La Chine et les Chinois
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 820-855).
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LA



CHINE ET LES CHINOIS



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III[1].
L’ÉDUCATION. — LE CULTE DES ANCÊTRES. — L’ŒUVRE DE LA SAINTE-ENFANCE. — LES CLASSES LABORIEUSES.— LES PLAISIRS. — LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE, — ORIENT ET OCCIDENT. — L’ARSENAL DE FOU-TCHÉOU.



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xi. — l’éducation.


Le but que je me suis proposé d’atteindre a été de faire connaître les caractères de la civilisation chinoise dans son état primitif, et d’en établir l’originalité. Tout le monde connaît ces boules d’ivoire concentriques sculptées à jour, qui étonnent l’imagination par la délicatesse de leur exécution. Elles sont le produit d’une patience habile qui dirige dans l’intérieur d’une sphère d’ivoire une pointe d’acier recourbée et qui y découpe lentement, par des procédés ingénieux, ces petites sphères concentriques dont les surfaces seront ensuites ornées de dessins variés. Ces sculptures à l’aiguille, dans une matière aussi dure que l’ivoire, donnent l’idée de notre esprit. Nous procédons par ordre, avec lenteur, et nous nous appliquons à bien faire ce que nous faisons, avec méthode et avec patience.

L’éducation a une influence capitale sur les destinées d’un état ; de son organisation dépeudent la grandeur et la prospérité d’une société. Notre gouvernement a de bonne heure compris la nécessité de répandre l’instruction dans tout l’empire, et, dans un ouvrage écrit avant l’ère chrétienne, il est fait mention de « l’ancien système d’instruction » en vertu duquel toutes les villes et tous les villages devaient être pourvus d’une école commune. Selon l’esprit de nos institutions, le but poursuivi en rendant l’éducation générale est de répandre la science dans la masse du peuple, afin d’en extraire le véritable talent et de le faire servir au bien de l’état.

Nous ne dissimulons nullement cette tendance de nos méthodes, car nous ne comprenons que l’éducation qui se transforme en services réels au profit de tous.

Aussi nos systèmes d’instruction sont-ils très différens de ceux qui sont en usage en Occident, où le mot l’emporte sur la chose. L’instruction obligatoire ne vise qu’à l’effet : ce n’est pas un système d’éducation. On croit qu’en répandant une certaine dose d’instruction on aura tout fait pour le bonheur d’un peuple ; mais l’instruction sans système d’éducation est lettre morte. C’est un cours sans profondeur ; il ne produit pas le jugement, il ne développe pas la nature. Selon la méthode chinoise, l’obligation réside dans la méthode de s’instruire. L’état ne se préoccupe pas d’autre chose. Avant de faire des savans, ce qui arrivera toujours assez tôt, il songe à en faire de bons instrumens de travail : car il ne suffit pas d’être apte à apprendre, il faut savoir et pouvoir apprendre.

J’ai remarqué que l’état, en Europe, était plus particulièrement préoccupé de faire des programmes que d’enseigner des méthodes. J’avoue que ce procédé me paraît manquer de logique, et qu’il y a beaucoup de chances pour que l’enseignement ainsi donné ne porte pas beaucoup de fruits, quel qu’en soit d’ailleurs l’esprit.

On ne se préoccupe, en effet, que de l’esprit de l’enseignement, et on est satisfait, on croit avoir atteint le but, si les maîtres cessent ou de prendre leurs exemples dans la morale religieuse, ou de les choisir dans un manuel de philosophie positiviste. En somme, on s’occupe dans les systèmes d’instruction d’un certain nombre de détails qui concernent des opinions, et le système est parfait s’il renferme des mots sonores à la mode.

Ces différences d’appréciation sur un sujet aussi grave que celui de l’éducation précisent nettement la distance qui sépare la civilisation européenne de la nôtre. Nos institutions ont été visiblement établies pour résister et durer, quand on réfléchit avec quelle sagesse méditée elles ont été établies, puisqu’en les étudiant on perçoit ce qui rend les autres défectueuses.

En éducation, nos règlemens sont de deux sortes : les uns s’adressent aux enfans ; les autres aux étudians.

Les règlemens qui définissent l’instruction des enfans sont contenus dans un des seize discours de l’empereur Yong-Tching, appelé le Saint-Édit, et on y trouve tous les conseils qui doivent inspirer la conduite des parens et des maîtres pour bien diriger les jeunes intelligences des enfans. Avec quelle autorité l’empereur y engage les parens à habituer de bonne heure leurs enfans à envisager le côté sérieux des choses ; à leur montrer des principes plutôt que des circonstances, des lois plutôt que des faits ; et à préparer leurs esprits à acquérir la qualité précieuse de l’attention ! Tous les efforts de l’éducation dans le premier âge devront tendre à élever l’attention et à combattre les mauvaises habitudes. Parmi celles-ci, le sage empereur cite : « l’habitude de répéter avec la bouche, tandis que le cœur (l’esprit) pense à autre chose. » Il recommande qu’on apprenne aux enfans à ne pas trop facilement se contenter, mais à interroger, afin qu’ils acquièrent le désir de savoir. Puis l’empereur apprend aux parens leurs devoirs pour diriger cette éducation, obtenir de leurs enfans l’obéissance, et les conduire sagement jusqu’à l’âge où les études commenceront à avoir un but.

La première pensée qui doive occuper l’esprit d’un étudiant est la suivante : « former une résolution. » Il est admis que, lorsqu’une résolution est fermement arrêtée, le but désiré sera atteint. Je ne connais aucun principe plus efficace que celui-là : faire dépendre de la volonté seule, unie à la persévérance, le succès des études. De tels principes non-seulement dirigent les efforts, mais préparent le caractère. Les conseils que nous devons suivre ont aussi une grande valeur au point de vue de l’étude en elle-même, et je les propose à la méditation de tous les étudians qui désirent parvenir sûrement au succès :

Analyser chaque jour le travail accompli ;

Récapituler tous les dix ou vingt jours ce qui a été précédemment appris ;

Commencer l’étude à cinq heures du matin ; prêter aux études autant d’attention qu’un général en prête aux opérations de son armée ;

N’interrompre, sous aucun prétexte, ses études durant cinq ou dix jours ;

Ne pas craindre d’être lent, craindre seulement de s’arrêter.

Et enfin, un dernier avis :

Le temps passe avec la rapidité de la flèche ; en un clin d’œil, un mois s’écoule, un second lui succède, et voici que l’année est déjà terminée.

Je crois qu’il serait difficile de me convaincre que cette méthode n’est pas la bonne et qu’il est préférable d’abandonner l’intelligence à son initiative. Certes, il existe des esprits d’élite qui n’ont pas besoin d’être conseillés, mais ils sont exceptionnels. Ce sont les intelligences ordinaires que les méthodes doivent se proposer de développer, et pour celles-là il faut procéder par ordre, avec patience et avec clarté. Je suis persuadé que tous ceux qui réussissent ne doivent pas leurs succès à l’esprit de l’enseignement, mais à la méthode qu’ils ont suivie. C’est pourquoi nos législateurs ont préféré instituer les préceptes qui conduisent au succès.

Ce n’est pas tout. Non-seulement ils ont enseigné le meilleur moyen de s’instruire, mais ils ont rendu l’éducation obligatoire par ce seul fait que les parens sont responsables de leurs enfans et qu’ils sont récompensés par l’état ou punis selon la conduite qu’ils observent à l’égard de leurs enfans. Il est aisé de comprendre avec quelle force un pareil système agit sur l’éducation. Notre langue est remplie d’expressions proverbiales qui font allusion à l’excellence de l’éducation : « Pliez le mûrier, lorsqu’il est jeune encore. — Si l’éducation ne se répand pas dans les familles, comment obtiendra-t-on des hommes capables de gouverner ? » Aussi est-ce avec un sentiment de légitime orgueil que je constate la quantité innombrable d’hommes sachant lire et écrire dans notre immense empire ; presque tous les habitans de la Chine sont instruits.

Et cependant ils vivent en paix. Ah ! c’est là un de nos titres de gloire ! De même que nous n’avons pas employé la poudre pour faire sauter le monde, nous n’avons pas abusé de l’imprimerie pour corrompre les esprits et exciter les passions inutiles. L’éducation ne se comprendrait pas dans ce sens. Les livres qui sont classiques, c’est-à-dire obligatoires, dont l’étude et la connaissance conduisent aux honneurs et à la fortune, ne parlent que de la direction de l’esprit, des devoirs de chacun d’entre nous dans nos diverses situations ; en un mot, l’éducation nous apprend d’abord à vivre raisonnablement, à nous mettre dans le droit chemin, à nous rappeler ce que nous sommes, et ce que nous serons si nous nous maintenons par le respect.

Pour exprimer toute ma pensée, je dirai que nos enfans sont ce que seraient ces mêmes enfans dans le monde chrétien si l’éducation consistait à apprendre, sous la direction de parens responsables, l’évangile, les livres saints, l’histoire, les écrits des grands écrivains (les anciens) et la poésie. C’est là une comparaison qui prouve, puisque notre société est heureuse, que dans l’éducation tout dépend de l’exemple, de même que, pour faire un bon dessinateur, tout dépend du modèle. En éducation le modèle, c’est l’exemple, et un modèle, n’est-ce pas une chose parfaite ?

Il faut donc nécessairement une logique invariable, absolue, sinon le système n’a plus de centre de gravité et vous courez les aventures de l’instabilité. La nature humaine est un organisme d’une telle sensibilité, — nous l’appelons, en Chine, un petit monde, — qu’il faut bien la connaître avant de la soumettre à un traitement. Or, certes, il vaut mieux, un million de fois mieux, qu’elle soit brute, ignorante, que mal instruite, je veux dire mal élevée. Je plaindrai ceux qui ne penseront pas comme moi, et, en fait de socialisme, puisqu’il en faut nécessairement un, ou l’un ou l’autre, j’aime mieux le socialisme d’état qui règle tout, sous la protection de l’opinion publique, que le socialisme des caprices irréguliers qui ne conduit qu’aux anarchies. Comme le dit un de nos proverbes : Il vaut mieux être chien et vivre en paix que d’être homme et vivre dans l’anarchie.

xii. — le culte des ancêtres.

Parmi les croyances qui tiennent le plus au cœur des Chinois il faut citer en première ligne celle qui se rattache au culte des ancêtres. C’est la base même de la vie morale en Chine.

Honorer les ancêtres, leur rendre un culte, est un devoir aussi important que celui de la prière chez les chrétiens. Il n’en existe pas de plus grand ni de plus populaire.

Chaque famille honore ses ancêtres. Leurs noms sont inscrits sur des tablettes qui portent en même temps la mention des services rendus par chacun d’eux et les titres qu’ils ont obtenus de leur vivant. Ces tablettes sont placées dans l’ordre même de la filiation de manière à représenter une sorte d’arbre généalogique, et, selon la fortune des familles, le monument des ancêtres peut recevoir les proportions magnifiques d’un temple où réside éternellement, comme un feu sacré, l’âme de la famille. Ce temple est la demeure des ancêtres, et c’est là qu’à des dates fixes tous les membres de la famille se réunissent pour honorer ceux qui ne sont plus, et donner à leur mémoire l’hommage de la reconnaissance.

Ce culte existe dans toute la Chine, dans les plus humbles comme dans les plus opulentes familles. Il constitue l’honneur même de la famille.

J’éprouve une certaine gêne à faire connaître ces mœurs et à en faire l’éloge dans la société européenne, où elles sont absolument opposées à l’idée que l’on se fait des ancêtres ; et je dois m’excuser pour la hardiesse de notre opinion relative à la constitution de la famille, qui est considérée comme formée et de ses membres vivans et des âmes de ceux qui sont morts.

La mort ne brise pas le pacte de l’amour dans la famille ; elle le divinise en quelque sorte, elle le rend sacré. Les morts ne sont pas oubliés. L’oubli pour les morts, c’est une loi en Occident, peu y contredisent ; et à part les familles où par vanité, dit-on, — il faudrait dire par un noble orgueil, — on conserve la mémoire de ceux qui ont illustré le nom dans les grandes charges de l’état, on ne sait généralement rien des aïeux au-delà de trois générations. L’aïeul, c’est-à-dire le père du grand-père, est l’x de la famille, et, quant aux grand’mères, la nuit qui les enveloppe est encore plus obscure. J’ai entendu traiter ce sujet avec une désinvolture qui m’a intéressé ; car c’est un côté vraiment intéressant de l’histoire de la civilisation moderne, qui use tout, consume tout, ridiculise tout, j’allais dire : même ce qui est sacré ! — C’est un reste de simplicité.

Les ancêtres s’appellent les vieux, et il faut ajouter à ce mot un sens qui n’est pas dans le dictionnaire. Pauvres vieux, en effet, moins chers que les tapisseries antiques qui décorent les escaliers somptueux des hôtels neufs, dont le souvenir a moins de prix qu’un bahut moisi ou que des faïences fêlées, et dont les noms à demi effacés sur les pierres tombales des cimetières ne sont reconnus par personne ! Ils sont entrés dans le néant !

J’ai visité les cimetières, ces villes des morts, tristes comme des lieux maudits. Les immortelles noircies par le temps jonchent les tombes anciennes, qui ne connaissent plus les fleurs nouvelles. Ah ! j’exècre ces immortelles, ces fleurs sans parfum et sans fraîcheur, qui ne se fanent pas, et qui symbolisent l’hypocrisie du souvenir. Elles dispensent de revenir ! Les roses, elles, ne vivent que l’espace d’un matin…

Nous portons nos morts dans les champs, sur les collines qui entourent les villes, aussi haut que nous le pouvons, plus près du ciel ; et les tombes que nous élevons à la mémoire de nos vieux y resteront indéfiniment, au milieu de la nature immortelle. Les morts dorment en paix !

Cependant j’ai lu que les morts étaient honorés en Occident : et, en effet, j’ai vu de somptueuses funérailles et des deuils superbes ; j’ai vu, le jour de la fête des Morts, la foule encombrer les cimetières ; mais qu’ils sont peu nombreux, les vivans, auprès de la grande foule des morts dont le souvenir n’a pas duré ! Le culte des morts va-t-il plus loin que le bout de l’an ? Peut-être pas.

Les cérémonies concernant le culte des ancêtres ont lieu en Chine chaque année au printemps et à l’automne. Ces cérémonies ont pour caractère particulier la reconnaissance et se font avec une grande solennité. Ces anniversaires sont l’occasion de réunions de famille ; c’est déjà un résultat qui a son bon côté.

Dans les familles fortunées, le temple des ancêtres est assez vaste pour contenir des appartemens où sont reçus les membres de la famille qui n’habitent pas la même ville. On y voit même des salles disposées pour servir d’école, et comme les temples sont généralement construits à la campagne, ils servent quelquefois, pendant l’été, de villas de plaisance. Dans les familles nombreuses, on s’y réunit souvent ; ainsi aux fêtes du mariage, à l’époque des examens. Toutes les joies de la famille se passent en famille, c’est-à-dire au milieu des ancêtres, et ce sont ainsi chez eux des absens qui ne sont pas oubliés.

Ces usages sont les mêmes dans toutes les provinces de la Chine. Dans chaque village, où presque tous les habitaus sont parens, on voit des chapelles dédiées aux ancêtres. C’est notre clocher.

L’empereur honore le fonctionnaire qui a rempli avec dévoûment et intelligence les hautes charges qui lui ont éié confiées durant sa vie, — non pas en lui élevant une statue, — mais un temple où sa postérité célébrera le culte des ancêtres. Aux époques anniversaires, ces cérémonies se font non-seulement en présence des membres de la famille, mais l’empereur y envoie des délégués qui le représentent. Ce temple porte en inscription le nom et les titres du fonctionnaire défunt et rappelle les services éminens qu’il a rendus à l’état. Cet honneur ne s’accorde que rarement : c’est le bâton de maréchal de la famille.

xiii. — l’œuvre de la sainte-enfance.

Une formule, célèbre en Europe, a vanté l’art de mentir : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose ! » On ne peut pas donner de meilleure preuve de la vérité de ce principe que l’opinion qui s’est faite en France sur le sort de certains petits Chinois que leurs cruels parens jetaient aux immondices et abandonnaient à la voracité d’animaux domestiques, hôtes ordinaires de la fange.

En soi, cette œuvre de la Sainte-Enfance a un caractère si touchant, quand au nom de l’enfance misérable, on réunit les petits sous de l’enfance heureuse, ces sous qui représentent les friandises inutiles et qui deviennent un trésor, qu’on ne peut s’empêcher d’admirer et de croire à la fable. Ces pauvres petits Chinois jetés aux… quelle imagination perfide a pu inventer une pareille infamie !

Certainement, dans bien des esprits, cette opinion n’a pas été conservée, car bon nombre de voyageurs qui ont visité ces contrées de l’extrême Orient ont démenii cette calomnie outrageante ; mais l’œuvre continue toujours à prospérer en Chine, et on pourrait s’imaginer qu’il en est de même de la cause.

Il m’est arrivé, à moi personnellement, dans Paris, d’entendre derrière moi une vieille dame qui disait en me désignant : « Voilà un Chinois ! Qui sait si ce ne sont pas mes sous qui l’ont acheté ? » Elle n’avait pas, fort heureusement pour moi, son titre de propriété très en règle, sans quoi j’eusse été sans doute exposé à lui donner l’intérêt de ses sous : toute bonne action ne doit-elle pas rapporter ? Quoi qu’il en soit, j’ai retenu le propos ; on n’a pas toujours d’aussi bonnes fortunes.

Il est de fait que l’amour des parens pour les enfans est le même dans tout l’univers. Cet amour est inné, et les Chinois ne font pas exception à cette règle. Qu’il existe des créatures dénaturées qui abandonnent, dans un moment d’oubli d’elles-mêmes ou pour détruire la preuve d’une faute, le pauvre petit être qui vient de naître, c’est un crime que tous les codes punissent et qui est aussi fréquent en Europe qu’en Chine. La misère, le vice, et la crainte conduisent aux mêmes conséquences.

On s’explique, dit-on, l’abandon des enfans en Chine, parce qu’ils sont extrêmement nombreux et que la misère est très grande. Cet argument est essentiellement faux : la misère n’est pas aussi grande qu’on veut bien le dire, et il existe bien des moyens de protéger l’enfance contre la misère.

En premier lieu, les lois punissent les infanticides comme un assassinat commis sur les proches parens ; de plus, l’état subventionne les établissemens d’assistance publique pour secourir les enfans abandonnés. Il y a, en outre, des institutions de bienfaisance fondées par des particuliers et dans lesquelles l’enfance abandonnée trouve un asile et une protection. Non-seulement ces établissemens ont reçu une attribution spéciale définie par leurs règlemens, mais ces mêmes règlemens déterminent des récompenses pour les sages-femmes qui auraient apporté un enfant trouvé ou déclaré un crime d’infanticide. Les textes de nos lois sont extrêmement sévères, et, lorsqu’un crime semblable a été commis, non-seulement les auteurs du crime sont punis, mais encore le chef de la famille et les voisins, l’un comme responsable, les autres comme complices.

Ainsi que je l’ai établi dans les chapitres qui précèdent, l’accroissement de la famille n’est pas considéré comme un malheur. Les enfans du sexe masculin en sont l’honneur en ce qu’ils sont les continuateurs de la famille.

Il est rare qu’on entende parler d’infanticides dans les villes, où les ressources de l’existence sont plus abondantes que dans les campagnes. Mais dans celles-ci certaines coutumes existent qui favorisent l’éducation des enfans, surtout des filles. Dans toutes les familles, dès qu’il naît un enfant mâle, la coutume est de lui choisir celle qui sera un jour sa femme. On prend alors, dans une famille voisine, une petite fille qui est élevée en même temps que son futur mari et dans la même maison. Elle est élevée comme si elle appartenait à la famille.

Il existe encore, pour les parens pauvres, un autre moyen d’échapper à la misère et de protéger l’existence de leurs enfans du sexe féminin : c’est la vente de l’enfant à une famille riche dans laquelle elle servira comme domestique.

Ce terme de vente choque les oreilles délicates et sent quelque peu l’esclavage ; mais il ne faut pas s’arrêter au mot. Les enfans vendues sont élevées par la famille qui les achète et les emploie à son service jusqu’à leur majorité. Elles sont alors dotées, puis mariées, et elles deviennent libres. Ces femmes, qui furent des enfans vendues, peuvent recevoir tous les droits que confère la maternité, et leur origine n’est pas une tache humiliante.

Ce sont là des usages qu’il faut accepter et ne pas blâmer, parce qu’ils viennent en aide à la famille trop nombreuse, et qu’ils favorisent même l’accroissement de la famille.

Il existe des familles en grand nombre qui conservent avec elles tous leurs enfans et leur prodiguent les plus tendres soins. La mère qui travaille aux champs en porte deux sur elle pendant qu’elle se penche péniblement vers la terre, lis sont attachés, l’un sur ses épaules, l’autre dans les plis de sa robe, et ils sourient aux oiseaux qui voltigent autour d’eux pendant que la pauvre mère poursuit son dur labeur.

Dans les villes flottantes j’ai même vu des enfans, attachés dans des paniers, attendant le retour de leur mère. Hélas ! la pauvreté a ses dangers, mais pourquoi n’aurait-elle pas ses dévoûmens comme la richesse, à qui tout est facile ? Les missionnaires ont fondé des hôpitaux et des écoles avec les sommes provenant de la moisson des petits sous. Ces établissemens rendent de grands services à la classe pauvre, et je n’ai pas à critiquer une œuvre qui fait le bien.

xiv. — les classes laborieuses.

j’ai cherché, dans les ouvrages les plus récens qui ont été écrits sur la Chine, quelle était l’opinion que l’organisation des classes laborieuses avait fait naître dans l’esprit des voyageurs européens.

Je n’ai pas osé traiter moi-même ce sujet, de crainte d’être considéré comme un optimiste qui voit toutes choses du fond de son cabinet d’étude et qui estime un peu le bonheur de l’humanité d’après le sien propre : ce qui arrive généralement à tous ceux qui écrivent sur les classes pauvres. On constate toujours deux faits : ou que les pauvres sont pauvres par leur faute, et alors ils sont indignes de pitié, ou qu’ils sont les êtres les plus heureux de la création.

Il est probable que je n’aurais pas échappé à cette critique.

J’ai donc ouvert les livres écrits par ceux qui ont vu : ce sont des Européens, — des Anglais et des Français, — et je prierai mes lecteurs de se contenter des renseignemens que contiennent les récits de ces voyageurs.

Je lis dans l’ouvrage de M. J. Thompson, publié à Paris, en 1877, la relation suivante sur la situation des ouvriers à Canton :

« En dépit de ses terribles exigences, le travail, même pour le plus pauvre ouvrier, a des momens d’interruption. Alors, assis sur un banc ou tout simplement par terre, il fume et cause tranquillement avec son voisin, sans être le moins du monde dérangé par la présence de son excellent patron, qui semble trouver dans les sourires et l’heureux caractère de ses ouvriers des élémens de richesse et de prospérité.

« En parcourant ces quartiers de travail, on peut s’expliquer comment, en réalité, cette grande ville est bien plus peuplée qu’on ne le croirait d’abord. La plupart des ateliers sont aussi, pour les ouvriers qui les occupent, une cuisine, une salle à manger et une chambre à coucher. C’est là que, sur leurs bancs, les ouvriers déjeunent ; c’est là et sur les mêmes bancs que,, la nuit venue, ils s’étendent pour dormir. C’est là aussi que se trouve tout ce qu’ils possèdent : une jaquette de rechange, une pipe, quelques ornemens qu’ils portent à tour de rôle, et une paire de petits bâtons de bois ou d’ivoire. Mais, de tous leurs trésors, le plus précieux, qu’ils portent avec eux, consiste en une bonne provision de santé et un cœur satisfait.

« L’ouvrier chinois est content s’il échappe aux angoisses de la faim et s’il a une santé suffisante pour lui permettre simplement de vivre et de jouir de la vie dans un pays si parfait que le seul fait de l’habiter constitue le vrai bonheur. La Chine est, selon lui, un pays où tout est établi et ordonné par des hommes qui savent exactement ce qu’ils doivent savoir, et qui sont payés pour empêcher les gens de troubler l’ordre en cherchant ambitieusement à quitter la condition où la Providence les a fait naître. On dira cependant que le Chinois n’est pas dénué d’ambition, et en un sens on aura raison. Les parens ont l’ambition d’avoir des enfans instruits et qui puissent se présenter aux examens établis par le gouvernement pour les candidats aux fonctions publiques, et il n’y a pas d’hommes au monde qui convoitent plus ardemment le pouvoir, la fortune, les places que ne le font les Chinois qui ont passé avec quelque succès leurs examens. Cela tient à ce qu’ils savent qu’il n’y a pas de limites à la réalisation de leurs ambitieux projets. Les plus pauvres d’entre eux peuvent aspirer aux plus hautes fonctions du gouvernement impérial. »

M. Herbert A. Gilles, attaché au corps consulaire du gouvernement britannique, a publié, en 1876, un livre qui a pour titre : Chinese Sketches. J’y trouve quelques passages que je me permettrai de citer.

La préface de cet ouvrage contient le jugement suivant :

« On croit généralement que la nation chinoise forme une race dégradée et immorale ; que ses habitans sont absolument déshonnêtes, cruels, et en tous points dépravés ; que l’opium, un fléau plus terrible que le gin, exerce parmi eux d’effroyables ravages dont les excès ne pourront être arrêtés que par le christianisme. Un séjour de huit années en Chine m’a appris que les Chinois sont un peuple infatigable au travail, sobre, et heureux. »

Dans le même ouvrage, un peu plus loin, je lis encore :

« Le nombre des êtres humains qui souffrent du froid et de la faim est relativement bien moindre (far smaller) qu’en Angleterre, et, à ce point de vue, qui est d’une très grande importance, il faut reconnaître aussi que la condition des femmes des basses classes est bien meilleure (far better) que celle de leurs sœurs européennes. La femme n’est jamais battue par son mari (wife beating is unknown) ; elle n’est sujette à aucun mauvais traitement ; et même il est hors d’usage de lui parler avec cette langue grossière qu’il n’est pas rare d’entendre dans les contrées occidentales. »

Je pourrais multiplier ces citations, — j’allais dire ces certificats, — et extraire de bon nombre de livres des détails sinon curieux, du moins justificatifs, sur la condition des classes laborieuses de la Chine. On y apprendrait, par exemple, quel est le bon marché de la vie. Avec quatre sous par jour un ouvrier peut vivre, et son salaire n’est jamais inférieur à un franc. Généralement, dans les familles d’ouvriers, la femme exerce une profession : ou elle fait un petit commerce, ou elle sert à la journée dans les maisons de son voisinage. Les familles, même nombreuses, peuvent donc suffire à leur existence.

Dans les provinces, « la lutte pour la vie » a de nombreux auxiliaires. Les terres sont cultivées sur toute l’étendue de notre vaste empire, et les travaux des champs occupent une grande partie de la population. Tous les cultivateurs sont généralement aisés, soit qu’ils possèdent la terre, ou qu’ils en soient seulement les fermiers. L’impôt foncier est excessivement minime, puisqu’il ne représente pas, en moyenne, un franc par habitant, et il est de règle que le fermier ne doit pas le fermage dans les mauvaises années. Voici, du reste, une relation que je lis dans le rapport de M. de La Vernède, rapport que j’ai déjà cité, et qui achèvera la démonstration que j’eusse hésité à présenter sous ma responsabilité personnelle.

« Nous avons parcouru les provinces ; nous avons vu une immense agglomération de population arrivée à une telle densité que, la terre ne suffisant pas dans certains endroits, elle construit des habitations et cultive des jardins jusque sur des radeaux ; nous avons vu des provinces ayant cent cinquante mille kilomètres carrés, renfermant cinquante millions d’habitans, et admirablement cultivées sur toute leur étendue.

« Dans le Petchili, par exemple, la propriété territoriale est excessivement divisée : les exploitations agricoles se font sur une petite échelle, mais l’intelligence avec laquelle elles sont dirigées empêche les graves inconvéniens du morcellement.

« Les fermes, les métairies ombragées de grands arbres s’épanouissent, comme des bouquets de fleurs, au milieu de vastes plaines portant de riches moissons. L’abondance des bras, le bon marché de la main-d’œuvre, permettent un mode de culture par rangée alternative. La terre est admirablement cultivée et l’agriculture donne de magnifiques résuhats.

« Lorsqu’on vient d’explorer les belles provinces de la Chine, la pensée ne peut s’empêcher de se reporter sur les malheureux pays de l’Asie-Mineure et de l’Égypte. Là le désert est la règle, le champ cultivé l’exception ; la ferme se montre toujours isolée, entourée d’espaces incultes.

« En parcourant les bords du Yang-Tsé-Kiang, nous avons vu des villages riches et propres se succéder sans interruption, une population active et laborieuse montrant sur son visage, comme dans sa manière d’agir, qu’elle était contente de son sort. Descendons le Nil pendant quelques kilomètres, dirigeons-nous sur un village important, nous apercevrons des centaines de monticules en boue grisâtre qui sont loin d’avoir l’aspect d’une habitation humaine. Quelle différence avec les jolis villages que nous avons traversés dans le Hupé, sur les bords du lac de Poyang !

« Économe et sobre, patient et actif, honnête et laborieux, le peuple chinois a une puissance de travail qui surpasse celle de bien des nations de l’Occident. C’est là, un facteur important qu’il ne faut pas négliger dans les questions de haute politique. »

Je n’ai rien à ajouter à ces témoignages, et ne puis que féliciter et remercier leurs auteurs d’avoir dit avec sincérité ce qu’ils ont vu. La rareté du fait mérite qu’on le signale.

XV. — les plaisirs.

Une des nombreuses questions qui m’ont été adressées le plus souvent a été de savoir si l’on s’amusait en Chine, et comment on s’amusait. S’amuse-t-on ? Alors c’est un pays charmant.

Ah ! s’amuser ! quel mot civilisé, et qu’il est difficile de le traduire !

Je répondis, un jour, à une femme d’esprit qui me posait cette éternelle même question : « Mais qu’est-ce donc que s’amuser ? » Elle pensa que je cherchais à l’embarrasser ; mais elle reprit : « Ce que vous faites en ce moment, par exemple : vous amusez-vous ? » J’étais embarrassé à mon tour, ou du moins je crus l’être : « Certes, oui ! répondis-je ; c’est donc là s’amuser ? — Sans doute !… Eh bien ! ajouta-t-elle, avec un sourire charmant, s’amuse-t-on ? » Et je dus avouer qu’on ne s’amusait pas de la même manière.

Car enfin on s’amuse, et beaucoup, quand on n’est pas dépourvu d’esprit, ou tout au moins de bonne humeur. L’esprit joue dans nos plaisirs le plus grand rôle. Naturellement on l’excite, on le met en train, on lui donne des ailes ; mais il est le grand organisateur de nos amusemens.

La vie au dehors n’est pas organisée comme la vie à l’européenne. On ne cherche pas les distractions et les amusemens hors de chez soi. Les Chinois qui ont quelque fortune sont installés de manière à n’avoir pas à désirer les plaisirs factices qui sont en somme la preuve qu’on se plaît peu chez soi. Ils ont pensé d’avance à l’ennui qui aurait pu les envahir et ils se sont prémunis contre l’occurrence. Ils n’ont pas cru que les cafés et autres lieux publics fussent absolument nécessaires pour perdre agréablement son temps. Ils ont donné à leurs habitations tout le confortable que des hommes de goût peuvent y désirer : des jardins pour se promener, des kiosques pour y trouver de l’ombre pendant l’été, des fleurs pour charmer les sens. À l’intérieur, tout est disposé pour la vie de famille : le plus souvent le même toit abrite plusieurs générations. Les enfans grandissent, et, comme on se marie très jeune, on est vite sérieux. On pense aux amusemens utiles, à l’étude, à la conversation, et les occasions de se réunir sont si nombreuses !

Les fêtes sont très en honneur en Chine et on les célèbre avec un grand entrain. Ce sont d’abord les anniversaires de naissance, et ils reviennent fréquemment dans les familles. Ces fêtes consistent surtout en festins ; on offre des cadeaux à la personne fêtée ; c’est une suite de réunions qui ne manquent pas de charme.

Nous avons aussi les grandes fêtes populaires : celle du nouvel an, qui met tout le monde en mouvement. Les fêtes des Lanternes, des Bateaux-dragons, des Cerfs-volans sont plutôt des fêtes populaires que des amusemens, mais elles sont l’occasion de rendez-vous et de réunions de famille qui donnent beaucoup d’animation. Ces fêtes officielles ne sont pas les seules. On fête également les fleurs, auxquelles on prête certains pouvoirs allégoriques, et chaque fleur possède son anniversaire. On s’adresse de famille à famille des invitations à venir contempler un beau clair de lune, un ravissant point de vue, une fleur rare. La nature fait toujours partie de la fête, qui s’achève par un festin. Les convives sont aussi invités à composer des vers qui sont les chronogrammes de la soirée. Pendant la belle saison, on fait beaucoup d’excursions. On va surtout dans les monastères bouddhistes, où l’on trouve tout à souhait : merveilleuse vue sur les montagnes, fruits exquis, et le meilleur thé. Les moines bouddhistes s’entendent à merveille à recevoir les « partyès » et à faire les honneurs de leurs domaines.

Ces promenades, quand on peut les faire aux environs de la ville, sont très fréquentes. On en rapporte toujours quelques poésies inspirées par les circonstances. C’est notre manière de prendre des croquis.

Lorsque la contrée que l’on habite n’est pas privilégiée de la nature, on entreprend de lointains voyages soit par eau, soit en chaise.

Les montagnes de Soutchéou sont aussi fréquentées que les vallées d’Interlaken, et à une certaine époque de l’année on s’y rencontre avec le high-life venu des environs pour admirer les merveilles de la création.

Les voyages sur l’eau sont également très appréciés. Les bateaux qui font le service sont organisés pour recevoir les touristes les plus difficiles à contenter. Bon dîner, bon gîte et le reste ; et on laisse passer les heures que charment tantôt la musique du bord, tantôt le murmure mélodieux des vagues, au milieu des soupirs de la brise. Le soir, on illumine sur le pont et dans le salon, et rien n’est plus poétique que ces grandes ombres qui glissent sur les flots, et les éclats de rire dans le silence de la nuit.

La femme n’a pas en Chine le pouvoir d’amusement qu’on lui reconnaît en Europe. Elle fait des visites à ses amies ; elle reçoit les leurs à son tour. Mais ces réunions sont interdites aux hommes. Ainsi une des causes qui excitent et produisent les plaisirs du monde, c’est-à-dire la meilleure part des amusemens, est supprimée dans l’organisation de la société chinoise. Les hommes se réunissent très souvent, mais seuls ; et ils ne font pas de visites aux dames en dehors du cercle de la famille.

Les Chinois qui sont admis dans le monde des Européens, qui assistent aux soirées et aux fêtes, auraient fort mauvaise grâce de prétendre vanter l’excellence de leurs mœurs au point de vue de l’organisation des relations sociales. À vrai dire, on peut comparer des institutions qui ont un caractère politique, on ne peut pas comparer des coutumes ; elles ont le même privilège que les goûts et les couleurs. Chacun prend son plaisir là où il le trouve, est un proverbe tout à fait juste qui exprime ma pensée : car dans ce cas on le trouve toujours là où on le prend. Mais il est probable que nos législateurs, en diminuant autant que possible le nombre des circonstances qui pouvaient mettre en présence l’homme et la femme, ont agi dans l’intérêt de la famille.

Il existe un proverbe chinois qui dit : « Sur dix femmes, neuf femmes jalouses. » De leur côté, les hommes ne sont pas parfaits ; la paix de la famille est donc exposée à de grands dangers.

J’ai déjà dit que les institutions de la Chine n’ont qu’un but : l’organisation de la paix sociale, et, pour en assurer la réalisation, le seul principe qui ait paru souverain a été… la fuite des occasions. Cela est très pratique. Ce n’est peut-être pas d’une bravoure chevaleresque ; mais, parmi les braves, combien succombent à la tentation ?

Ce sujet est délicat à traiter par la nature même des passions qu’il met en scène ; cependant il mérite qu’on s’y arrête.

Le remède aux situations in extremis du mariage est l’exécution sommaire, sans autre forme de procès. C’est le célèbre : « Tue-la ! » si spirituellement commenté par Alexandre Dumas fils. Ce n’est pas moi qui contesterai ce droit du mari dans un moment où sa dignité et son autorité sont gravement compromises. Mais enfin je suis de l’avis de nos sages : il vaut mieux ne pas en arriver à ces sortes d’explications qui gâtent l’existence, quelque juste qu’ait été la punition, car, dans la plupart des cas, on aimait la femme qui vous trompait, et il s’ensuit des souvenirs pénibles.

Le remède qui consiste à prendre un avocat et un avoué et à plaider en public une cause qui devrait être cachée comme un secret, me paraît n’offrir que de médiocres consolations. C’est donner un diplôme à sa qualité de mari trompé, et nulle part cette situation ex-matrimoniale n’a inspiré la compassion, encore moins le respect.

Il n’y a donc que des ennuis et des bouleversemens dans l’institution de la société occidentale telle qu’elle existe. Mon expérience personnelle à ce sujet et ce que j’en ai lu m’ont complètement instruit. Je ne partage cependant pas l’opinion d’un grand nombre d’Occidentaux, qui prétendent que la plupart des femmes trompent leur mari. Cela doit être exagéré, quoique j’aie entendu une femme me dire que c’était le luxe du mariage et que les hommes s’habituaient à leur nouvelle existence avec résignation. Je ne m’étonne plus que le mariage soit si abandonné ; ce ne sera plus bientôt qu’une simple formalité légale approuvée par les notaires. Ce ne sera sans doute pas un progrès, mais je concède que ce sera très amusant.

Quoi qu’il en soit, le sacrifice que nous nous sommes imposé est digne d’avoir été fait. Il est du reste conforme à l’opinion que nous avons de la nature de l’homme. Nous pensons que l’homme est originairement enclin à la vertu et qu’il ne se pervertit que par la force des mauvais exemples, en devenant souillé de ce que nous appelons « la poussière du monde. »

Confucius classe parmi les choses dangereuses la femme et le vin. L’histoire universelle se charge de lui donner raison. Arrive-t-il un scandale, de quelque nature qu’il soit, la première pensée est celle-ci : Cherchez la femme ! L’Occident offre cette particularité remarquable qu’il présente l’exemple et la critique : il est donc aisé de s’éclairer. Cherchez la femme ! est un dicton qui n’aurait pas son application chez nous ; il faut pour le comprendre traverser l’Oural et même aller plus loin vers le couchant, où alors vous trouverez la femme.

Je suis certain que ces observations n’ont jamais été faites à propos de nos mœurs, le goût étant de les critiquer avant tout et de les trouver… chinoises, c’est-à-dire extravagantes. Leur grand défaut, — et tout esprit sincère en conviendra avec moi, — c’est qu’elles sont trop raisonnables. Les grands enfans sont comme les petits, ils n’aiment pas les prix de sagesse. C’est le caractère vrai de la société occidentale : la honte de paraître sage. On voudrait bien l’être, mais on se pare du mauvais exemple comme d’une action qui distingue, et ce plaisir-là pervertit, car c’est jouer avec le feu.

Nous sommes restés sérieux… Ah ! le mot est violent ; mais qui veut la fin doit prendre les moyens, et si nous avons le bonheur dans la famille, c’est que nous avons supprimé… les tentations. La gaîté en souffre un peu, mais les bonnes mœurs se maintiennent. Et puis, maintenant, les voyages sont si faciles, — nous avons l’Europe !

Je ne voudrais pas cependant laisser supposer que le monde chinois, et principalement la jeunesse, soit enchaîné par des coutumes tyranniques. Tout le monde connaît les exceptions, dont il est inutile de parler. Mais on a présenté comme une exception ces bateaux appelés bateaux de fleurs qui se trouvent aux abords des grandes villes, et que certains voyageurs s’entêtent à vouloir dépeindre comme des lieux de débauche. Rien n’est moins exact.

Les bateaux de fleurs ne méritent pas plus le nom de mauvais lieux que les salles de concert en Europe. Il suffirait de conduire en aval de Paris, sous les coteaux de Saint-Germain, la frégate qui moisit au pont Royal et de lui donner un air de fête qu’elle n’a plus pour en faire un bateau de fleurs.

C’est un des plaisirs favoris de la jeunesse chinoise. On organise des parties sur l’eau, principalement le soir, en compagnie de femmes qui acceptent des invitations. Ces femmes ne sont pas mariées ; elles sont musiciennes, et c’est à ce titre qu’elles sont invitées sur les bateaux de fleurs.

Lorsque vous voulez organiser une partie, vous trouvez, à bord, des invitations toutes prêtes sur lesquelles vous inscrivez le nom de l’artiste, le vôtre, et l’heure de la réunion.

C’est une manière agréable de passer le temps quand il est trop lent. On trouve sur les bateaux tout ce qu’un gourmet peut désirer, et dans la fraîcheur du soir, auprès d’une tasse de thé délicieusement parfumé, la voix harmonieuse de la femme et le son mélodieux des instrumens ne sont pas considérés comme des débauches nocturnes.

Les invitations ne sont faites que pour une durée d’une heure ; on peut en prolonger le temps, si la femme n’a pas d’autre invitation, — et naturellement la dépense est doublée.

Ces femmes ne sont pas considérées dans notre société sous le rapport de leurs mœurs ; elles peuvent être à cet égard ce qu’elles veulent être ; c’est leur affaire. Elles exercent la profession de musiciennes ou dames de compagnie, peu importe le nom, et on les paie pour le service qu’elles rendent, comme on paie un médecin ou un avocat. Elles sont généralement instruites, et il y en a de jolies. Lorsqu’elles réunissent la beauté et le talent, elles sont évidemment très recherchées. Le charme de leur conversation devient aussi apprécié que celui de leur art, et on devise sur de nombreux sujets qu’il plaît de soumettre au jugement des femmes. On adresse même des vers à celles qui peuvent en composer, et il en est qui sont assez instruites pour répondre aux galanteries rythmées des lettrés.

Quant à prétendre que ces réunions sont tout le contraire et qu’il s’y passe des scènes de cabinets particuliers, c’est absolument fausser la vérité. Les étrangers qui ont rapporté ces détails ont dépeint ce qu’ils espéraient voir à la place des sérénades auxquelles ils ne comprenaient rien.

Les femmes musiciennes sont souvent invitées dans la maison de la famille. Elles viennent après le dîner pour faire de la musique, comme on invite en Europe les artistes lorsque l’on veut amuser ses convives. Si ces musiciennes étaient des femmes de mauvaises mœurs, elles ne franchiraient pas le seuil de notre demeure, et surtout ne paraîtraient pas en présence de notre femme.

Ces artistes reçoivent également chez elles sur invitation. Vous les invitez à vous recevoir chez elles à dîner. Vous commandez le dîner et vous invitez vos amis qui peuvent amener de leur côté les personnes qu’ils ont engagées pour la circonstance. On organise ainsi des soirées.

Les invitations peuvent aussi avoir pour objet d’assister au théâtre, et il n’est pas rare de voir le soir aux abords d’un théâtre, notamment à Shanghaï, des centaines de chaises à porteurs magnifiquement drapées et parfumées. Ce sont les chaises des invitées qui attendent la sortie du théâtre.

Ces usages démontrent suffisamment que le rôle séduisant de la femme est fortement apprécié dans l’empire du Milieu et que ce ne sont pas les dispositions qui manquent. Le cœur humain est partout le même : il n’y a que les moyens de ne pas le diriger qui varient. Sans doute bien des romans d’aventures s’esquissent dans une invitation ; ce n’était d’abord qu’un désir d’entendre de la musique, mais cette musique est si perfide ! Confucius l’a aussi désignée parmi les choses dangereuses : le son de la voix pénètre dans le souvenir ; on renouvelle les invitations, et celui qui invite peut bien à son tour n’être pas tout à fait indifférent. Donc :


………l’herbe tendre et, je pense,
Quelque diable aussi vous poussant, —


on glisse dans le roman, et cela se passe en Orient comme en Occident : c’est extrêmement coûteux. Ce ne le sera du reste jamais assez, car il n’y a que les plaisirs qui ruinent qui soient vraiment agréables.

J’ai parlé des réunions entre hommes. Je dois faire remarquer que les sujets de conversation ne touciient jamais à la politique. On évite avec soin toute cause qui pourrait troubler la bonne harmonie dans les esprits. Tout au plus parle-t-on des nouvelles du jour. On cause voyages ; on s’entretient de ses amis absens, dont on lit les lettres et les vers. Puis on fait des jeux de mots, et notre langue, très riche en monosyllabes, se prête merveilleusement à ces sortes de passe-temps. En général, on recherche les antithèses, les expressions en relief ou imagées, les oppositions de mots et d’idées. Ces plaisirs sont très à la mode.

Les dames jouent beaucoup aux cartes et aux dominos. Elles savent admirablement la broderie, mais elles n’apprennent pas le chant. Elles ont la ressource de la conversation, ressource si précieuse chez les femmes ; et il est inutile de demander s’il se trouve chez nous des Célimène et des Arsinoé. Il y a toujours un prochain très… apprécié dans la conversation du beau sexe. C’est un penchant irrésistible, ressemblant un peu à de l’instinct et qu’on peut constater comme une preuve de la communauté d’origine de l’espèce féminine.

Un passe-temps que je ne trouve pas en Europe aussi cultivé qu’en Chine, est celui que procurent les fleurs et les soins dont elles sont l’objet. Les femmes aiment passionnément les fleurs, leur rendent un véritable culte, les idéalisent, et même leurs leuilles tombées leur inspirent des poésies sentimentales.

xvi. — la société européenne.

La différence essentielle qui caractérise la société européenne, si on la compare à la nôtre est qu’elle est infiniment plus exigeante pour tout ce qui constitue l’organisation de l’existence. Supposez que le monde chinois devienne subitement aussi difficile à satisfaire que le monde occidental se plaît à l’être, je ne doute pas qu’il s’offrît les mêmes satisfactions. Cela appartient à l’évidence.

Mais ces transformations du goût ne se produisent pas à l’improviste, et rien n’est plus dur à déraciner que les vieux usages. Il faut d’abord qu’ils tombent en désuétude, presque d’eux-mêmes, comme une poutre moisie, et qu’une vie nouvelle pénètre dans la société. C’est une œuvre de substitution, lente, méthodique, qui doit procéder par principes et qui exige la patiente persévérance du temps.

Mes compatriotes et moi, qui avons goûté du fruit de l’arbre d’Occident, savons très bien que ce fruit a de belles couleurs, qu’il est savoureux, et que l’Europe est une admirable partie du monde à visiter. Mais on n’y trouve, en somme, que les satisfactions appartenant à la vie de plaisirs, et elles finissent par lasser les moins sérieux.

L’Européen est surtout fier de ses ressources d’amusemens, et il faut à des étrangers une grande passion des choses sérieuses pour se mettre à étudier au milieu d’obstacles si divers. Le long séjour que j’ai fait en Occident m’a permis de pratiquer la vie du monde telle qu’on l’entend, principalement à Paris, tout en observant le programme d’études spéciales qui nous avait été tracé, — et l’on sait que nous avons fait honneur à nos professeurs. Je puis donc parler de mes momens perdus, comme un étudiant en vacances qui vient de terminer ses examens.

On a toujours dit des Chinois qu’ils étaient soupçonneux. Ce mot a beaucoup de sens, mais on nous l’applique en général dans le plus défavorable. C’est une erreur : il faut dire, pratiques. C’est une qualité qui nous porte à estimer le moyen terme comme étant l’indice du meilleur. Nous ne comprenons rien aux exceptions. Aussi il ne nous a pas été difficile de constater qu’il faut se résoudre, dans la société européenne, ou à s’amuser beaucoup, ou à s’ennuyer beaucoup. Il n’y a pas de milieu. J’appellerais volontiers le monde occidental l’empire des Exceptions, par opposition à l’empire du Milieu. Je demande pardon pour ce mot, mais il rend ma pensée.

La grande civilisation ne nous étale que des surprises et non un état régulier. Ce n’est pas la surface unie et brillante du lingot d’or qui sort du creuset ; c’est un minerai où se distinguent tantôt des filons d’or pur, tantôt des alliages, tantôt des calcaires qu’il faut soumettre à l’analyse pour y trouver les poussières d’or qu’il contient. Les éblouissemens du luxe ne représentent, à nos yeux, que des curiosités et non pas des progrès réels. Ainsi, pour citer un exemple qui définisse ma pensée, on s’est habitué à dire que l’Angleterre est un pays riche, parce qu’il y a de grandes fortunes. C’est une mauvaise raison, à mon sens. On peut seulement dire que c’est un pays riche en riches. C’est donc un point de vue exceptionnel. Cependant, parlez des Anglais en France, on dira toujours qu’ils sont riches, c’est une idée fixe. Il ne faut donc plus s’étonner qu’il y en ait tant au sujet de nos mœurs.

C’est l’application de la formule : Ab uno disce omnes, formule qui sera toujours appliquée parce que le temps manque pour discerner le vrai des choses. Les à-peu-près suffisent amplement ; on prend une note sur un carnet, on en fait un volume. Cela s’appelle de l’assimilation.

J’ai pris soin de noter presque jour par jour les divers incidens de ma vie parisienne, et je me suis plu à les classer en les réunissant dans deux portefeuilles, dont l’un a pour titre : Points d’interrogation, et l’autre : Points d’exclamation. Mon lecteur reconnaîtra facilement les uns et les autres, et je m’épargnerai ainsi le désagrément de paraître toujours questionner ou m’étonner.

J’ai dit quelles raisons avaient décidé nos législateurs à séparer la société des hommes de celle des femmes. J’ai fréquenté en Europe et surtout à Paris, les sociétés de conversation ; elles m’ont particulièrement charmé. Autrefois, m’a-t-on dit, on aimait à se rencontrer dans le monde des élégans de l’esprit, et les salons étaient plus recherchés qu’aujourd’hui. J’ai vu dans ceux qui existent encore des femmes charmantes, très attachées aux choses de l’esprit, les adoptant quelquefois par goût, quelquefois par méthode, pour se venger de la politique qui absorbe leurs maris, — ou pour faire diversion à la nullité de ceux-ci, quand elle est devenue incurable.

Dans les salons dignes encore de ce nom, la femme a toujours la souveraineté de l’esprit ; c’est peut-être la cause pour laquelle les salons ont disparu. Les hommes, peu flattés d’être vus au vif de leur insuffisance, ont cessé d’apprécier ces sortes de réunions, où leurs infirmités intellectuelles servaient le plus souvent de cibles : il ne faut pas trop leur en vouloir. Il est toujours excessivement fâcheux d’être classé parmi les nigauds ou les bornés par une femme éclairée.

Quelle merveilleuse chose que l’esprit de la femme ! Cela est indéfinissable : c’est à la fois léger et profond ; c’est vraiment délicieux, et lorsque deux jolis yeux scintillent au milieu des éclats de rire de ce lutin qui ne se pose nulle part et qui voltige partout, semblable au papillon dans un rayon de soleil, c’est une perfection qui laisse bien loin dans l’oubli les habits noirs et leurs prétentions.

Ma profession de foi est bien facile à faire : elle a pour idéal l’esprit de la femme. Ne me demandez pas lequel ? Il n’y a pas de type à fixer ; je l’ai quelquefois rencontré et ce fut un éclair d’éblouissement. Je suis un admirateur passionné de l’esprit. C’est la seule chose qui distingue, et qui suffise. On se lasse de tout, excepté de cela. Quand il tarit chez les autres, on en garde encore une petite provision, et il console de la société d’un tas de gens qui ne sauront jamais rien de ce que vous sentez.

L’esprit est très aristocrate : il est indulgent pour le bon sens tout simple et qui se sait terre à terre, mais quel est son dédain pour cet esprit pédant, multicolore, emprunté, étiqueté, qui ressemble à un blason acheté ou à une décoration trop étrangère ! Les femmes ont un flair pour le connaître quand il est authentique, et j’aurais compris qu’on les consultât sur le choix des académiciens. Avoir la voix des femmes, quelle n’eût pas été la gloire d’appartenir à l’illustre compagnie ! J’ai vu des réunions très suivies, mais où l’on savait trop que l’on se réunissait. Chacun avait eu soin de polir monsieur son esprit et d’essayer ses ailes. On préparait d’avance ses mots, comme des soldats qui vont à la revue. Ces préparatifs sont excellens en stratégie ; mais l’esprit, pour faire campagne, doit battre la campagne ! La nature est son meilleur guide. Ne pas savoir ce qu’on va dire, mais c’est charmant ! C’est comme une promenade on ne sait où, où il vous plaira ; on est certain d’avance de ne pas avoir vu ce qu’on va voir, on découvre. Mais avoir préparé d’avance ses surprises pour se surprendre soi-même ; avoir brossé un décor à la hâte et le présenter comme une inspiration, c’est digne d’un faiseur de tours.

L’esprit n’a de bonheur que dans le naturel, l’inattendu ; c’est le frère jumeau de la vérité, cette grande inconnue que les Occidentaux ont faite si séduisante qu’on perd son temps à la regarder et à lui faire des complimens ! Je n’ai pas aimé les sociétés mélangées ; elles sont devenues à la mode, mais c’est un tort. Dans un salon très distingué du noble faubourg, j’ai vu des réunions de personnes appartenant à des classes très différentes. Tout le monde y avait de l’esprit ou un talent, chacun accordait son instrument. Celui-là, professeur très admiré, répondait à des définitions, c’était son cours en miniature ; après ses réponses les invités semblaient se recueillir un instant, et les : « Très bien ! » s’unissaient aux : « C’est très juste ! » Un soir on demanda, je m’en souviens, au célèbre académicien la définition de la modestie. Il répondit qu’elle naissait du sentiment que nous avions de notre exacte valeur. Nous avons tous admiré la justesse et la profondeur de cette pensée.

Il y avait aussi, dans ce salon, un comédien qui représentait l’esprit des autres avec une immense assurance. J’ai été étonné que ce personnage occupât la place d’honneur, et que des gentilshommes et des académiciens fussent relégués aux autres rangs. Nous observons en Chine une rigoureuse étiquette à l’égard des distinctions sociales acquises. On m’a dit que l’étiquette n’était plus de mise en France : je l’ai cru sans peine.

Le monde de l’Institut a une grande dignité. C’est un corps qui rappelle celui des lettrés ; il forme, je crois, la seule compagnie qui n’ait pas vu abaisser son crédit. Il est vrai que les conditions qu’il faut remplir pour en faire partie sont restées les mêmes ; il suffit d’être le premier dans son ordre. Cela seul explique le maintien du rang. J’admire grandement cette institution qui crée l’aristocratie de la science et dont les palmes sont glorieuses. Ce sont vraiment les seuls insignes qu’un homme puisse s’enorgueillir de porter ; car ils confèrent un honneur qui honore.

Les femmes chinoises, comme je l’ai déjà dit, portent les insignes du grade de leurs maris et suivent leur qualité. C’est un usage qui devrait être étendu à beaucoup d’autres positions élevées. Cela ferait naître l’émulation et donnerait aux femmes mariées un privilège qu’elles apprécieraient hautement, et que beaucoup de maris trouveraient très salutaire. Il est très bon que l’ambition de la femme serve de prétexte au mari pour s’élever ; il est très bon aussi que le mari ait la satisfaction d’anoblir sa femme ; ce sont des petits cadeaux qui entretiennent l’amitié, cette fleur rare du mariage dont les épines n’ont pas toujours des roses.

L’esprit du monde m’a paru surfait : je ne l’ai pas retrouvé dans le monde de l’esprit. Il se compose d’inutilités dont le charme ne s’impose pas. À première vue il plaît, puis il lasse bientôt. C’est du bruit sans harmonie.

J’ai remarqué que la distinction chez les hommes ne se soutenait pas. En présence de la maîtresse de la maison, ils sont d’une politesse exquise ; mais à peine sont-ils délivrés, qu’ils se croient au club et deviennent extrêmement communs. En France, j’ai entendu critiquer le respect de son rang comme étant une pose. Il est cependant indispensable d’être ce qu’on représente, ou alors, il n’est plus possible de s’entendre sur le sens des mots.

Il n’y a que la canaille qui affirme hautement son rang. Celle-là seule a conservé sa fierté, quelque dégoût qu’elle inspire. J’ai vu, dans nos contrées d’Orient, des mendians qui avaient des airs de rois en exil ; en Italie, j’ai rencontré d’anciens Césars sous des manteaux de haillons. Ces gens-là avaient un chic inimitable. Sans doute, s’ils avaient dû revêtir un habit, ils auraient perdu bien vite cette noblesse de l’air qui impose, malgré tout, le respect. Le costume a une grande influence sur les mœurs, et c’est un des points d’interrogation les plus fortement soulignés dans mes notes d’impressions.

Quelle raison a pu faire supprimer ces magnifiques costumes qui distinguaient toutes les classes et tous les rangs ? S’est-on imaginé détruire les distinctions sociales ? Je crains que ce ne soit la distinction elle-même qui ait souffert de cette réforme. Peut-on imaginer un ensemble moins harmonieux qu’une réunion d’habits noirs ? J’ai entendu des maîtresses de maison nous dire chaque fois qu’elles nous faisaient l’honneur de nous inviter : « Surtout, venez en costume. N’allez pas vous affubler de cet horrible habit noir que portent nos seigneurs et maîtres ; n’allez pas suivre nos modes. » Et nous avons été toujours félicité sur la beauté de notre costume ; j’ai entendu vanter l’éclat de nos couleurs, la richesse de notre soie et l’imposante élégance du costume.

Chose infiniment curieuse ! tout le monde regrette la disparition des costumes et personne n’a l’idée de les rajeunir. On se console avec les bals costumés, une des plus ravissantes inventions des plaisirs mondains, et des plus utiles en même temps. J’y ai vu des gentilshommes de toutes les cours des règnes passés, depuis le siècle de François Ier jusqu’aux derniers jours de la monarchie, où commencent les décadences… du costume. C’était un cours d’histoire générale vraiment féerique ! et comme ces hommes étaient devenus subitement distingués, nobles, fiers, grands, ainsi qu’il convient à des hommes !

Je ne parle pas du sexe féminin qui, heureusement pour la société moderne, n’a pas abandonné ses charmantes toilettes. La mode en change les dessins assez souvent ; mais elle ne les détruit pas, et ressuscite quelquefois les anciens modèles sans qu’on y trouve à redire. Les femmes n’auraient jamais eu l’idée de s’imposer un uniforme de société ; comment ont-elles pu laisser aux hommes la possibilité de l’adopter ? Elles aiment les brillans costumes et elles se plairaient à les admirer. C’est un point d’interrogation que j’ai placé souvent devant l’esprit de mes interlocutrices et qu’elles n’ont jamais pu résoudre à ma complète satisfaction. L’une d’elles cependant m’a fait observer que l’habit noir était beaucoup plus commode pour en changer ; elle a remarqué que le costume définissait autrefois les partis politiques et que si cette mode avait subsisté, les hommes se ruineraient en costumes. « C’est seulement depuis la révolution française, a-t-elle ajouté, avec un sourire. Comprenez-vous, monsieur le mandarin ? » Il était inutile de me le demander, car la réponse ne manquait pas d’à-propos.

Il m’a été donné de voir de grands bals officiels et d’assister à la prise d’assaut des buffets. C’est curieux au plus haut point, et si je n’avais été exactement renseigné sur la manière dont on mange dans le grand monde officiel, j’aurais pu écrire sur mes tablettes, au chapitre : de l’Étiquette, la phrase suivante : « Les personnes composant la classe la plus distinguée, lorsqu’elles sont admises en présence du chef de l’état, ne se mettent pas à table, mais s’y prépitent avec une furie guerrière. » C’est cependant de cette manière que les Européens ont été prendre des notes dans leurs voyages, rapportant, pour ne citer qu’un exemple de leur coupable étourderie, les images sur lesquelles sont représentés les supplices soufferts dans l’enfer de Bouddha, et les présentant au public comme les tortures de notre système d’instruction judiciaire. Ce serait infâme si ce n’était grotesque ! Mais je reviens aux affamés qui attendent l’ouverture des portes : c’est tout aussi grotesque, et j’invite les partisans de l’école réaliste à contempler cette scène, qu’on pourrait appeler « la mêlée des habits noirs. »

C’est d’abord un torrent, bondissant à travers tous les obstacles, s’étendant partout où se trouve un espace vide, puis par degrés se resserrant, se rapetissant jusqu’à former une masse compacte, véritable chaos de dos noirs sur lesquels pendent des têtes chauves enveloppées dans des cols empesés. Ces têtes font des mouvemens indéfinissables marquant les progrès de l’entassement ; puis les bras qui se lèvent, les mains qui approchent du but et parviennent à saisir le mets délicat si avidement désiré et qui arrive enfin, à moitié écrasé, dans la bouche de son heureux vainqueur. Ce premier succès enhardit l’appétit. Cette fois, la coupe arrive jusqu’aux lèvres , et la bouche et les poches se bourrent simultanément de friandises habituées à ne se rencontrer que dans les recoins les plus cachés de l’estomac.

Tel est le monde vu de dos. Voici maintenant le monde vu de face : car


Ce n’est pas tout de boire.
      Il faut sortir d’ici…


et c’est un nouveau spectacle, tout aussi intéressant que le précédent.

Au premier plan s’agite toujours la masse des dos noirs. Ce sont ceux qui ne sont pas encore arrivés, mais qui luttent encore et poussent toujours. Plus loin, les satisfaits, serrés le long des tables, opèrent un mouvement tournant, leur masse imposante s’ébranle ; on se foule, on s’écrase et on sort de cette mêlée bosselé, défoncé, moulu,… mais repu ! Je ne parle pas de ceux qui restent ; car il en est qui ont assez d’estomac pour se faire prier, — poliment, — par les domestiques de céder la place aux autres.

Je n’ai jamais été au bal sans assister à cette bataille.

Les bals qui ne sont pas officiels sont les bals du monde. Mais on ne s’y amuse pas autant: c’est froid, guindé et gênant. Il est absolument difficile de trouver unies dans le monde la simplicité et la distinction. Si vous n’êtes pas un danseur… intéressé, il y a de nombreuses chances de s’ennuyer. Avez-vous remarqué l’air d’indifférence de tout ce grand monde ? C’est quelquefois glacial. Les danses sont silencieuses ; quelques groupes causent à voix basse ; on va, on vient, on entre, on sort, on disparaît. On se rencontre sans avoir l’air de se reconnaître ; à peine se touche-t-on la main. Tout ce monde semble préoccupé. Généralement on cherche une personne qui n’est pas au bal. Cela est constant. Chacun a une personne qui n’est pas venue, et on reste pour se donner une excuse. Quelle comédie que le monde des salons !

Quand il s’y trouve par hasard un personnage, on l’entoure ; on représente une petite cour, plaisir d’autant mieux ressenti que cela a un petit air de conspiration… autorisée, comme les loteries. C’est de cette manière qu’on soutient les gouvernemens qui savent attendre. C’est inoffensif et c’est un genre. On se croit dangereux !

Le seul monde où on se plaise complètement, c’est le monde des artistes, et je comprends sous ce nom cette société privilégiée où chacun n’est ni noble, ni bourgeois, ni magistrat, ni avocat, ni notaire, ni avoué, ni fonctionnaire, ni négociant, ni bureaucrate, ni rentier, mais n’est rien qu’artiste, et s’en contente. Être artiste ! c’est la seule ambition qui ferait désirer d’appartenir à la société européenne.

On me pardonnera cet engouement, car je ne vois pas pourquoi j’admirerais les études de notaire et d’avoué. Nous sommes plus de quatre cent millions d’habitans en Chine qui n’en usons pas, et les titres de propriété, les actes, les contrats, — en un mot tout ce qui intéresse les affaires, — n’en sont pas moins réguliers. Mon admiration pour la classe des artistes est sans réserve, car ce sont les seuls hommes qui se soient proposé un but élevé ; ils vivent pour penser, pour montrer à l’homme sa grandeur et son immatérialité. Tour à tour ils l’émeuvent et l’enthousiasment, et réveillent ses facultés endormies en créant pour lui des œuvres où resplendira une idée. L’art ennoblit tout, élève tout. Qu’importe le prix dont on paiera l’œuvre ? Est-ce le nombre des billets de banque qui excitera la passion de l’artiste, comme il enflamme le zèle d’un avocat ? Non. La seule chose qui échappe à la fascination de l’or, c’est l’art, quel que puisse être l’artiste. Il est essentiellement libre, et c’est pourquoi il est seul digne d’être estimé et honoré.

Le monde artistique comprend un grand nombre d’artistes de diverses classes et on y voit les mêmes distinctions sociales que dans les autres sociétés. Il y a les favoris de l’inspiration. L’art possède, même en France, cette patrie des artistes, son roi, si par ce titre on veut proclamer le plus grand par la pensée. Son génie poétique a profondément remué son siècle, et il en sera l’orgueil parmi d’autres renommées glorieuses.

Tous les esprits qui cherchent à entrevoir une clarté dans le domaine de l’idéal appartiennent à cette société d’hommes indépendans qu’on nomme les artistes. Leur société est exclusive ; elle n’admet pas de faux frères et nul ne peut prendre le titre d’artiste sans l’être. C’est une noblesse qui ne s’achète pas. J’ajouterai encore, pour faire connaître toute ma pensée, que tous les artistes de tous les pays se tendent la main par-dessus les frontières et font fi des politiques qui prétendent les séparer. L’esprit humain, qui s’est exercé aux audaces de l’inspiration, ne contrôle plus ni distances ni passeports : plus l’âme s’élève, plus l’humanité grandit pour achever de se transfigurer dans la fraternité.

xvii. — orient et occident.

La plupart des inventions célèbres qui ont changé les civilisations et créé les révolutions dans les idées n’appartiennent généralement pas aux nations qui en sont favorisées.

Il est de fait qu’une idée aussitôt exprimée appartient à l’humanité. On comprend cependant qu’un peuple soit fier de ses découvertes quand elles définissent un progrès.

Les applications diverses de la vapeur et de l’électricité sont de merveilleuses inventions auxquelles ont concouru toutes les nations de l’Occident. Mais il est d’autres découvertes non moins précieuses qui proviennent de sources souvent très lointaines, dont on ne peut remonter le cours jusqu’à leur origine.

Telles sont les sciences exactes, qu’aucun pays de l’Occident ne peut se vanter d’avoir créées ; tels sont les caractères alphabétiques qui ont servi à écrire les sons ; tels sont les beaux-arts, qui ont eu leurs chefs-d’œuvre dans l’antiquité la plus reculée ; telles sont les langues modernes elles-mêmes, qui doivent leurs radicaux à une commune origine, le sanscrit ; telles sont les propriétés du magnétisme, importées de l’Orient, et qui ont permis de créer l’art de la navigation ; tels sont les genres littéraires, qui, tous, sans en excepter un seul, ont été créés dans le monde ancien. La poésie et toutes ses formes d’inspiration, depuis l’épopée jusqu’à l’idylle, le drame et la comédie, l’art oratoire, la fable, la métaphysique et toutes ses branches, la législation, la politique et ses nombreuses institutions, sont autant de genres représentés par des chefs-d’œuvre plus de deux mille ans avant le grand siècle de Louis XIV.

Les nations occidentales étaient plongées, il y a moins de six cents ans, dans les ténèbres de l’ignorance. Plusieurs parmi elles n’étaient pas fondées, et telle qui resplendit aujourd’hui de tout l’éclat de la renommée n’était qu’une imperceptible puissance.

Ces remarques sont curieuses à faire : elles sont surtout importantes pour un Chinois, qui a bien quelque droit de jeter sa poignée de merveilles dans la balance universelle où s’estiment tous les services rendus à l’humanité.

Si l’on veut bien considérer le peu de rapports que nous avons eus avec les autres peuples, il faudra cependant convenir qu’il est au moins surprenant que nous ayons connu tout ce que nous connaissons. On s’accorde généralement à dire qu’à l’exception de l’astronomie et de la géographie, toutes les autres sciences que nous possédons sont le résultat de nos propres investigations, et, tandis qu’il n’existe aucun peuple sur le globe terrestre qui puisse revendiquer comme un droit la propriété d’un système de civilisation, qui puisse prétendre s’être formé de lui-même et être, en un mot, original, nous seuls nous pouvons nous parer de cette gloire. Nous n’avons imité personne ; il n’existe de civilisation chinoise qu’en Chine.

Si on étudie notre théâtre, par exemple, on le reconnaîtra original comme celui des Grecs. J’espère avoir prochainement le loisir d’en faire connaître les principales œuvres, quoique de savans érudits, — Stanislas Julien entre autres, — en aient publié divers fragmens. Mais ces travaux ne sont pas suffisans pour fixer le génie particulier de notre école littéraire, qui excelle dans beaucoup de genres, et qui fournirait d’amples matières à l’étude des Occidentaux.

Ce qu’il m’importe de faire remarquer dès maintenant, — et j’en conçois la raison depuis que je me suis donné le plaisir d’étudier les littératures de l’Europe et leur histoire, — c’est que nous formons un monde à part dans l’univers terrestre et que la seule question qui se dresse devant l’esprit attentif est de savoir s’il n’a pas existé entre notre Orient et l’Occident une civilisation type qui ait étendu ses rameaux dans un sens ou dans l’autre ; ou bien, en employant une autre figure, n’aurait-il pas existé une source commune jaillissant des divers sommets d’une crête de montagnes, sorte de ligne de partage, et se répandant sur deux versans opposés, vers l’orient et vers l’occident ?

Cette hypothèse peut être acceptée, à moins qu’on ne suppose que les diverses tribus composant la race humaine, dispersées à la suite de quelque grand cataclysme, se sont successivement élevées par les efforts continus du travail, amassant péniblement tous les trésors de la science et parvenant ainsi, par une suite non interrompue de progrès, jusqu’à un état stable et défini.

Je ne vois que ces deux manières d’interpréter notre destinée : ou le monde humain établi dans ses demeures respectives, éclairé subitement par une connaissance révélée et mis en possession de toutes les forces actives de l’intelligence, ou le monde humain cherchant à tâtons, isolément, le chemin qui le conduira dans une contrée favorable pour y élire domicile et y préparer son avenir.

Telles sont les deux seules hypothèses plausibles, et je ne puis dire à laquelle je donnerais la préférence. S’il est vrai que la civilisation acquise actuellement a été le résultat du labeur incessant de la race humaine, que de siècles ont dû s’écouler avant de produire un chant d’Homère ou un livre de Confucius ! que d’existences ont dû peser sur la terre avant les premiers essais de civilisation ! que de sons ont dû frapper les échos avant de fonder toutes ces langues régulièrement construites, ces grammaires savantes, ces formes si multiples de la poésie et de la littérature ! L’esprit se prend de vertige à contempler l’immensité de ces travaux. S’il en est ainsi, pourquoi donc cette similitude de découvertes correspondant à des besoins identiques ? et pourquoi ces différences si marquées dans les langues, c’est-à-dire dans l’expression de la pensée qui est le propre de l’homme ? Certes on reconnaît çà et là des traits de ressemblance ; mais ces traits sont épars, et il semble qu’une volonté mystérieuse ait pris plaisir à emmêler tous les fils qui auraient pu faire retrouver la trace suivie par le genre humain.

Quoi qu’il en soit, je m’estimerais satisfait si, de l’étude et de la comparaison de nos sources, nous pouvions tirer de quoi éclairer le monde lointain des souvenirs et reconstituer la généalogie de l’humanité. La science ne pourra-t-elle donc jamais jeter aux hommes cette grande parole de paix : « Vous êtes frères ! » La civilisation du monde occidental est, si je puis m’exprimer ainsi, une nouvelle édition, revue et corrigée, des civilisations antérieures. La nôtre a subi sans doute bien des éditions, mais nous la trouvons suffisamment corrigée, et, dans tous les cas, nous n’avons pas d’éditeur qui songe à en préparer une nouvelle. Il semble que le système consistant à améliorer sans cesse, suivant le précepte du grand lettré Boileau :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,


soit plus rationnel. On nous fait volontiers ce reproche : Pourquoi restez-vous stationnaires ? Eh ! quand on est bien ou aussi bien que possible, est-on sûr, en changeant le présent, d’obtenir un meilleur avenir ? That is the question. Le mieux, dit-on, est l’ennemi du bien, et la sagesse consiste à savoir se borner.

Je n’en veux nullement à la civilisation moderne, que je trouve agréable ; mais le désir des nouveautés est-il un moyen de tendre au progrès vrai ? Est-on dans le vrai lorsqu’on suppose que le progrès consiste dans le changement ? C’est là une question de thèse qui aurait ses partisans et ses adversaires et que je ne me hasarderai pas à discuter. Ce que je me bornerai à dire, quant à présent, c’est que nous connaissons la poudre depuis longtemps, — on nous fait l’honneur d’admettre que nous avons inventé la poudre ; — mais, c’est en ceci que nous différons d’opinion avec nos frères d’Occident, nous ne l’avons employée que pour faire des feux d’artifice, et, sans les circonstances qui nous ont fait faire la connaissance des Occidentaux, nous ne l’aurions pas appliquée aux armes à feu. Ce sont les jésuites qui nous ont appris l’art de fondre des canons. Ite, docete omnes gentes.

Nous réclamons aussi la priorité pour l’invention de l’imprimerie. Il n’est plus mis en doute aujourd’hui par personne qu’au xe siècle l’art de la typographie fut connu et appliqué en Chine. Y aurait-il donc une grande difficulté à admettre que le principe de cette invention merveilleuse ait pénétré vers l’Occident par la voie de la Mer-Rouge ou de l’Asie-Mineure ? Je ne le crois pas. J’en dirais autant des propriétés de l’aiguille aimantée : tous les travaux d’érudition qui ont été entrepris à ce sujet, — et ils sont nombreux, — établissent l’antiquité de cette précieuse découverte et nous l’attribuent. Il est avéré que les Arabes se servaient du compas de mer à l’époque des croisades et qu’il a été transmis aux croisés, qui l’ont rapporté en Occident. En Chine, la propriété de l’aiguille aimantée remonte à une haute antiquité. On trouve dans un Dictionnaire chinois écrit l’an 121 de l’ère chrétienne cette définition du mot Aimant : « Pierre avec laquelle on peut imprimer une direction à l’aiguille. » Et, un siècle plus tard, nos livres expliquent l’usage du compas.

Ce sont là des questions de détail qui n’ont en elles-mêmes qu’un intérêt relatif, mais qui me permettent de fonder sur des bases certaines l’opinion si contestée que nous soyons autre chose que des naïfs quand nous nous refusons à admettre le système des changemens. Voilà déjà à notre actif la poudre, l’imprimerie, la boussole, et je pourrais y adjoindre la soie et la porcelaine, qui certes sont de magnifiques inventions de notre industrie et qui suffiraient à nous assigner un rang parmi les nations civilisées. Il faut conclure que, si dans l’ordre des découvertes éminemment utiles, nous avons conquis une place distinguée, nous pouvons aussi apporter dans nos institutions et nos lois le même esprit pratique et obtenir des résultats suffisamment parfaits pour ne pas désirer de les voir changer, sous prétexte de savoir ce qu’il en adviendrait.

Il existe donc, sans contestation, une civilisation humaine dont les monumens remontent à une époque où le monde occidental n’existait pas ; civilisation contemporaine des dynasties célèbres de l’Égypte et des patriarchies de Chaldée, s’étant fondée elle-même dès les premiers âges de l’humanité et n’ayant plus varié depuis plus de mille ans. Tel est le fait historique.

Nos relations avec les peuples avoisinant nos frontières n’ont pas laissé de traces dans leur histoire. Pour la première fois, Arrien parle des Chinois comme du peuple ayant exporté les soies écrues et manufacturées qu’on apportait par la voie de Bactres, vers l’ouest. C’est le seul renseignement un peu ancien, mais moderne pour nous, qui révèle notre existence au peuple romain, le maître du monde !

Il paraît démontré que les Romains n’ont eu aucuns rapports avec les peuples de notre empire. Notre histoire mentionne seulement une ambassade chinoise qui fut envoyée sous la dynastie des Han, l’an 94 de l’ère chrétienne, afin de chercher à nouer quelques relations avec le monde occidental. Cette ambassade atteignit l’Arabie et en rapporta un usage qui fut sans doute très apprécié, puisqu’il fut immédiatement adopté : c’est celui des eunuques. C’est là, je crois, la seule allusion que fasse notre histoire aux relations de la Chine avec les peuples étrangers.

Cependant, si les habitans du Céleste-Empire n’ont pas franchi les limites de leur territoire pour entreprendre des voyages dans les lointains pays de l’Ouest, ou si, tout au moins, le souvenir n’en a pas été conservé par l’histoire, il est un fait incontestable, c’est que des peuples étrangers sont venus s’installer chez nous, et que même actuellement, il existe des descendans de ces anciennes tribus errantes. Parmi eux se trouvent les Juifs qui émigrèrent dans nos foyers deux cents ans avant l’ère chrétienne, sous la dynastie des Han, c’est-à-dire à une des époques les plus florissantes de l’empire. C’est un jésuite qui a fait au xviiie siècle dernier la découverte de cette colonie juive, et la relation qu’il a écrite à ce sujet mérite d’être rapportée.

« Pour ce qui concerne ceux qu’on nomme ici Tiao-Kin-Kiao (la secte qui arrache les nerfs), il y a deux ans, je voulais la visiter dans l’idée qu’ils étaient Juifs et dans l’espérance de trouver parmi eux l’Ancien Testament. Je leur fis des protestations d’amitié auxquelles ils répondirent immédiatement ; ils eurent même la courtoisie de me venir voir. Je leur rendis leur visite dans le Li-paï-ssé qui est leur synagogue et où ils étaient rassemblés : ce fut là que j’eus de longs entretiens avec eux. J’examinai leurs inscriptions, dont quelques-unes sont en chinois et d’autres dans leur propre langue. Ils me montrèrent leurs livres religieux et me permirent de pénétrer jusque dans l’endroit le plus secret de leur temple, dans celui-là même d’où le vulgaire est exclu. Il y a un lieu réservé pour le chef de la synagogue, qui n’y entre jamais qu’avec un profond respect.

« Ils me dirent que leurs ancêtres étaient venus d’un royaume de l’Ouest, appelé le royaume de Juda, conquis par Josué, après qu’il eut quitté l’Égypte, passé la mer Rouge, et traversé le désert ; que les Juifs qui émigrèrent d’Égypte étaient au nombre de six cent mille. Ils m’assurèrent que leur alphabet avait vingt-sept lettres, mais qu’ils n’en employaient ordinairement que vingt-deux ; ce qui s’accorde avec le témoignage de saint Jérôme, portant que l’hébreu a vingt-deux lettres, dont cinq sont doubles.

« Quand ils lisent la Bible dans leur synagogue, ils se couvrent la figure d’un voile transparent en mémoire de Moïse, qui descendit de la montagne le visage ainsi voilé, lorsqu’il donna le Décalogue à son peuple. Ils font la lecture d’une section tous les jours de sabbat. Les Juifs de la Chine, comme ceux de l’Europe, lisent donc la loi en entier dans le cours d’une année.

« Ils me parlèrent d’une manière fort insensée du paradis et de l’enfer. Quand je les entretins du Messie promis dans les Écritures, ils se montrèrent très surpris de mes paroles ; et lorsque je les informai que son nom était Jésus, ils répondirent que la Bible faisait mention d’un saint homme nommé Jésus, lequel était fils de Sirach, mais qu’ils ne connaissaient pas le Jésus dont je parlais. »

Voilà donc un souvenir authentique qui a deux mille ans de date ! On ne voit que dans la nation juive un tel attachement à la nationalité. Prenez les peuples que vous voudrez : au bout de quatre ou cinq générations ils seront complètement naturalisés : les Juifs, jamais ! Ils restent ce qu’ils sont partout où ils vont, attachés à leur religion, à leur caractère, à leurs coutumes ; et ce n’est pas un fait sans importance, au point de vue de l’histoire générale, que le maintien permanent d’une espèce particulière au milieu d’un peuple de quatre cents millions d’habitans.

Il est certain que, dans les bouleversemens qui suivirent les grandes invasions, beaucoup de tribus, débris de peuples d’antique race, sont venues chercher un abri dans nos paisibles contrées. Il faudrait étudier les pratiques religieuses locales, observer certaines coutumes, faire des recherches minutieuses sur les caractères, et sans aucun doute on arriverait à mettre en lumière des faits intéressans pour l’histoire de l’antiquité.

L’introduction du christianisme n’a pas laissé chez nous de date précise. Tous les peuples cependant paraissent avoir été évangélisés par les apôtres dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les jésuites ont prétendu que le christianisme fut prêché en Chine au vie siècle par des évêques nestoriens. Mais ces faits ne sont pas très certains. Il en est de même de l’opinion relative à la présence de saint Thomas dans nos contrées. Il y a eu certainement de très bonne heure une mission chrétienne en Chine : car on ne peut pas attribuer au hasard seul l’identité de certaines cérémonies bouddhistes avec les cérémonies du culte catholique. Quoi qu’il en soit, au xiiie siècle des églises chrétiennes existaient à Nan-King, et le fait est consigné dans les récits du célèbre voyageur Marco Polo.

C’est à dater du viiie siècle que le voile qui couvre le monde de la Chine est levé ; c’est le siècle des relations de l’empire avec les Arabes et c’est de cette époque que date véritablement notrq naissance historique dans le monde. Les relations écrites du séjour des Arabes dans nos contrées, relations écrites par eux-mêmes et dont il existe des traductions, témoignent de la prospérité de notre empire et obligent à admettre qu’il y a juste mille ans la Chine jouissait d’une brillante civilisation. Il est vraisemblable de supposer que les Arabes apprirent nos arts et s’approprièrent nos découvertes, qui parvinrent ensuite dans les contrées occidentales, où elles furent perfectionnées. C’est du moins une opinion que je crois avoir clairement démontrée.

xviii. — l’arsenal de fou-tchéou.

J’ai dit, dans le cours de ces études qui se rattachent à notre civilisation, que la Chine avait à maintes reprises témoigné de son désir de s’initier aux travaux et aux arts des Européens. J’ai démontré que l’esprit de nos institutions nous invitait à pratiquer les arts utiles et que le seul effort des peuples étrangers devait consister à montrer d’abord l’utilité de leurs nouveaux procédés et de leurs découvertes mécaniques. Je n’ai pas cru être excessif aux yeux des Occidentaux en réclamant pour mes compatriotes ce droit incontestable qui réside dans le choix.

Les jésuites, dont je n’ai pas besoin de vanter les excellentes méthodes quand il s’agit d’arriver à un résultat, avaient admirablement compris notre caractère, et il n’a pas dépendu d’eux seuls qu’ils n’aient pas rendu de plus grands services à la cause de la civilisation universelle. Ils savaient que tout progrès est lent de sa nature même et qu’il est la conquête d’un travail assidu au lieu d’être l’œuvre violente d’une conquête. Ils ont donc laissé en Chine de grands souvenirs, et je n’éprouve aucun embarras à le reconnaître en rendant cet hommage à la vérité.

De nombreuses années se sont écoulées depuis le jour où la liberté de l’enseignement a été donnée aux jésuites, — en Chine ; — un long siècle a passé qui a soufflé sur le monde occidental comme un vent de tempête, déracinant les dynasties et les croyances, bouleversant les institutions, élevant de nouveaux trônes et fondant, au milieu du cliquetis des armes et du tonnerre des canons, la civilisation actuelle qui semble être arrivée à l’apogée de son éclat, sans avoir pu cependant assurer le règne de la paix. Un des résultats les plus brillans de cette grande tourmente a été l’ouverture de débouchés nombreux pour le commerce international, dont le développement a été vraiment merveilleux. Tous les peuples ont pratiqué l’échange et rivalisé de zèle pour établir la supériorité de leurs produits. Les expositions universelles ont récompensé ces efforts du travail, et parmi toutes les nations du monde accourues dans les diverses capitales de l’Europe, l’empire du Milieu a tenu un rang distingué.

Je n’ai pas à rappeler ici les circonstances politiques qui ont précédé l’établissement définitif des relations sociales entre la Chine et les peuples de l’Occident. Je n’en ai ni le droit ni le goût. J’ai déjà dit que, dans leurs conversations, les gens bien élevés ne discutaient pas des questions politiques, et ces études n’ont pas d’autre prétention que d’être une causerie en réponse aux questions qui m’ont été si souvent adressées.

Je n’ai pas non plus la pensée de dire mon opinion sur les caractères divers des étrangers qui vivent dans nos ports et qui convoitent, — pour la plupart, — une plus grande extension d’influence. Les uns et les autres apportent dans leurs relations, en l’exagérant outre mesure, l’esprit qui est particulier à leur race. Nous n’avons pas la faculté de leur donner le caractère qu’il nous plairait qu’ils eussent ; nous ne pouvons que souhaiter qu’ils nous aident à rendre plus faciles et plus durables les relations réciproques.

Au reste, parmi les étrangers, il en est qui ont mis au service de la Chine leurs lumières ou leurs connaissances pratiques et dont les efforts ont été couronnés de succès. La patience qu’ils ont apportée dans leur tâche bienfaisante et le tact dont ils ont fait preuve dans leurs premiers essais d’innovation ont été les agens victorieux de leurs entreprises ; ils n’ont eu ni à regretter une opposition systématique des Chinois contre leurs tentavives ni à se plaindre du mauvais vouloir de nos fonctionnaires. Ces regrets et ces plaintes n’ont généralement été exprimés que lorsqu’ils ont été motivés; il me suffit de constater que ceux qui ont réussi ne les ont pas excités ni n’en ont jamais témoigné.

Leurs œuvres sont debout : des arsenaux ont été fondés dans plusieurs de nos villes et de nos ports, des mines ont été mises en exploitation, un réseau de lignes télégraphiques relie diverses provinces de l’empire à la capitale, des steamers battant pavillon chinois font commerce le long de la côte et sur le cours de nos grands fleuves. Ce sont là des résultats qui font honneur à ceux qui ont contribué à les produire, et s’ils ne sont pas encore aussi complets qu’ils doivent l’être, ils attestent du moins qu’il y a eu un pas de fait dans la voie des entreprises industrielles. En outre, les livres de sciences, traduits en chinois, se vulgarisent parmi nos populations, qui n’auront plus peur du cheval de feu quand il fera son apparition dans les campagnes.

Parmi les étrangers qui ont ouvert le sillon de la bonne semence, M. Prosper Giquel, dont le nom est souvent prononcé en France quand il s’agit des choses de la Chine, occupe une place marquante, et, dans cet aperçu de l’influence exercée par la jeune Europe sur notre vieil empire, l’établissement qu’il a créé vient se présenter naturellement à ma pensée : je veux parler de l’arsenal de Fou-tchéou. Cette œuvre a eu, en effet, un grand succès, et si je me plais à le mentionner ici, c’est moins pour rendre hommage à l’habileté professionnelle et à l’énergie de ceux qui l’ont créée et dirigée qu’aux mesures administratives, établies avec une parfaite connaissance du caractère chinois, grâce auxquelles un nombreux personnel d’Européens et d’Asiatiques a pu vivre en bonne intelligence. Les règlemens qui ont amené ce résultat pourront servir de modèle chaque fois que des étrangers auront à fonder un établissement pour le compte de notre gouvernement ou de nos compatriotes. Il ne suffit pas cependant, comme on pourrait être tenté de le croire, d’être animé de bonnes intentions pour trouver le succès en Chine. Là, comme partout ailleurs, s’applique le proverbe : « Aide-toi, le ciel t’aidera ! » et s’il est besoin de le démontrer, la carrière de M. Giquel dans notre empire en est la meilleure preuve.

À son arrivée en Chine, M. Giquel était officier de marine. Dès les premiers temps de son séjour, il apprit la langue mandarine et se familiarisa avec nos mœurs et nos institutions. Dans les années 1862, 1863 et 1864, il prit une part importante dans la répression de la rébellion des Taïpings en organisant et en commandant, avec plusieurs de ses camarades de la marine et de l’armée, un corps franco-chinois dans la province de Tche-Kiang. C’est ainsi qu’il mérita et ses premiers grades dans la hiérarchie chinoise et les hautes amitiés qui le désignèrent plus tard au choix de l’empereur pour la création de l’arsenal de Fou-Tchéou. Des récompenses auxquelles tout le monde a applaudi l’ont porté, par la suite, à des dignités qui ne se confèrent chez nous qu’aux fonctionnaires du rang le plus élevé. Un arsenal est, dans le sens exact du mot, une manufacture ou un dépôt d’armes ou d’engins de guerre ; l’établissement de Fou-Tchéou ne fabrique ni poudre, ni fusils, ni canons. C’est spécialement un ensemble de chantiers et d’usines affectés à des constructions navales ayant pour but, non-seulement de construire des navires de guerre, mais de tirer parti des richesses métallurgiques de la Chine. Par les écoles qui sont attachées aux travaux, par les cours que font des professeurs européens, l’arsenal est aussi une école d’application. Les élèves qu’il a formés, et dont plusieurs ont terminé leur éducation en Europe, sont déjà des ingénieurs habiles, prêts à prendre la direction de plusieurs branches d’industrie déjà créées ou à créer.

L’inauguration des travaux a eu lieu en 1867. J’étais trop jeune alors pour apprécier les difficultés d’une telle entreprise, et mes souvenirs ne donneraient pas la mesure exacte des efforts qu’ils ont coûtés. Mes lecteurs me sauront gré de citer ici un des passages du savant Mémoire adressé par le directeur de l’arsenal à la Société des ingénieurs civils de Paris.

« Au commencement de l’année 1867, quelques travaux préparatoires, tels que logemens du personnel et magasins, furent mis en train ; mais ce n’est guère qu’au mois d’octobre de cette même année, au retour d’un voyage que j’avais fait en France pour réunir le matériel et le personnel, que les travaux de l’arsenal proprement dit ont reçu leur impulsion réelle. Je me rappellerai toujours l’impression pénible que j’éprouvai quand je me trouvai en face d’une rizière nue, sur laquelle il fallait faire surgir des ateliers. De l’outillage acheté en France il ne nous était encore rien arrivé ; nous nous trouvions dans un port qui ne présentait aucune ressource, comme machines et outils européens. Il fallait pourtant se mettre à l’œuvre. Une petite cabane carrée, la seule qui se trouvât sur le terrain et dont je ne puis vous décrire l’image, nous servit d’atelier des forges ; on y bâtit de suite deux feux, mis en train au moyen d’un soufflet chinois ; nous en tirâmes nos premiers clous. Avec des charpentiers indigènes, nous construisîmes des sonnettes pour enfoncer des pieux et nous procédâmes à l’installation d’un chantier. Pendant ce temps, les remblais étaient vigoureusement poussés, au moyen de douze cents hommes. Car nous avions à élever notre terrain de 1m,80 pour le mettre au-dessus des hautes crues, et comme il fallait calmer l’impatience bien naturelle des Chinois, qui demandaient à voir des résultats dans le plus bref délai, nous entreprîmes la construction d’une série d’ateliers en bois, sous lesquels furent placées une partie de nos machines-outils au fur et à mesure qu’elles arrivèrent de France. Ces ateliers improvisés existent toujours, et l’arsenal présente ce spectacle assez commun, dans les créations nouvelles faites à l’étranger, de bâtimens construits à la hâte, à côté d’établissemens définitifs élevés avec un véritable luxe de matériaux et de main-d’œuvre. »

Tous les voyageurs qui ont passé à Fou-Tchéou et qui ont laissé des relations de leur voyage sont unanimes dans les éloges qu’ils ont décernés à l’institution de l’arsenal. Les résultats ont dépassé les espérances. Mais ce qui n’a pas été assez loué, et ce qui a ici une grande valeur, c’est la bonne administration de cet établissement, l’ordre et l’harmonie qui n’ont pas cessé d’y régner entre les Européens et les Chinois. Ceux-ci avaient l’administration de l’arsenal et en réglaient la discipline sous la surveillance d’un comité composé de hauts dignitaires de l’empire ; les Européens avaient seuls assumé la direction des travaux et de l’instruction. C’est à ce système que la petite colonie française de l’arsenal dut de ne rencontrer toujours que des difficultés aplanies, et que les uns et les autres n’eurent qu’à se féliciter et de l’énergie déployée dans le contrôle et des progrès réalisés par l’enseignement.

« Notre pays peut, je crois, dit M. Giquel dans le même Mémoire que je citais plus haut, retirer quelques fruits de cette création : la direction des travaux étant toute française, les chefs chinois sont à même d’apprécier nos méthodes de travail et nos procédés de fabrication. Les ateliers ont été organisés avec des machines-outils venant de France, et l’arsenal entretient avec notre industrie des relations suivies. L’instruction industrielle donnée aux élèves et aux apprentis étant également française, ceux-ci jetteront tout naturellement les yeux sur la France, lorsque les progrès réalisés en Chine leur feront désirer de sortir du cercle borné dans lequel ils sont encore restreints. »

Ces paroles, où respire un patriotisme élevé, exempt d’ambitions stériles, peuvent être citées sans regrets par un Chinois. Qui donc parmi nous ne battrait pas des mains en entendant ce noble langage animé de cet amour vrai de la patrie qui lui fait l’hommage, comme d’un tribut, de toutes les peines patiemment supportées, de tous les efforts réalisés, et qui salue l’avenir comme une espérance et une source de bienfaits ? Les institutions comme celles de l’arsenal de Fou-Tchéou sont grandes parce qu’elles créent des rivalités civilisatrices, et seules préparent le triomphe des idées généreuses qui rendent les peuples plus unis. C’est par elles, et par elles seulement, que naîtra le progrès.

Tcheng-Ki-Tong.


  1. Voyez la Revue du 15 mai et du 1er juin.