La Chronique de France, 1902/Chapitre II

Imprimerie A. Lanier (p. 23-45).

ii

LES ÉLECTIONS DE 1902
ET LE CHANGEMENT DE MINISTÈRE

Les élections législatives pour le renouvellement intégral de la chambre des Députés ont eu lieu les 27 avril et 11 mai ; les opérations électorales n’ont été troublées par aucun désordre grave et la nouvelle chambre a succédé paisiblement à sa devancière qui avait été élue en 1898 et était parvenue, par conséquent, au terme de son mandat légal. La chambre de 1898[1] comprenait à son entrée en fonctions : 214 républicains libéraux, 144 radicaux, 108 socialistes, 96 constitutionnels ralliés, 7 nationalistes et 22 monarchistes. Il est fort difficile, pour ne pas dire impossible de classer avec la même précision les députés de 1902, et cela par suite des circonstances assez spéciales dans lesquelles se sont faites les élections.

La position des partis.

Au seuil de la campagne, on retrouva les anciens groupements avec leurs états-majors habituels et les grands chefs firent entendre les paroles prévues. Les socialistes, bénéficiant d’un prestige tout nouveau, puisqu’ils avaient l’un des leurs au pouvoir, formulèrent simultanément deux programmes : l’un, intégral, comprenant leurs revendications de principes ; l’autre possibiliste, indiquant les réformes immédiates qu’ils jugeaient réalisables. M. Jaurès, il va de soi, fut l’âme de ce dualisme en quelque sorte enfanté par lui, et dont les premiers résultats n’avaient été rien moins que décourageants. D’anciens ministres, MM. Ribot et Poincaré, non contents de parcourir leurs propres circonscriptions prononcèrent, l’un à Marseille, l’autre à Rouen, des discours fort importants dans lesquels ils dénoncèrent éloquemment le péril que ferait courir à la liberté et au crédit national l’accentuation d’une politique déjà fortement teintée de jacobinisme. MM. Henri Brisson et Léon Bourgeois mirent leurs talents au service des radicaux ; très violents dans leurs attaques contre les modérés, ils témoignaient envers les socialistes d’une indulgence allant jusqu’à l’abnégation. La ligue de la Patrie Française, conduite à la bataille par MM. François Coppée et Jules Lemaître présentait ou appuyait des candidats dans tous les départements ; l’argent avait afflué, disait-on, dans ses caisses et les femmes du monde ordinairement étrangères à l’agitation du scrutin, s’étaient enrôlées, elles aussi, pour défendre la « bonne cause », recueillir des souscriptions et secouer l’inertie des abstentionnistes. M. Paul Déroulède donna des conseils de haute stratégie à des partisans imaginaires et M. le Duc d’Orléans fit parvenir à ses fidèles des instructions qui se perdirent malheureusement dans le bruit général. Enfin, M. Méline, dans son fief électoral des Vosges, émit le vœu très sage que toutes les querelles irritantes fussent ajournées et qu’une politique d’affaires prit la place de celle qui venait, quatre années durant, de remuer si profondément le pays. On pense bien que cette solution, la seule absolument et rigoureusement patriotique, n’avait aucune chance de triompher et, sans doute, M. Méline en la présentant, ne se berçait point à son endroit d’un fol espoir et soulageait tout simplement sa conscience.

Seul, au milieu du débordement accoutumé des manifestations oratoires, M. Waldeck-Rousseau ne disait rien. Son silence souriant lui tenait lieu de programme, et c’est la première fois, probablement, qu’on voyait le chef du gouvernement s’abstenir de faire ni une déclaration ni une promesse à la veille des élections. À son point de vue, le président du conseil témoignait, en se taisant, d’une profonde habileté. Qu’eût-il pu dire qui améliorât sa situation, sans la compromettre ? Malgré tous les grands principes évoqués, toutes les belles idées mises en avant, le pays, volontiers simpliste, ne se groupait ni autour d’un principe, ni autour d’une idée ; il se groupait autour d’un fait ; il formait deux camps bien tranchés et ouvertement adverses, les ministériels et les anti-ministériels.

« Pour ou contre Waldeck ».

Ce classement sommaire, se superposant aux tendances ordinaires des différents partis, compliquait la situation au lieu de la clarifier. Parmi les ministériels figuraient, dans les grandes villes, la plupart des hommes de désordre tandis que, dans les campagnes, on voyait des conservateurs convaincus voter avec eux ; la coalition des anti-ministériels, par contre, unifiait en un effort momentané, les tendances les plus disparates. Si cette coalition eût obtenu la majorité, on eût difficilement trouvé le moyen d’en faire sortir un gouvernement un tant soit peu homogène. Mais il est douteux, d’autre part, qu’en dehors de la question cléricale, laquelle agit aisément sur le peuple Français comme un chiffon rouge sur des taureaux, on puisse tirer des élus ministériels d’hier les éléments d’une majorité stable pour demain.

Au premier rang des préoccupations qui influaient sur la partie moyenne de l’opinion et la divisaient en deux portions de forces à peu près égales, il faut compter, d’une part, la hantise de l’affaire Dreyfus, de l’autre, la crainte de voir le socialisme gagner du terrain. Pour les premiers, Waldeck-Rousseau était l’homme qui avait mis fin à la terrible querelle ; on eût dit qu’il gardait en poche la clef du cachot dans lequel était enfermée une bête malfaisante et pouvait, d’un geste, la lâcher à nouveau sur le pays. Or, quand même l’affaire Dreyfus, ainsi que nous l’avons dit déjà, n’avait jeté le trouble que dans les consciences de l’élite, elle avait, en même temps, jeté le trouble dans les affaires de tout le monde et l’émoi eût été grand de la voir renaître. Pour les seconds, cette préoccupation s’effaçait devant la présence de M. Millerand parmi les membres du cabinet ; là était le fait capital à leurs yeux ; Waldeck-Rousseau avait introduit un socialiste (et quel socialiste ! l’un des plus dangereux par son intelligence et sa pondération) au sein même du gouvernement : concession monstrueuse sur laquelle on aurait une peine infinie à revenir et dont, seule, une défaite éclatante infligée au présent ministère pourrait atténuer les redoutables conséquences. Voilà comment M. Waldeck-Rousseau, providence des uns, était devenu pour les autres une sorte d’antechrist. Sur tout cela planait l’équivoque dont nous avons étudié, au chapitre précédent, la perfide influence. Il en résultait que jamais — en France, du moins — consultation électorale ne s’était concentrée autour d’un plus petit nombre d’idées et d’une personnalité plus en vue. Fallait-il s’en féliciter ? Chacun l’aurait cru par avance. L’expérience, toutefois, tend à modifier ce jugement anticipé et à faire prévaloir cette vérité paradoxale : c’est que plus sont variées les questions autour desquelles tournent des élections générales et plus sont nombreux les hommes entre lesquels le pays partage sa confiance, plus aussi la représentation d’une nation démocratique se trouve exacte et plus sont étroits les rapports qui s’établissent entre l’opinion des électeurs et l’action de leurs mandataires. Un rapide coup d’œil donné aux statistiques électorales de 1902[2] le fera mieux comprendre.

Représentants et Représentés.

La chambre Française compte actuellement 591 députés (575 pour la France et 16 pour les colonies) ; ces députés représentent exactement 5.158.300 électeurs sur 10.987.500. Le total des Français représentés est donc de 46.9 pour 100 ; celui des Français non représentés est de 53.1 pour 100. Les 5.829.200 électeurs qui ne sont pas représentés, se décomposent en : 3.286.100, dont les votes se sont portés sur des candidats qui ont été battus, — 2.346.500 qui se sont abstenus, — enfin, 196.600 qui ont déposé des bulletins blancs. Ces chiffres ne présentent rien d’exceptionnel. Entre 1877 et 1902, il y a eu sept élections générales ; les suffrages exprimés et représentés ont oscillé entre 43 et 49 pour 100 ; les suffrages exprimés et non représentés, entre 24 et 34 ; les abstentions, entre 19 et 31. Le total des citoyens non représentés a donc oscillé entre 51 et 57 pour 100 : 53,1 est une moyenne.

Il est assez difficile de départager les opinions, cela se comprend. Un statisticien digne de foi a tenté d’y parvenir d’après les déclarations faites par les candidats et le nombre de voix obtenues par chacun. Il y aurait eu, d’après lui, parmi les votants 4.250.000 ministériels et 4.170.000 anti-ministériels. Cela ne ferait, entre les deux camps, qu’un écart de 80.000 voix ; M. Goblet, d’autre part, estime cet écart à environ 200.000 voix. En tous les cas, on peut dire que la différence n’est pas grande et que les votants se trouvent divisés en deux groupes de forces à peu près similaires. Cette impression se confirme si l’on recherche de quel parti relèvent la plupart des abstentionnistes. Sur 575 circonscriptions, il s’en est trouvé 61 dans lesquelles la lutte n’a, pour ainsi dire, pas existé, soit que le candidat unique n’ait pas même rencontré de concurrent de la dernière heure, soit que de tels concurrents aient affronté le scrutin sans la moindre chance de succès ; dans ces 61 circonscriptions, 43 anti-ministériels ont été élus et seulement 18 ministériels. 322 circonscriptions ont été le théâtre de luttes très vives ; on y a signalé fort peu d’abstentions ; les élus ont été 148 anti-ministériels et 174 ministériels. Enfin, dans les 192 circonscriptions qui restent, les abstentions ont été très nombreuses ; résultat : 137 ministériels et seulement 55 anti-ministériels. De ceci il appert que les abstentionnistes étaient en général des anti-ministériels et, par rapport à l’ensemble du pays, le degré de valeur représentative de la chambre s’en trouve encore diminué. Pour être formée à l’image du pays, il faudrait que la chambre se divisât en deux groupes égaux et, dans ces conditions, nul ne pourrait gouverner. Mais il n’en est rien, et, dès les premiers scrutins, on vit que la majorité serait de 80 voix en moyenne.

Cette majorité était, à proprement parler, celle de M. Waldeck-Rousseau ; décidée à le suivre, elle constituait presque sa clientèle. Et d’autant mieux que le parti socialiste, le seul des chevaux de l’attelage que ses velléités rétives rendissent fort difficile à maintenir, revenait quelque peu dompté par ses insuccès. Déjà fortement atteints par les élections municipales qui leur avaient enlevé successivement Marseille, Roubaix, Saint-Denis, les socialistes purent constater que leurs candidats inspiraient encore moins de confiance quand il s’agissait des élections législatives. Des échecs comme celui de M. Viviani, des demi-échecs comme celui de M. Millerand devaient leur donner à réfléchir. Si bien, qu’après les élections, la situation personnelle de M. Waldeck-Rousseau semblait plus forte qu’elle n’avait jamais été. Le bruit courait pourtant que le président du conseil était décidé à se retirer ; ses amis invoquaient des raisons de santé. On comprenait, certes, que malgré sa robustesse, il eût besoin de repos, mais nul ne songeait qu’il pût quitter le pouvoir avant d’avoir indiqué au parlement le programme qu’il l’engageait à suivre. C’est là précisément ce que M. Waldeck-Rousseau désirait éviter.

Projets machiavéliques  ?

Les incidents qui marquèrent la retraite du cabinet sont si étranges qu’il convient de s’y arrêter quelques instants. Le président de la République, accompagné de M. Delcassé, se disposait à partir pour la Russie. Il alla s’embarquer à Brest et des fêtes y furent données à cette occasion, dont la convenance laissait fort à désirer. C’était au lendemain de l’effroyable catastrophe de la Martinique, et il sembla parfaitement incorrect que le chef de l’État et les membres du gouvernement participassent à une manifestation joyeuse, alors que pesait sur la France un deuil public auquel beaucoup d’étrangers avaient tenu à s’associer. Le voyage présidentiel ne pouvait point être ajourné, à coup sûr ; mais, du moins, le départ aurait dû s’accomplir dans un silence discret. Le président du conseil escorta M, Loubet jusqu’à Brest pour s’y entendre décerner, dans un grand banquet offert par les autorités au chef de l’État, des éloges dont l’ampleur étonna et dont l’opportunité fut grandement discutée dans tout le pays. Le président Loubet déclara que le chef du cabinet servait la république « avec un éclat qui n’a jamais été égalé » ; le lendemain, dans le texte officiel, le mot « égalé » céda la place au mot « surpassé » ; malgré ce correctif, on crut démêler dans un langage si insolite le souci de retenir au pouvoir un ministre pressé de s’en aller. Déjà plusieurs journaux avaient indiqué que tel était l’état d’esprit de M. Loubet, et cette manifestation oratoire sembla leur donner raison. Or, le jour même où l’escadre Française jetait l’ancre en rade de Cronstadt, la nouvelle de la retraite du cabinet devenait officielle et le Figaro annonçait peu après que le premier ministre démissionnaire s’était lui-même choisi un successeur dont le nom allait surprendre par son peu de notoriété. Le public, en effet, n’eût jamais songé à M. Émile Combes pour remplir un pareil poste ; bien qu’il eût occupé pendant quelques mois le ministère de l’Instruction Publique, où il s’était signalé par une circulaire, d’ailleurs pleine de bon sens, relative à la prononciation du grec à la moderne dans les collèges (réforme qui ne fut jamais appliquée), son nom était demeuré très inconnu et il ne s’était pas acquis non plus, au sein du parlement, la réputation d’un homme d’État éventuel. Quelle pouvait être l’arrière-pensée de M. Waldeck-Rousseau en poussant en avant une personnalité si effacée ? Les conjectures allèrent leur train.

Une idée domina toutes les autres, c’est que M. Waldeck-Rousseau se réservait pour la présidence de la république, et que, dans ce but, il tenait à ne point s’user au pouvoir, à se retirer en plein triomphe et à se faire remplacer par quelqu’un qui lui restât manifestement inférieur et dont l’administration fût en contraste avantageux avec la sienne. Nul n’a le droit de certifier que telles aient été les vues du premier ministre : l’opinion, du reste, répugne volontiers à penser que des hommes d’une si haute valeur puissent se laisser guider par des motifs d’un ordre aussi exclusivement personnel. Il n’en est pas moins vrai que les apparences autorisaient de pareilles suppositions et ce que l’on sait du caractère de M. Waldeck-Rousseau est de nature à les confirmer jusqu’à un certain point. Il a fait preuve en toute sa carrière d’un grand fond de scepticisme et sa conception de la politique paraît être le balancier dont l’action normale consiste à s’écarter de l’équilibre parfait tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, sans jamais pouvoir s’y tenir. Dans ces conditions, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que l’on vit plus tard M. Waldeck-Rousseau, devenu président de la république, s’employer à défaire l’ouvrage accompli par M. Waldeck-Rousseau, premier ministre.

Émile Combes et les Radicaux.

La chose serait d’autant plus vraisemblable que tout de suite M. Combes s’est porté à des excès que certainement son prédécesseur juge imprudents et maladroits. Pour nous qui estimons que M. Waldeck-Rousseau malgré sa haute intelligence et son grand talent a commis des fautes énormes dont la première et la plus regrettable a consisté à jeter le pays, pour lui mieux faire oublier l’affaire Dreyfus, dans des querelles philosophiques et morales alors qu’il y avait tout intérêt à le lancer dans la voie du progrès économique et de la mise en valeur de ses colonies — nous estimons également que le choix d’un successeur comme M. Combes a été des plus malencontreux. Ce n’est pas faire injure à ce dernier, ce n’est même pas lui refuser tout mérite que d’indiquer combien, du moment qu’on descendait à son niveau, il y avait dans le parlement d’hommes capables de prétendre au poste qu’on lui offrait. Il n’eut pas été difficile de trouver quelqu’un doué d’une égale intelligence et d’un peu plus de caractère. Car c’est là ce qui manque avant tout au premier ministre actuel. Tout d’abord, on a pu s’y tromper. Dans sa manière de monter à la tribune et d’y pourfendre ses adversaires aussi bien que dans sa façon de résoudre les questions les plus complexes à coups de circulaires et de décrets, M. Combes donne l’impression d’une nature énergique et puissante ; nous ne voudrions pas jurer qu’il ne se donne pas à lui-même cette impression et qu’il ne se tient pas, par instants, pour un petit Danton. Mais quiconque examine de près ses actes et ses discours y perçoit cette obéissance passive aux impulsions d’autrui qui est celle de la girouette évoluant au gré de la tempête. C’est bien un vent de tempête qui souffle sur le chef du cabinet et depuis la première heure, si bien qu’il ne s’est pas même donné les collègues de son choix. Il a existé un premier cabinet Combes dont peu de Français ont connu la liste ; il est permis de croire que les noms inscrits sur cette liste avaient reçu l’investiture discrète de M. Waldeck-Rousseau ; peu de jours après, une liste toute différente paraissait à l’Officiel. L’extrême-gauche était parvenue à y faire entrer des personnalités sur lesquelles personne ne comptait, quarante-huit heures plus tôt. Il venait de s’opérer un phénomène très étrange et qui rappelait par certains côtés, la transformation soudaine des États-Généraux de 1789 en Assemblée Nationale. Un parti qui, comme le Tiers-État d’alors, n’était presque rien la veille se trouva le lendemain être presque tout. Le parti radical vit ses rangs se grossir instantanément et M. Combes devint, peut-être malgré lui, l’exécuteur désigné de ses hautes œuvres. Ainsi prit fin cette crise singulière sans précédents, croyons-nous, dans l’histoire de la troisième république. Ni les électeurs qui avaient choisi les députés, ni M. Waldeck-Rousseau qui s’était choisi un successeur n’auraient pu en prévoir l’issue ; les premiers avaient cru envoyer une majorité à un homme d’État qui possédait leur confiance et qui s’était inopinément désisté du pouvoir, et cet homme d’État à son tour avait pensé se donner un modeste continuateur qui tout de suite se trouvait amené à faire dévier gravement l’orientation de la politique intérieure.

La fortune du radicalisme.

Le parti radical, en France, a toujours existé de nom et n’a jamais existé de fait. Il a groupé des individualités : il n’a jamais pu adopter une ligne de conduite et s’y tenir. Pendant la période qui s’étend de 1880 à 1889, les radicaux ont occupé le pouvoir partiellement avec MM. Brisson et Goblet pour ne citer que les plus distingués ; il y eût même un ministère à étiquette purement radicale présidé par M. Floquet. On soulignerait difficilement une différence essentielle entre les actes de ces gouvernants et ceux de leurs prédécesseurs ou de leurs successeurs modérés. Jules Ferry qui était et resta toujours un modéré apporta plus de radicalisme à défendre et à réaliser certaines réformes que tel ou tel de ses collègues radicaux. Depuis 1889, les choses ont changé. Au lieu d’incliner vers les modérés, les radicaux inclinent maintenant vers les socialistes ; en maintes circonstances, les votes et les pensées des uns et des autres se sont complètement confondus et c’est avec une sorte de honte que, par ci par là, certains radicaux ont indiqué timidement la ligne de démarcation entre les doctrines des socialistes et leurs propres doctrines. En ont-ils d’ailleurs et quelles sont-elles ? Le conservatisme et le socialisme sont des formules très nettement définies ; il en est de même du libéralisme. Le conservateur, à moins d’être un imbécile, un encroûté, ne s’imagine pas que le monde d’aujourd’hui peut ressembler à celui d’il y a deux cents ans ni que les institutions de Clovis ou de Charlemagne conviendront aux administrés de Félix Faure ou d’Émile Loubet ; mais il professe que le mouvement des idées et des mœurs est, par essence, trop rapide et que la sagesse politique consiste à le retenir, à conserver le plus possible du passé ; le conservateur résiste donc au changement et se laisse arracher les réformes une à une. Pour le socialiste, la mise en commun de tous les moyens de production et la répartition égalitaire de tous les biens constituent l’idéal suprême et définitif vers lequel tend l’humanité et dont il faut hâter le plus possible la réalisation ; ce sont là des manières de voir absolument claires ; il y aura sans doute des tempéraments, des nuances d’opinion ; le conservatisme oscille entre l’esprit réactionnaire et l’esprit libéral selon qu’il prétend restaurer par moments des morceaux du passé ou qu’il consent à favoriser certains progrès qui lui semblent justes : le socialisme aussi a ses modérés et ses violents, les premiers espérant de l’évolution pacifique ce que les seconds n’attendent que de l’audace révolutionnaire. Mais ces deux grands partis possèdent chacun une doctrine centrale autour de laquelle rayonne leur activité. Le centre du parti radical est essentiellement mouvant ; s’il répondait à l’étymologie du qualificatif qui le distingue, il irait rapidement se confondre avec le socialisme pour atteindre au-delà, à l’anarchisme intégral. Qu’est-ce que c’est qu’un radical qui s’arrête en chemin ? Ne ment-il pas au nom qu’il porte ? En fait il n’en est rien : les radicaux ne sont pas des anarchistes et c’est en général en paroles que se répandent leurs tendances à l’extrême ; ils prêchent beaucoup et agissent peu. Lorsque l’action s’impose à eux on les voit chercher, soit parmi leurs voisins de droite soit parmi leurs voisins de gauche, des compagnons de travail auxquels ils obéissent même lorsqu’ils ont l’air de les diriger.

Pour qu’une opinion si fuyante et si peu précise arrive à grouper un grand nombre de partisans, il faut évidemment des circonstances d’un ordre particulier et transitoire et c’est bien là ce qui s’est produit cette année. La majorité qui soutient le cabinet Combes, tant au sénat qu’à la chambre des députés, se compose de trois éléments bien distincts. D’abord les utopistes, revenants de 1792 et de 1848, dont nous avons analysé l’an dernier, les aspirations[3] ; nous verrons plus loin quelle forme d’activité ont revêtu ces aspirations et sur quels points se portent leurs efforts ; en second lieu, les arrivistes : tous ceux qui souhaitent de voir mettre à la retraite les hommes et les choses d’hier et d’avant-hier, tous ceux qui désirent des hécatombes de fonctionnaires, des places à occuper et à distribuer, tous ceux auxquels le sort capricieux avait refusé jusqu’ici une occasion de faire valoir un talent réel ou d’employer une ambition vivace ; tous ceux-là se sont réclamés de l’étiquette radicale parce qu’elle leur semblait en faveur ; ils ont pris du radicalisme comme on prend d’une valeur en hausse, quitte à s’en défaire dès qu’on juge qu’elle va baisser. En troisième lieu, il y a parmi les « majoritards » comme les dénomme l’argot parisien, beaucoup d’inquiets, beaucoup de propriétaires qui craignent au fond du cœur de voir s’établir un jour ce socialisme qu’ils ont couvert de fleurs et dont ils ont vanté la noblesse et la justice ; l’anticléricalisme leur paraît un dérivatif précieux ; que le peuple mange la fortune des moines : cela permettra aux capitalistes de soustraire les leurs, au moins momentanément, aux appétits des « partageux ».

Utopistes, arrivistes et inquiets sont venus renforcer ainsi le petit noyau des radicaux de la première heure ; ils leur ont apporté la force numérique que ces derniers n’avaient pas, mais ils n’ont pu leur apporter davantage : sans programme eux-mêmes, comment auraient-ils pu aider leurs aînés à en rédiger un ? Que veulent-ils ? Ils n’en savent vraiment rien. Tout chez eux, est contradiction et obscurité ; ils ne veulent point comme les socialistes supprimer l’armée et la marine de guerre, exproprier les industriels, limiter étroitement la propriété en attendant de la faire disparaître, évacuer les colonies, dénoncer les alliances étrangères. — Non ! ils se garderaient bien de vouloir tout cela ; mais quand on leur propose des mesures propres à affaiblir toutes ces institutions et à embrouiller tous ces rouages qu’ils prétendent conserver, ils s’empressent de les voter. De là, ce luxe étonnant de grands mots et de phrases toutes faites auxquels chacun, depuis le premier ministre jusqu’au moindre député, a quotidiennement recours. La science, l’humanité, l’obscurantisme, le progrès, les droits de l’homme, la justice immanente, la solidarité… voilà les arguments habituels à la nouvelle majorité. Or ce ne sont point des arguments, ce sont des sentiments ; ils ne sauraient masquer bien longtemps le vide extraordinaire qui reste creusé derrière. L’anticléricalisme ni même la religion de l’humanité ne rempliront les estomacs Français ; il faudra songer quelque jour à des menus plus solides. Car enfin si l’État entrave le développement de la richesse individuelle qui est une source de profits pour la masse de la nation, il lui devient nécessaire d’organiser le développement de la richesse collective pour compenser les pertes en résultant. Toute idée qui ne s’accompagnera pas d’un surcroît de bien-être est vouée à la défaite : voilà actuellement la vérité universelle et inéluctable à laquelle, malheureusement pour elle, la France commet l’imprudence de tourner le dos. À la date de Décembre 1902, les radicaux encore dans la lune de miel de leur pouvoir n’ont point admis cette vérité. Ils poursuivent une lutte Don Quichottesque contre le cléricalisme et s’occupent à replacer sur son trône de carton-pâte, la déesse Raison.

  1. Voir la Chronique de 1900, page 26.
  2. Voir les remarquables articles de MM. P. Leroy-Beaulieu (Débats), René Goblet (Revue Politique et Parlementaire) et Jean Darcy (Revue des Deux-Mondes).
  3. Voir la Chronique de 1901, chap. i, Une crise d’idées générales.