Librairie Delagrave (p. 59-84).

CHAPITRE IV
LE NATIONALISME

Les manifestations indirectes.

Après avoir essayé d’expliquer l’attitude des Chinois à l’égard des étrangers au cours de ces dernières années, nous nous arrêterons aux manifestations du sentiment nouveau que reflète cette attitude, les plus effectives et les plus opérantes n’étant pas nécessairement les plus claires et les plus immédiatement perceptibles. Nous fixerons en même temps la personnalité bruyante des manifestants.

« Tout patriote, a dit Rousseau, est dur aux étrangers. » Serait-ce par cet argument de notre propre auteur, que les Jeunes Chinois nous deviendraient hostiles ?… Quoi qu’il en soit, ne nous étonnons pas que Montesquieu et Rousseau — ce dernier surtout — aient mis leurs principes dans ces cerveaux préparés à les adopter. Le San Tseu King ou « Livre en stances de trois caractères » commence par cette phrase : « La nature humaine est bonne dans son principe, le mal provient de ce que l’homme s’en écarte. » Que sur des millions de Chinois qui, dans leur enfance, ont appris à lire les caractères les plus usuels en répétant cette phrase à satiété, il s’en soit trouvé des milliers pour y croire, rien de plus naturel. On s’explique combien il fut aisé aux novateurs de faire admettre à ceux-ci les conséquences politiques de l’égalité des hommes, c’est-à-dire la nécessité de jeter bas le pouvoir de droit divin et de le remplacer par des institutions démocratiques.

La « Jeune Chine » ne date vraiment que des leçons de la guerre russo-japonaise (1904-1905), quand la connaissance du savoir occidental apparut comme seule capable d’aider un peuple à vaincre ou au moins à se défendre. La victoire japonaise de 1895 avait bien révolté certains Chinois et éveillé parmi eux le goût ou l’envie des réformes, mais ces réformateurs, du reste peu nombreux, n’offraient rien de comparable à l’excitation morbide des manifestants d’aujourd’hui ; aussi Tseu-Hi en était-elle vite venue à bout. Après la victoire des Japonais sur les Russes, c’est toute la jeunesse des écoles qui se laisse enrégimenter dans les rangs des novateurs qui, comme Sun Yat Sen, ont voyagé ou voyageront demain en Europe et en Amérique, et se déclare bruyamment pour les réformes.

Certes, on peut dire qu’à tous égards, c’est bien la « Jeune Chine » qui se lève ! Chez nous, sont étudiants les jeunes gens inscrits dans les Facultés ; en Chine, ce sont tous les écoliers qui se dénombrent à présent par quatre millions et demi dans les écoles gouvernementales et un million dans les écoles privées indigènes et étrangères.

Tels sont les manifestants. La presse, les centaines de journaux qui existent en Chine, les secondent, véhiculent dans l’Empire leurs idées ou, plus exactement, les idées de ceux qui les mènent et déterminent surtout dans les ports ouverts où se trouvent les étrangers, un courant de nationalisme aigu et délirant ; agressif, ce nationalisme ne le deviendra qu’après 1911, sur le territoire de la République, quand ayant atteint son premier but, le renversement de la dynastie, il tendra au second, l’affranchissement des tutelles ou des influences étrangères. Car tel est le programme de nos nouveaux nationalistes, contrairement à celui des Taïping qui ne consistait qu’à abattre la dynastie des envahisseurs.

Cependant, au dire de certains, les deux buts se confondaient déjà dans la révolution de 1911.

« On s’est d’abord quelque peu moqué, en Europe, écrit M. Ferrero, de la République d’Angora et de la République de Pékin ; on a cru y voir une singerie maladroite d’élèves stupides, s’appliquant à copier des modèles pour eux incompréhensibles. Il se pourrait que les républicains turcs et chinois aient su ce qu’ils faisaient, mieux que leurs critiques d’Europe ne le supposent. La république n’a été dans les deux pays, qu’une machine de guerre du nationalisme contre l’influence étrangère. Telle est d’ailleurs, un peu partout, la fonction des institutions républicaines. La république est une forme de gouvernement beaucoup plus nationale que la monarchie, qui, par sa nature, doit tendre à une sorte de cosmopolitisme ou d’universalité supérieure aux variétés nationales. »

Ainsi la révolution chinoise serait une manifestation du sentiment national, manifestation moins claire que d’autres, mais certes non moins opérante. De fait, elle est le point de départ de toutes celles de même ordre qui se sont traduites non seulement par des troubles de rue, mais par des doctrines, des théories, une évolution intellectuelle désordonnée, mais au fond de laquelle se retrouve toujours le même mobile l’indépendance à l’égard des étrangers.

Le propre de cette évolution, ou si l’on veut de cette agitation, fut d’aller d’emblée aux extrêmes. Alors qu’on a vu les Japonais glisser pour ainsi dire de leurs méthodes aux nôtres, le bouleversement semble être à l’ordre du jour des Chinois. Cela tient à ce que l’organisme chinois, issu d’un traditionalisme étroit, est moins souple, partant moins apte aux transformations que l’organisme japonais exercé depuis longtemps aux assimilations partielles, qu’il les tienne de la Chine, de l’Inde ou d’Europe. Et puis la Chine n’a jamais eu comme le Japon cette classe de patriotes farouches, les Samouraï, qui, tout en concevant la nécessité de la révolution et du progrès, surent modérer l’ardeur des innovateurs, ménager des transitions, empêcher les brusques changements.

Au contraire, les doctrines extrêmes, les plus éloignées de leur traditionalisme, seront celles qui auront le plus de chance de convenir aux Jeunes Chinois qui ont tendance à faire table rase de tout ce qui supporta, pendant des millénaires, l’édifice de leur civilisation. « On appelle notre âge, l’âge de l’affranchissement, lit-on dans la Revue des Jeunes (depuis la Jeunesse nouvelle), de septembre 1915. Affranchissement civil, affranchissement religieux, affranchissement financier, et pour les femmes, affranchissement du joug de l’homme… Nous, la jeunesse nouvelle de la société nouvelle, nous aspirons à la suppression de toutes les formes de gouvernement qui ont fatigué l’humanité ; nous espérons l’avènement d’un état social perfectionné. »

L’idée de patrie dans la morale nouvelle.

Rien ne révèle plus clairement l’état d’esprit des Jeunes Chinois, que leur besoin d’une morale nouvelle.

Dans son ouvrage le Flot montant, le P. Léon Wieger fait de cette morale, l’exposé suivant, d’après un article de la Revue la Jeunesse nouvelle, de février 1918.

« À l’avenir, la morale devra être créatrice, progressiste, éclairée. 1° Créatrice. — Nos actions et nos paroles de chaque jour produisent des effets sur notre entourage, sur la société. Il faudrait que ces effets fussent créateurs, non destructeurs. Il nous faut une morale altruiste, non égoïste ; une morale qui, profitant aux autres, profite à la société. 2° Progressiste. — Les instructions morales sur le bien et le mal ne manquent pas chez nous, nos moralistes nous en ont laissé par centaines. Mais cette morale est vieillotte et stéréotypée. De nos jours, faire le bien et éviter le mal, n'est plus qu'une morale étriquée et incomplète. Le mouvement social exige de nous tous que nous nous intéressions et participions à la moralité des autres. Le temps de la pureté solitaire, du repos dans la paix, est passé. Les enseignements de Wang Yang-Ming et de Jésus sur la morale active et progressiste devont être désormais le code de notre Jeunesse nouvelle. 3° Éclairée. — Le bas peuple agit bien assez souvent mais sans savoir pourquoi, par instinct ou par imitation. Pareille morale n'étant pas éclairée, n'est ni ferme ni constante. L'enseignement théorique de la morale devrait être plus développé chez nous. Il faudrait faire table rase de certains points de morale courante, reconnus faux et préjudiciables. Le christianisme met à l'arrière-plan de sa morale le ciel et l'enfer et au premier plan l'obéissance à Dieu en tout, pour obtenir le ciel et éviter l'enfer. Sa morale n'est donc pas de la morale, c'est de l'intérêt, du calcul. L'enseignement devrait propager chez nous la morale sociale désintéressée, pratiquée non pour aucun avantage particulier, mais pour le bien commun. »

La morale nouvelle, dont l’apparition date du lendemain même de la révolution de 1911, est déjà condensée dans les manuels scolaires et enseignée à l’enfant comme une leçon.

Nous insisterons pour des raisons que nous avons indiquées dans le chapitre précédent, sur la place que l’idée de patrie tient tant dans les manuels de morale que dans les articles de presse des Jeunes Chinois.

On lit dans le Manuel à l’usage des écoles primaires supérieures :

« Tout homme a le devoir de protéger son pays ; il doit être loyal et fidèle. Cette loyauté fait partie des dons naturels, de la nature droite, reçue du ciel (innée). Dans ces dernières années, notre pays a été outragé par l’étranger souvent et gravement, et les motifs de rancune ne nous manquent pas… Que les nôtres se le tiennent pour dit. S’ils songent à se venger de l’étranger, s’ils veulent le vaincre à son tour, il leur faudra d’abord fondre en un seul cœur les cœurs de tous les citoyens de la Chine. Au temps où nous vivions séparés du monde, les soldats n’étaient nécessaires que pour réprimer les rebellions intérieures. Maintenant, en ce temps de relations internationales, on en a besoin de plus, pour empêcher que le pays ne soit insulté. »

Un étudiant écrit dans la Jeunesse nouvelle du 10 mars 1920 :

« J’ai perdu ma mère, il y a deux ans. À cette occasion, j’ai remarqué dans nos rites funèbres bien des choses qui m’ont indigné… Les parents et les parentes firent si bien qu’il me fallut ôter mes habits fourrés. Pourquoi les fourrures sont-elles prohibées en temps de deuil ? Qui donnera à cette question une réponse raisonnable ? Ne peut-on pas prouver sa piété filiale autrement qu’en se laissant geler ? J’aime mieux le procédé d’un certain Li, lequel se contenta, pour tout deuil, de faire cuire mille tasses en porcelaine fine, portant chacune cette inscription : « Ma mère mourante m’a dit : Mon fils, n’oublie jamais l’outrage national du 7 mai », l’ultimatum japonais de 1915 à la Chine pour l’acceptation des vingt et une demandes[1]. »

Un élève de l’école de langues d’Ou-Tchang se demande dans la Revue des étudiants :

« Qu’est-ce que le patriotisme… ? C’est un amour ardent mis au service de son pays. Le patriotisme est l’âme d’une nation. Un pays sans patriotisme ne serait pas digne d’exister. Nous, jeunes gens, à notre âge, comment serons-nous patriotes ? En remplissant bien tous nos devoirs sociaux, en formant notre caractère, en nous opposant à ceux qui voudraient exploiter le pays à leur propre profit, en veillant toujours au salut de notre pays… En cas de guerre, tout Chinois doit saisir un fusil et se placer pour le défendre devant le drapeau à cinq couleurs[2]. Le citoyen doit faire corps avec son pays aussi bien dans l’adversité que dans la prospérité[3]. »

Une dernière citation qui n’est point celle d’un « Jeune » et qui d’une certaine manière est par là plus intéressante encore pour nous. C’est la remarque d’un des hommes les plus réfléchis et les plus représentatifs d’une Chine parfaitement évoluée que nous ayons rencontrés, M. Lou Tseng-Tsiang, ancien président du Conseil et ministre des Affaires étrangères.

« Les gens qui s’inquiètent du sort de la Chine craignent fort que la crise financière ne cause sa perte, écrivait-il en 1919 dans un rapport au président de la République chinoise, à son retour de la Conférence de la Paix où il avait représenté son pays. À mon humble avis, ce n’est pas cela, mais le défaut de patriotisme de nos compatriotes que nous devons redouter aujourd’hui. Les précédents que l’on pourra facilement trouver dans l’histoire, les récents exemples que nous donnent les puissances amies sont là pour nous prouver que le seul moyen de sauver notre pays de la ruine est dans le relèvement du sentiment patriotique de notre peuple. »

Si instructives pour nous, si édifiantes en soi que puissent être les citations que nous venons de faire, nous ne sommes pas si simple que de croire la Jeune Chine tout entière prête à les approuver. Nous savons qu’en même temps qu’elle est pleine d’aspirations bonnes, elle est saturée d’erreurs anciennes et modernes ; que non seulement un souffle de nationalisme l’agite, mais que les doctrines les plus diverses, les plus subversives même, venues de partout et surtout d’Europe, ne la laissent pas indifférente. Les mêmes revues, les même journaux contiennent des articles de l’inspiration et des tendances les plus opposées. C’est partout la même confusion dans la recherche d’un mode de vie sociale, comme dans celle d’une morale nouvelle. En dépit de l’enseignement officiel et généralisé des manuels, le désarroi est dans les esprits. De longues années sont nécessaires pour calmer, d’un côté, l’ardeur excessive de ceux qui veulent transformer au plus tôt le fonds d’idées de leurs concitoyens, et pour secouer, de l’autre, l’apathie de la masse.

Cependant si sous l’Empire, l’amour de la patrie ou ce qui en tenait lieu s’identifiait avec celui de l’empereur, représentant de la suprématie chinoise sur tous les peuples du monde, et si, seules, les classes officielles semblaient en être imprégnées, force nous est de constater qu’il n’en est plus de même à présent. Peu à peu, parmi la jeunesse des écoles, une âme nouvelle se forme qui réagit, qui risque d’être une âme xénophobe, mais n’en exprime pas moins un sentiment qui n’est autre que le sentiment national. Et si mal compris que soit encore ce sentiment, il serait désormais aussi absurde de le nier qu’imprudent de le négliger.

Les manifestations directes.

De toutes les manifestations du sentiment nouveau qui anime la jeunesse des écoles, aucune n’eut l’importance de celle du printemps de 1925, à Changhaï[4]. Les étudiants ont toujours formé la majorité agissante du parti de Sun Yat Sen ; en 1921, ils excitaient les ouvriers qui troublaient Canton ; en 1923, on les retrouvait dans la grève des marins de Hong-Kong ; mais jamais leur animosité contre les étrangers n’avait atteint le degré qu’elle atteignit l’an dernier.

Si l’on résume les événements qui se sont alors déroulés à Changhaï, on voit à l’origine une révolte éclater dans une filature de coton japonaise à l’occasion du traitement infligé à un ouvrier chinois par ses patrons. Les compatriotes de ce dernier, employés dans la même filature, prennent fait et cause pour lui et se mettent en grève. Des éléments subversifs, nombreux à Changhaï, et toujours aux aguets depuis que les bolchévistes y travaillent, se saisissent immédiatement de ce prétexte pour créer, dans la concession internationale, un mouvement de rue anti-japonais. (On sait qu’il existe à Changhaï, en bordure du Houang-Pou ou rivière de Changhaï, une concession internationale formée en 1863 de la concession anglaise (1843) et de la concession américaine (1848), puis, en amont de la concession internationale, la concession française qui date de 1847.)

Le 30 mai, au matin, des manifestations d’étudiants et d’ouvriers ont lieu. Des étudiants sont arrêtés. L’après-midi, leurs camarades vont protester contre leur arrestation devant le poste de police de la concession internationale où on les retient, et exigent leur élargissement. À un certain moment, les policiers, sujets anglais pour la plupart, tirent sur la foule, sans nécessité absolue, ce qui s’implique des suites de l’enquête internationale qui suivit[5] : quatre étudiants sont tués, six blessés dont deux succombent bientôt, et dix-sept passants sont atteints dont trois meurent peu de temps après ; enfin plus de quarante étudiants sont arrêtés.

Le 31 mai, étudiants et ouvriers contraignent le président de la chambre de commerce chinoise de signer un ordre de grève générale et adoptent un certain nombre de résolutions, notamment la remise entre les mains des Chinois du contrôle de la police municipale, le retrait des vaisseaux de guerre étrangers de la rivière de Changhaï, la mise en liberté des détenus, le châtiment des policiers qui ont tiré, une indemnité pour les familles des victimes et l’abrogation temporaire des taxes municipales.

Le 1er juin, le ministre des Affaires étrangères de Chine adresse une protestation au doyen du Corps diplomatique à Pékin, dans laquelle il fait remarquer que « quel que soit le caractère de la manifestation, les étudiants qui sont des jeunes gens de bonne famille, pleins de patriotisme et non armés, ne sauraient être en aucun cas traités comme de simples malfaiteurs et qu’au lieu de les calmer par des moyens appropriés, la police a recouru aux moyens extrêmes ». Il prie en outre le doyen de « donner d’urgence les instructions nécessaires aux autorités consulaires de Changhaï, afin que soient remises immédiatement en liberté les personnes arrêtées et afin que lesdites autorités s’entendent avec le commissaire spécial des Affaires étrangères à Changhaï, pour empêcher le retour de pareils événements ».

Mais au même moment, les étudiants se réunissent dans la rue où la foule s’est massée et lorsqu’ils se disposent à attaquer la police, dit une dépêche de source anglaise, celle-ci dirige sur eux un jet de pompe à incendie. Les assaillants arrachent les pavés et les lancent sur la police qui alors ouvre le feu. »

Il y a, cette fois, trois morts et dix-huit blessés.

Le 2 juin et les jours suivants, grève et manifestations continuent sur la concession internationale.

Entre temps, le doyen du Corps diplomatique répond au ministre des Affaires étrangères en justifiant l’attitude de la police. Celui-ci réplique en chargeant au contraire la police de la responsabilité entière des troubles.

Le doyen envoie une seconde note dans laquelle il déclare que le gouvernement chinois est incomplètement informé et annonce qu’une délégation diplomatique partira bientôt de Pékin pour Changhaï où elle se livrera à une enquête minutieuse, sur tout ce qui s’est passé.

Cependant le mouvement anti-étranger, en l’espèce anti-japonais et anti-anglais, se propageait sur le territoire chinois[6]. Non seulement Ning-Po, Nankin, Hankéou, Kiou-Kiang, Tien-Tsin, Pékin, Amoy, Souatéou, Hong-Kong et Canton furent gagnés au mouvement, mais encore les villes lointaines de l’ouest comme Tchong-King sur le Haut-Yang-Tsé. Avec des alternatives de recrudescence et d’accalmie, les manifestations durèrent jusqu’à l’automne, époque à laquelle les préparatifs des généraux assez vite suivis de l’ouverture d’hostilités, détournèrent l’attention des manifestants.

Les doléances officielles.

Quoi qu’il en soit, les incidents de Changhaï et autres lieux ont fait davantage pour l’idée nationale en Chine que des années de propagande. Des voix se sont élevées parmi les Chinois, avec un sang-froid, une volonté d’être entendues, une précision inaccoutumée qui nous frappent plus que les cris de la rue ; nous savions que le Chinois, d’apparence souvent allègre, s’abandonne parfois brusquement à des élans de rage irrésistible. Les médecins européens connaissent sa nervosité anormale et certains voient en lui un névropathe et un hystérique. Mais il faut lire la déclaration à la fois pondérée et ferme faite au milieu de juin 1925 et communiquée à la presse par M. Tcheng Loh, ministre de Chine à Paris.

« La cause profonde de ces événements (les manifestations anti-étrangères), y lisait-on, est le réveil de la dignité nationale chinoise. Les relations de notre pays avec les nations étrangères sont encore basées sur des traités surannés, qui ont débuté par la guerre de l’opium de 1842 et qui ont été successivement imposés à la Chine dans des cas où elle ne possédait plus son entière liberté de contracter. Ce fut une série d’abus dont l’histoire rendra justice à la Chine.

« Lors de la grande guerre 1914-1918, la Chine vint se ranger aux côtés des alliés mettant tous ses espoirs en la justice des Européens ; ce fut une nouvelle et grande désillusion pour le peuple chinois. Sur l’initiative des États-Unis d’Amérique, la Conférence de Washington fut convoquée en 1921. Mon pays y obtint quelques parcimonieux retours de nos droits légitimes ; malheureusement jusqu’à présent, l’extension de ces engagements n’a été que partiellement accomplie. Citerais-je, par exemple, la question, vitale pour nous, des tarifs douaniers ?…

« Depuis l’établissement de la République en Chine, notre diplomatie est ouverte, en ce sens que l’opinion publique chinoise est parfaitement au courant de tout ce qui se passe ; on ne peut donc pas critiquer les Chinois, tant leur patience a dépassé toute limite ; et, lorsque le peuple chinois demande la révision des traités, il ne fait que réclamer l’application normale d’un principe de droit international public reconnu de tout temps, même par le pacte de la Société des Nations (article 19). »

Presque en même temps que cette déclaration, la Légation de Chine communiquait les passages essentiels de deux notes adressées, le 24 juin, par le ministre des Affaires étrangères chinois au Corps diplomatique de Pékin et télégraphiées, le 25, aux représentants de la Chine à l’étranger.

La première de ces notes donnait la version chinoise des événements de Changhaï et de diverses autres villes.

« D’autre part, ajoutait la Légation, le ministre de Chine a été tenu au courant par son gouvernement de l’échec des négociations qui ont été engagées à Changhaï le 18 juin. De nouveaux efforts ont été accomplis depuis pour aboutir à la reprise des pourparlers, mais cette fois-ci à Pékin même, avec les représentants des puissances étrangères.

« Parmi les 13 vœux exprimés par la délégation chinoise à Changhaï, les plus importants sont la rétrocession à la Chine de la cour mixte de Changhaï dans un délai à déterminer ; l’amélioration du traitement des ouvriers chinois employés par les étrangers ; le droit pour le contribuable chinois de la concession de voter aux élections du Conseil municipal, etc.[7]. »

La seconde note débordait de beaucoup le cadre des événements litigieux. On en jugera par les passages qui suivent :

Durant ces dernières années, un sentiment a constamment grandi, partagé même par de nombreux hommes d’État étrangers, suivant lequel, afin de rendre justice à la Chine, aussi bien que dans l’intérêt de toutes les parties contractantes, il y aurait lieu de reviser les traités qui régissent les relations entre la Chine et les autres puissances, afin de les mettre mieux au niveau de l’esprit général des lois internationales et de l’équité et de les rendre plus conformes aux conditions actuelles de la Chine.

Il faut rappeler que la plupart de ces traités ont été conclus non seulement il y a très longtemps, mais qu’ils ont été négociés dans des circonstances telles qu’il est difficile d’admettre que la Chine ait pu prendre pleine part dans les discussions en toute liberté, liberté qui devrait régir constamment les relations noriales entre la Chine et les autres puissances. Mais comme il vient d’être dit, ces traités ont été conclus dans des circonstances particulières, et, quoique la situation ait grandement changé, ils sont restés en vigueur. La continuation indéfinie des extraordinaires privilèges politiques et économiques et des immunités conférés par les traités aux étrangers semble difficilement pouvoir rester en harmonie avec les circonstances actuelles.

Cependant, d’après les restrictions imposées par ces traités, il y a des inconvénients réciproques et des désavantages qui affectent toutes les matières concernant la Chine et les autres puissances. Aussi longtemps que ces inégalités et ces privilèges extraordinaires subsisteront, il y aura des causes de désaffection, qui seront susceptibles de créer des difficultés et de troubler les relations cordiales et de bonne entente entre la Chine et les puissances étrangères, comme, par exemple, on a pu le constater dans les récents événements de Changhaï.

Avions-nous tort de dire que cette note, sur l’esprit de laquelle nous reviendrons, dépassait le litige ? Loin de s’y tenir, elle n’y fait allusion que pour justifier une demande de revision des traités. Peu de documents montrent mieux que celui-là le changement qui s’est opéré dans les rapports des autorités chinoises avec les représentants des puissances étrangères, leur volonté, leur froide résolution, leur révolte sourde plus impressionnante que les manifestations populaires. Un pays qui s’exprime ainsi par la voix de ses gouvernants a cessé de n’être qu’une civilisation et est en train de devenir une nation. Du moins il le veut. Qu’il soit « dépourvu du sens des ménagements et des transitions graduelles indispensables », qu’il oublie qu’il manque de cadres, d’hommes expérimentés, soit ! Mais il n’est plus « figé dans les routines des lettrés inaptes à tout changement ».

De même que « dans les anciens âges, ce qui faisait le lien de toute société, c’était un culte », comme l’a soutenu Fustel de Coulanges dans la Cité antique, de même que l’autel de la cité s’éleva après l’autel domestique, de même dans cette Chine sans âge, pour qui le temps n’est rien, le culte de la nation commence à se substituer ou plus généralement à s’ajouter au culte des ancêtres.

  1. Les vingt et une demandes du Japon étaient destinées à faire octroyer à cette puissance la place de l’Allemagne dans les droits et privilèges qu’elle possédait dans la province du Chan-Toung, et à garantir aux Japonais une incontestable suprématie en Chine. (Cf. notre livre : l’Évolution de la Chine, p. 42.)
  2. Les cinq couleurs du drapeau chinois sont : le rouge, le jaune, le bleu, le blanc et le noir qui symbolisent les cinq races chinoise, manchoue, mongole, turque et tibétaine.
  3. Ces textes sont traduits par le P. Wieger dans ses ouvrages le Moralisme officiel et le Flot montant, imprimés à Tou-sé-wé (Zi-ka-wei), près Changhaï.
  4. D’après le Bulletin économique chinois de juin 1925, publié par les Bureaux officiels des informations économiques, plus de 43 000 étrangers résident à Changhaï, dont 18 902 Japonais, 8 400 Russes (400 seulement sont enregistrés au consulat des Soviets), 7 657 Anglais, 4 012 Américains, 1 100 Français, 930 Allemands, 680 Portugais.
  5. Les trois juges (anglais, américain, japonais) nommés pour éclaircir cet incident, dit à la Chambre des Communes, le 1er février 1926, sir Austen Chamberlain, n’ont pas pu s’accorder sur un rapport unanime. Leurs rapports séparés ont été soigneusement étudiés par le Corps diplomatique de Pékin et la substance en a été communiquée au conseil municipal de Changhaï. La majorité des juges a complètement déchargé la police, mais le conseil a décidé, dans l’intérêt des bonnes relations avec les Chinois, d’accepter la démission du chef de la police et de l’inspecteur de police qui avaient ordonné d’ouvrir le feu le 30 mai (!) En même temps le conseil a exprimé publiquement ses regrets de la perte d’existences survenue le 30 mai, et pour marquer sa sympathie envers les blessés et les parents des tués, a adressé un chèque de 75 000 dollars au doyen des consuls pour être remis aux autorités chinoises et distribué parmi les intéressés. Jugé insuffisant par ces dernières, le chèque fut renvoyé au doyen, et l’affaire, au moment où nous écrivons, n’est pas encore réglée.
  6. Les manifestants criaient, et leurs bannières portaient l’inscription : Ta tao Ing kouo kiang tao, ce qui veut dire : frappez et renversez ces brigands d’Anglais. Malgré tout, l’antipathie manifestée à l’égard de certaines nationalités doit en faire réfléchir d’autres. C’est contre l’influence étrangère en général et sans distinction de nationalités, que la campagne d’affranchissement se poursuit actuellement en Chine.
  7. Un autre vœu comportait pour les victimes ou leur famille une indemnité qui a été admise. Le troisième vœu mentionné ici, a été adopté ; les deux autres sont examinés.