La Chine et les Chinois
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 596-622).
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LA



CHINE ET LES CHINOIS



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II[1].
LA LANGUE. — LES CLASSES. — LES LETTRES. — LE JOURNAL. — ÉPOQUES PRÉHISTORIQUES.



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vi. — la langue


L’origine des langues est un mystère pour tous les savans. Lorsqu’on examine une langue, c’est-à-dire cet ensemble de sons se groupant d’une manière méthodique et exprimant tous les tours si délicats de la pensée, on se demande avec stupéfaction qui a pu créer une telle merveille ; et lorsque, parcourant les divers pays du globe, on entend parler tant de langues diverses, incompréhensibles les unes aux autres, on est bien obligé de reconnaître qu’il y a eu des auteurs de langues, puisqu’elles diffèrent avec les peuples.

Comme il est constant que ces créations remontent à une très haute antiquité, il faut en conclure qu’il y a eu une époque de splendeur dans les premiers temps du monde et que l’intelligence de l’homme a été capable d’imaginer et de composer les langues dans les diverses tribus formant alors la société humaine. C’est là, je pense, la déduction qu’il est permis de faire,

Nos auteurs ne s’expliquent pas à ce sujet d’une manière plus claire que les lettrés de l’Occident, quoique les monumens écrits de notre littérature soient de deux mille ans plus anciens que les poèmes d’Homère. Ils fournissent cependant quelques renseignemens sur les transformations subies par la langue écrite, renseignemens qui seront sans doute lus avec intérêt par tous ceux qui se plaisent aux choses de l’antiquité.

L’histoire mentionne que, pendant toute la période de temps qui s’écoule entre la création du monde et l’an 3000 avant l’ère chrétienne, la Chine ne connaissait pas la langue écrite. La coutume consistait à faire des nœuds de cordes pour rappeler le souvenir d’un fait. Cet usage semble s’être conservé dans les mœurs pour fixer une action que l’on tient à ne pas oublier : c’est le nœud du mouchoir.

Cette absence de langue écrite constatée ainsi officiellement a un certain intérêt. Ce fait caractérise un état d’ignorance ou un état de tranquillité parfaite. Il existe encore dans notre extrême Orient certaines tribus qui ont été assez complètement séparées du reste du monde pour ne parler qu’une langue de tradition, pure de toute corruption, et qui ne connaissent pas le moyen de l’écrire. Il y a quelques raisons de croire que ces tribus ont dû conserver intactes les racines des mots composant leurs langues et qu’un érudit trouverait dans l’étude de ces idiomes plus d’un rapprochement à faire avec les langues célèbres de l’Orient.

C’est après l’an 3000 qu’un empereur du nom de Tchang-Ki imagina les lettres appelées tsiang, qu’il forma d’après les constellations des étoiles. Ces caractères ne portaient pas le nom de lettres, mais de figures. Ils sont de dix siècles plus anciens que les caractères inventés par les Égyptiens.

Ces figures représentaient les objets eux-mêmes ; c’était donc un système d’écriture très primitif, il est vrai, mais c’était déjà l’idée de l’existence possible d’une langue écrite, et les efforts des âges futurs devaient produire des procédés plus parfaits qui fixeraient définitivement la langue et deviendraient les compagnons inséparables de la pensée.

À travers les siècles, nous pouvons suivre ces progrès, car l’histoire en a conservé la trace.

Nous n’avons d’abord que des figures grossières représentant les objets. Plus tard, ces traits sont modifiés et constituent les lettres appelées li, qui sont encore des caractères figurant les objets, mais en lignes courbes. Ce sont les caractères qui ont servi à composer les livres sacrés de Confucius et de Lao-tze.

Les transformations qui suivirent ces premiers essais ne sont plus du même ordre. C’est le principe qui change, et l’on invente des caractères appelés tze (mots), écrits d’après la prononciation de l’objet. C’est l’écriture des sons.

Plus tard encore, sous le règne de l’empereur Tsang-Ouang, de la dynastie de Tcheou (783 avant J.-C), un académicien nommé Su-Lin introduisit le principe naturel des objets dans l’écriture. Ces lettres s’appellent ta-tchiang. Elles ont été conservées dans les livres sacrés Y-King, les seuls qui aient échappé aux flammes lors de l’incendie des livres ordonné par l’empereur Tsin-Su-Hoang.

Ces lettres ta-tchiang ont servi pour l’enseignement public jusqu’à l’époque où s’opéra la nouvelle transformation sous le règne de Tsing (246 avant J.-C). Cette transformation ne porta que sur les traits, qui devinrent plus droits et en relief. Ces caractères s’appellent les baguettes de jade et sont encore utilisés aujourd’hui dans les sceaux officiels. Les inscriptions placées sur les édifices et celles qui figurent sur les vases de grand prix appartiennent aussi à cette écriture.

Un siècle plus tard, un nouveau progrès est accompli : il est obtenu par la combinaison de toutes les lettres anciennes. Les caractères ainsi formés sont plus réguliers dans les lignes, et notre écriture actuelle n’en diffère pas beaucoup.

Toutes ces transformations successives montrent avec quel art sont composés nos caractères, où tant de principes divers ont été appliqués. Ils se perfectionnent lentement, d’âge en âge, et chaque siècle leur donne une nouvelle physionomie, plus en rapport avec les progrès de l’intelligence. C’est comme un diamant d’abord à l’état brut, rugueux et sombre d’éclat, mais qui, peu à peu, est usé, limé jusqu’à découvrir les facettes de son cristal limpide et profond.

Cependant notre écriture n’est pas encore fixée. Au commencement du Ie siècle, un sous-préfet nommé Tcheng-Miao est jeté en prison. Il adresse à l’empereur une demande en grâce et compose ses caractères en prenant pour base l’écriture li. Trois mille mots se trouvaient dans cette demande, et leur mode de formation étant plus simple et plus facile que le mode jusqu’alors adopté, l’empereur, faisant droit à la requête, ordonna en même temps l’introduction du système li dans l’écriture publique.

C’est sous la dynastie des Han que fut opérée la dernière transformation importante de la langue écrite. Un conseiller de l’empereur, voulant donner à son souverain des informations rapides sur les diverses requêtes qui lui étaient adressées, imagina une écriture demi-cursive ayant toujours pour base le système li, et c’est cette écriture qui, cinq siècles plus tard, devait, en se transformant en cursive, constituer la langue écrite définitive de la Chine. Cette écriture économise un temps considérable, perdu dans les précédens systèmes, soit pour dessiner les figures, soit pour tracer les lignes dont se composait un mot.

On voit par ces développemens combien notre langue peut être rendue difficile si l’on se propose de connaître les divers systèmes d’écriture qui composent nos monumens littéraires et nos livres sacrés. L’écriture actuellement adoptée, la cursive, est faite de telle sorte qu’on peut écrire un mot en un trait de pinceau sans aucune interruption. Tous les traits sont liés. C’est un progrès incontestable, très commode pour les divers usages de la vie ; mais les lettres officielles, les compositions d’examens, les rapports au souverain, doivent être écrits en écriture nette, avec un grand soin, et c’est un travail assez difficile. Nous avons des modèles qui varient selon les méthodes, et leur étude forme une des occupations les plus importantes de notre éducation.

On sait sans doute comment s’écrivent les lettres, puisque l’usage de l’encre de Chine n’est pas inconnu en Europe. Il ne sera peut-être pas inutile de savoir qu’il ne suffit pas de délayer de l’encre et de prendre un pinceau. Il faut savoir aussi délayer l’encre à un degré déterminé et tenir le pinceau dans une position perpendiculaire au plan de la table sur laquelle on écrit.

Je terminerai ces notes en apprenant à mes lecteurs d’Occident une leçon célèbre sur les divers moyens d’écrire avec le pinceau.

Il y a huit moyens d’écrire avec le pinceau : 1o la figure d’une lettre doit être vivante, et les traits doivent être plus ou moins en relief, selon les liaisons de la lettre ; 2o les parties qui composent une lettre doivent être droites, énergiques, proportionnées : le commencement et la fin doivent se faire remarquer par des traits distincts ; 3o les traits qui ne sont pas renfermés dans le même mot doivent être naturels, comme des nageoires de poisson ou des ailes d’oiseau ; 4o les pieds d’une lettre doivent être proportionnels à la grandeur de la lettre, et placés soit vers le haut, soit vers le bas, à droite ou à gauche ; 5o un mot, qu’il soit de forme carrée ou ronde, doit être composé de lignes très droites dans les lignes droites et de lignes rondes dans les courbes ; 6o les lignes de jonction doivent être d’une courbe progressive, sans bosses ; 7o l’arrêt d’une ligne droite ne doit pas être pointu, comme le pinceau lui-même, mais très énergique ; 8o avant d’arriver à la courbure d’un trait, il faut penser à diminuer ou à fortifier déjà le trait.

Qu’on remarque toutes les expressions que contient cette leçon, et peut-être pourront-elles, mieux que mes développemens, faire comprendre la valeur d’un caractère, sorte de miniature où l’idée est peinte comme en un tableau. Ces traits, qui se croisent en tous sens, ces nuances du pinceau, ces pleins et ces déliés, toutes ces lignes droites, courbes, expriment et représentent les tours multiples de la pensée avec tout le fini d’une œuvre artistique.

Il y a dans cette méthode d’écriture appliquée aux langues un avantage qu’on ne peut constater en Occident que pour les langues parlées. Aux yeux des Européens, la beauté d’une langue réside dans le son, et il n’est pas rare d entendre vanter l’harmonie d’un mot ou même d’une phrase. Mais ces manières d’être des mots ne se représentent pas par l’écriture. Les mots sont muets et n’ont que des relations orthographiques. L’énergie ou la douceur des lettres ne modifiera en rien le sens d’un mot : il aura toujours la même valeur, et, s’il en change jamais, ce sera par un artifice de style dont il n’est pas permis d’abuser sans lasser l’attention. Et cependant l’esprit n’est-il pas le monde des nuances et des délicatesses abstraites, et la culture de l’intelligence ne tend-elle pas toujours à augmenter la sensibilité de cette faculté ? Comment pouvoir répondre à cette vocation naturelle si l’on n’a à sa disposition que des mots à sens fixe ? Et si un auteur parvient, à force d’habileté et de bonheur, à trouver un tour particulier qui satisfera l’esprit, il emporte avec lui son secret, et quiconque voudra s’en servir ne sera qu’un plagiaire. Nous, nous ne perdons pas ainsi nos trésors : nous les conservons ; ils vivent dans nos caractères, et, une fois créés, ils font leur tour de Chine comme une expression de Voltaire fait le tour du monde, avec cette différence que l’un est devenu un mot nouveau et que l’autre ne sera jamais qu’une citation. J’espère, par ces comparaisons, m’être fait comprendre ; non pas que je cherche à vanter les avantages de l’un des systèmes aux dépens de l’autre, mais je trouve que les langues de l’Occident n’ont pas toutes les ressources qui doivent satisfaire ou passionner un écrivain. J’ai fait cette observation que l’orateur était infiniment au-dessus de l’écrivain : Pourquoi ? Parce que la vie est dans le son. Eh bien ! c’est cette vie qui réside dans nos caractères : ils ont non-seulement un corps, mais une âme qui peut leur donner la chaleur et le mouvement.

vii. — les classes.

On distingue, en Chine, quatre classes ou catégories de citoyens, selon les mérites et les honneurs que la coutume et les lois du pays accordent à chacune d’elles. Ces classes sont celles des lettrés, des agriculteurs, des manufacturiers et des commerçans. Tel est l’ordre de la hiérarchie sociale en Chine.

Les lettrés occupent le premier rang comme représentant la classe qui pense ; les agriculteurs ont la seconde place comme représentant la classe qui nourrit ; les manufacturiers jouissent aussi d’une assez grande considération en rapport avec leur industrie, mais la classe des commerçans est la dernière.

À vrai dire, les deux classes estimées et honorées sont les deux premières : elles constituent l’aristocratie de l’esprit et du travail. Nos gentilshommes ne pourraient inscrire dans leurs armes parlantes qu’une plume, — je veux dire un pinceau, — ou une charrue ; dans l’une, le ciel pour horizon ; dans l’autre, la terre. Ne semble-t-il pas que les seules préoccupations de l’homme aient été de tout temps tournées vers ces deux pôles, vers ces deux limites : le ciel, c’est-à-dire l’invisible et l’inconnu pour la pensée ; et la terre, que foulent les pieds, pour le travail manuel ? Ce sont les sources naturelles du labeur humain : nous en avons respecté la disposition pour fixer les distinctions sociales. Si la science est la plus haute des spéculations, la plus noble et la plus honorée, c’est qu’elle fait les hommes capables de gouverner et que c’est parmi les lettrés que se recrutent les fonctionnaires de l’état. Mais la préférence accordée aux travaux de l’esprit n’est pas exclusive. L’agriculture est également honorée, parce que la terre est le principal objet des taxes. Comparée à l’industrie et au commerce, l’agriculture est appelée la racine, et celle-ci les branches.

viii. — les lettrés.

Tous les individus appartenant aux quatre classes dont j’ai parlé dans le chapitre précédent sont admis à prendre part aux concours publics qui décernent les grades. Ce droit est, en lui-même, plus précieux que tous ceux qui sont inscrits dans un code célèbre, emphatiquement nommé les immortels principes, ou les Droits de l’homme. Il n’existe nulle part dans le monde un principe plus démocratique ; et je m’étonne qu’on n’ait pas songé à l’adopter dans les contrées occidentales, où les immortels principes n’ont pas encore assuré le meilleur des gouvernemens et l’état social le moins imparfait.

Les grades, qui s’appellent en Chine comme dans d’autres pays de l’Occident, le baccalauréat, la licence et le doctorat, ne sont pas de simples diplômes témoignant de l’étendue relative des connaissances dans les lettres et les sciences. Ils ont un tout autre caractère, en ce sens qu’ils confèrent des titres auxquels sont attachés des droits et des privilèges. La chanson de Lindor ne serait pas comprise en Chine, et les vœux u d’un simple bachelier » ne seraient pas aussi modestes.

J’ai été singulièrement surpris de constater combien les grades universitaires étaient peu honorés. Le grade de bachelier, par exemple, est absolument déconsidéré, et par ceux qui ne l’ont pas obtenu, — naturellement, — et par ceux qui en ont subi l’examen. On n’avoue pas qu’on est bachelier ; on ne demande pas à quelqu’un s’il est bachelier ; cela serait aussi déplacé que de demander son âge à une ex-jolie femme. Quant aux grades de licencié et de docteur, les personnes seules qui veulent se livrer aux études sérieuses et se consacrer à l’enseignement supérieur prennent la peine de les obtenir. Mais le grade de docteur n’est pas une distinction qui crée un emploi et embellit une carrière. On peut être docteur ès-lettres ou ès-sciences et solliciter une place très humble dans une administration sur le pied d’égalité avec un ignorant. Ce sont là des anomalies qu’on m’a assuré être régulières, et j’ai constaté que, malgré ma répugnance à admettre de telles assertions, je devais les accepter comme vraies.

Je me demande encore, après dix années de séjour, après des études nombreuses, quel peut être, dans les institutions du monde occidental, le principe vraiment digne d’être appelé démocratique ou libéral. Je n’en vois aucun, et personne ne m’en a montré un qui le fût aussi excellemment que le droit d’admission de tous les citoyens aux concours conférant les grades. On m’a bien parlé du suffrage universel, mais c’est une rose des vents ; c’est un principe sans principes ; et c’est se faire une singulière opinion de l’opinion publique que de s’imaginer qu’elle pourra se manifester, par décret, à une époque précise, tel jour, à telle heure. Chose curieuse ! on ne pourrait pas proposer l’élection des académiciens par le suffrage universel sans se rendre ridicule, et on admet que ce soit le même suffrage qui choisisse les législateurs ! Je crois que ceux-ci sont plus difficiles à discerner que ceux-là. Que faut-il conclure ?

Où est la récompense accordée au travail opiniâtre, éclairé par une noble intelligence ? Si vous êtes pauvre, n’ayant pour richesse qu’un nom honorable et l’ambition de le bien porter, pourrez-vous, par l’étude seule et par ses succès, vous assurer un nom dans les fonctions de l’état ? Pourrez-vous vous élever, par le seul crédit de votre science ? Pourrez-vous lui demander de conquérir pour vous un droit ? Pourrez-vous obtenir par elle seule les honneurs et la puissance ? En Chine, oui ; en Europe, non.

Ce n’est donc pas sans raison que je prétends que nos coutumes sont plus libérales, plus justes et plus salutaires : car les plus instruits sont les plus sages, et ce sont les ambitieux qui tourmentent la paix publique. Exigez, pour remplir les fonctions élevées de l’état, le renom du mérite le plus élevé, comme on exige pour les fonctions militaires la bravoure éprouvée, le culte de l’honneur, et la science des combats, et vous supprimerez les guerres intestines que livrent aux portes des ministères les intrigues et les passe-droits. C’est là le secret de la stabilité de notre pacifique empire. Il suffirait d’en adopter le système, pour changer bien des changemens ; mais le jour où l’Europe cessera d’aimer ce qui change, elle sera parfaite, — et nous n’aurons plus rien à lui envier.

La Chine n’a pas d’enseignement officiel.

Notre gouvernement entend mieux la liberté que certains états de l’Occident, où l’on impose l’obligation de l’instruction, sans lui donner de but précis. Le gouvernement n’a de contrôle que sur les concours. Les candidats ne sont soumis qu’à une seule loi, la plus tyrannique de toutes : celle de savoir.

Il faut encore remarquer que nos grades ne représentent pas seulement un mérite acquis, mais la supériorité du mérite. Les grades sont, en effet, obtenus au concours ; car c’est la seule manière de donner du crédit à un grade.

Il n’y a pas de meilleure preuve à indiquer que ce qui se passe à propos des nominations dans les armées européennes, par le système des écoles spéciales, où l’on ne peut entrer qu’à la suite d’un concours. Ces écoles deviennent alors de véritables institutions où se forme un esprit de corps, exclusif, fier de ses privilèges, et se constituant en une sorte d’aristocratie dont l’influence est très élevée. J’admire l’École polytechnique et ses règlemens. Ne voyez-vous pas quel prestige elle conserve, malgré les diverses révolutions qui ont détruit tant d’excellentes choses ? C’est que le grade impose et s’impose !

Supposez que le grade d’avocat soit soumis au concours ; qu’on en fixe chaque année le nombre. Quels ne seraient pas les bienfaits qu’apporterait une telle réforme ! Le droit de plaider deviendrait un honneur, et l’esprit de corps, auquel prétendent les avocats, acquerrait une véritable dignité. Mais c’est un caprice de mon imagination, et ne serait-ce que pour confirmer la vérité d’un principe évangélique, il faut laisser aux derniers le privilège de pouvoir devenir quelquefois les premiers. C’est en ceci que réside l’esprit démocratique.

Les études se font dans la famille. Les familles aisées ont des précepteurs ; mais, dans chaque village de la Chine, les parens les moins fortunés peuvent envoyer leurs enfans dans les écoles, et il y a des écoles de jour et de nuit. Les enfans qui les fréquentent sont si nombreux que le prix de l’admission est très minime.

L’ordre de nos concours aura peut-être quelque intérêt pour mes lecteurs européens, quoique ce soient des détails connus par les voyageurs qui ont écrit sur la Chine. Je n’ai pas la prétention de faire découvrir un nouveau monde, mais d’attirer l’attention sur certaines institutions qui ne sont pas complètement barbares, et pour lesquelles on peut professer un sentiment qui dépasse les limites de la pitié. J’aide mon semblable à voir par mes yeux : c’est toute mon ambition.

Lorsque les candidats se jugent suffisamment prêts pour subir le premier examen, ils vont se faire inscrire à la sous-préfecture où a lieu cet examen. Il comporte six épreuves.

Le candidat élu à la suite de la dernière épreuve est désigné comme apte à subir les examens qui ont lieu devant le préfet au chef-lieu de la province. Cet examen comporte également un certain nombre d’épreuves, et si toutes ont été victorieuses, le candidat élu se présente devant l’examinateur impérial délégué spécialement dans chaque province.

Ce n’est qu’après avoir été admis par cet examinateur que le candidat reçoit le grade de bachelier.

Chaque épreuve dure une journée entière, et il en faut subir quinze environ pour satisfaire aux conditions du programme. Toutes ces épreuves sont écrites, et les candidats sont enfermés dans de petites cellules, sans le secours d’aucun livre, n’ayant avec eux que leur pinceau, l’encre et le papier. Ils doivent faire leurs compositions sur des sujets de littérature et de poésie, d’histoire et de philosophie. Ces examens ont lieu tous les ans au chef-lieu de la préfecture.

Les examens du second degré conférant la licence ont lieu tous les trois ans. Ils se passent à la capitale de la province et se composent de trois examens durant chacun trois jours et fournissant une durée totale de douze jours. Les candidats sont généralement très nombreux, quelquefois plus de dix mille pour deux cents élus!

Les examens du troisième degré conférant le doctorat ont lieu à Pékin dans le même ordre que les examens du second degré. Les élus de ce dernier concours subissent encore un dernier examen en présence de l’empereur et sont classés par ordre de mérite en quatre catégories : la première ne compte que quatre membres ; ils sont reçus immédiatement académiciens. La seconde catégorie comprend les candidats-académiciens, qui devront de nouveau concourir pour entrer à l’académie. La troisième catégorie nomme les attachés aux ministères, et la quatrième les sous-préfets ou ayant rang de sous-préfet.

Le nombre des docteurs admis à chaque session varie entre deux et trois cents.

Les académiciens deviennent les membres du Collège impérial des Han-lin et forment le corps le plus élevé dans lequel on choisit ordinairement les ministres de l’empereur. Je n’ai pas besoin de dire d’après cette énumération que la vie d’un lettré se passe en examens.

À vingt ans, en Europe, le temps est arrivé pour la plupart de laisser de côté l’étude et de commencer à l’oublier. Nous, nous commençons à élever notre ambition, c’est-à-dire à espérer un nouveau grade auquel correspondra un accroissement d’honneur et de fortune.

La hiérarchie chinoise n’est pas fondée sur l’ancienneté, mais sur le mérite. Le grade fixe la position ; et plus la position s’élève, plus il faut de mérite pour en être le titulaire. On n’aurait pas l’idée chez nous de se moquer d’un chef de bureau, par cette simple raison qu’un chef de bureau est nécessairement plus capable qu’un sous-chef. La hiérarchie par l’ancienneté est une erreur : ce n’est pas le crâne dénudé qui fait le mérite, et les jeunes attachés aux ministères m’ont suffisamment édifié sur les défaillances de l’ancienneté pour me faire d’autant mieux apprécier la sagacité de nos gouvernans d’en avoir supprimé la cause.

Rien ne peut donner une idée des démonstrations de joie qui accueillent la nouvelle d’un succès remporté dans les examens. J’ai vu en Angleterre et en Allemagne, c’est-à-dire dans les deux seuls pays où il existe des universités, des processions d’étudians, des fêtes de félicitations qui certes ne manquaient pas d’entrain ni de grandeur. Mais en Chine ces réjouissances ont une grande extension et sont extrêmement populaires.

Les cérémonies qui se font dans la famille sont aussi pompeuses que celles du mariage : les parens se réunissent d’abord au temple des ancêtres pour leur faire l’offrande de l’honneur qu’ils ont reçu ; puis, des festins magnifiques sont donnés à tous les membres de la famille et à tous les amis. Pendant plusieurs jours, on se livre à toutes les manifestations de la joie la plus vive. L’élu est porté comme en triomphe. Lorsqu’il va annoncer la nouvelle de son succès à ses connaissances et aux membres de sa famille, un orchestre de musiciens l’accompagne ; ses amis se tiennent autour de lui portant des bannières de soie rouge et lui font cortège. Il est acclamé par la population comme un roi qui aurait remporté une grande victoire. Sur les murailles de sa demeure sont affichées des lettres portant à la connaissance de tous le succès que l’élu a remporté. Ces mêmes lettres sont envoyées dans toutes les familles avec lesquelles l’élu entretient des relations.

Naturellement, l’éclat de ces fêtes et de ces honneurs n’est pas fait pour ralentir l’ambition des candidats. Toutes ces solennités attisent l’émulation et excitent ceux qui ont conquis les palmes du premier degré à prétendre à celles du second. Les fêtes relatives au succès du doctorat prennent les proportions d’une fête publique à laquelle se joignent tous les habitans de la ville où est né l’élu.

Outre les examens que j’ai mentionnés, il en existe encore d’autres qui succèdent au premier degré et qui donnent droit pour les élus à une pension alimentaire ou à un titre. Les lettrés pourvus de ce titre peuvent concourir pour les emplois dépendant de la magistrature, dont les membres ne sont pas les élus directs des examens. Si l’on ajoute enfin à tous ces honneurs, suffisans déjà par eux-mêmes pour enflammer l’ambition la plus lente, la pensée profondément chère au cœur des Chinois, que ces honneurs rejaillissent sur la famille, qu’ils sont agréables aux ancêtres et que les parens directs, le père et la mère, recevront le même rang et la même considération, on sentira quelle force peut avoir sur nos mœurs l’institution des concours.

Il pourrait arriver, comme cela se voit ailleurs, que le fils parvenu méprisât ses parens restés dans l’humble position où il est né lui-même. Mais nos lois ont été prudentes, et ce scandale n’attriste pas nos pensées.

Le père et la mère s’élèvent en même temps que leur fils, ils reçoivent l’honneur et le rang de son grade, et il n’y a que des heureux dans la famille le jour d’un triomphe aux examens. Ah ! nos ancêtres connaissaient bien le cœur humain et leurs institutions sont vraiment sages ! Elles méritent l’admiration et la reconnaissance de tous les amis de l’humanité. Plus j’apprendrai la civilisation moderne, plus ma passion pour nos vieilles institutions augmentera, car elles seules réalisent ce qu’elles promettent : la paix et l’égalité.


ix. — le journal et l’opinion.

Si l’on définissait « le journal » aussi exactement que le permette la complexité d’un tel mot, on pourrait dire que c’est une publication périodique destinée à créer une opinion dans le public.

Je pense que bien des journaux accepteraient cette définition, car c’est un noble métier que celui de créer une opinion et de la répandre presque instantanément à des milliers d’exemplaires, dans ce grand monde toujours nouveau qu’on appelle le public. Je suis un admirateur du journal en Europe. Il aide à passer le temps agréablement ; en voyage, c’est un compagnon qui vous suit comme s’il était à votre service ; vous le retrouvez partout, dans toutes les gares ; son titre seul vous est agréable à apercevoir, et avec un journal on regrette moins les absens. C’est là, je crois, son meilleur éloge.

L’influence du journal sur l’esprit n’est pas aussi grande qu’on pourrait le craindre. Si on lisait toujours le même journal, il est possible qu’à la longue, étant donné que le journal soit assez convaincu pour dire toujours la même chose, il exerçât sur l’esprit de l’abonné une influence profonde. Mais le public lit tant de journaux de nuances si diverses qu’on finit par être de tous les groupes politiques, ce qui est, du reste, infiniment commode lorsque les ministères changent.

Quoi qu’il en soit, les journaux répondent à un besoin. Telle que la société est organisée, il est devenu nécessaire d’utiliser tous les moyens de transmission de la pensée qui sont à sa disposition pour lui redire tous les bruits de la terre. Le journal dit généralement ce qui se passe lorsqu’il est très bien informé ; il ne dit que cela. Quelquefois il se risque à dire ce qui ne se passe pas, mais sous toutes réserves ; ce serait la seule chose intéressante, et, le lendemain, elle est démentie. À part cela, le journal a des articles d’opinion que les lecteurs de la même opinion approuvent très haut ; mais je me suis laissé dire qu’on n’avait jamais vu, — sauf en province peut-être, — des convertis du journalisme.

On ne peut pas dire cependant des journaux qu’ils prêchent dans le désert, mais dans le public, — ce qui est un peu de l’essence du désert, — ce monde mouvant, tantôt plaine, tantôt montagne, où rien n’est stable et rien ne vit, où les oasis ne sont que des mirages et qui ne semble exister que par le bruit des tempêtes qui soulèvent ses vagues de sable.

C’est en effet un monde insaisissable, capricieux. Ce qui lui plaît aujourd’hui lui déplaît demain ; il n’est jamais satisfait. Regardez ces affolés se précipiter à toute heure du jour sur les journaux : ils en lisent dix, vingt, — avec le même air impassible, — et vous les entendez toujours gémir : Il n’y a rien dans les journaux ! On attend le soir : rien ! le lendemain : rien encore ! Arrive enfin une nouvelle : tout le monde la sait avant le journal !

Quant aux articles sérieux, il paraît qu’on ne les lit jamais. Ils sont cependant toujours très bien faits ; mais ils n’ont d’intérêt que pour leurs auteurs, qui les lisent vingt fois, qui les relisent aux amis qui ont la bonne fortune de les rencontrer, sans jamais se lasser. Pour comprendre cet enthousiasme, il faut avoir vu son article imprimé à la première colonne et le voir entre les mains de quelqu’un de ce grand public ; voir qu’on le lit ; suivre avidement la pensée de cet ami inconnu… On l’embrasserait si on l’osait ; on lui révélerait le nom de l’auteur. Qui n’a pas connu ces émotions ne peut pas connaître le rôle du journal ; c’est une institution bien utile, bien précieuse pour ceux qui écrivent.

Telle est mon opinion ; elle aidera à faire comprendre les développemens qui vont suivre.

On chercherait vainement en Chine un journal ayant quelque analogie avec un journal européen (j’entends un journal publié sous le régime de la liberté absolue de la presse). C’est une liberté qui ne fleurit pas dans l’empire du Milieu ; et j’ajouterai, pour ne pas paraître le regretter, qu’il existe de grands empires, même en Occident, où cette liberté n’est pas entière. Mais, quoique nous n’ayons ni liberté de la presse, ni journalisme, nous avons cependant une opinion publique et on verra par la suite de ce récit qu’elle n’est pas un vain mot.

Le journal chinois a son histoire et ses antiquités, comme tout ce qui se rapporte à nos usages.

Au xiie siècle avant l’ère chrétienne, nous lisons dans nos livres que le peuple avait coutume de chanter des chansons adaptées aux mœurs de chaque province. L’empereur Hung-Hoang, de la dynastie des Tcheou, ordonna de compulser tous ces chants populaires afin qu’il connût les mœurs de son peuple. Ces chants ont été perdus dans le grand incendie des livres ; mais Confucius en recueillit trois cents dont il a composé le Livre des vers. Nous regardons cette publication comme l’origine du journal en Chine.

Quoiqu’il n’y ait plus eu de longtemps de publication analogue, et que la coutume des chansons populaires ne se soit pas maintenue, il n’en reste pas moins ce fait que les souverains de la Chine ont toujours été informés de l’état de l’opinion publique relativement aux actes de leur gouvernement. Il existe depuis de longs siècles un conseil permanent composé de fonctionnaires appelés censeurs et qui ont pour mission de présenter au souverain des rapports sur l’état de l’opinion dans les diverses provinces de l’Empire. Ces rapports constituaient un journal ayant l’empereur et les hauts dignitaires pour lecteurs. Plus tard, ces rapports ont reçu une plus grande publicité et aujourd’hui ils forment le journal qui s’appelle la Gazette de Péking et qui est, à vrai dire, le Journal officiel de l’empire.

La liberté de la presse n’existe pas en Chine, parce qu’elle serait contraire à l’idée que nous avons du caractère de la vérité de l’histoire.

Pour nous, il n’y a pas d’histoire contemporaine publiée. L’histoire ne publie que les annales des dynasties, et tant que la même dynastie occupe le trône, il n’est pas permis d’en publier l’histoire. Cette histoire est écrite, à mesure qu’elle se déroule, par un conseil de lettrés qui y apportent autant de soin et de sage lenteur que les immortels de l’Académie française à composer le Dictionnaire ?

On comprend dès lors qu’il soit nécessaire de tenir tous ces documens secrets pour qu’ils soient une reproduction fidèle de la vérité ; et on admettra d’autant plus facilement qu’il en soit ainsi que les hommes d’état célèbres suivent, en Europe, exactement le même principe pour la publication des mémoires qu’ils ont écrits sur les événemens contemporains. Souvent ces mémoires ne voient le jour qu’un temps déterminé après leur mort et ils ne serviront de documens historiques que lorsque le temps sera venu d’écrire l’histoire, à la manière de Tacite, sans passion et sans haine.

Il ne faudrait pas croire cependant que ce mutisme de l’histoire soit absolu. En certaines circonstances, on voit d’audacieux censeurs qui ne se font pas faute d’accuser de très hauts fonctionnaires sur les irrégularités d’actes administratifs, ordonner une enquête, et, selon les cas, infliger des punitions aux coupables. Le souverain lui-même n’est pas exempté de la sévérité des reproches.

Ce conseil des censeurs est une institution vraiment unique en ce qu’il réalise l’idéal même que poursuit le journalisme en Europe. Il est composé des lettrés les plus en renom de toutes les provinces ; ils ont, par faveur de l’empereur, le privilège de pouvoir tout dire, même les on-dit, et ils ne sont jamais réprimandés sur la légèreté de leurs informations.

La Gazette officielle n’est généralement reçue que dans les cercles officiels. Le peuple ignore complètement ce qui se passe dans l’ordre des faits politiques. Ce n’est pas qu’il n’y ait eu des tentatives dans ce sens, mais elles n’ont pas réussi. Depuis que les ports, en effet, ont été ouverts au commerce international, les étrangers ont fondé des journaux chinois rédigés par des Chinois sur le modèle des journaux européens.

L’exemple est contagieux, le bon comme le mauvais, et il s’est rencontré des Chinois qui ont essayé de faire paraître des journaux dans les provinces. Ces entreprises se sont heurtées contre les délits de presse, ce poison du journalisme, dont les gouvernemens usent assez fréquemment lorsque la liberté d’écrire dépasse la mesure permise par les lois existantes.

Le journalisme local est donc mort de mort violente, et personne ne songe à le ressusciter. Les étrangers seuls continuent à exploiter les journaux : ils sont considérés comme neutres. Les plus répandus de ces journaux sont : le Journal de Shanghaï et celui de Hong-Kong.

Il y a d’autres journaux publiés en anglais, mais ceux-ci n’ont d’abonnés que parmi les étrangers résidans.

Il existe une autre sorte de journal qu’on pourrait appeler un journal intime et que les Chinois ont coutume d’écrire. Ils y insèrent leurs impressions de voyage, les divers événemens importans auxquels ils assistent ; en général, tout ce qui mérite un souvenir. Mais si ces relations traitent de questions concernant la politique, elles ne peuvent être publiées tant que la même dynastie est souveraine du trône. C’est une loi qui peut paraître excessive ; mais elle atteint son but si l’on veut qu’il y ait une vérité historique absolue.

La presse est une sorte de statistique des opinions du jour, — je prends le jour comme unité ; — à ce point de vue, les journaux ont une grande utilité pratique lorsque ces opinions sont nombreuses. En Chine, où la presse n’existe pas, il n’est donc pas très aisé de rechercher quelles sont les opinions. Néanmoins, dans l’ordre politique, nous avons aussi nos conservateurs et nos démocrates ; nous avons les partisans des anciennes traditions de l’empire qui ne veulent à aucun prix faire de concessions à l’esprit nouveau. Ils pourraient fraterniser avec les réactionnaires de tous les pays. L’esprit démocratique, dont nous avons aussi de nombreux partisans, n’a pas les mêmes tendances qu’en Occident, où la démocratie admet une infinité de sens qu’il ne m’appartient pas de définir ici, mais qui, assurément, ne seraient pas du goût de nos démocrates. Ceux-ci croient simplement servir les intérêts du peuple et de manière à ce que le peuple en reçoive quelque profit. Voilà, je crois, une distinction qu’il était utile de faire.

Ces démocrates admettent ce principe « que ce qui est utile à la généralité est bon ; » et, dans beaucoup de cas, ils ne s’opposeront pas à une réforme sous prétexte d’obéir à des scrupules que d’autres tiennent pour inviolables.

La voix du peuple s’appelle aussi en Chine la voix de Dieu ; c’est la devise qui pare le blason découronné de tous les peuples de la terre, comme s’ils étaient les descendans d’une antique dynastie issue de Dieu même. Cette formule existe chez tous les peuples ; nos 400 millions d’habitans n’en ignorent pas le sens profond, et cette voix se fait entendre jusqu’au milieu des conseils du gouvernement quand les circonstances l’exigent.

Le peuple est, en effet, représenté par les lettrés qui se rendent des provinces dans la capitale ; et, quoiqu’ils n’aient aucun titre officiel, ils ont cependant le droit d’adresser des requêtes dans lesquelles ils exposent les réclamations nécessaires ; ces requêtes sont faites au nom du peuple.

C’est là une sorte de mandat sans élection ; les érudits et les lettrés ont cet honneur, qu’ils doivent à la culture de leur intelligence, d’être les avocats naturels du peuple pour faire entendre la voix de Dieu. Magnifique hommage, me semble-t-il, rendu au travail et à la persévérance, et qui inspire, pour la tradition qui perpétue cet usage, le plus grand respect !

Si jamais la Chine devait changer ses mœurs politiques et adopter un des modes de représentation nationale en vigueur chez les peuples de l’Occident, elle se souviendrait de cette tradition et n’accorderait le droit de vote et le titre de mandataire qu’à ceux qui se seraient honorés par l’étude et la probité.

Les requêtes présentées par les lettrés au nom des provinces sont examinées avec soin, et, lorsque les lois le permettent, si l’objet de la réclamation est juste, acceptées par le gouvernement.

Mais il arrive assez fréquemment que, pour répondre aux vœux contenus dans une requête, il faudrait une loi nouvelle. Or, chez nous, le code est fixe. On crée alors pour ces cas particuliers des exceptions qui pourront à leur tour établir des précédens pour de semblables circonstances.

C’est ainsi que nous comprenons la représentation nationale. La méthode est simple et ne nous impose aucun embarras. Nous n’avons pas les inquiétudes qui épuisent les états à gouvernemens parlementaires. L’empire est semblable à une grande famille dont le chef souverain dirige tous les intérêts et maintient tous les droits avec l’autorité que les siècles de l’histoire lui ont léguée et que le respect des traditions a consacrée. Le jour où l’empire appellera par toutes les voix du peuple l’attention de ses gouvernans sur la nécessité d’un changement dans les institutions fondamentales de l’état, ces changemens pourront s’effectuer sans secousse, parce qu’ils ne seront pas inspirés par la passion, mais par le désir seul de maintenir la paix dans toutes les provinces.

Mais ce jour n’a pas encore vu poindre les premières lueurs de son aurore, et si le journalisme importé dans nos ports a pu croire un moment à l’influence qu’il prétendait exercer sur les idées, il a dû reconnaître après expérience que c’était un rêve.

Pour se rendre compte de l’excellence d’une nouvelle invention, il ne suffit pas qu’un journal ou qu’une revue en démontrent les bienfaits. Dans un pays où le prestige de l’article n’existe pas, il est nécessaire que ce soient les essais eux-mêmes qui démontrent la réalité du progrès que l’on cherche à établir. On ne peut juger sans apprécier les conséquences. C’est là notre seul crime devant l’Europe.

Le sujet auquel je touche est des plus délicats à traiter ; car je veux dire mon opinion, et je ne veux pas paraître dédaigner ce qui fait l’étonnement même des Européens. Mais, quand on est sincère, on est d’avance excusable.

Le caractère essentiel de la civilisation occidentale est d’être envahissant. Je n’ai pas besoin de le démontrer.

Autrefois, les hordes barbares envahissaient aussi, non pas pour apporter les bienfaits d’un esprit nouveau, mais pour piller et ruiner les états florissans. Les civilisés suivent la même voie, mais prétendent arriver à l’établissement du bonheur sur la terre. La violence est le point de départ du progrès. Je me flatte de penser que la méthode n’est pas parfaite et qu’elle trouvera, notamment en Chine, autant de détracteurs qu’il y a de bons esprits. En Chine, comme partout où vivent des êtres humains, la lutte pour la vie tend au bonheur et le seul progrès appréciable est celui qui assure la paix et combat le paupérisme. La guerre et le paupérisme sont les deux fléaux de l’humanité, et le jour où la Chine sera convaincue que l’esprit nouveau dont s’enorgueillit le monde occidental, avec toutes ces inventions ingénieuses qui nous font battre des mains lorsque nous en constatons les prodiges, possède le secret qui fait les peuples paisibles et accroît leur bien-être, ah ! ce jour-là, la Chine entrera avec enthousiasme dans le concert universel. Ceux qui nous connaissent n’en ont jamais douté.

Mais cette conviction a-t-elle été faite ?

Sait-on quelles sont les importations du commerce dans ces ports qu’un traité fameux a rendus internationaux ? Les armes à feu ! Nous espérions des engins de paix, on nous vend des machines de guerre, et, en fait d’institutions modernes civilisatrices, nous inaugurons le militarisme !

Et l’on trouve que nous sommes défians !

Eh bien ! dussé-je indigner ceux qui ne pensent pas comme moi, nous haïssons de toutes nos forces tout ce qui, de près ou de loin, menace la paix et excite l’esprit de combat dans l’âme humaine, suffisamment imparfaite. Qu’avons-nous besoin de ces guerres, détestées des mères, et vers quel idéal peut nous conduire l’espoir d’armer un jour de fusils nos 400 millions de sujets ? Est-ce là une pensée de progrès ? Détourner la richesse publique de la voie qui lui est naturellement enseignée par l’esprit de raison pour la faire contribuer ensuite à organiser toutes les angoisses qui naissent et de l’emploi et de l’abus de la force, c’est, il me semble, s’amoindrir et se corrompre. Nous ne verrons jamais dans le militarisme un élément de civilisation : loin de là ! nous sommes convaincus que c’est le retour à la barbarie.

Mais les armes à feu ne sont pas les seules importations de première nécessité qui nous aient été offertes. À dire vrai, ce sont à peu près les seules dont l’utilité nous ait été démontrée : la démonstration a été parfaite. Mais il est d’autres essais qui n’ont pas réussi et à propos desquels on a toujours pensé que nous opposions un parti-pris contraire aux lois de la raison.

Comme je l’ai déjà dit, tout est soumis en Chine à l’examen, et l’examen porte non-seulement sur le mérite du système proposé, mais sur les avantages qu’il a procurés. Je prends pour exemple les chemins de fer. Ils n’ont pas réussi, quoique ce soit une merveilleuse manière de voyager ; mais quelque merveilleuse qu’elle soit, est-elle jugée utile ? Jusqu’à présent, non. Dès lors, elle n’est pas entreprise. De plus, l’exécution d’un tel projet apporterait dans les mœurs une grande perturbation : nous tenons par-dessus tout aux traditions de la famille, et, parmi elles, il n’en existe pas de plus chère que le culte des ancêtres et le respect de leurs tombes. La locomotive renverse tout sur son passage, elle n’a ni cœur, ni âme ; il faut qu’elle passe comme l’ouragan.

Nos peuples ne sont donc pas encore décidés à se laisser envahir par le cheval de feu ; et vraiment on ne peut trop leur en vouloir quand on se rappelle que l’Institut de France lui-même se refusa à admettre le projet de Fulton relatif à l’application de la vapeur à la locomotion des navires. Ils méritent bien autant d’indulgence que les savans de l’Académie, et même on les verrait mettre en pièce les ballons, par ignorance de la force ascensionnelle, refuser de s’éclairer par la lumière du gaz, qu’ils seraient quelque peu parens avec les Occidentaux… Ceci m’amène à dire qu’on ne convainc que l’esprit et qu’il vaut mieux démontrer par des faits évidens une vérité d’importance que l’imposer violemment en foulant aux pieds les traditions et les mœurs.

On n’accepte jamais ce qui est imposé, c’est une expérience qu’il n’est pas même nécessaire d’aller faire en Chine. En France, raconte-t-on, le peuple ne voulait pas manger de pommes de terre, parce que la pomme de terre lui était imposée : on l’avait rendue obligatoire. Le peuple n’en voulut pas ; il ne voulut même pas en goûter. Il fallut l’exemple de la cour ; il fallut même, si l’on en croit l’histoire, que défense expresse fût faite de manger des pommes de terre… et alors tout le monde en mangea. Voilà de la vraie civilisation, celle qui procède par la connaissance du cœur humain, le même sous toutes les latitudes. Que de pommes de terre on nous ferait manger si on s’y était pris de la bonne manière ! Mais on ne nous a apporté que la pomme de discorde !

Demandez à un Chinois comment il appelle les Anglais : il vous répondra que ce sont les marchands d’opium. De même, il vous dira que les Français sont des missionnaires. C’est sous chacun de ces deux aspects qu’il les connaît, et on comprendra aisément qu’il garde dans sa mémoire un souvenir ineffaçable de ces étrangers, puisque les uns ruinent sa santé aux dépens de sa bourse et que les autres bouleversent ses idées. Je constate seulement le fait ; car il se peut, après tout, que l’opium et les religions nouvelles soient des progrès irrésistibles. Le lecteur impartial appréciera.

Les étrangers qui débarquent en Chine n’ont qu’un but : la spéculation ; et, ce qui est infiniment curieux, tous ces étrangers spéculateurs nous méprisent, parce que nous sommes défians. N’est-ce pas là une observation qui vaut son pesant d’or ? Défians ! vraiment, il n’y a pas de quoi ! Notre ennemi, dit le fabuliste universel, c’est notre maître ; mais c’est aussi celui qui en veut à notre bourse, sous prétexte de civilisation. Défians ! Mais nous ne le serons jamais assez !

Nous sommes obligés de confondre dans notre esprit tous les peuples et tous les individus et de les appeler d’un même nom : les étrangers. Mais je tiens à affirmer que nous savons distinguer les bons des mauvais, car il est des étrangers qui honorent leur nationalité par le respect qu’ils témoignent pour nos institutions. Je veux parler des diplomates qui nous séduisent par leur distinction et qui accomplissent des tâches souvent délicates avec une courtoisie et un tact qui font le meilleur éloge de leur civilisation ; je veux parler aussi des érudits qui viennent étudier nos langues et puiser dans nos livres les enseignemens que la plus antique des sociétés humaines nous a donnés. Ceux-là ne sont pas pour nous des étrangers, mais des amis avec lesquels nous sommes fiers d’échanger nos pensées, et nous rêvons quelquefois de progrès et de civilisation avec ces fils légitimes de l’humanité, qui n’ont rien de commun avec les charlatans qui abordent sur nos rivages.

En terminant cette revue de l’opinion sur des sujets divers, je ne puis m’empêcher de parler des missionnaires et de l’état de l’opinion à leur égard. J’avais l’intention de dire toute ma pensée et d’exprimer, à côté du bien qu’on dit, le mal qu’on ne dit pas. Mais j’aurais craint de paraître passionné, et je me suis engagé, en écrivant ces impressions, à ne rien dire qui pût laisser supposer que je ne sais pas respecter la liberté de penser. Heureusement, j’ai trouvé, dans une des publications de la société des élèves de l’École libre des sciences politiques, école dont j’ai eu l’honneur d’être un des élèves, un travail de M. de La Vernède, et j’y ai lu ce que je n’osais pas moi-même dire de peur de n’être pas suffisamment écouté. Voici, en effet, ce que je lis dans cette note[2] : « Il y a trois siècles, les écrits des missionnaires donnaient une description enthousiaste de la Chine. Chacun, disaient-ils, est heureux dans ce merveilleux pays : Dieu l’a comblé de mille faveurs ; il lui a donné de riches étoffes, un breuvage délicieux et parfumé, des produits en abondance.

« La puissante et intelligente société de Jésus avait bien compris tout le parti qu’on en pouvait tirer : aussi envoya-t-elle en Chine des personnages très distingués qui saisirent tout de suite qu’il fallait se concilier les sympathies, s’identifier avec les idées des Chinois, se dépouiller complètement de leur caractère européen, avant de parler de dogmes et de mystères à ce grand peuple qui n’y aurait rien compris. En 1579, nous voyons d’illustres et habiles Italiens parcourir la Chine enseignant l’astronomie, la physique, les arts et la religion.

« Accueillis avec empressement par l’empereur, pensionnés sur le trésor, ils captivent toutes les classes de la société par leurs manières irrésistibles. Ils n’avaient qu’à parler pour convaincre. C’est qu’ils ne dénigraient pas, comme on le fait à présent, le culte admirable des ancêtres, ce culte que nous retrouvons à Rome dans l’antiquité. Ils respectaient Confucius et ils se gardaient bien d’offenser les antiques convictions sur lesquelles repose l’édifice politique de l’empire.

« Comme couronnement de leur œuvre intelligente, le grand empereur Kang-Hi décrète un édit qui leur permet d’ouvrir des églises. L’exposé des motifs est des plus curieux :

« Moi, premier président du ministère des rites, je présente avec respect cette requête à Votre Majesté pour obéir humblement à ses ordres.

« Nous avons délibéré, moi et mes assesseurs, sur l’affaire qu’elle nous a communiquée, et nous avons trouvé que ces Européens qui ont traversé de vastes mers sont venus des extrémités de la terre, attirés par votre haute sagesse et votre incomparable vertu. Ils ont présentement l’intendance et le tribunal des mathématiques ; ils ont rendu de grands services à l’empire. On n’a jamais accusé les Européens qui sont dans les provinces d’avoir fait aucun mal ni d’avoir commis aucun désordre ; la doctrine qu’ils enseignent n’est pas mauvaise ni capable de causer des troubles.

« Nous sommes d’avis qu’il faut leur laisser ouvrir des églises et permettre à tout le monde d’adorer Dieu comme il l’entend. »

« Mais bientôt les dominicains et les franciscains, jaloux de la puissance des jésuites dans l’extrême Orient, firent sortir du Vatican le blâme et la persécution ; ils détruisirent le magnifique édifice élevé par eux et les firent expulser en 1773 par une bulle du pape Clément XIV.

« Les lazaristes les remplacèrent par une méthode nouvelle. Ils froissèrent les habitudes morales de la nation, ses préjugés, ses croyances. Les jésuites eussent été d’excellens auxiliaires pour la politique et le commerce des Européens ; ils dominaient dans toute la Chine et préparaient petit à petit ce grand peuple à recevoir et à échanger ses richesses avec les peuples de l’Occident. Les lazaristes compromirent tout. »

Cette situation est un exposé très véridique. Il est juste d’affirmer que, partout où le zèle des missionnaires ne s’exercera que sur les esprits, ils ne trouveront aucune hostilité de la part du gouvernement. S’ils ont pour but l’éducation de l’âme par l’observation des principes évangéliques, ils feront bien de les appliquer eux-mêmes avant d’être assurés de rencontrer dans notre empire des sympathies et non des défiances. Que, sous le manteau de la religion, ils cachent des intentions suspectes, ce sont des manœuvres détestées même des Chinois, et personne n’entreprendrait d’excuser des missionnaires qu’un zèle trop ardent a transformés en agens de renseignemens.

Je crois avoir assez dit pour espérer pouvoir obtenir quelque sursis dans l’opinion de ceux qui nous jettent à la tête le nom de barbares. Nous sommes défians, voilà tout ! Mais le moyen de ne pas l’être ?

Dans un siècle où tout s’entreprend, ne trouvera-t-on pas un meilleur système que le protectorat pour définir l’alliance avec les contrées lointaines ? Ne pourrait-on pas apprendre à se connaître de gouvernement à gouvernement et préparer d’un commun accord toutes les concessions que des esprits faits pour s’entendre peuvent se faire mutuellement ? La cause de la civilisation y gagnerait… ce qu’elle perdra à chaque coup de canon. Mais on aime le bruit et la fumée, et les lauriers de la gloire ne fleurissent que sur les ruines.


x. — époques préhistoriques.

Les peuples de l’Occident n’ont pas d’histoire ancienne ; ils ne sont même pas certains de l’authenticité de faits importans qui se sont passés il y a quinze cents ans à peine. Au-delà de l’ère chrétienne, on ne distingue rien de défini : c’est le chaos de l’histoire ; les ténèbres sont suspendues sur le monde occidental.

Plus on s’éloigne des bords du couchant, plus l’obscurité diminue. La lumière grandit à mesure qu’on marche vers l’Orient, le pays du soleil. Voici Rome et les peuples de la péninsule qui nous apportent déjà cinq siècles d’histoire ; puis la Grèce et les colonies asiatiques, qui atteignent dans leurs poèmes le xiie siècle. Pénétrons plus avant sur la terre d’Asie et sur les contrées qui l’avoisinent : nous découvrons les civilisations qui ont brillé d’un vif éclat sur les bords de l’Euphrate et du Nil. Babylone et Ninive, d’une part, Memphis et Thèbes, de l’autre, sont encore dans leurs ruines les témoignages imposans d’une brillante civilisation remontant dans la suite des âges au-delà du xxe siècle.

Tous les peuples qui touchent aux bords de la Méditerranée ont eu de magnifiques destinées, et leurs travaux ont servi à la civilisation universelle.

Derrière eux cependant, l’histoire, qu’aucun préjugé n’arrête et qui cherche la vérité, leur découvre des ancêtres et inscrit déjà sur ses tablettes la date de quatre mille ans. Elle cherche la trace de tous ces états qui semblent avoir été les tribus dispersées d’un grand peuple et qui tour à tour ont disparu dans une tourmente d’invasions, emportant dans leur tombe les secrets de leur origine.

On croirait, à juger les événemens d’après la méthode sentimentale, qu’une volonté mystérieuse a élevé, puis anéanti chacun de ces états, en faisant passer la puissance entre les mains d’un peuple privilégié qui en usait au gré de son caprice et en était dépossédé quelque temps après. C’est là, en effet, une manière d’expliquer les événemens historiques qui ne manque pas d’originalité. Mais il suffit de jeter les yeux sur une carte de ces divers états pour se rendre compte que, géographiquement, leur avenir était naturellement instable et qu’ils devaient tôt ou tard être emportés dans un grand courant, quelques luttes qu’ils se soient livrées entre eux avant cette époque décisive. Ils étaient sur la route des peuples de l’Occident et sur celle de l’Orient : ils devaient donc fatalement être la proie des uns et des autres, et il est certain que, si tous ces états, au lieu de s’être détruits les uns les autres, avaient pu être assez puissans pour résister aux invasions et devenir à leur tour colonisateurs, l’Occident aurait eu un autre destin. La fondation de Massilia, au vie siècle, est une preuve de la justesse de cette opinion ; mais ce n’est qu’un fait isolé. Ce que je prétends établir, le voici : s’il y a eu des peuples asiatiques depuis les bords de la mer Méditerranée jusqu’aux montagnes du Thibet qui aient joui d’une civilisation parfaite dans l’antiquité la plus reculée, pourquoi les peuples de la Chine, cette terre mystérieuse que les conquérans classiques n’ont pas pu atteindre, ne seraient-ils pas dépositaires de la même civilisation ? C’est, pour un érudit européen, une vérité d’induction qu’il est permis de proposer sans qu’il en coûte à la logique.

Il serait curieux, en effet, que les sables brûlans de la Perse et de l’Arabie aient été peuplés, et que les contrées fertiles de l’Empire du Milieu confinant aux mers de l’Océan-Pacifique ne l’aient pas été ! C’est un contre-sens impossible à admettre, et, si l’on veut bien se souvenir que déjà, aux époques anciennes des royaumes de Darius, les ambitions des conquérans rêvaient de pénétrer au-delà de ce pays des Scythes indomptés, chez ces peuples dont ils connaissaient à peine le nom, on se convaincra sans doute que la Chine est historiquement le plus ancien des états de la terre et en possession des traditions les plus exactes de la race humaine.

La Chine n’a dû qu’à sa situation géographique d’avoir été épargnée par les conquêtes. À l’est, elle a les mêmes frontières que l’Océan, c’est-à-dire un vaste continent inhabité ; au nord, les glaces du pôle ; au sud, des chaînes de montagnes et des tribus errantes. Ce n’est qu’à l’ouest qu’elle est menacée. Mais les peuples qui s’étendent de ce côté de ses frontières lui servent de bouclier, et, pendant toute l’antiquité, la Chine entend le bruit lointain des combats et assiste, sans y prendre part, à tous les bouleversemens sociaux.

À partir du moment où le silence établit son empire entre nos grandes murailles et le tombeau d’Alexandre, notre isolement devient absolu : il a été le même durant toute l’antiquité.

Supposez une tribu appartenant à la race la plus antique de l’humanité et oubliée du reste du monde dans un coin de la terre, se développant d’après la loi de nature, selon la notion du progrès, c’est-à-dire avec l’intuition du meilleur, cherchant ses propres ressources en elle-même, ne songeant pas à sortir des limites dans lesquelles elle vit ; au contraire, croyant habiter un monde distinct des autres, et vous vous représenterez la nation chinoise, que personne ne peut connaître, parce qu’elle est un type unique dans l’humanité.

On ne peut connaître, en effet, qu’en comparant, et on ne peut comparer que deux termes ayant des points de contact, autrement on verse dans l’erreur. C’est là l’origine de tous les préjugés qui ont cours sur la Chine et sur les Chinois.

Ce qui m’étonne, c’est que la Chine soit dédaignée même par les savans, et que nos lettres aient moins de faveur auprès d’eux que les hiéroglyphes de l’Égypte. Cependant il serait assez curieux de constater que nos maximes philosophiques ont précédé celles des grands maîtres de la Grèce, que nos arts florissaient à une époque où Athènes était encore à fonder et que nos principes de gouvernement étaient en vigueur longtemps avant que les souverains de l’Égypte eussent dicté leurs codes. Ce sont là des sujets dignes d’attirer l’attention et qui méritent au moins autant d’intérêt que l’étude des inscriptions chaldéennes.

Quoi qu’il en soit, m’étant proposé de m’instruire dans la connaissance des antiquités et de savoir l’opinion des érudits de l’Occident sur l’origine du monde, j’ai consulté les sources et je n’ai rien appris de très défini sur la question.

Il y a environ six mille ans, le premier homme aurait paru sur la terre ; sa femme aurait attiré sur lui la colère du Créateur, et leurs descendans se seraient trouvés dès lors exposés à toutes les vengeances du ciel. Les hommes seraient ces descendans. Voilà la théorie de l’Occident réduite à une simple expression ; elle proclame un Créateur, Dieu, et une créature, l’homme. Mais comment sont nés les arts et les coutumes ? Comment se sont formés tous les élémens de la vie sociale ? À quelle époque la société a-t-elle été organisée ? Autant de questions sur lesquelles n’existent que des lueurs, et, quant aux principes, ils sont même contredits par certains savans, qui les traitent d’hypothèses ou d’imaginations. Que ces critiques soient fondées ou non, qu’elles soient faites au nom de la science ou au nom de la passion, je n’ai pas à le savoir ; mais la Bible a pour nous un grand mérite ; c’est que c’est un livre ancien et un livre de l’Orient. À ce double point de vue, il nous est cher, et l’on verra, par la suite, que notre histoire sacrée, sous quelques aspects, n’en est pas absolument différente.

L’histoire de la Chine comprend deux grandes périodes : celle qui s’étend depuis l’an 1980 avant l’ère chrétienne jusqu’à nos jours, dite période officielle, et l’autre remontant dans l’antiquité à dater de l’an 1980, dite période préhistorique.

Je vais essayer de donner un résumé de cette période préhistorique que nos livres développent avec un grand soin, car elle est la période d’enfantement de notre civilisation et l’introduction à la vie sociale.

L’histoire ne dit pas comment est venu l’homme, mais elle établit qu’il y a eu un premier homme. « Cet homme était placé entre le ciel et la terre et savait à quelle distance il était placé de l’un et de l’autre. Il connaissait le principe de causalité, l’existence des élémens, et comment les germes des êtres vivans étaient formés. »

L’imagination populaire se représente encore ce premier homme comme doué d’une grande puissance et portant dans chacune de ses mains le soleil et la lune.

Nos livres sacrés donnent, comme on le voit, à la lecture du texte qui définit la nature de l’homme, une idée élevée de son origine et proclament le principe de la personnalité. Cet être, placé entre le ciel et la terre, c’est-à-dire portant un esprit dans une enveloppe terrestre, sait qui il est, ni Dieu ni matière, mais doué d’une intelligence qu’inspirera le principe de causalité et entouré d’élémens qui viendront en aide aux ressources de son invention.

Tel est l’homme, le premier. À quelle époque paraît-il ? Il y a des milliers d’années ; le nombre en est incalculable. L’histoire de cet homme et de ses descendans forme la période préhistorique qui s’est accomplie dans les limites de notre empire.

On remarquera la tradition populaire qui met le soleil et la lune dans chacune des mains du premier homme. Le soleil et la lune symbolisent chez nous le masculin et le féminin, et c’est de leur réunion que date l’ère de l’humanité souffrante, abandonnée. Cette tradition se rapproche du texte de la Bible et a quelque rapport avec l’aventure de la pomme dans le paradis terrestre. Nous représentons la même catastrophe par la rencontre subite du soleil-masculin et de la lune-féminin. C’est, je crois, une manière aussi voilée de faire comprendre le péché originel, mais un peu mieux spécifiée.

Cette préface de l’histoire des hommes précède immédiatement le récit de leurs premiers essais de civilisation, si l’on peut exprimer par ce mot les premiers pas de l’homme sur la terre et ses premières conquêtes sur l’ignorance.

La notion d’une Providence céleste veillant sur les hommes et fécondant leurs efforts apparaît dans notre histoire avec une grande force de vérité, par ce fait que les hommes ont été gouvernés par des empereurs d’une sagesse inspirée et qui ont été les organisateurs de la civilisation chinoise. Ces empereurs sont considérés comme saints. L’histoire ne leur assigne pas de date certaine, mais nous apprend quels furent leurs travaux.

Le premier empereur est appelé l’empereur du ciel. Il a déterminé l’ordre du temps, qu’il a divisé en dix troncs célestes et douze branches terrestres, le tout formant un cycle. Cet empereur vécut dix-huit mille ans. Le second empereur est l’empereur de la terre ; il vécut aussi dix-huit mille ans ; on lui attribue la division du mois en trente jours. Le troisième empereur est l’empereur des hommes. Sous son règne apparaissent les premières ébauches de la vie sociale. Il partage son territoire en neuf parties, et, à chacune d’elles, il donne pour chef un des membres de sa famille. L’histoire célèbre pour la première fois les beautés de la nature et la douceur du climat. Ce règne eut quarante-cinq mille cinq cents ans de durée.

Pendant ces trois règnes qui embrassent une période de quatre-vingt-un mille ans, il n’est question ni de l’habitation ni du vêtement. L’histoire nous dit que les hommes vivaient dans des cavernes, sans crainte des animaux, et la notion de la pudeur n’existait pas parmi eux.

À la suite de quels événemens cet état de choses se transforma-t-il ? L’histoire n’en dit mot. Mais on remarquera le nom des trois premiers empereurs qui comprennent trois termes, le ciel, la terre, les hommes, gradation qui conduit à l’hypothèse d’une décadence progressive dans l’état de l’humanité. C’est sous le règne du quatrième empereur, appelé empereur des nids, que commence véritablement la lutte pour la vie. L’homme cherche à se défendre contre les animaux sauvages et se construit des nids en bois. Il se sert de la peau des animaux pour se couvrir, et les textes font la distinction entre les deux expressions : se couvrir et se vêtir.

L’agriculture est encore inconnue.

Le cinquième empereur est l’empereur du feu. C’est lui qui, par l’observation des phénomènes de la nature, découvrit le feu et indiqua le moyen de le produire. Il enseigna aux hommes la vie domestique ; on lui doit l’institution de l’échange et l’invention des cordes de nœuds pour fixer le souvenir de certains faits importans. La vie sauvage a presque complètement disparu.

Son successeur, Fou-Hy, enseigna aux hommes la pêche, la chasse, l’élève des animaux domestiques. Il proclama les huit diagrammes, c’est-à-dire les principes fondamentaux qui contiennent en essence tous les progrès de la civilisation et qui ont donné naissance à la philosophie. C’est aussi pendant ce règne que s’est organisée la propriété.

Ce grand empereur, que nos livres considèrent comme inspiré par la Providence pour préparer le bonheur des hommes, régla la plupart des institutions qui constituent actuellement les mœurs de la Chine. Il a défini les quatre saisons et réglé le calendrier. Dans son système, le premier jour de l’année est le premier jour du printemps, ce qui correspond à peu près au milieu de l’hiver dans le calendrier en usage chez les peuples de l’Occident. L’institution du mariage, avec toutes ses cérémonies, date de ce règne : le don de fiançailles consistait alors en peaux d’animaux. Il enseigna aux hommes l’orientation en fixant les points cardinaux. Il inventa aussi la musique par la vibration des cordes.

Le successeur de Fou-Hy est Tcheng-Nung, ou empereur de l’agriculture. Il étudia les propriétés des plantes et enseigna le moyen de guérir les maladies. Il entreprit de grands travaux de canalisation ; il fit creuser des rivières et arrêta les progrès de la mer. C’est de son règne que date l’emblème du dragon qui se trouve actuellement dans les armes de l’empereur. L’histoire mentionne l’apparition de ce cheval fantastique comme un événement mystérieux, sorte de prodige assez fréquent dans la plupart des souvenirs de l’antiquité.

Le successeur de Tcheng-Nung est l’empereur Jaune, qui continua l’œuvre commencée par ses prédécesseurs en créant l’observatoire, les instrumens à vent, les costumes, l’ameublement, l’arc, la voiture, le navire, les monnaies. Il publia un livre de médecine. On y lit pour la première fois l’expression de « tâter le pouls. » La valeur des objets fut également réglée ; ainsi il est dit : « Les perles sont plus précieuses que l’or. » La femme de cet empereur éleva les premiers vers à soie.

C’est sous ce règne que fut organisée la division administrative de l’empire.

La réunion de huit maisons voisines s’appela un puits. Trois puits formèrent un ami, et trois amis composèrent un village. La sous-préfecture comprit cinq villages ; dix sous-préfectures firent un département ; dix départemens, un district, et dix districts, une province.

Les premières mines de cuivre ont été exploitées par l’empereur Jaune.

Le règne du successeur de cet empereur porte une date certaine : c’est l’année 2399, et jusqu’à l’année 1980, époque à laquelle commence la période officielle, les empereurs qui se succèdent sont tous considérés comme saints. Jusqu’à cette date, la puissance impériale ne s’est pas transmise par l’hérédité. Chaque empereur, sur le déclin de sa vie, choisissait le plus digne d’occuper le trône et abdiquait en sa faveur.

Sous le règne du dernier empereur saint, c’est-à-dire vers l’an 2000, l’histoire mentionne de grands travaux hydrauliques accomplis pendant les inondations, qui causèrent de grands désastres. C’est le seul fait de ce genre qui puisse avoir quelque rapport avec le déluge. Il reste à savoir s’il y a concordance de date : c’est une question que je ne me chargerai pas de résoudre, et qui n’offre du reste qu’un médiocre intérêt depuis qu’il a été démontré que le déluge n’a pas été universel.

Tel est, en un rapide résumé, le sommaire de nos annales mystérieuses. Elles n’ont pas l’intérêt séduisant des fables de la mythologie ; elles racontent simplement les commencemens de l’histoire du monde en nous initiant, pas à pas, aux progrès accomplis. C’est la vie primitive.

Nous attachons un grand prix à tout ce qui est ancien, et parmi les traditions populaires qui ont résisté au temps il n’en est pas de plus estimée que celle où l’enseignement de la civilisation nous est présenté comme inspiré par la Providence. Nous aimons à rattacher nos institutions à un principe supérieur à l’homme : ainsi Moïse rapporta à son peuple le texte des lois qu’il venait d’écrire sous la dictée de Dieu. Le monde chrétien ne pourra pas trouver trop étrange notre spiritualisme, puisqu’il est la base de sa foi.

Tcheng-Ki-Tong.


  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Annuaire, exercice 1875-76.