La Chronique de France, 1901/Chapitre VII

Imprimerie A. Lanier (p. 204-226).

vii

SCIENCE ET INDUSTRIE

Nous avons tenté de dresser l’an passé, le bilan artistique de l’Exposition universelle[1] et de dégager la part d’initiative et d’invention qui dans ces richesses accumulées, revenait à la France. Il conviendrait d’en dresser maintenant le bilan scientifique et d’apprécier dans ses applications industrielles le rôle de la science Française, de même que nous avons apprécié le rôle de l’art Français. La tâche à vrai dire, est infiniment plus délicate. Et d’abord les renseignements sont moins aisés à se procurer parce qu’au rebours des artistes, la plupart des savants ne travaillent pas pour se faire voir et que le secret des laboratoires est autrement difficile à pénétrer que celui des ateliers. Il faudrait pouvoir signaler toutes les patientes et opiniâtres recherches qui se trouvent engagées à l’heure actuelle sur tous les points du territoire, et dont telle ou telle, qui vient d’aboutir sans qu’on le sache encore, est destinée peut-être à ouvrir soudainement une percée éblouissante dans le bois touffu des mystères humains. Car c’est une des particularités de la science opposée à l’art, que ses tâtonnements s’opèrent à la fois dans toutes les directions et que ses plus beaux résultats s’orientent souvent à l’improviste. Dans le monde moderne, qu’absorbent la recherche de procédés nouveaux et le souci des perfectionnements économiques, il est presque impossible de tracer un tableau général de l’état de la science industrielle, sans que ce tableau, exact au moment on en a réuni les éléments, ait cessé de l’être lorsque l’ensemble est prêt à être présenté au lecteur.

Il convient donc de ne point viser si haut ; aussi bien, sur un pareil sujet, rien ne saurait remplacer les publications techniques et spéciales. Bornons-nous, pour cette fois, à souligner quelques points relatifs au rôle que joue l’activité Française dans le mouvement universel et notamment dans ces diverses branches de la science qui, par leurs applications, forment, si l’on peut ainsi dire, la carcasse de la civilisation présente : l’électricité — les produits chimiques — les transports.

L’Électricité à l’Exposition.

Il était entendu, depuis longtemps, que l’électricité serait la souveraine incontestée de l’Exposition de 1900 ; aussi les visiteurs éprouvaient-ils quelque surprise à ne point l’y rencontrer, assise sur son trône, dans un palais central. C’est que les monarques, de nos jours, sont énormément occupés ; ils courent sans cesse d’un bout à l’autre de leurs domaines pour répondre aux exigences de leurs sujets. À l’Exposition, l’électricité était partout ce qui était cause qu’on ne la voyait nulle part. Elle fournissait abondamment l’énergie et la lumière. La transmission à distance de l’énergie électrique a pris peu à peu la place des arbres de transmission ; en 1878, on comptait, au Champ-Mars, 2176 mètres d’arbres transmettant une puissance de 2.400 chevaux. À l’Exposition de 1889 il n’y en avait plus que 1.360 mètres, lesquels en 1900, s’étaient réduits à 250 mètres. L’éclairage en 1889 nécessitait une force de 4.000 chevaux ; en 1900, 15.000 chevaux suffisaient à peine à le fournir. Au Château-d’Eau se trouvaient 1.098 lampes à incandescence ; la Porte monumentale employait 3.116 lampes à arc ou régulateurs électriques à réflecteurs et le pont Alexandre iii, 508. La consommation de la houille était de 40.000 kilogrammes par heure. Par une innovation originale, l’électricité était produite par les grandes machines exposées, de sorte que celles-ci se montraient constamment en plein fonctionnement ; on a fait remarquer très justement que cette combinaison ingénieuse excusait certains retards survenus dans la mise en train de l’Exposition ; des machines neuves dont quelques-unes avaient une force de 3.000 chevaux, ne pouvaient entrer en mouvement sans une série d’essais qui supposaient, à leur tour, toutes sortes de menus perfectionnements à opérer sur place ; or, ces machines venant de différentes maisons n’avaient pu être montées avec la même exactitude que si leur installation eût dépendu uniquement des organisateurs de l’Exposition.

L’électricité était donc bien la reine de la fête ; et même elle jouissait d’un palais à elle ; et elle possédait encore un trône. Seulement son palais avait le grand tort de n’être point isolé et de ne pas s’imposer au regard par une architecture appropriée ; et son trône avait le tort plus grand de se trouver dans le sous-sol. C’était le « tableau ». M. Max de Nansouty a conté en termes pittoresques sa visite au Tableau, un soir de fête[2]. « Figurez-vous, dit-il, une sorte de grande armoire à neuf panneaux correspondant aux neuf circuits principaux de distribution du courant électrique : comme aspect intérieur, une grande plaque de marbre qui formerait volontiers le fond d’un superbe lavabo ; des ornementations moulurées l’entourent agréablement.

Rien n’en émerge, sinon des manettes ou des volants de commande que vont tout à l’heure actionner les électriciens de service. C’est là derrière, cependant, que bridés et harnachés, frémissent des milliers de chevaux de force et de lumière. Si l’on regarde avec précaution l’envers d’un des panneaux, on y voit aboutir tous les câbles d’alimentation amenant le courant électrique à haute tension des machines que nous avons vues, tout à l’heure, prêtes à tournoyer. Dans un ordre savant, dont on nous explique la curieuse étude, se trouvent groupés les interrupteurs de sécurité, les commutateurs, Les coupe-circuits ou fusibles. Des praticiens, l’œil avisé, l’oreille au guet, attendent le signal.… »

En plus de son palais et de son trône, la Reine tint encore sa cour ; ce fut le Congrès international d’Électricité qui groupa autour de M. Mascart, membre de l’Institut, douze cents adhérents parmi lesquels se trouvaient les électriciens les plus en renom de tous les pays. Des travaux nombreux furent présentés au congrès ; nous ne signalerons que ce qui a trait à la révolution qui semble se préparer dans la télégraphie, parce que la France y a pris une part considérable.

Télégraphie sans fil.

La « télégraphie sans fil » provient, sans doute, des expériences faites par Hertz en 1888 pour vérifier la théorie de Maxwell et qui aboutirent à la découverte des ondes électro-magnétiques appelées ondes hertziennes. Mais c’est un Français, M. Branly, qui en rendit l’utilisation possible, en découvrant, à son tour, la radioconduction et en inventant le radioconducteur. Le problème de la télégraphie sans fil, tel qu’il se présente actuellement, est double ; il s’agit d’étendre considérablement la limite des communications et, pour cela, d’obtenir des appareils de plus en plus sensibles, et, d’autre part, il faut trouver le moyen d’assurer le secret des dépêches en empêchant qu’elles ne soient interceptables par quelque appareil placé en travers des ondes hertziennes. Sur le premier point, on est déjà arrivé à des résultats très appréciables et il convient de citer les travaux remarquables du lieutenant de vaisseau Tissot et de M. Ducretet qui se sont associés, en diverses circonstances, à l’ingénieur russe Popoff. Mais, sur le second point, les tâtonnements n’ont pas encore abouti et un récent incident — une dépêche en langue étrangère recueillie en pleine mer par un navire Français auquel elle n’était point destinée — est venu souligner le danger qu’il y aurait à mettre en usage trop précipitamment un mode de transmission encore si imparfait. Tel quel, pourtant, il rendrait déjà des services, non au point de vue météorologique, car son irritabilité est extrême et il s’affole pour le moindre orage qui passe au loin, mais au point de vue des longues traversées pendant lesquelles, en bien des cas, les grands paquebots pourraient, grâce à lui, faire connaître le détail de leur marche.

Les antennes, par lesquelles se fait l’échange des ondes hertziennes, semblent les lancer et les recevoir à travers l’espace. Mais est-ce bien par en haut, c’est-à-dire par l’air, que s’opère cette transmission, et n’est-ce pas plutôt par en bas, c’est-à-dire par la terre et la mer ? Cette dernière hypothèse, si elle se vérifiait, expliquerait comment il se fait que ni le vent, ni le brouillard, ni même la courbure de la terre n’aient d’action sur la télégraphie sans fil. M. Willot, inspecteur des Postes et Télégraphes, en est un partisan déclaré. Il pense que pour utiliser la terre il faut déterminer le niveau électrique des points à relier et chercher ce niveau à travers les couches géologiques au moyen de puits convenablement établis. On doit pouvoir, aussitôt trouvée la couche équipotentielle, constater le passage du courant lancé à un autre point de la même couche. Une commission compétente désignée à la suite des communications de M. Willot, lesquelles, comme bien on pense, ont causé une grande sensation dans le monde savant, va se livrer aux expériences préliminaires propres à fortifier ou à infirmer l’hypothèse. M. Willot a, d’ailleurs, poussé ses études plus loin qu’il ne l’a fait connaître, notamment en ce qui concerne le matériel que nécessiterait cette télégraphie sous-terrestre.

À l’Exposition, non loin du merveilleux télégraphone de M. Paulsen, dont nous n’avons pas à parler ici, puisqu’il s’agit d’un inventeur danois, fonctionnait le Télégraphe multiplex, construit par M. Mercadier, directeur des Études à l’École Polytechnique de Paris. Cet ingénieux appareil (on en trouvera la description détaillée dans l’Année scientifique et industrielle de M. Émile Gautier, 1 vol., Paris, Hachette) se compose de diapasons inductophones représentant chacun une note de musique, naturelle ou dièze, avec un petit électro-aimant entre les branches — ce sont les transmetteurs — et de monotéléphones réglés pour reproduire cette même note à l’exclusion de toute autre : ce sont les récepteurs. On peut faire des signaux sur une seule ligne, sur un seul fil, avec autant de diapasons que l’on veut et simultanément puisque les courants ne se mélangent pas et que chaque courant agit sur un téléphone et seulement sur celui-là. Il y a quinze ans, paraît-il, que M. Mercadier a jeté les bases de son invention qu’il perfectionne chaque jour. Elle multipliera d’une façon extraordinaire le nombre des communications télégraphiques dans la même unité de temps ; on pourrait objecter que dans la télégraphie musicale, la réception se fait à l’oreille et sans laisser de trace. Mais c’est aujourd’hui une tendance générale dans les pays où s’envoient le plus de dépêches, de préférer la réception par le son à la réception par écrit ; on la considère comme non-seulement plus rapide, mais plus sûre, parce qu’elle exige une attention plus soutenue et comporte, par conséquent, moins de négligences dans le service.

Produits chimiques.

L’illustre Wurtz qui disait orgueilleusement, dans la préface de son dictionnaire, que « la chimie est une science Française » eut été quelque peu marri d’assister à l’Exposition de 1900, car il y eût constaté l’éclatant triomphe de la chimie Allemande. Ce triomphe est un fait très caractéristique des conditions nouvelles dans lesquelles les sciences se développent. Que la chimie ait été créée en quelque sorte par Lavoisier, et que ce grand homme ait eu pour héritier un Berthollet, un Gay-Lussac, un J.-B. Dumas, un Sainte-Claire Deville, il ne s’ensuit pas que la France doive garder le monopole du progrès chimique ; mais ce qui est étrange, c’est qu’elle possède aujourd’hui, un Berthelot, un Moissan, un Haller, un Troost, un Le Bel, c’est-à-dire des savants qui ne le cèdent en rien à ce que l’Allemagne compte de plus justement célèbre dans cet ordre de connaissances. D’où vient qu’avec un pareil état-major, son infériorité, au point de vue des résultats obtenus, soit si grande par rapport aux résultats auxquels atteignent ses voisins de l’Est ? La réponse est aisée ; les maîtres Français n’ont point d’élèves ; or, c’est par les élèves que la science moderne aboutit à des fins pratiques, lesquelles non seulement sont nécessaires au développement de la civilisation, mais sont une condition expresse du développement de la science elle-même. Ainsi un pays ne tient pas le premier rang s’il ne fournit que des maîtres illustres : il lui faut encore de nombreux étudiants.

Le Français donc ne se fait pas chimiste. Et pourquoi ? Ce n’est pas qu’il y ait antinomie entre les caractères fondamentaux de cette science et les particularités du tempérament national. Loin de là ; car il faut, en chimie, un esprit rapide, de la persévérance, beaucoup de précision et un grain de fantaisie : un ensemble qui ne va pas trop mal avec la physionomie du Français en général. Mais à moins d’une vocation passionnée et rare par conséquent, un jeune homme ne se dirige pas d’habitude vers les carrières qui ne présentent point de débouchés. La chimie est de celles-là ; tandis que des milliers de places ont été créées en Allemagne pour les jeunes chimistes, la demande est, en France, presque insignifiante, ce qui ne pouvait manquer de réduire l’offre en proportion. Le directeur de l’École de Physique et de Chimie industrielles de Paris, se plaignant naguère de cette situation, en faisait remonter la responsabilité aux chefs d’industries qui ne créent pas dans leurs usines les postes nécessaires et, par méfiance ou inertie, n’entretiennent aucune relation avec les établissements scientifiques qui pourraient leur fournir des collaborateurs de mérite. Ce n’est pas par de pareils procédés que s’opérera par exemple, la revanche sur la fameuse « Badische Anilin und Soda Fabrik » qui, avec ses 6. 500 ouvriers et ses 150 docteurs ès-sciences, a accaparé l’industrie des matières colorantes de la houille, laquelle végète en France et en Angleterre, ses pays d’origine — ou bien que sera concurrencée la fabrication de l’acide sulfurique à moins de cinq centimes le kilo. Comme le fait très justement remarquer M. Émile Gautier, l’industrie chimique s’est transformée radicalement ; elle était surtout extractive ; elle tend de plus en plus à devenir synthétique ; c’est ainsi que depuis peu de temps, l’indigo se fabrique artificiellement en Allemagne par grandes quantités. De cette transformation, les Français ne se sont pas avisés assez tôt. Leurs savants leur en avaient fourni les éléments ; ils n’ont pas su les utiliser. L’armée chimique a des généraux et des colonels : elle a aussi des caporaux ; elle manque de capitaines.

Transports.

Paris a enfin résolu la question du Métropolitain et tellement à la dernière minute que ce grand travail n’a pu, malgré une diligence extrême, être achevé à temps pour que les visiteurs de l’Exposition en profitent. La première ligne mise en exploitation a été celle de Vincennes à la Porte Maillot avec deux embranchements de l’Étoile à la Porte Dauphine et au Trocadéro ; la dépense moyenne a été de 2.646 francs le mètre courant. On complète ce premier réseau par une seconde ligne de la place de l’Étoile à la place de la Nation par les boulevards de Courcelles, des Batignolles, de Clichy, de la Villette et de Ménilmontant. Cette ligne n’est pas entièrement souterraine ; à l’extrémité du boulevard Rochechouart, l’abaissement du sol parisien la force à devenir aérienne ; à partir de cet endroit elle porte sur 60 travées variant de 22 à 43 mètres d’ouvertures ; deux d’entre elles auront exceptionnellement 75 mètres pour enjamber les lignes du Nord et de l’Est ; le tablier est à environ 5 mètres 20 du sol ; des colonnes en fonte le supportent ; sur les 22 stations établies tous les 500 mètres, 4 sont aériennes, les dépenses s’élèveront à 27.500.000 francs.

Le Métropolitain ne comporte pas de locomotives ; il y a des voitures automotrices en tête des trains, suivies de voitures d’attelage. La vitesse maxima est de 36 kilomètres ; en fait, elle varie entre 25 et 30. À la portée du mécanicien se trouve un frein à air comprimé ; de plus, chaque voiture est munie d’un frein à main et d’un frein électrique. Le courant provient d’une usine spéciale située sur le quai de la Râpée. L’architecture du métropolitain a rallié tous les suffrages ; les détails en sont parfaits, l’aspect agréable ; la propreté est rendue facile par le caractère pratique des constructions ; le Métropolitain n’a qu’un défaut, mais capital ; il est établi dans de beaucoup trop petites proportions. Avant peu l’encombrement en sera néfaste et dangereux ; le voyageur s’aperçoit déjà que les escaliers sont trop étroits, que les quais n’ont pas un développement suffisant, que les voitures contiennent trop peu de places… tous inconvénients définitifs, car on ne pourra ni agrandir les quais et les escaliers, ni surcharger les trains, ni les multiplier indéfiniment. Les constructeurs sont, paraît-il, étonnés. Leur école sera précieuse pour les autres capitales d’Europe. Il en ressort que, même dans notre vieux monde, la locomotion s’accroît en proportion des facilités qu’on lui offre ; la satisfaction crée le besoin. Il faut d’emblée dépasser celui de demain si l’on ne veut pas se trouver impuissant à satisfaire celui d’après-demain.

Et malgré qu’un décret de mars 1899 y ait autorisé la construction de 19 lignes nouvelles de tramways, Paris aura quelque jour à se construire un second Métropolitain qu’on fera bien d’établir en l’air, celui-là, ce qui rend les agrandissements possibles. Ces tramways nouveaux couvrent près de 200 kilomètres ; ils sont à câbles aériens hors des murs ; mais dans la ville, on s’obstine, dans une pensée d’esthétisme aussi fausse que gênante, à maintenir le système des plots ou pavés électriques, malgré le danger qui en résulte pour les chevaux ou pour les passants. Sur les anciennes lignes, la traction animale a été peu à peu remplacée par la traction mécanique soit à vapeur, soit à air comprimé, soit à électricité. Avec tout cela, Paris est médiocrement desservi à grands frais, sans parler des accidents — pendant que telle ville de province, le Havre par exemple, possède un magnifique réseau de tramways homogènes, établis et exploités à l’américaine, sans danger et sans dépenses exagérées. Quand il s’agit de l’organisation de la locomotion publique — problème essentiellement moderne — rien n’est pire que de tâtonner, d’hésiter et de procéder par petits morceaux. Voilà une question dans laquelle le radicalisme a du bon.

Locomotives, Automobiles, Ballons.

Les locomotives exposées dans la « gare internationale » de l’annexe de Vincennes ont permis de mesurer la notable augmentation de puissance réalisée depuis onze ans. En 1889, on considérait comme locomotives de grande vitesse celles qui, remorquant des trains d’un poids de 128 à 150 tonnes, pouvaient donner du 70 kilomètres à l’heure ; en 1900 la même appellation s’applique à des poids de 170 tonnes et à des vitesses de 90 à l’heure. Et même, la fameuse locomotive du Creusot construite par l’ingénieur Thuile (qui se tua si malheureusement au cours des essais) est capable d’accomplir du 120 à l’heure en traînant 200 tonnes ; c’est dire qu’elle ferait le service de Paris-Marseille en 9 heures. Pour le moment on s’en tient à 86,98, vitesse atteinte en France par le Sud-Express et qui constituerait, au dire d’un ingénieur Anglais, le record actuel, New-York-Buffalo ne dépassant pas 85,82 et Londres-Édimbourg, 81,44. Dans les locomotives nouvelles, de nombreux perfectionnements de détail ont été réalisés. L’emploi du bogie permet désormais de franchir les courbes sans ralentir et, dans les chaudières, la pression de la vapeur s’est beaucoup accrue. Mais voilà tout. Le « moteur-type » reste à trouver et rien n’indiquait, à Vincennes, qu’on fut près de le réaliser.

Presque toutes les Compagnies Françaises s’entraînent à la locomotive électrique : l’Ouest, l’Orléans, le Nord, le P.-L.-M. Les unes ont à bord de lourdes batteries d’accumulateurs qui leur fournissent l’énergie nécessaire ; les autres l’empruntent à un rail conducteur. L’expérience la plus complète a été faite par la Compagnie d’Orléans dont le réseau est maintenant prolongé à travers Paris jusqu’au quai d’Orsay où s’élève, sur l’emplacement de l’ancienne Cour des comptes brûlée par la Commune en 1871, une gare-terminus monumentale. Le parcours entre cette gare et l’ancienne gare-terminus s’opère par traction électrique. La locomotive électrique de l’Orléans pèse de 45 à 46 tonnes, chargée ; elle peut démarrer un train de 250 tonnes sur une rampe de 11 millimètres et franchit les 4 kilomètres du trajet en 7 minutes, avec le train de 250 tonnes. La principale difficulté est venue de ce que l’usine pouvait être placée à moins de 5 kilomètres de la gare : il a donc fallu un courant à haute tension transformé ensuite en courant continu dans deux sous-stations où se trouvent également de puissants accumulateurs destinés à fournir l’éclairage, le supplément d’énergie nécessaire pour le démarrage et enfin de quoi assurer le service des trains pendant quelque temps si un accident vient à interrompre la production. Sans qu’ait été réalisée l’invention nouvelle qui lui permettrait de triompher sans conteste, on peut dire que la traction électrique est entrée dans le domaine pratique et il est probable qu’elle n’en sortira plus.

L’aérostation est un peu dans le même cas, encore qu’elle ne soit praticable jusqu’à nouvel ordre que par des millionnaires ou par des gens peu pressés. C’est encore dans le pays des Montgolfier que le problème de la navigation aérienne est le mieux étudié, avec le plus d’acharnement et de conscience. Il se présente provisoirement sous quatre faces : monter le plus haut possible pour accroître le champ des expériences scientifiques ; perfectionner la construction des ballons ordinaires et se perfectionner soi-même dans leur maniement de façon à en tirer le meilleur parti possible ; établir le ballon dirigeable ; trouver le mécanisme qui permettra de pratiquer l’aviation. Les hauteurs atteintes sont considérables et le mérite des hardis aéronautes est d’autant plus grand qu’il n’y a, là-haut, aucune découverte sensationnelle à faire, aucun grand mystère à éclaircir, mais seulement une série d’observations à recueillir qui laissent le public inattentif et forment pourtant les discrets anneaux de la chaîne du progrès. Un peu plus d’attention est donnée aux grands trajets, si ceux qui les ont entrepris réussissent. La descente en Suède ou en Pologne 24 ou 36 heures après le départ de Paris, est un fait propre à frapper l’imagination ; par contre, le courage persévérant, l’intelligence réfléchie nécessaires à l’homme qui veut se rendre capable de courir ainsi les airs ne sont point appréciés d’en bas ; l’opinion garde ses facultés admiratives pour les constructeurs d’aéronefs, d’aéroplanes et d’autres appareils coûteux et compliqués dont les formes imprévues découpent dans l’atmosphère de bizarres silhouettes. La fondation de l’Aéro-Club de France, la création par M. Henri Deutsch, de la Meurthe, du prix de cent mille francs et les courses de l’Exposition ont beaucoup contribué aux efforts aéronautiques de ces dernières années ; la France y tient le premier rang ; et s’ils n’ont pas abouti jusqu’ici à des solutions satisfaisantes, ils entretiennent du moins un état d’esprit favorable au progrès.

L’automobilisme est dans une situation bien différente. Là aussi, la France domine, mais sa domination est lucrative ; elle exerce une sorte de monopole pour la construction et ce ne sont guère que des marques Françaises qui affrontent les grandes épreuves comme Paris-Bordeaux ou Paris-Berlin. Par contre, elle a eu à sa charge le souci et la dépense des tâtonnements inévitables du début. Les principaux sont venus de ce que les constructeurs ont accolé leurs moteurs à des formes de voitures existantes au lieu d’accommoder les formes de la voiture aux exigences du moteur. Ils ont été longs à revenir de leur erreur. Puis la griserie de la vitesse s’est emparée des chauffeurs. M. de Dion leur rappelait très opportunément, il y a quelques mois, que l’automobile est destiné à remplacer « non le chemin de fer, mais les chevaux ». On ne s’en douterait guère à voir les véhicules nouveaux filer sur toutes les routes de France, sans grand souci de la sécurité publique. À mesure que diminuent, pour les chauffeurs, munis maintenant de machines perfectionnées et robustes, les chances d’accidents et de « pannes », le danger couru par les passants s’accroît ; ils sont renversés fréquemment et parfois écrasés. Les plaintes ont forcé le gouvernement d’intervenir, mais il n’a pas su s’y prendre et son intervention a été jusqu’ici aussi défectueuse que maladroite. La police impuissante à arrêter ceux qui vont trop vite, s’en venge sur ceux qui vont à allures modérées et verbalise contre eux à tout propos, prétendant apprécier les vitesses à vue de nez, ce qui est absurde ; les énormes plaques numérotées dont on affuble les autos deviennent illisibles d’autant plus rapidement que l’allure est plus excessive : enfin la limitation de la force des moteurs est une utopie parce que, pour fournir des moyennes raisonnables de façon régulière, un moteur doit avoir en quelque sorte des réserves dont il a besoin d’ailleurs pour monter une côte. La seule solution pratique devant laquelle recule la routine administrative, ce serait d’interdire aux autos tout moyen d’appel autre que la voix : quiconque a monté un motocycle ou une voiture dont la corne ne fonctionnait plus, a pu se rendre compte à quel point l’absence de cet instrument rend prudent ! Les autos se rangent actuellement en quatre catégories ; motocycles, voiturettes, voitures légères, grosses voitures ; et les moteurs sont de trois types : essence, vapeur ou électricité. L’avenir de l’automobilisme paraît être le camionnage urbain et suburbain auquel il apporte des ressources précieuses et uniques — le tourisme qui ne comporte pas, en soi, de grandes vitesses, car où serait alors sa supériorité sur le chemin de fer ? — et enfin le transport journalier du business man de la banlieue où il réside dans la ville où il a ses bureaux. En tout état de cause, l’automobilisme est une industrie d’extension certaine et la France ne se repentira pas de s’y être engagée la première.

  1. Voir la Chronique de 1900, chapitre v.
  2. L’Année Industrielle par Max de Nansouty. 1 vol. Paris, Juven.