La Chronique de France, 1902/Chapitre I

Imprimerie A. Lanier (p. 1-22).

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L’ÉQUIVOQUE

Le procédé simple et redoutable par lequel M. Waldeck-Rousseau avait entrepris de mettre fin à l’Affaire Dreyfus et dont il s’était ensuite servi pour gouverner, devait forcément lui survivre. Il consistait à proclamer la « République en danger ». Cette solennelle proclamation n’avait jamais été faite depuis l’établissement du régime actuel et, pour en trouver l’équivalent, il faudrait remonter aux jours sombres de la révolution. Ce n’est pas que la présente république n’ait eu à traverser de périlleux défilés. Lors du demi-coup d’État tenté par les réactionnaires, sous la présidence du maréchal de Mac-Mahon, son existence même se trouvait remise en question : les républicains, toutefois, s’abstinrent de longs discours et de pompeuses formules ; ils serrèrent les rangs et se présentèrent en bloc devant le pays sur lequel, très certainement, leur attitude et leur esprit de discipline contribuèrent à faire une heureuse impression. Plus tard, lors de l’aventure Boulangiste, le danger fut plus grand encore par cela même qu’il fut plus proche et plus précis : le futur gouvernement était là tout prêt, incarné dans la personne d’un général populaire ; cependant, M. Constans, alors ministre de l’Intérieur et auquel le chef du cabinet, M. Tirard, tout occupé de l’Exposition de 1889, laissa le soin de conduire la lutte, ne crut pas devoir adresser au pays un appel tragique. Il affecta, au contraire, la sécurité que, sans doute, il n’éprouvait point et dissimula une action aussi habile qu’énergique sous les dehors d’une bonhomie tranquille.

La méthode de M. Constans et celle de M. Waldeck-Rousseau, en des circonstances qui ne différaient peut-être pas autant qu’elles en ont l’air — furent complètement opposées l’une à l’autre. On pourra discuter longtemps sur leurs mérites respectifs puisque le succès les a couronnées l’une et l’autre, bien qu’à un degré inégal. Mais il est évident que la première avait sur la seconde l’avantage de ne pouvoir se perpétuer au-delà de son objet : on ne prolonge pas pour l’amour de l’art une lutte qui n’a point de spectateurs et l’effort que le pays ne voit point prend fin tout naturellement dès que le but en est atteint, tandis que le péril hautement proclamé tend à s’éterniser ; il est bien plus aisé d’en dénoncer l’ouverture que la clôture et cette clôture, d’ailleurs, ne s’opère pas par un acte tel que la chute du rideau au théâtre. Un péril collectif ne cesse point brusquement ; en général, il s’éteint avec lenteur et les intérêts qu’il a lésés aussi bien que ceux qu’il a servis, continuent de mener autour de son cadavre un tapage persistant.

Perdus ou sauvés !

Cela est encore plus vrai des Français que de n’importe quel autre peuple, à cause de leur tendance invétérée à se croire perdus ou sauvés, selon les événements et, surtout, selon leurs opinions personnelles. Les armoiries de la France devraient représenter une Roche Tarpéïenne et un canot de sauvetage, tant la catastrophe et le salut jouent un rôle prépondérant dans notre existence. « Tout est perdu », s’écriait François Ier, à l’issue d’une bataille d’où la vanité royale sortait plus entamée que les destins de la patrie. « Tout est sauvé », se fut écrié, le printemps dernier, M. Jules Lemaître, si au lieu d’une minorité importante, les anti-ministériels s’étaient trouvés certains de posséder dans la nouvelle Chambre, une écrasante majorité. Et de François Ier à M. Jules Lemaître, les mêmes exclamations se sont répétées, à tout propos, sur toutes les lèvres. Appliquées aux événements de politique intérieure, on les a naturellement entendues simultanément par la raison que ce qui est catastrophal aux yeux de Jean est triomphal à ceux de Jacques et vice versa. Rien que dans ce siècle, ont été réputés, tour à tour, avoir sauvé ou perdu la France : Napoléon Ier, Alexandre de Russie, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe, Lamartine, Cavaignac, Napoléon III, Thiers, Gambetta, Jules Ferry et Waldeck-Rousseau. On pourrait citer encore Talleyrand, le duc de Richelieu, le premier Casimir-Perier, M. Guizot et M. de Morny. Les traces de cet état d’esprit se retrouvent en raccourcis dans les discours politiques et les proclamations électorales. Les mots : épreuve décisive — bord de l’abîme — destinée brisée — fin de tout — dernier espoir — planche ou ancre de salut…, etc…, y chantent comme des refrains obsédants.

C’est là, évidemment, un travers qui, en temps ordinaire, demeure sans grande conséquence. Mais on conçoit que la proclamation officielle du péril national soit particulièrement dangereuse dans un tel milieu où elle doit retentir plus fort et se propager plus vite que partout ailleurs.

Les apparences du péril.

Il va de soi pourtant qu’une proclamation de ce genre n’est écoutée qu’autant qu’elle repose sur des apparences sérieuses. Tel était le cas. Et parmi ces « apparences sérieuses » nous ne rangeons pas l’affaire Dreyfus qui ravagea l’élite mais n’atteignit jamais la foule. Nous l’avons dit déjà l’an passé et ne craignons pas de le répéter, les consciences cultivées furent seules ébranlées par les problèmes complexes que souleva cette affaire ; le gros du pays en demeura le spectateur curieux plutôt qu’ému. Mais d’autres événements frappèrent son imagination : la retentissante équipée de Déroulède saisissant, à l’issue des funérailles de Félix Faure, la bride du cheval du général Roget pour forcer celui-ci à s’associer à lui et à marcher sur l’Élysée — la scandaleuse manifestation du champ de courses d’Auteuil pendant laquelle on vit des jeunes gens de la meilleure société lever leurs cannes sur le président de la République et chercher à défoncer son chapeau — le siège ridicule du « fort Chabrol », modeste maison de la rue de Chabrol dans laquelle l’agitateur Guérin et quelques autres s’étaient retranchés, armés de pied et cape — enfin, la solennelle convocation du Sénat en Haute-Cour de justice pour juger les organisateurs du fameux « complot royaliste », tous ces faits étaient de nature, dès qu’on les exploitait, à troubler l’opinion populaire. En eux-mêmes ils n’avaient guère de portée. La tentative de Déroulède avait échoué piteusement ; on s’était diverti de celle de Guérin ; quant à l’attentat d’Auteuil, le dégoût unanime qu’il avait soulevé s’était tourné en un accroissement de popularité à l’égard du chef de l’État ; de l’examen des pièces du complot se dégageait l’impression que le parti monarchiste se trouvait plus affaibli et plus annihilé que jamais. On pouvait tirer profit de tels incidents pour détendre et pacifier. Un homme d’État avisé aurait dû s’en servir pour montrer la force de la république, sa stabilité désormais assurée, l’impuissance de ses adversaires et la nécessité de substituer aux irritantes querelles politiques des préoccupations industrielles et commerciales propres à rehausser l’importance économique du pays.

Nul assurément ne refusera à M. Waldeck-Rousseau le mérite d’être un homme d’État avisé. Mais il devient de plus en plus certain qu’en cette circonstance il se trompa : et notre précédent verdict se trouve confirmé aujourd’hui[1]. Très répandu parmi les « intellectuels », M. Waldeck-Rousseau, lorsqu’il prit le pouvoir, ne s’aperçut pas du fossé qui séparait les masses profondes de la nation d’une élite nerveuse et vibrante au sein de laquelle il avait vécu. Il crut que les ruines morales qu’il observait autour de lui s’étendaient sur tout le territoire ; il pensa qu’une forte secousse était nécessaire pour remettre le pays debout. Trop éclairé lui-même pour ne pas apercevoir sous leur vrai jour les accidents dont il allait tirer parti, il les présenta, non comme d’inquiétants symptômes, mais comme de terribles certitudes ; il tenait les apparences du péril ; il proclama le péril. Les Français, d’abord un peu étonnés, se laissèrent convaincre ; le président du conseil n’appartenait pas à l’opinion extrême : sa qualité de modéré, doublée de son prestige personnel, en imposèrent à tous ; on entra dans ses vues. Ce n’étaient là, très probablement, que des vues provisoires ; M. Waldeck-Rousseau espérait que, sous l’aiguillon du danger évoqué, sinon réellement couru, un nouveau groupe allait se former avec un programme sagement et fermement progressif et que ce groupe deviendrait assez fort pour fournir au gouvernement un appui durable. Le groupe se forma en effet, mais il n’eut pas de programme. On ne put se mettre d’accord pour lui en trouver un. Faute de mieux, la bannière de la « République en danger » continua de processionner à travers la politique. Quand vinrent les élections, elle était encore là ; on n’avait rien inventé de mieux. Ainsi le destin volontiers ironique avait voulu que l’un des plus fins parmi les hommes d’État fût condamné à gouverner jusqu’au bout par le moyen le plus vulgaire.

Le grossissement d’une idée.

De telles situations ne demeurent jamais stationnaires : une idée comme celle-là, lancée à travers une nation y fait la boule de neige ; trop de gens ont intérêt à s’en emparer ; trop d’esprits faibles en sont agités, trop de bavards la colportent. Elle grossit, et si bien, qu’elle en arrive à tromper ceux-là même qui, plus judicieux ou mieux éclairés, n’y avaient attaché tout d’abord qu’une importance relative. En janvier 1902, M. Waldeck-Rousseau, dans un grand discours prononcé à Saint-Étienne, revenait sur ce péril tant de fois dénoncé déjà et maltraitait durement ceux en qui il voulait voir les adversaires irréconciliables de la république ; mais il ne s’agissait alors que d’un péril récent et d’ennemis immédiats. À Pons, six mois plus tard, M. Combes, dans une harangue plus belliqueuse encore, faisant allusion aux brutales fermetures d’écoles libres qu’il venait de décréter, s’écriait : « L’acte qui s’accomplit en ce moment est une œuvre de salut républicain ; depuis cinquante ans, l’influence des congrégations dans les actes de la vie publique et dans les élections des représentants du pays est devenue énorme. » On suit le grossissement habituel à l’esprit Français. Il y avait une congrégation ouvertement vouée à la politique, celle des Assomptionistes[2] ; peu à peu toutes se sont trouvées englobées dans la même accusation d’ingérence électorale. Le fait était nouveau ; il a pris par degré un caractère rétrospectif qu’on proclame indiscutable. Le péril lui-même a changé de nature ; l’appel au coup de force, la résistance aux lois, les insultes envers le chef de l’État dont on pouvait arguer en évoquant la tentative Déroulède, le fort Chabrol ou l’affaire d’Auteuil, tout cela s’est effacé devant quelque chose de bien plus énorme, de bien plus formidable ! On dirait que le cabinet Combes s’est trouvé soudain en présence de véritables écuries d’Augias et qu’il a entrepris héroïquement d’en accomplir le nettoyage. Le mot n’a pas été prononcé, mais la pensée perce à travers tous les discours ministériels. Et Dieu sait s’il en a été prononcé de ces discours ! À part M. Delcassé et le ministre des Finances M. Rouvier, qui n’appartiennent pas au même parti que leurs collègues et, sauf lorsqu’il s’agissait des affaires de leur compétence spéciale, ont observé un silence complet et significatif, tous les autres ministres se sont répandus en une débauche d’éloquence sans précédent dans nos annales parlementaires.

Ils ont couru aux inaugurations de tout genre qui sollicitaient leur fécondité oratoire et les sujets les plus variés leur ont servi de thèmes pour développer une idée unique : la République est en danger ! On doit même admirer les biais ingénieux qui ont permis à plusieurs d’entre eux de faire sortir cette idée des circonstances les moins propres à la mettre en relief. Quand on préside une réunion de commerçants ou que l’on inspecte les travaux d’un port de guerre, les dangers du cléricalisme ne sont pas faciles à introduire. Mais une conviction ardente ou — comme l’on disait en 1793, un « civisme » irréprochable excusent bien des audaces. M. Waldeck-Rousseau aimait à se taire et son silence en imposait autour de lui. M. Combes serait mal venu à vouloir faire taire ses collaborateurs (encore qu’il ait dû tempérer les écarts de langage de l’un d’eux), car il parle lui-même énormément. Et d’autres parlent encore qui sont plus âgés et ont derrière eux une longue expérience d’hommes d’État : M. Henri Brisson par exemple. Le leader radical, réunissant l’année dernière en volume le texte de ses derniers discours, leur donnait pour préface une page bien curieuse dans laquelle, prenant occasion des agitations de l’opinion et notamment des harangues prononcées peu auparavant par deux célèbres Dominicains le P. Olivier et le P. Didon, il s’indignait de façon véhémente contre cette « danse de Saint-Gui » de la réaction. Le mot est malheureux, car la danse de Saint-Gui, ce sont présentement M. Brisson et la majorité qui en paraissent atteints. Quel autre nom donner à ces explosions de colères, à ce poing perpétuellement tendu qui servent d’arguments préférés à des vainqueurs beaucoup plus acharnés, semble-t-il, au lendemain de leur victoire qu’à la veille de la bataille ? Cet acharnement se manifeste ailleurs qu’à la Chambre où la vivacité des discussions pourrait à la rigueur lui servir d’excuse. Depuis quelques années on attend curieusement les paroles que le chef du gouvernement prononcera à l’automne, au banquet du « Comité républicain du Commerce et de l’Industrie ». Encore que ce comité soit moins représentatif des intérêts commerciaux et industriels qu’il n’y paraît, ses membres ont su faire de leur réunion annuelle une grande solennité politique, quelque chose comme le dîner du nouveau Lord-Maire de Londres, à Guildhall. Cette année, le 7 octobre, M. Combes présidait entouré de plus de neuf cents convives. Il parla très longtemps et, bien entendu, il avait médité d’avance avec soin ce qu’il devait dire en une occasion aussi importante. Or son discours ne constitua qu’une diatribe ininterrompue contre les « ennemis de la république ». « Il s’agit de savoir, s’écria le président du conseil, qui l’emportera de la révolution personnifiée dans la république ou de la contre-révolution incarnée dans la réaction clérico-nationaliste. Il s’agit de savoir laquelle des deux restera maîtresse de nos destinées ». S’agit-il vraiment de cela ? On demeure confondu en voyant toute l’évolution séculaire d’un grand pays ramenée ainsi en quelques traits simplistes à un moment de son histoire, écoulé depuis cent ans. C’est le point de vue d’un collégien de seize ans. On veut, dit encore M. Combes « que l’État laïque place les congrégations en dehors et au dessus des lois et immole ses droits de souveraineté à la toute puissance monacale ! » Et il s’engage à ne se laisser arrêter dans sa lutte ni par les « clameurs passionnées » ni par les « résistances furieuses ». — « Non, Messieurs, il ne sera pas dit que, par la défaillance du ministère, la loi sur les associations restera à l’état de lettre-morte et qu’elle laissera la congrégation enserrer la société laïque dans ses mille plis et replis et la comprimer jusqu’à l’étouffement par le réseau indéfiniment agrandi de ses établissements. Non, il ne sera pas dit que, par la défaillance du ministère, l’enseignement congréganiste poursuivra tranquillement son œuvre néfaste d’asservissement moral et achèvera de couper la France en deux par le fossé de plus en plus profond qu’elle creuse depuis un demi-siècle entre les deux moitiés de notre jeunesse. Non, il ne sera pas dit que, par la défaillance du ministère, les fonctionnaires de tout ordre, civil, religieux ou militaire abuseront des situations acquises pour braver la république et ses lois ou que la qualité de « républicain » constituera un titre de défaveur pour l’admission et l’avancement dans les carrières publiques ».

Ce langage de fière tournure a pu séduire les assistants et provoquer leurs chaleureuses acclamations ; dès qu’on l’examine de sang-froid et qu’on en pèse avec soin les termes, on s’aperçoit qu’il détonne absolument. Quelle aberration peut dicter de pareils anathèmes au premier ministre d’une république que nulle attaque n’a pu ébranler et qui, consolidée par son existence déjà longue, l’est encore par la situation très enviable que la puissance de ses armes et la persévérance habile de sa diplomatie lui ont faite dans le monde ? À l’heure où elle pourrait recueillir le fruit de ses efforts et où précisément le développement de sa fortune et la mise en valeur de ses colonies sollicitent son activité, voilà en quelles byzantines querelles on gaspille son temps et sa force ; à cette nation cimentée depuis des siècles en un bloc compact on parle de je ne sais quelles fissures imaginaires qui la menaceraient. « Ce n’est pas seulement la forme républicaine, s’écriait M. Brisson, faisant ce même soir chorus avec M. Combes, c’est la France elle-même, c’est l’unité Française que vous avez à défendre ». De telles exagérations passent l’entendement. Et il est visible qu’elles sont sincères. On est très loin des déclarations de M. Waldeck-Rousseau dont une nuance de scepticisme tempérait volontiers la rigueur. D’un moyen de gouvernement on est passé à un véritable apostolat. À force de proclamer le danger, les dirigeants finiront par se persuader de son imminence et de sa gravité. Et plus que jamais ils se croiront des sauveurs.

Responsabilités.

Ceux qui déplorent un semblable état de choses ont naturellement recherché à qui en incombait la faute. Un député éminent M. Jonnart, ancien ministre et ancien gouverneur-général de l’Algérie, a tenté de l’établir à la tribune de la Chambre ; on ne saurait dire qu’il y ait complètement réussi. En s’attaquant aux opposants de droite et en leur reprochant leur hostilité d’antan contre le régime républicain, M. Jonnart dénonçait une responsabilité exacte mais bien lointaine alors qu’il en négligeait d’autres beaucoup plus proches et partant, plus décisives : et avant tout, celle d’Édouard Drumont ; de cet homme néfaste on peut dire qu’il fut non seulement l’instigateur de l’antisémitisme mais le créateur du sémitisme en France. Si la haute finance israélite a joué, dans les événements politiques de ces dernières années un rôle qu’il est difficile de nier désormais, on doit reconnaître que ce fut un rôle défensif ; non plus seulement défensif d’intérêts professionnels comme dans la fameuse affaire de l’Union Générale[3] mais des droits naturels de la race menacés par l’espèce de persécution sociale qui s’organisait sous l’influence de Drumont. Il est relativement aisé de prêcher la haine ; il l’est moins d’y apporter la persévérance, l’ardeur et l’habileté déployées par l’auteur de la France Juive dans cette regrettable campagne. Quand Drumont entreprit sa propagande, les haines religieuses sommeillaient ; il les réveilla et n’eut de cesse que lorsqu’il ne craignit plus de les voir s’apaiser. C’est l’influence de ses prédications virulentes qui provoqua la fondation par les Assomptionistes d’une foule de petites feuilles hargneuses lesquelles semèrent dans les provinces, le virus antisémite ; bref nul Français n’a tant travaillé à jeter dans les sillons de son pays des germes de guerre civile. Quiconque s’arrête au chapitre des responsabilités n’a pas le droit d’ignorer et d’oublier le nom d’Édouard Drumont.

Il en est d’autres encore, mais est-il bien utile de les départager ? Ne vaut-il pas mieux tirer du spectacle de ce qui s’est passé en France depuis quelque temps une conclusion dont peuvent profiter tous les peuples, c’est qu’il est infiniment dangereux de proclamer l’existence d’un péril national et qu’avant de s’y résoudre on doit y regarder à deux fois. Le péril qui vient du dehors apparaît à tous les regards ; le péril qui vient du dedans est difficile à reconnaître et à définir. Si le premier provoque des élans superbes comme celui des Volontaires de 1792, le second aboutit trop souvent à des Inquisitions et à des Dragonnades, à des Saint-Barthélémy ou à des Massacres de Septembre.

Temps perdu.

Nous n’irons pas jusque-là, sans doute ; les circonstances ne s’y prêtent plus et quand bien même un retour offensif des manières de penser et de certaines pratiques jacobines indiquent à quel point les Français subissent encore facilement, au bout de cent ans, les entraînements du dévergondage révolutionnaire, l’Europe est désormais trop organisée, trop stable, trop « sur l’œil » pour que des crimes de cette sorte puissent s’y perpétrer librement. Le gouvernement de la république d’ailleurs, n’est nullement aux abois ; les rouages y sont encore à leur place ; les pouvoirs publics ont eu le temps de s’affermir ; des traditions ont pris racine contre lesquelles on peut formuler tous les reproches que l’on voudra ; ce n’en sont pas moins des traditions, c’est-à-dire une source de forces indiscutable et qui était tarie depuis bien longtemps. Il ne faut donc pas s’exagérer la portée du mouvement actuel ; il avortera quelque jour. Ce jour-là, le Français retournera à ses besognes normales et à ses soucis naturels, l’esprit délesté de toutes les belles doctrines et de toutes les utopies harmonieuses par lesquelles on aura, une fois de plus, réussi à le séduire ; il sera alors d’autant plus laborieux, pondéré et pratique que ces doctrines et ces utopies auront exercé sur lui plus d’influence et d’action. Il en a souvent été ainsi dans son passé et peut-être, tout compte fait, certaines crises lui ont-elles été salutaires ; par malheur, les circonstances ne sont plus tout à fait les mêmes ; cette fois la leçon sera plus rude parce qu’il restera l’amer regret du temps perdu.

Ce mot jadis, ne signifiait pas grand chose ; les nations avaient du temps devant elles, la France surtout qui marchait en tête de leur solennelle procession ; il n’y a plus désormais de procession ni de solennité, mais bien une course, une ruée dirait-on plutôt, vers la nationalisation de tout ce qui s’acquiert, monnaies, clientèles, brevets, privilèges, monopoles, etc… S’insurger contre un pareil état de choses serait de la folie ; mais philosopher au penchant de la colline en attendant des jours meilleurs n’est pas plus raisonnable. La richesse d’à présent se tourne en science et en puissance beaucoup plus sûrement que la science et la puissance d’autrefois ne se tournaient en richesse. Il ne suffit donc pas d’être riche — et certes, la France l’est — ; il faut augmenter sans cesse sa richesse. Sans doute l’éternelle évolution ramènera, plus tard, des générations éprises de réformes, de pensées désintéressées, d’innovations généreuses. Mais tout cela est bien loin derrière l’horizon. Nous sommes les citoyens d’un univers follement nationaliste : il faut en prendre son parti, et quand même le nationalisme est probablement moins productif de vrais progrès que ne le seraient d’autres dogmes humains, il est clair qu’on peut, sous son règne, progresser sur certains points et qu’en tous cas vouloir remonter, à soi seul, le courant général, est une entreprise absurde et sans avenir.

Le peuple Français n’aperçoit pas l’universalité et la force de ce courant ; toujours médiocrement enclin à étudier ce qui se passe hors de ses frontières, il comprend mal que la nationalisation à outrance qui s’opère dans tous les domaines — même dans celui du culte et de la religion — ait submergé les constructions commençantes des réformateurs sociaux. Attardé à discuter l’architecture de ces constructions, il y subordonne d’autres tâches moins attrayantes sans doute, mais plus nécessaires.

C’est pourquoi nous disons : tout ceci se traduira par beaucoup de temps perdu. À l’heure où, plus que jamais, il faut à toute grande puissance des colonies, des bateaux, des comptoirs, des chemins de fer, des usines, des écoles, la France se croit appelée à pourvoir d’idées morales nouvelles un monde qui n’en a cure. Nous avons rappelé l’an passé combien l’esprit Français est enclin à ce genre d’illusions ; il n’en reste pas moins que c’est la proclamation imprudente d’un péril national dont l’apparence seule existait, qui en aura été, cette fois, la cause occasionnelle.

  1. Chronique de 1900, chap. ii.
  2. Voir la Chronique de 1901, pages 67-70.
  3. Banque fondée par M. Bontoux avec un caractère nettement anti-juif et qui fut ruinée par les financiers israélites.