir qu’un élève de l’école ait employé de la sorte son séjour en Grèce ; les travaux de ses successeurs ont lavé sa honte et n’ont laissé subsister que son indéniable talent.

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L’ÉVOLUTION
DES GENRES LITTÉRAIRES

Lors de l’exposition de 1867, Théophile Gautier fut chargé par Napoléon iii de rédiger un rapport sur les Progrès de la poésie française depuis 1830. Ce fait était sorti des mémoires. On ne songea point en 1878 que l’œuvre de Théophile Gautier aurait pu s’augmenter d’un nouveau chapitre, bien court il est vrai, car la génération de 1870 avait eu, dans cet intervalle, autre chose à faire qu’à versifier. Mais on n’y songea pas davantage en 1889 et, parmi les regards d’ensemble jetés à profusion sur le siècle écoulé, la poésie n’en sut détourner aucun à son profit. Vers 1900, M. Leygues, ministre de l’Instruction publique et homme de lettres à ses moments perdus, chercha un successeur à Théophile Gautier et fit choix de M. Catulle Mendès lequel écrivit à son instigation un volumineux rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900. Comme ces dates limitatives n’enchaînèrent point la bonne volonté de l’auteur et qu’il s’empressa de les franchir sans en avoir l’air, nous nous trouvons posséder un travail, d’ailleurs plein de mérites, sur l’ensemble des poètes français depuis André Chénier jusqu’à M. Léon Dierx.

Reprenant la plume officielle qui avait servi naguère à Théophile Gautier il est tout à fait remarquable que M. Catulle Mendès s’en soit servi pour écrire des choses analogues et édicter des jugements parallèles. Cela constitue déjà une originalité digne d’être notée que ce souci de rester en communauté de style et d’idées avec un prédécesseur, même illustre. Il eut paru si tentant à beaucoup sinon à la majorité des écrivains de reviser, de corriger — disons le mot de « bécher » — ledit prédécesseur et en tous cas de s’établir en parfait contraste avec lui, pour le fond comme pour la forme. M. Catulle Mendès ne semble pas même avoir éprouvé cette tentation ; sa sincérité est absolue et, se trouvant d’accord avec Théophile Gautier, il ne craint nullement d’en fournir la preuve à tout moment. Du reste sa sincérité se manifeste d’une autre manière encore. Elle éclate par de véritables transports d’enthousiasme, par de continuels accès de lyrisme qui ne sont pas du tout d’un grave rapporteur mais bien d’un poète ardent. Goûtez ces lignes consacrées à Victor Hugo « Son œuvre donne le vertige. S’élever ou se pencher vers elle, c’est considérer le gouffre de la beauté. Ce gouffre en même temps que formidable est adorable. Il est plein d’orages célestes et de tempêtes souterraines, traversé de comètes, incendié d’éruptions, bouleversé de maëlstroms, mais des oiselets y chantent et il y a de toutes petites fleurs au bord de la coulée de laves » ; et plus loin : « Il y a dans Victor Hugo toute l’humanité ; il contient aussi tout l’univers visible et invisible. Il est les mers, les montagnes, les ciels ; et dans tout ce qui existe, il offre asile à tout ce qui vit ; colossal, il n’a pas moins de nids pour les roitelets que d’aires pour les aigles. Il est tout puissant et tout condescendant, il fait des aumônes d’immensité ». Sûrement Victor Hugo aurait beaucoup aimé être loué en ces termes mais étaient-ce bien le lieu et l’occasion d’entasser de pareilles images, de dresser une pareille pyramide de figures de rhétorique ?

Du romantisme au romantisme.

Pour le résumer d’un mot, le rapport ou plutôt la consultation de M. Catulle Mendès est un monument à la gloire du romantisme ; et il n’y a pas de motif de le chicaner là-dessus. Il donne son avis ; cet avis se trouve conforme à celui, non pas seulement de Théophile Gautier, mais de beaucoup de poètes et de critiques récents qui considèrent le romantisme comme un des plus hauts sommets atteints par la pensée française et comme un de ceux sur lesquels elle a joui des libertés les plus étendues. Après une réaction inévitable causée par l’excès de faveur dont bénéficièrent jadis les romantiques, il est visible que l’opinion se retourne aujourd’hui de leur côté ; on sait mieux apprécier leur valeur sans emballement comme sans dénigrement, on rend justice à leurs généreuses aspirations, à leurs grandes qualités. Est-on sur le point d’aller au-delà et après avoir rendu au romantisme des galons bien gagnés, va-t-on l’inviter à reprendre le commandement des jeunes troupes ?… M. Catulle Mendès en est convaincu et c’est là sa deuxième originalité. Pour lui tout le mouvement poétique moderne, issu du romantisme, nous y ramène. Où prend-il cela ? Autour d’Edmond Rostand. Le succès étincelant de Cyrano de Bergerac paraît l’avoir ému jusque dans le tréfond de son âme ; c’est beaucoup. Et qui n’aperçoit tout d’abord que chargé d’investiguer le domaine de la poésie, M. Catulle Mendès passe pour conclure dans celui de l’art dramatique ?

Le drame en vers est avant tout du théâtre et n’est qu’accessoirement de la poésie. Le plus pur de la juste gloire acquise par Victor Hugo ne vient pas de son théâtre et ni Lamartine ni plus récemment Leconte de l’Isle, Sully Prud’homme, José Maria de Heredia n’ont écrit pour être joués mais bien pour être lus. Est-ce que par hasard, les illustres inconnus qu’à la fin de son travail M. Catulle Mendès mentionne avec plus de conscience que de conviction comme étant les continuateurs du mouvement poétique — est-ce que par hasard ces braves gens auraient écrit beaucoup de drames en vers ? Ce serait bien affligeant pour leur avenir car leurs noms jusqu’ici n’ont su paraître sur aucune affiche et le public — il faut l’avouer — bâille d’ennui devant les sonnets osseux et les odes contournées que leurs muses étiques parviennent de temps à autre à glisser dans des revues en vogue ; rien là qui sente le renouveau prédit, rien qui rappelle la chaleur romantique, rien qui indique même un sentiment prêt à s’exhaler en dehors de tout souci de vente ou de réclame.

Rostand ou Hervieu.

En parfait contraste avec une inspiration poétique dont la bienveillance de M. Catulle Mendès n’arrive pas à masquer les aspects douloureusement faméliques se dresse l’art théâtral ; il est manifeste que nous assistons, en France, à une véritable renaissance dramatique. Seulement il s’agit de savoir si c’est bien Rostand qui en gouverne les méandres ; il faudrait prouver encore qu’il est le champion conscient et déterminé du romantisme, et enfin que telle est la cause certaine de sa faveur auprès du public. Ces points sont difficiles à établir. Rostand s’est essayé en des genres très différents ; ses Romanesques sont une charmante restitution de la comédie en vogue chez nous au début du xviiie siècle ; dans la Samaritaine son talent s’est fait biblique et mystique ; une nuance d’exotisme apparaît à travers les aventures de la Princesse lointaine ; l’Aiglon est un drame historique, où le caractère très récent que revêt la réalité restreint singulièrement le rôle de la fantaisie. Entre cette dernière pièce et les trois premières s’intercale Cyrano de Bergerac dont la réussite triomphale a donné rétrospectivement à celles-ci un éclat exceptionnel et a assuré à celle-là un accueil peut-être supérieur à ce que l’auteur, moins bien inspiré cette fois, eut été en droit d’attendre. En dehors des dons très rares qui font de Rostand un des plus exquis représentants de l’esprit français, Cyrano s’est révélé à des auditoires un peu las de la monotonie présente comme le splendide rappel d’un passé héroïque et somptueux. C’est toute la France du grand siècle dont le panorama défile sous les yeux du spectateur, la France avec ses gloires multiples, sa galanterie robuste, sa spirituelle insouciance, jusqu’à ses misères sympathiques — et surtout son prestigieux panache ; sur ce mot significatif la toile tombe ; tout ce qui reste à Cyrano, c’est son panache, et voilà bien à peu près ce qui restait à la France de Louis XV et ce qui suffit pourtant à refaire la France de Napoléon. Il est possible que cette puissante synthèse de la race française, à l’un des moments les plus captivants de son histoire, se soit opérée inconsciemment sous la plume de Rostand — le vrai génie a de ces trouvailles — mais on ne saurait contester que le public n’en ait aussitôt saisi le sens et qu’il ne faille chercher là l’origine de son enthousiasme. La forme romantique a pu lui paraître agréable en cette circonstance et bien appropriée ; ce qui l’a conquis, c’est le fond ; c’est la légende nationale restituée en un admirable bas-relief. En tout cas, le romantisme de Cyrano n’a pas laissé de traces. Rostand a-t-il formé des élèves et l’opinion a-t-elle réclamé de lui qu’il en formât ? Nullement. Celui qui s’affirme comme un chef d’école évident et autour duquel tournent les jeunes talents — Paul Hervieu — est tout le contraire d’un romantique. C’est un réaliste, admirablement doué lui aussi, et qui poursuit avec une remarquable ténacité un plan très précis.

Hervieu s’est donné pour mission de restaurer la tragédie dans sa simplicité primitive, sans rien répudier des conventions bourgeoises dont la vie moderne est remplie — de susciter, en un mot, l’horreur tragique du sein même de la société actuelle. Pour cela il a dû modifier sur trois points très importants les procédés dans lesquels se complaisaient la timidité des dramaturges et l’esprit routinier des spectateurs. Il a d’abord chassé de son théâtre l’élément comique lequel s’était introduit avec Augier et Dumas dans le drame et en était devenu un accessoire obligé. Il a, en second lieu, réparti sur ses divers personnages les qualités et les défauts distribués jusqu’alors de façon à rendre les uns sympathiques, les autres antipathiques : impression artificielle qui enlevait à l’œuvre représentée la plus grande partie de sa sincérité et de son exactitude ; il a enfin rompu avec la coutume invétérée d’aboutir à un « dénouement » qui réglât, soit par la mort, soit par le mariage, la plupart des problèmes soulevés ou des malentendus créés au cours de la pièce ; rien de semblable dans la nature ; car elle n’admet nul point d’orgue et, pour elle, la mort elle-même n’est pas une solution. Le chapelet des drames de Paul Hervieu, les Tenailles, la Loi de l’homme, l’Énigme, la Course du flambeau, le Dédale, montre la fidélité persistante de l’écrivain à sa courageuse entreprise. Il en a appliqué les principes jusque dans cette belle étude d’histoire contemporaine, Théroigne de Méricourt, à laquelle Sarah Bernhardt a assuré l’appui de son talent. Théroigne n’est qu’un prête-nom ; l’héroïne véritable, c’est ici la Révolution tout entière ; Hervieu qui l’admire, on le sait, projette pourtant en pleine lumière la série orgiaque de ses crimes — et il la laisse, à la fin du dernier acte, continuant d’évoluer au rebours de son principe initial mais conformément à la destinée qu’elle même s’était forgée… Une telle façon de comprendre et de construire le drame d’histoire dépassait de si haut les habitudes d’esprit du public que le succès demeura incertain ; la critique même préféra s’abstenir que de discuter. Nous serions bien étonnés si à cette œuvre superbe, que termine une scène digne de Shakespeare, n’était pas réservé un avenir long et glorieux. On a remarqué que Théroigne de Méricourt avait été mieux appréciée par la partie populaire que par la partie raffinée de l’auditoire ; la même chose advint aux opéras de Wagner quand ils commencèrent d’être exécutés en France, par fragments aux concerts du dimanche ; en général, lorsqu’il en est ainsi, c’est la foule qui est dans le vrai et l’élite qui fait fausse route. Le Dédale fournit matière à une observation différente ; de l’orchestre au paradis on vit la salle entière suivre avec une attention passionnée les péripéties si simples et si poignantes au milieu desquelles Hervieu avait su faire mouvoir ses personnages, gens ordinaires et de condition moyenne, susceptibles de mélanger dans la proportion où nous le faisons tous chaque jour le bien et le mal, la faiblesse et l’honneur, le sang-froid et la passion, la rancune et l’oubli. Il apparut en cette circonstance qu’Hervieu avait cause gagnée et que l’opinion soutiendrait désormais, sans défaillance, l’homme qui lui rendait la faculté de ces fortes émotions dramatiques dont le secret semblait s’être perdu.

La tyrannie du vaudeville et du mélodrame.

Le principal obstacle qui s’opposait à la diffusion d’une réforme de ce genre provenait de l’espèce de mariage de convenance qui avait fini par s’opérer sur la scène française entre le drame et la comédie et qui les avait tuées l’une et l’autre laissant la place à leur progéniture, c’est-à-dire au vaudeville et au mélodrame, enfants robustes dont la carrière fut longue et gênante. Ils avaient annexé peu à peu ce qui les entourait et étendu leurs conquêtes depuis l’histoire jusqu’à la musique ; les théâtres du boulevard s’étaient mis à donner des mélodrames historiques et l’opéra-comique, des vaudevilles chantés. La règle fondamentale de cet art de convention était qu’il ne devait jamais y avoir de rire sans mélancolie ni d’épouvante sans sourire ; ainsi s’étaient implantés petit à petit des sortes de rites par lesquels les effets se trouvaient harmonieusement gradués, les destins gentiment ordonnés, les impressions agréablement alternées. On s’étonnera plus tard jusqu’à quel degré put s’exercer la tyrannie de ces genres faux. Quand bien même ils contenaient dans leur essence même le germe de l’ennui dont ils étaient condamnés à mourir, leur règne eût duré plus longtemps encore sans la regrettable disette qui suivit la mort de Pailleron. Les très bons auteurs firent défaut. Les pièces continuèrent à défiler en bataillons serrés ; il s’y dépensa du talent et de la grâce, mais peu d’ingéniosité et aucune initiative. À la longue un certain malaise prévalut dont le public devint conscient ; la critique se fit plus pressante ; de toutes parts on signala le marasme en lequel semblait devoir tomber bientôt l’art dramatique français. Fort heureusement grandissait dans l’ombre une génération d’écrivains de premier ordre qui, éclairés sur le mal présent et instruits des remèdes à y apporter, allaient pouvoir opérer l’émancipation opportune avec toute la fermeté et en même temps toute la modération désirables.

Si même la nouvelle formule tragique à laquelle Hervieu laissera son nom ne devait point s’implanter définitivement dans les mœurs françaises, il est bien probable que le mélodrame ne réussirait pas à reprendre son rang ; il a été détrôné alors que la maladie déjà lui avait enlevé le plus clair de sa robustesse passée. Le vaudeville aura la vie plus dure. Il l’a prouvé cette année même. Capus en lequel on peut indiquer un véritable rénovateur de l’art comique et dont les Deux Écoles fourniront un des types les plus parfaits de la comédie parisienne au début du xxe siècle est retombé, en écrivant l’Adversaire, dans les vieux errements. Et le succès rencontré n’a pas dû le décourager ; il est certain que le tempérament français est particulièrement apte à goûter la diversité d’impressions successives que crée le vaudeville… En tous les cas si le vaudeville ne doit point mourir, il a cessé d’être un tyran ; on ne sera plus obligé d’accepter sa loi et d’y obéir aveuglément. Son despotisme est terminé, c’est le principal.

Influence du théâtre étranger.

À l’heure où les Français trouvaient à reprendre à leur propre théâtre et sentaient s’affaiblir l’intérêt excité par les sujets choisis ou la manière de les traiter, des œuvres étrangères se présentaient à eux qui eussent pu les séduire ; elles dénotaient assurément une mentalité bien différente de la leur, des conceptions philosophiques difficiles à admettre, une pensée brumeuse et bizarre comparée à la clarté de la pensée latine — mais, d’autre part, elles revêtaient des formes matérielles similaires à celles de la vie contemporaine et leurs cadres semblaient ouvrir de plein pied sur l’existence journalière du spectateur. Par là elles pouvaient plaire ; mais il advint qu’elles furent immédiatement accaparées par un petit groupe de snobs lesquels affectèrent d’en goûter précisément la complication morale et d’en dédaigner ou d’en rejeter dans l’ombre la simplification scénique. Plus la conclusion de la pièce semblait étrange et déroutante, plus le langage par instants devenait nuageux, insaisissable, plus s’exaltait l’enthousiasme factice de ces admirateurs de commande. Pour en citer un exemple, la célèbre Maison de Poupée, l’un des chefs-d’œuvre les plus incontestés d’Ibsen, n’avait de valeur à leurs yeux que par sa conclusion illogique et choquante. Le naturel charmant du dialogue, la satisfaisante succession de ces trois actes qui, dans le même lieu et sans intervalle de temps, reproduisent exactement la dose de rire, d’émoi, de larmes, d’imprévu que peut contenir la journée d’un ménage de notre temps, tout cela s’effaçait en quelque sorte devant le tableau final dans lequel on voit Nora, la femme-poupée, déclarer à son mari qu’elle doit le quitter, abandonner ses enfants, délaisser le foyer conjugal pour mieux refaire son éducation manquante : thèse inepte, au nord comme au sud, et qui, en réalité, n’a rien ajouté au succès de la pièce dont elle déparerait, pour un peu, la beauté certaine.

Il y a des éloges qui nuisent et des garants dont la garantie fait du tort ; le snobisme des Ibseniens de Paris a toujours empêché les Français d’apprécier Ibsen et son école ; ils n’en apprécient pas moins, inconsciemment, les modifications que leur théâtre nouveau doit à ces influences étrangères. Par le canal d’Antoine, le fameux acteur devenu fondateur et directeur d’une des scènes les plus originales et les plus vivantes de Paris, ils ont été mis en présence d’une série de pièces écrites pour eux par des compatriotes et très ibseniennes dans la forme sans l’être dans le fond. À cela s’est ajouté le souci d’une interprétation serrant d’aussi près que possible la nature. Certes de semblables tentatives étaient hardies et souvent, ainsi qu’il advient aux initiateurs résolus, la mesure fut dépassée. Telles œuvres de François de Curel ou de Brieux n’ont forcé l’attention que par leurs exagérations et ont déplu en même temps qu’elles intéressaient. Mais ce n’est pas l’influence directe du théâtre Antoine, de ses auteurs et de ses acteurs qu’il faut considérer, c’est leur influence indirecte ; leur action s’est exercée sur un public restreint mais choisi. Tous ceux qui s’occupaient de théâtre soit pour écrire, soit pour jouer, ont suivi avec attention l’entreprise d’Antoine et y ont réfléchi ; cela a été pour eux le point de départ d’efforts nouveaux dans des directions nouvelles. Ainsi il n’est que juste de faire à chacun la part qui lui revient dans ce mouvement rénovateur et de reconnaître à l’origine l’action étrangère lointaine mais évidente et celle, plus proche, d’Antoine et de ses collaborateurs.

Théâtres en plein air.

L’initiative si heureuse et si originale prise par M. Maurice Pottecher, le créateur du théâtre populaire de Bussang, a commencé à donner ses fruits ; il est acquis désormais qu’un plein succès attend les tentatives de restauration de l’ancien art dramatique qui avait la nature pour cadre, les passions simples pour ressort et la foule pour auditoire. La suppression de la plupart des « aides » modernes, jeux de lumière, machinerie, changements soudains, luxe de décors, oblige l’auteur à s’en tenir aux grandes sources d’émotion — toujours les mêmes et combien variées pourtant — que recèle la nature humaine. C’est là ce qu’a fait M. Pottecher. La chose, toutefois, demande quelque préparation et pas trop de hâte. Ni à Bussang ni ailleurs, on ne peut improviser le talent des acteurs ou même l’état d’âme propice des spectateurs. Il faut opérer par gradation, avec patience et délicatesse. Le cycle des représentations (il y en a deux à trois par an), s’est ouvert en 1895 par une pièce anti-alcoolique intitulée : Le diable marchand de goutte. L’été dernier on en était à Macbeth et le chef-d’œuvre Shakespearien a soulevé un enthousiasme tel qu’il sera rejoué cette année et que d’autres hardiesses du même genre, sont prévues pour les saisons prochaines. Ainsi en huit années, l’œuvre a pu s’élever au sommet de la beauté dramatique ; on a trouvé des interprètes capables et éduqué un auditoire suffisant. Le théâtre de Bussang est adossé à la montagne ; le fond peut s’ouvrir par des panneaux mobiles sur le décor naturel des arbres et des champs. La salle comprend un parterre sur lequel est tendu un velum et qu’entourent des galeries de bois en style forestier ; un verger environne le théâtre. Déjà d’autres théâtres rustiques se sont créés sur ce modèle à l’étranger et il est impossible de ne pas voir là l’aurore d’un grand mouvement ; il était digne du pays de Molière qu’un Français en fut l’initiateur.

Pendant qu’aux flancs des Vosges se développe cet art rajeuni, le célèbre théâtre d’Orange, restauré et rendu à la vie, procure à ses fidèles l’illusion d’une merveilleuse descente dans le passé greco-romain d’où la France est issue. Le théâtre d’Orange est le plus vaste et le mieux conservé que nous ait légué l’antiquité. Longtemps délaissé, il a été l’objet d’un déblayage et d’une consolidation opérés avec lenteur et respect. Quand on a voulu l’utiliser à nouveau, on a eu la surprise de trouver intacte son extraordinaire accoustique. C’était en 1869 et l’essai fut repris en 1874. Mais Norma, Galathée ou le Chalet n’étaient guère appropriés à un cadre pareil. Le succès vint avec Œdipe-Roi et Antigone. Athalie échoua ; les Précieuses Ridicules parurent intolérables. On vit ainsi, comme l’a écrit M. Paul Marieton, que « l’intrigue simple et l’action rapide de la tragédie grecque touchent plus sûrement l’âme de la foule que les complications psychologiques de la dramaturgie moderne ». Au point de vue musical, le Moïse de Rossini, les Erinnyes de Massenet, diverses œuvres de Saint-Saëns et surtout l’Iphigénie en Tauride de Gluck récoltèrent des ovations méritées. Essayez-donc de jouer Macbeth à Orange et de chanter les Erinnyes à Bussang… cela n’ira plus. Pourquoi ? Étrange lien de l’homme avec la nature. Les œuvres qu’il compose sont tissées de soleil ou de brume, de somptuosité ou de rudesse selon les horizons qui les virent éclore ou qu’elles évoquèrent. Mais brume ou soleil, le plein air est un élément de beauté. Ne l’oublions plus.

La Fatalité moderne.

Si l’on choisit, parmi les œuvres des romanciers en vogue, les dernières venues par exemple : Au Soleil de Juillet de Paul Adam, La Maison du Péché de Marcelle Tinayre, le Maître de la Mer du Vicomte de Vogué, l’Étape de Paul Bourget, — bien d’autres seraient encore à citer — on remarque une tendance de plus en plus évidente à faire intervenir cette force aveugle, anonyme et mystérieuse que les anciens nommaient la Fatalité. Les auteurs français ne se souciaient plus d’elle et avaient fini par oublier le chemin de sa demeure. Tout au plus quelque incident secondaire surgi au travers des aventures contées par eux rappelait-il inopinément son existence ; on ne s’y attardait guère ; pour un peu on se fut excusé d’avoir à introduire ce personnage suranné. C’était l’époque des pesantes psychologies dont le hasard n’eut point été admis à venir troubler la consciencieuse analyse — ou bien des adultères lentement dégustés au cours desquels le lecteur n’aurait pas pardonné qu’on le dérangeât. À la longue, ce farouche individualisme lassa l’attention ; on se prit à considérer l’organisme social et l’état d’âme des foules ; on y trouva des sources nouvelles d’intérêt ; l’histoire en fournit d’autres ; on généralisa ; on fit appel aux événements contemporains ; on dressa les thèses du jour parmi d’ingénieuses fictions. Tout cela avait déjà servi précédemment mais oncques ne s’en souvenait. Ainsi se trouva restaurée l’antique Fatalité.

Il va de soi qu’elle ne réapparut pas sur la scène littéraire avec sa parure d’autrefois ; elle porte des vêtements de la dernière mode ; on n’en reconnaît pas moins sa silhouette dure et ses traits anguleux. La Fatalité moderne est moins tonitruante et plus insinuante que l’ancienne ; elle est surtout plus humaine et moins divine. C’est l’homme qui la crée inconsciemment par ses propres erreurs, par ses divagations, par ses passions. Elle naît des divergences et des malentendus, des évolutions et des métamorphoses, des hérédités et des capitulations. Et ainsi sans rien enlever au roman français des inconstestables mérites qui sont siens, elle le relève et l’ennoblit.

Nous insistions dans la chronique de 1900 sur la déchéance morale du roman provenant des habitudes vicieuses dans lesquelles il s’obstinait. Ce n’est pas qu’il y ait encore renoncé et la description surexcitante, l’épisode non pas sainement gaulois mais savamment pimenté y représentent encore des obligations auxquelles les auteurs n’osent pas se soustraire. Il y a progrès néanmoins.

  1. Voir les Chroniques de 1900, ch. iii, de 1901, ch. v de 1902, ch. v.
  2. Allusion au mot prononcé par le roi lors de l’accession du duc d’Anjou au trône d’Espagne : il n’y a plus de Pyrénées.
  3. Voir la Chronique de 1901, pages 131 à 139.
  4. Voir La Chronique de 1901, page 228.
  5. Voir La Chronique de 1902, page 38.
  6. Un dédouanement anticipé sur les cafés se montant à environ 30 millions doit être imputé à l’exercice suivant — et il a été stipulé qu’il en serait ainsi, effectivement.
  7. La régence d’Alger, placée sous la suzeraineté de la Turquie, était gouvernée par le Dey et divisée en trois beylicats : Oran, Titeri et Constantine.
  8. Ce n’est pas qu’il ne soit encore discuté mais seulement par les ignorants ; à cet égard le rapport présenté à la Chambre en 1903 par un obscur député, M. Puech, demeurera comme un monument d’incompétence.
  9. Elle en valut jusqu’à 11 en 1757.
  10. Ces détails sont empruntés au très remarquable ouvrage du baron Marc de Villiers du Terrage, paru cette année, intitulé Les dernières années de la Louisiane Française, 1 vol. Paris, Guillmoto, éditeur.
  11. Revue des Deux Mondes (janvier 1904).
  12. Devenu aujourd’hui l’hôtel de la Grande-Bretagne.
  13. Radet, Histoire de l’École Française d’Athènes, publiée à l’occasion du cinquantenaire de la fondation de l’école. Cet ouvrage est le plus remarquable et le plus complet qui lui ait été consacré.