La Chronique de France, 1903/Chapitre IX

Imprimerie A. Lanier (p. 186-213).

ix

LA VILLA MÉDICIS
ET LES FOUILLES DE DELPHES

Le ministre de l’instruction publique, M. Chaumié a fait, au printemps de 1903, une intéressante visite aux deux colonies de science et d’art que la France possède au sommet du Pincio et au flanc du Lycabete, colonies dont la renommée est devenue universelle. À ce titre, notre chronique ne saurait ignorer le voyage ministériel. Il s’agissait de célébrer à Rome le centenaire de l’installation de l’Académie de France à la villa Medicis et de clôturer en Grèce l’exhumation des sanctuaires de Delphes entreprise par l’École Française d’Athènes.

Grandeur et décadence.

Lorsque Colbert fit choix, en 1666, de Charles Errard, peintre du roi, pour fonder à Rome une Académie de peinture, de sculpture et d’architecture réservée aux artistes français, il y avait déjà près de deux siècles que l’influence de l’art italien prédominait en France. Des hommes comme Mazarin et Fouquet l’avaient encouragée et entretenue mais il leur manquait cette justesse de jugement et ces facultés d’organisation que révèlent toutes les fondations de Colbert. Il fut décidé que les pensionnaires de la nouvelle Académie seraient au nombre de douze, à savoir, six peintres : quatre sculpteurs et deux architectes sous la direction d’un peintre du roi. Errard qui connaissait à fond les ressources artistiques de Rome où il avait passé seize années, s’installa avec ses élèves au palais Capranica. À l’exception d’un intérim exercé par Coypel de 1673 à 1675, Errard conserva la direction de l’œuvre naissante jusqu’à la mort de Colbert. Cette première période produisit un grand nombre de copies qui servirent du moins à pourvoir de modèles appropriés la manufacture des Gobelins. Louvois, qui succéda à Colbert, remplaça Errard par La Teulière donnant ainsi une entorse au règlement car La Teulière n’était pas peintre : c’était plutôt un critique d’art et, pour ce motif, les jeunes artistes le virent arriver d’assez mauvais œil. Il poussait d’ailleurs sa vénération des règles antiques jusqu’à réprimer toute pensée novatrice, fut-elle excellente — et il encourageait par là une fâcheuse routine. À la surintendance de Louvois succédèrent celles du marquis de Villacerf (1691-1699) et de Mansart (1699-1708) ; les difficultés financières commençaient et l’élan artistique à peine donné tendait déjà à se ralentir. Houasse qui remplaça La Teulière s’occupa de politique et de mondanités beaucoup plus que des travaux des pensionnaires ; sa correspondance constitua une chronique de la vie romaine où les choses de l’art furent peut-être les seules à ne tenir aucune place. Lorsque Poerson, nommé directeur de l’Académie dont il avait été élève, arriva à Rome en 1704, il trouva la maison dans un état de délabrement sans pareil. « C’est une pitié, écrit-il, de voir ce qu’on nomme draps, serviettes, nappes et autres ustancils. » Non seulement le mobilier tombait en lambeaux mais le loyer n’était pas payé régulièrement. Délaissée par le roi qui avait, il est vrai, bien d’autres soucis en tête, l’institution vivait misérablement d’expédients et d’emprunts. Ce désarroi, les maigres résultats artistiques obtenus par les pensionnaires et aussi la joie insultante de tous les étrangers, Allemands et autres, à chacune des défaites françaises dont la nouvelle parvenait à Rome — joie que les Italiens partageaient copieusement — tout cela explique le profond découragement dans lequel tomba Poerson ; et on lui pardonnerait assurément d’avoir lui-même proposé la suppression de son Académie s’il n’avait fait valoir comme argument la pauvreté architecturale de Rome où il n’apercevait de remarquable que « le Panthéon, le Colisée et quelques colonnes ! »

D’Antin et Marigny.

Ce fut le nouveau surintendant qui releva son courage. Le duc d’Antin, fils de Madame de Montespan, dirigea les Beaux-Arts de 1708 à 1736 ; il s’y donna tout entier. S’il n’avait à aucun degré le génie multiple de Colbert, il en avait la manière. Mesuré et impeccable dans son goût, persévérant dans ses volontés, il alliait à des procédés de grand seigneur l’instinct précis d’un homme d’affaires. Le gouvernement du régent, aidé par la prospérité factice qu’engendrèrent les agiotages de Law appuya ses desseins. Il put restaurer l’Académie au moment où elle semblait devoir péricliter définitivement ; elle ne comptait plus que deux peintres, un sculpteur et un abbé, neveu de Mansart qui, ne peignant ni ne sculptant, était néanmoins pensionné et touchait même 500 livres de plus que ses camarades. La banqueroute de la rue Quincampoix restreignit bien vite les dépenses mais sans diminuer l’intérêt éclairé du duc d’Antin : au contraire il sembla s’occuper de jour en jour avec plus de zèle de l’Académie. Il donna des soins tout particuliers à ce que les élèves fussent choisis selon leurs mérites et leurs talents, ne voulant point chagriner Poerson qu’il qualifiait pourtant de « vieux radoteur » il le laissa en place mais lui adjoignit le peintre Wlenghels. Ce dernier incita les jeunes artistes à entreprendre la décoration de leur nouvelle demeure, le palais Mancini. L’idée parut séduisante et l’exécution en fut si rapide et si complète que bientôt l’Académie de France se trouva classée au nombre des institutions auxquelles les étrangers de passage à Rome se croyaient tenus de rendre visite. Wlenghels en fit part, non sans quelque satisfaction, au duc d’Antin qui répondit : « Je suis fort aise que votre maison ait acquis assez de réputation pour piquer de curiosité les dames et les Anglais… Si dans les admirations qu’on fait de vos ouvrages il y a quelque grand seigneur qui désire quelque chose de nos manufactures des Gobelins ou de la Savonnerie soit canapés, chaises, portières ou tapis, offrés leur de ma part. Je les feray bien servir et vous envoyerais les desseins auparavant pour qu’ils choisissent à leur fantaisie. » Ces lignes citées par M. Alphonse Bertrand dans son intéressante étude sur l’Art français à Rome[1] dépeignent à ravir la facilité du surintendant à saisir le côté utilitaire de toutes choses : elles sont bien de l’homme qui répétait si volontiers dans ses instructions « Voyez à vous contenir dans vos fonds » et proclamait l’économie l’égale en vertu de la fidélité, — de l’homme qui défendait au directeur de l’Académie de prêter les objets d’art du palais Mancini à qui que ce fut, voire à l’ambassadeur de France, de crainte qu’il n’en résultât quelque détérioration.

Dans le marquis de Marigny, frère de Madame de Pompadour, le roi eut la bonne fortune de trouver un continuateur de d’Antin ; M. de Marigny fit choix du peintre de Troy pour diriger l’Académie et ce dernier pendant quatorze années exerça ces fonctions de façon brillante. Parmi les élèves de cette période comptent Coustou, Pigalle, Slodtz, Soufflot, Fragonard ; puis viendront Houdon et surtout Louis David, le grand révolutionnaire, qui accomplira dans les sphères artistiques une transformation comparable à celle qui s’exécutera au même moment dans le domaine de la politique.

Suvée et la période moderne.

Le 13 janvier 1793, le chargé d’affaires de France fut assassiné dans le Corso et le palais de l’Académie saccagé par la populace ; les pensionnaires se dispersèrent aussitôt à travers l’Italie, poursuivant individuellement leurs études. Pourtant la Convention maintint l’institution, se bornant à supprimer les fonctions de directeur ; elles furent rétablies peu après en faveur de Suvée déjà nommé à ce poste sous Louis XVI, et qui n’avait pu, par suite des événements, en prendre possession. On doit considérer que Suvée fut, après Colbert et d’Antin, le troisième créateur de l’Académie ; quand il arriva tout était à refaire ; il reprit l’œuvre ab ovo et la laissa prospère ; il y eût d’autant plus de mérite que Napoléon l’oublia et ne lui fournit pas les moyens de réaliser son généreux dessein. Mais Suvée était un enthousiaste et rien ne le découragea. Dès le début de sa direction il avait négocié l’acquisition de la Villa Médicis et y avait installé les pensionnaires.

Bâtie en 1540, la célèbre villa avait été achetée en 1576 par le cardinal de Médicis lequel s’était plu à l’embellir de mille manières et à la peupler de chefs-d’œuvre ; le Mercure de Jean de Bologne et d’autres objets d’art d’une réputation universelle s’y trouvèrent alors réunis. Vers la fin de son règne, Cosme III qui en avait hérité dépouilla la villa Médicis d’une partie de ses joyaux, et la propriété elle-même passa en 1737, à la maison de Lorraine. En 1802, le gouvernement français proposa de l’échanger contre le palais Mancini et les difficultés de détail ayant été aplanies, en grande partie par le zèle de Suvée, l’échange eut lieu. Depuis lors, c’est dans cette admirable demeure que s’est écoulée l’heureuse existence des « prix de Rome » et la perspective d’y séjourner n’a pas cessé d’exercer une irrésistible séduction sur de nombreuses générations d’artistes, peintres, sculpteurs, architectes et aussi musiciens car la musique fut admise, tardivement il est vrai, au rang des arts dont Rome peut favoriser l’inspiration. Cette adjonction, d’ailleurs, a soulevé de très vives critiques et la musique romaine n’est pas, en effet, de celles qui dominent sans consteste et s’imposent à tous ; mais constater que parmi les pensionnaires musiciens se trouvèrent Hérold, Halévy, Berlioz, Gounod, Bizet, Massenet, Saint-Saëns, Théodore Dubois équivaut à justifier de la valeur de la section de musique ; ce furent là les dignes émules de David d’Angers, d’Henri Regnault, de Cabanel, de Barrias, de Charles Garnier, de Luc-Olivier Merson, des Benouville, d’Antonin Mercié, de toux ceux qui sous la direction successive d’Horace Vernet, d’Ingres, de Robert Fleury, d’Hébert, de Lenepveu, de Cabat, de Guillaume, ont préparé là et mûri leurs conceptions de la beauté.

Faudrait-il aller plus loin et créer une section de littérature ? Cette création serait sans doute conforme à la logique et il ne manquerait pas de bons arguments pour la recommander. Encore doit-on faire observer que l’atmosphère qui convient au développement et au progrès d’une élite artistique diffère essentiellement de celle qui convient à une élite littéraire ; il y a sous ce rapport, autant d’intervalle entre les arts et les lettres qu’entre les lettres et les sciences. Telle qu’elle est organisée de nos jours, l’Académie de France a rendu en tous les cas des services éminents et, que l’on en modifie ou non l’organisation, son avenir ne saurait plus être mis en discussion. La participation du ministre de l’instruction publique à la cérémonie du centenaire n’a pas seulement été un hommage au passé ; elle constituait un gage d’avenir auquel la présence du roi Victor-Emmanuel et de la reine Hélène ajoutait une valeur singulière. Après quelques tergiversations douloureuses, la France a reconnu que, des trois ambassades qu’elle entretient dans la Rome d’aujourd’hui, celle qui siège à la Villa Médicis, l’ambassade artistique — n’était pas la moins utile à son prestige.

Entre artistes.

L’évolution des mœurs et les modifications apportées au règlement intérieur ont diminué sans le détruire le pittoresque de l’existence menée jadis par les jeunes pensionnaires de l’Académie. Même au temps où le génie autoritaire d’Ingres pesait un peu lourdement sur leurs exubérantes initiatives en sorte, a dit l’un d’eux que « notre vif chagrin de nous séparer de ce maître incomparable se doubla d’une indéfinissable impression de soulagement et de liberté » — même en ce temps-là, le régime de la villa Médicis demeura celui d’une grande famille où tout était en commun, succès, déboires, espérances ou chagrins. Les élèves avaient coutume de trouver dans le directeur un ami et un conseiller en même temps qu’un chef. Ils vivaient avec leurs camarades sur le pied d’une intimité fraternelle. L’histoire est légendaire de toutes les facéties, de tous les quiproquos organisés autour des nouveaux arrivants. On allait jadis les recevoir jusqu’à Ponte-Molle et, le soir venu, d’étonnantes berlines les cahotaient à travers des ruelles innommées dont les masures, gravement décorées du nom de palais et embellies par d’audacieux souvenirs historiques, achevaient de jeter le désordre dans l’esprit des malheureux. Introduits dans les caves de la villa, installés devant un repas frugal et mal servi, conduits pour y passer leur première nuit dans d’affreux galetas, ils avaient au réveil la joie indicible des spectacles paradisiaques surgissant devant eux : les bosquets merveilleux, les terrasses, les jardins, Rome entière étalée en un panorama sans pareil sous leurs yeux extasiés. Tant d’art apporté à la révélation de cet Eden ne laissait à personne le regret de la brimade qui y servait de prélude.

Les élèves de l’École française d’Athènes n’ont jamais connu ces charmantes fantaisies. Leur tâche plus sévère s’enferme en un cadre moins vibrant. Ni la maison Ghennadios où s’abritèrent modestement leurs premiers travaux, ni le palais de la place de la Constitution[2], où s’acheva somptueusement le directorat de Daveluy, ni l’école spacieuse mais inélégante élevée par Burnouf sur la pente du Lycabete ne sauraient être comparés comme séjour à la villa Médicis. Aussi bien, des archéologues en mission sur la terre grecque doivent-ils se considérer comme préposés à la recherche de la vérité plutôt qu’à la poursuite de l’inspiration ; leur demeure normale, c’est la tente de l’explorateur ; leur travail le plus fécond, c’est l’exhumation des « pierres écrites ». Il n’en est pas moins exact de dire que la vie de famille, à Athènes comme à Rome, réunit dans une commune aspiration vers le progrès de l’humanité et la gloire de la patrie maîtres et élèves, anciens et nouveaux, et que cette intime collaboration a été, là comme ici, le meilleur élément du perfectionnement individuel et le meilleur gage du succès collectif.

Un diplomate entreprenant.

Il n’est que juste de rendre à Th. Piscatory l’honneur qui lui est dû ; il fut le véritable fondateur de l’école d’Athènes. Mais longtemps avant qu’il vînt représenter la France près du roi Othon, alors que nul ne pouvait prévoir la résurrection future de l’Hellénisme, un architecte français, Jacques-Guillaume Legrand, avait recommandé la création au pied de l’Acropole d’une académie ou école « d’artistes antiquaires » ; et son programme très détaillé, très mis au point, se trouve, en fin de compte, avoir été pleinement réalisé par le seul hasard des circonstances ; car, d’une part, ceux qui le réalisèrent n’en avaient point eu connaissance, et, d’autre part, il fallut beaucoup de temps pour les amener à faire prédominer, en cette affaire, les intérêts de la science sur ceux de la politique.

Dès le lendemain de la fondation du royaume de Grèce, une lutte d’influence était née au pied de l’Acropole entre les représentants des trois puissances émancipatrices, Russie, France, Angleterre — et plus particulièrement des deux dernières. La rivalité de M. Piscatory et de Sir Edmund Lyons touchait parfois à l’épique. Le ministre de France était d’ailleurs de tempérament belliqueux ; sa participation comme volontaire à la guerre de l’indépendance Hellénique et son amitié pour Coletti, l’un des héros de cette guerre, devenu chef de parti et premier ministre, lui assuraient à Athènes une situation privilégiée ; encore fallait-il que le parti opposé à Coletti et soutenu par l’Angleterre n’arrivât pas au pouvoir. Tous les moyens étaient bons à M. Piscatory pour faire prédominer l’influence française ; il avait créé un journal, le Moniteur Grec, auquel Louis-Philippe et ses fils étaient abonnés ; il avait obtenu l’envoi d’un instructeur français à la jeune armée hellène ; il faisait restaurer, aux frais de la légation, les caryatides de l’Erechteion ; il préconisait enfin l’établissement d’une académie d’architecture et d’archéologie. Comme, à Paris, cet homme enthousiaste, ardent et robuste comptait beaucoup d’amis et qu’on craignait sa rude franchise en même temps qu’on l’aimait, il réussit à obtenir les subsides nécessaires encore qu’il ait dû, pour y parvenir, mettre son gouvernement en présence du fait accompli en louant d’office l’asile futur des jeunes savants. La difficulté principale venait, du reste, de la tâche incertaine qui serait confiée à ceux-ci. Rien ne permettait de croire, en ce temps-là, que le sol recelât, avec des chefs-d’œuvre intacts, tout un cours d’histoire puissamment documenté. Athènes comptait déjà trois musées ; le fouillis qui régnait au sein de ces richesses embryonnaires eut découragé et désorienté les bonnes volontés les plus solides. La bibliothèque de la ville qui contenait 50.000 volumes était plutôt un « riche cabinet de lecture » qu’une bibliothèque scientifique. Quant à l’opinion européenne, pour se faire une idée de ses tendances il suffit de méditer cette phrase d’un livre alors célèbre et qui eut plus de dix éditions, précisément parce qu’il reflétait l’état d’esprit de la moyenne, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale : « Si l’on calculait ce que la Grèce antique coûte aux budgets des peuples modernes, on serait tenté de faire un coup d’État et de la supprimer entièrement de la tradition » ; et plus loin, éclate l’indignation de l’auteur à la pensée de l’argent qu’on dépensera pour « aller déterrer quelques hochets d’une érudition frivole ou d’une antiquité suspecte » ; tout cela n’embarrassait point M. Piscatory ; il ne s’inquiétait pas davantage d’une certaine hostilité qui se manifestait en Grèce même contre l’institution ; les feuilles publiques prêtaient au roi des Français des arrière-pensées dynastiques. « Philippe, disaient-elles, se prépare à réclamer pour un de ses fils le trône chancelant d’Othon ». Dans l’entourage même du ministre, on était mal disposé pour son œuvre. M, Thouvenel, insensible au philhellénisme de son chef, traitait la Grèce nouvelle d’« illusion poétique », de « champ ingrat », de terrain d’une « importance factice ». N’importe ! M. Piscatory avait son école et ses élèves ; sans se laisser rebuter par « leurs crânes chevelus, leurs audacieuses cravates et leurs gilets bizarres », il entretenait l’enthousiasme et le patriotisme de ces jeunes gens par ses discours. Finalement il les incita à instituer des cours de français dont le succès fut éclatant ; en six semaines, 247 auditeurs se firent inscrire. Mais il faut convenir qu’une Académie archéologique n’aurait pas été nécessaire pour aboutir à ce résultat. Quand M. Piscatory eût été rappelé et que la république eut remplacé la monarchie de Juillet, l’école d’Athènes faillit sombrer. « Ballottée entre la grammaire et la politique[3] », l’institution n’avait à déposer qu’un maigre bilan ; les élèves faisaient des dissertations, des cartes, voire des aquarelles ; ils enseignaient le français aux Athéniens et apprenaient eux-mêmes un peu de grec moderne. Point de fouilles pour lesquelles, d’ailleurs, n’existait aucun crédit, la situation budgétaire de l’école n’ayant même pas été établie régulièrement.

Tâtonnements et réformes.

L’Assemblée nationale, sous l’inspiration de Berryer, rapporteur du budget de 1850, faillit la supprimer en lui « coupant les vivres. » Fort heureusement, M. de Parieu, ministre de l’Instruction publique, s’inspira d’une idée simple et juste qu’il sut faire triompher : il s’agissait de rattacher l’école à l’Académie des Inscriptions, de même que celle de Rome dépendait de l’Académie des Beaux-Arts ; la chose se fit mais non pas définitivement.

Il y eut une lutte sourde entre l’esprit « académique » et l’esprit « universitaire. » Malgré le succès des fouilles opérées par Beulé au seuil de l’Acropole et l’intérêt passionné que souleva sa découverte à travers le monde entier, le directorat de Burnouf fut une période terne et grise ; la nécessité d’une forte réforme s’imposait. Elle s’imposa d’autant plus vivement lorsqu’en 1873 fut fondé l’institut allemand qui apporta à l’organisation de ses études cette rigueur scientifique à laquelle jusqu’alors l’école française n’avait point su se plier. Un décret en date de 1874 restitua à l’Académie des Inscriptions ses pleins pouvoirs et par là lui permit de travailler à orienter les élèves de l’école vers les recherches sérieuses. La présence à la tête de l’institution d’un homme aussi éminent qu’Albert Dumont, nommé directeur en 1875, et celle au ministère de l’instruction publique d’un archéologue aussi distingué que M. Waddington, devaient aider largement à la rénovation désirable. Mais elle ne s’acheva que par le décret de 1899 rendu à l’instigation de M. Homolle, directeur de 1891 à 1904. Il y est stipulé que le personnel de l’école « se recrute parmi les agrégés de l’enseignement secondaire qui ont fait dans les grands établissements scientifiques de France une année au moins d’études spéciales pour se préparer à leurs futurs travaux, — et parmi les candidats que recommandent leurs titres scientifiques. » Ce qui signifie qu’à côté des talents universitaires ayant brillé dans les concours, l’école admet les capacités techniques jugées d’après la qualité des œuvres et non d’après la multiplicité des parchemins. La mission est annuelle mais renouvelable si les aptitudes de l’élève, ses travaux ou les intérêts de l’école l’exigent. De même les anciens élèves pourront être rappelés « si un nouveau séjour est jugé avantageux pour la science. » Ainsi établie sur des bases larges et rationnelles l’école est devenue, selon la pittoresque expression de M. Radet, un « petit collège de France archéologique. » Après lui avoir rendu d’incalculables services pendant sa longue direction, M. Homolle nommé directeur des musées nationaux est rentré à Paris et M. Holleaux a pris sa succession. Un dernier et tout récent décret a établi une section étrangère. Déjà la charte de fondation de 1846 avait admis des élèves belges, mais cette disposition était tombée en désuétude avant d’avoir été sérieusement utilisée ; il paraît naturel que l’école française ouvre ses portes aux étudiants étrangers de race ou de civilisation latines de même que l’école allemande réunit des élèves appartenant aux divers états germaniques.

Les secrets de la terre.

C’est à partir de 1879 que l’activité de l’école se déploya en une série désormais ininterrompue de fouilles et d’explorations. Le beau début de Beulé n’avait pas eu de suite ; quelques coups de pioche donnés à Santorin, à Deloset à Kastri, des voyages scientifiques en Morée, en Macédoine, en Thrace, à Chypre et en Syrie composent un ensemble fort insuffisant ; à noter pourtant, parmi les découvertes heureuses, celles du fameux senatus-consulte de l’an 170 trouvé à Thisbé et d’une série de documents sur la confédération béotienne recueillis à Platée. Bientôt Cyrné (1881), Ægée (1882), Élatée (1883-84), Nemée (1884) livrèrent leurs secrets pendant que M. Holleaux, le directeur actuel de l’école, s’illustrait sur le Ptoïon en retrouvant, avec la grotte qui avait été le premier siège de l’oracle, le naos du dieu, la terrasse de l’autel, les citernes monumentales, enfin des statues et des textes embrassant une période de dix siècles. À Kalopodi fut exhumée la lettre de Philippe v de Macédoine aux habitants d’Abae, — à Livadie, le devis de construction du temple de Zeus basileus — dans l’isthme de Corinthe, un théâtre romain, deux temples, trois portes de l’enceinte, les restes du fameux « mur de défense » du Péloponnèse et du canal construit par Néron : puis successivement, de 1891 à 1893, l’enceinte d’Erimokastro en Béotie, le palais mycénien de l’île de Gha, le temple d’Athena Cranaïa à Drakhmani avec ses archives, ses ex-votos et sa décoration plastique, l’Agora de Stratos en Acarnanie, le temple d’Hécate à Lagina ; précédemment Thespies, le Pirée, Corcyre, Mantinée, Tegée, Tézène avaient été le théâtre de campagnes fructueuses (1887-1889). Quant aux voyages, ils englobèrent tout l’archipel et la zone des colonies grecques d’Asie, Thyatire, Laodicée du Lycus, Apamée, la Carie, Panamara, Angora, Pergame : des milliers d’inscriptions y furent relevées.

Delos et Delphes.

Le plus haut titre de gloire de l’école française est l’exhumation des sanctuaires de Delphes et des entrepôts de Delos. Dès 1873, ainsi que nous l’avons indiqué, quelques fouilles avaient été entreprises dans cette dernière île mais sans résultats appréciables. M. Homolle reprit le travail en 1877 sur d’autres données ; son dévouement acharné reçut sa récompense ; il restaura, en quinze campagnes, le plan si complexe, mais par là même si intéressant, de Delos. L’île avait été à la fois un lieu d’adoration et de négoce ; aux flancs du temple d’Apollon s’était créé un des centres commerciaux et financiers les plus importants du monde ancien ; maison de banque, garde-meuble et musée, Delos devait receler des merveilles. On y trouva effectivement des documents inattendus propres à faire la lumière sur un grand nombre de problèmes demeurés obscurs.

À Kastri les premières tentatives pour retrouver Delphes datent de 1860. Deux années durant, avec d’humbles crédits (le premier alloué était de 1.200 francs, et les jeunes archéologues y mettaient souvent de leur poche) on travailla à exhumer le « mur polygonal » ; trente-huit mètres de ce mur furent rendus à la lumière du jour et on put transcrire 460 textes. Napoléon III semblait devoir s’intéresser à l’œuvre et l’on escomptait les résultats de sa protection lorsque le renversement du roi Othon et l’état de trouble qui en fut la conséquence vinrent arrêter ces beaux projets. Dix-huit années se passèrent. En 1880, les fouilles furent reprises ; on acheva de dégager le mur et on retrouva le portique des Athéniens, point de repère infiniment précieux dans le dédale delphique. Un traité entre la France et la Grèce fut préparé par le cabinet Coumoundouros sur les bases du traité germano-grec qui avait réglé les fouilles d’Olympie. Malheureusement, M. Tricoupis, devenu premier ministre, refusa d’apposer sa signature au bas de la convention rédigée par son prédécesseur ou du moins il fit tant de difficultés que l’affaire ne put aboutir. M. Tricoupis offrit alors Delphes à l’Allemagne ; l’Académie de Berlin déclina l’offre par respect de l’initiative française donnant ainsi à l’homme d’État hellène une leçon méritée. Ce dernier n’en sut point profiter puisqu’en 1887, une nouvelle convention ayant été préparée, il suscita l’intervention des États-Unis pour tenter d’enlever Delphes à la France. En 1891, enfin, grâce à M. Homolle secondé par M. Léon Bourgeois alors ministre de l’Instruction publique, l’accord se fit ; un monopole de dix années était accordé à la France pour les fouilles auxquelles le parlement français consacra un crédit de 500.000 francs.

La difficulté principale provenait de ce que la petite ville de Kastri occupait le site des recherches ; il fallut exproprier un millier de maisons et reconstruire Kastri, pour ainsi dire, un peu plus loin ; on installa, pour faciliter le déblaiement, des chemins de fer Decauville et la plus grande activité régna sur les chantiers. Pausanias servit de guide et, sous sa direction, on découvrit dès les premières années le trésor des Athéniens avec le péan d’Aristonoos et le texte de l’hymne à Apollon. L’année suivante (1895) fut laborieuse et ingrate : sept mois d’efforts ne donnèrent presque aucun résultat. En 1896, on dégagea le Stade, l’Hellenico et la terrasse du temple ; on mit la main sur le trophée de Paul Émile et sur l’Aurige de Polyzalos merveilleusement intact. Les campagnes se succédèrent ainsi par périodes de chances et de désillusions. Prises dans leur ensemble elles ont été couronnées d’un réel succès. Près de 3.000 inscriptions ont pu être relevées ; toutefois ces inscriptions ne remontent pas au delà du ive siècle et elles ont, pour la plupart, un caractère local ; elles ne constituent donc point ces « archives de la Grèce » qu’on espérait trouver ; autre sujet de regrets, il ne restait presque plus rien du temple lui-même ; par contre les divers étages de terrasses au sommet desquelles il s’élevait contenaient des quantités d’objets dont l’exhumation inattendue a compensé l’amertume de certaines déceptions. En plus d’un document d’une incomparable valeur pour l’histoire de la musique les fouilles ont livré le secret d’un nouveau dialecte, le dialecte delphique dont on était jusqu’alors fort ignorant. Accomplies dans des conditions particulièrement difficiles par suite de l’altitude du site, de l’âpreté et de la dureté des terrains, elles ont jeté sur l’école française et sur son directeur un grand éclat et leur ont acquis une réputation universelle et justifiée ainsi qu’ont tenu à le constater, à la cérémonie finale, S. M. le roi George et le ministre de l’instruction publique de France.

Bibliographie.

À côté des exhumations de monuments et des relevés d’inscriptions il convient de citer, à la gloire de l’école, les ouvrages publiés par ses élèves ; en donner la liste équivaut à rappeler combien d’auteurs devenus célèbres, ont passé sur ses bancs. Au premier rang se classent la Cité antique, le chef-d’œuvre de Fustel de Coulanges ; l’Histoire de la Grèce sous la domination romaine de Petit de Julleville et la grandiose Histoire de l’art de Georges Perrot. Puis viennent la Grèce avant Alexandre de Paul Monceaux ; l’Éducation Athénienne aux ve et vie siècles avant J.-C. de Paul Girard ; l’Histoire de la céramique grecque de Royet ; l’Essai sur le droit public d’Athènes de Perrot ; l’Essai sur l’éphébie antique de Albert Dumont ; les mémoires sur les colonies Athéniennes aux ive et ve siècles de Foucart ; sur les Ligues Étolienne et Achéenne de Marcel Dubois ; sur les Romains à Delos de Th. Homolle ; la Vie municipale en Attique d’Haussoullier ; la Bibliothèque des monuments figurés de Salomon Reinach et, du même auteur, les répertoires sur les vases peints et la statuaire ; enfin, de nombreux catalogues et articles. Dans tous ces travaux, la grâce habituelle à l’esprit français et les vues d’ensemble auxquelles il se complaît alternent avec des qualités vraiment scientifiques de précision et de rigueur. Si la science française s’est formée lentement et péniblement, il faut reconnaître la parfaite beauté des résultats qu’elle a atteints et notamment en cette école française d’Athènes qui a reçu cette année de justes hommages et des louanges méritées. On peut désormais y relire gaiement la Grèce Contemporaine d’Edmond About pour en savourer les spirituels mensonges et les fourberies finement acérées ; il n’y a plus à rougir qu’un élève de l’école ait employé de la sorte son séjour en Grèce ; les travaux de ses successeurs ont lavé sa honte et n’ont laissé subsister que son indéniable talent.

  1. Revue des Deux Mondes (janvier 1904).
  2. Devenu aujourd’hui l’hôtel de la Grande-Bretagne.
  3. Radet, Histoire de l’École Française d’Athènes, publiée à l’occasion du cinquantenaire de la fondation de l’école. Cet ouvrage est le plus remarquable et le plus complet qui lui ait été consacré.