La Chaumière africaine/Chapitre 13


CHAPITRE XIII.

Nouveaux malheurs. — Désertions des nègres cultivateurs. — Retour de monsieur Schmaltz au Sénégal. — Espoir trompé. — Le gouverneur Schmaltz refuse toute espèce de secours à la famille Picard. — Les tigres dévorent le chien de l’habitation. — Terreur panique des demoiselles Picard. — Mauvaise récolte. — Cruelle perspective de la famille. — Surcroit de malheur. — Quelques personnes généreuses offrent des secours à M. Picard.


Tandis que nous jouissions en paix de notre petit bien-être, mon père reçut une lettre qui l’invitait à se rendre au Sénégal le plutôt possible. Il y alla, et je me trouvai à la tête de toute l’habitation. Mais un grand malheur nous menaçait, nous ne pûmes l’éviter : six des nègres cultivateurs qu’on avait loués à mon père, désertèrent pendant la nuit et emmenèrent avec eux notre petit bateau. J’en fus extrêmement affligée. Je dis aussitôt au vieil Étienne, de passer le fleuve à la nage et d’aller prier le stationnaire de Babaguey, de lui prêter son Canot pour porter à mon père qui était encore au Sénégal, cette triste nouvelle. Ce bon nègre fut bientôt de l’autre côté de l’eau, d’où il se rendit auprès de M. Lerouge (c’est le nom du stationnaire) qui lui prêta son canot. Le soir, nous le vîmes revenir avec mon père, qui alla sur le champ à la recherche des nègres fugitifs. Mon père passa trois jours entiers dans le pays de Gandiolle et de Touby, qui avoisinent notre île ; mais toutes ses recherches furent inutiles. Les nègres déserteurs avaient déjà gagné les forêts de l’intérieur. Accablé de fatigues, mon père revint à Safal. Je dois avouer ici, que, quoique je fusse profondément affectée de la désertion de ces esclaves qui nous étaient nécessaires pour réaliser nos projets de culture, mon cœur ne put blâmer des malheureux qui cherchaient à recouvrer la liberté qu’on leur avait ravie.

À cette époque, c’est-à-dire, dans les premiers jours de mars 1819, nous apprîmes que M. Schmaltz, revenant de France, était en rade de Saint-Louis, et que le Ministre de la marine avait approuvé tous les projets relatifs aux établissements agricoles du Sénégal. Cette nouvelle donna quelque espérance à mon père. Comme il avait le premier proposé ces établissemens, il se flattait qu’on lui rendrait enfin justice. Dans cette confiance, il alla à la rencontre du gouverneur Schmaltz qui devait passer le lendemain devant notre habitation ; mais il ne put lui parler. Le jour suivant, mon père lui écrivit en son hôtel à Saint-Louis ; quatre jours après l’envoi de cette lettre, nous sûmes positivement que ce Gouverneur était bien éloigné de vouloir nous être utile, et plus encore de rendre justice à mon père. Cependant les amis de mon père l’engagèrent à faire de nouvelles démarches, et lui persuadèrent qu’il pouvait obtenir une prime d’encouragement, pour avoir le premier donné l’exemple de la culture du coton au Sénégal ; ils lui assurèrent même que des fonds avaient été remis à M. Schmaltz à cet effet. Vaine espérance ! toutes ses réclamations furent rejetées ; nous n’eûmes pas même la satisfaction de savoir si la prime que demandait mon père, lui était due ou non : on ne nous fit aucune réponse. Mon père voulant faire une dernière tentative pour tâcher de nous soustraire à la misère qui nous menaçait, alla supplier le Gouverneur de nous accorder des vivres soit en les payant, soit comme ration. Cette dernière supplique n’eut pas plus de succès que les précédentes. On nous abandonna à notre malheureux sort, tandis que plus de vingt personnes, qui jamais n’avaient rendu aucun service au Gouvernement, recevaient chaque jour la ration gratis des magasins de la colonie.

« Hé bien ! me dit mon père, en apprenant qu’on nous refusait même jusqu’aux secours que M. Schmaltz avait ordre de donner aux malheureux de la colonie ; que le Gouverneur soit heureux s’il le peut : je n’envierai point son bonheur. Regarde, ma fille, regarde ce toît de chaume qui nous couvre, vois ces claies de roseaux qui tombent en poussière, ces lits de joncs, mon corps déjà usé par les années, et mes jeunes enfans pleurant autour de moi en me demandant du pain ? Tu vois un tableau parfait de l’indigence ; cependant il y a sur la terre des êtres encore plus malheureux que nous ». — Hélas ! lui dis-je, notre misère est grande, mais je la supporterais et même une plus grande encore sans me plaindre, si je ne vous voyais exposé aux plus pressans besoins ; tous vos enfans sont jeunes et d’une assez bonne constitution ; nous pouvons supporter la misère et même nous y habituer ; mais nous avons tout lieu de craindre que le manque d’une nourriture saine et suffisante ne vous fasse succomber, et ne nous prive du seul appui que nous avons sur la terre. « Ô ma chère enfant, s’écria mon père, tu as pénétré les secrets de mon âme ; tu connais toutes mes craintes, et désormais je ne pourrai plus te cacher la douleur que je renferme depuis longtemps au fond de mon cœur ; cependant ma mort serait peut-être un bonheur pour ma famille : car mes lâches ennemis cesseraient sans doute de vous persécuter ». — Mon père, lui répondis-je, vous me déchirez le cœur ; comment pouvez-vous, oubliant vos enfans, leur tendre affection, les secours que vous leur devez et qu’ils ont droit d’attendre de vous, vouloir leur faire croire que votre mort serait un bonheur pour eux ?… À ces mots, mon malheureux père s’attendrit et ses larmes coulèrent en abondance ; puis me pressant sur son sein, il s’écria : « Non, non, mes chers enfans, je ne mourrai pas, mais je vivrai pour vous procurer une existence plus heureuse que celle que vous traînez depuis que nous sommes au Sénégal. Dès ce moment, je romps tous les liens qui me tenaient encore attaché au Gouvernement de cette colonie ; je veux aller vous préparer une nouvelle demeure dans l’intérieur du pays des nègres : oui mes chers enfans, nous trouverons plus d’humanité parmi les peuplades sauvages qui nous avoisinent, que chez la plupart des européens qui composent l’Administration de la colonie ». En effet, quelque temps après, mon père obtint du prince nègre de la province de Cayor, une concession dans ses États, et nous devions aller nous y établir après la saison pluvieuse ; mais le ciel en avait décidé autrement.

Dès-lors, mon père toujours plus indigné de la manière dont le gouverneur du Sénégal en agissait envers nous, résolut de se retirer tout-à-fait dans son île, et d’avoir avec les européens de la colonie, le moins de relations qu’il lui serait possible. Néanmoins il recevait avec plaisir la visite de ses amis qui venaient de tems en tems nous voir, et qui l’emmenaient quelquefois à Saint-Louis, où ils se disputaient le plaisir de lui donner l’hospitalité, et de lui faire oublier ses malheurs par les honnêtetés dont ils le comblaient ; mais le souvenir des disgrâces qu’il avait éprouvées dans cette ville, lui faisait bientôt désirer de retourner dans son île. Un jour qu’il revenait du Sénégal après avoir passé deux jours chez ses amis, il nous amena un nègre maçon qu’on lui avait prêté pour nous construire un four, car jusque-là, nous avions toujours fait cuire notre pain sous la cendre. Au moyen de ce four, nous ne fûmes plus exposés à manger notre pain de millet avec la cendre et les charbons qui s’y attachaient très-facilement.

Un matin, comme mon père se disposait à aller conduire les nègres au travail, il s’apperçut que son chien ne venait pas au-devant de lui, ainsi qu’il le faisait ordinairement. Il l’appela, mais en vain ; ce qui lui fit croire que son chien fidèle avait passé le fleuve pour aller à Babaguey, comme il lui arrivait quelquefois. Arrivé à la plaine des cotonniers, mon père remarqua sur le sable de grandes traces qui lui parurent être celles d’un tigre, et à côté plusieurs traces de sang ; alors il ne douta plus que son pauvre Sultan n’eût été dévoré. Il revint aussitôt à la chaumière nous apprendre le sort de son chien que nous regrettâmes beaucoup. Dès ce jour, il fut défendu aux enfans de s’éloigner de nos cases. Ma sœur et moi, nous n’osâmes plus aller nous promener dans les bois comme auparavant.

Quatre jours après la perte du fidèle Sultan, comme nous venions de nous coucher, nous entendîmes derrière notre chaumière, des miaulemens semblables à ceux d’un chat, mais beaucoup plus forts. Aussitôt mon père se leva, et malgré nos prières et nos craintes, il sortit armé de son épée et de son fusil, dans l’espoir de rencontrer l’animal dont les cris affreux nous remplissaient d’effroi ; mais la bête féroce ayant entendu du bruit auprès de la petite colline où elle était, fit un saut, passa par dessus la tête de mon père et disparut dans le bois. Mon père revint un peu effrayé de la hardiesse et de l’agilité de l’animal, et il remit sa chasse à la nuit suivante. Le lendemain au soir, il fit venir quelques nègres de l’île de Babaguey, qu’il réunit à ceux qui nous restaient, et s’étant mis à leur tête, il crut qu’il reviendrait bientôt avec les dépouilles du tigre. Mais l’animal carnivore ne reparut pas cette nuit-là ; il se contenta de faire entendre ses miaulemens lugubres au milieu du bois. Mon père partit le lendemain matin pour le Sénégal où ses amis l’appelaient. Il nous recommanda bien, avant son départ, de fermer toutes les portes de notre habitation, afin de nous mettre en sûreté contre les bêtes féroces. Le soir, nous eûmes soin de barricader toutes les ouvertures de notre chaumière, et nous enfermâmes avec nous le chien qu’un ami de mon père nous avait envoyé la veille, pour remplacer celui que nous avions perdu. Mais ma sœur et moi, nous n’étions guère rassurées ; car nos cases déjà délabrées nous faisaient craindre que le tigre ne s’y introduisît pour dévorer le successeur du pauvre Sultan. Cependant le nègre Étienne parvint à diminuer un peu nos craintes, en nous disant qu’il ferait durant la nuit, la ronde autour de nos cases. Nous nous couchâmes donc après avoir laissé notre lampe allumée. Vers le milieu de la nuit, je fus éveillée par un bruit sourd qui se faisait entendre à l’extrémité de la grande chambre. J’écoute attentivement, bientôt ce bruit redouble ; et j’entends distinctement notre chien qui grondait, j’entends aussi une espèce de rugissement semblable à celui du lion : saisie de la plus grande frayeur, j’éveille ma sœur Caroline, qui comme moi, pense qu’une bête féroce s’est introduite dans notre chaumière. À l’instant, notre chien se met à pousser des aboiemens effroyables, l’autre animal lui répond par un rugissement sourd, mais affreux ; tout ce vacarme se passe dans le cabinet de mon père ; nos sens sont glacés ; les enfans s’éveillent et viennent se précipiter dans nos bras ; mais aucun de nous n’ose sortir pour appeler le nègre Étienne à notre secours. Enfin, ma sœur et moi, nous nous décidons à aller voir ce qui pouvait causer tant de bruit. Ma sœur prend la lampe d’une main, et un bâton de l’autre, et moi je m’arme d’une longue lance. Arrivées au milieu de la grande case, nous distinguons au fond du cabinet de mon père, notre chien qui était aux prises avec un gros animal couvert d’un poil jaunâtre ; la peur nous suffoque ; nous ne doutons plus que ce ne soit un lion, ou au moins un tigre ; nous n’osons plus avancer ni reculer, et nos armes nous tombent des mains. Tout-à-coup, ces deux animaux furieux s’élancent dans la case où nous sommes ; l’air retentit de nos cris ; nos jambes fléchissent ; nous tombons évanouies, la lampe est éteinte ; nous nous croyons dévorées ; Étienne enfin éveillé, frappe à la porte, brise le crochet et une partie du chambranle, et le voilà auprès de nous ; il rallume la lampe, et nous reconnaissons notre erreur. Ce prétendu lion n’était autre chose qu’un gros chien de l’île de Babaguey, qui se battait avec le nôtre. Étienne les sépara avec un bâton ; et l’animal furieux qui venait de nous causer tant de frayeur, prit la fuite par le trou qu’il avait fait pour s’introduire chez nous. Nous bouchâmes ce trou et nous allâmes nous recoucher, mais sans pouvoir nous rendormir. Le lendemain matin, mon père arriva du Sénégal ; nous lui racontâmes la frayeur que nous avions eue dans la nuit, et sur-le-champ il se mit à réparer les murs de notre chaumière.

Nous étions au commencement de mai ; la récolte du coton était entièrement finie ; mais elle ne nous avait pas produit autant que nous avions espéré. Les pluies n’avaient pas été abondantes l’année précédente, ce qui fut cause du peu de développement que prirent nos cotonniers. Nous vîmes alors qu’il fallait encore plus économiser que jamais, pour pouvoir passer la mauvaise année qui se préparait. Nous nous mîmes donc entièrement à la nourriture des nègres. Nous prîmes aussi des habillemens plus convenables à notre position que ceux que nous portions ordinairement. Une pièce de coton grossièrement travaillée par les nègres, servit à nous faire des robes et des habits aux enfans. Mon père fut habillé avec de la grosse toile bleue. Afin d’adoucir un peu notre malheureuse existence, tous les dimanches, mon père envoyait un nègre au Sénégal, pour nous acheter deux ou trois livres de pain blanc ; car c’était dans notre triste situation le plus grand régal qu’il put nous procurer.

Un dimanche soir, comme toute la famille était assise autour d’un grand feu, mangeant quelques petits pains qu’on venait d’apporter du Sénégal, un nègre de la grande terre remit une lettre à mon père ; elle était de M. Renaud, chirurgien-major à Bakel en Galam, et nous annonçait pour surcroit de tous nos malheurs, que les marchandises que mon père avait envoyées à Galam, l’année précédente, avaient été presqu’entièrement consumées par les flammes. « À présent, s’écria mon malheureux père, ma ruine est complette. Rien de plus funeste ne peut nous arriver. Vous voyez, mes chers enfans, que la fortune ne se lasse point de nous persécuter. Nous ne devons donc plus rien attendre d’elle, puisque la seule ressource qui nous restait, vient de nous être enlevée par un incendie ! »

Ce nouveau malheur auquel nous étions loin de nous attendre, plongea notre famille dans la plus affreuse tristesse. Que d’infortunes ! Que de disgrâces ! m’écriai-je, il est temps de quitter cette terre de calamité ! Partons donc, allons retrouver la France : là seulement nous pourrons oublier toutes nos misères ; et vous cruels ennemis de mon père, qui avez à vous reprocher tous les malheurs que nous avons éprouvés dans ce pays, puissiez-vous, en punition de tout le mal que vous nous avez fait, être déchirés par les plus cuisans remords !

Il nous fallut toute la philosophie de mon père, pour nous rendre un peu de tranquillité, après la nouvelle du fatal évènement de Galam. Il y parvint en nous disant que le Ciel seul était juste et qu’il ne fallait plus rien attendre que de lui. Quelques jours après, nos amis du Sénégal vinrent nous rendre leur visite et nous témoignèrent la plus grande sensibilité. Ils arrêtèrent même entr’eux d’engager tous les européens de la colonie à venir à notre secours par une souscription volontaire ; mais mon père s’y opposa, en disant qu’il ne voulait recevoir des secours que de ceux qui étaient vraîment ses amis. Le généreux M. Dard, Directeur de l’École française, ne fut pas le dernier à se rendre auprès de nous, aussitôt qu’il eut appris la malheureuse nouvelle de Galam ; il offrit cordialement à mon père tout l’argent qu’il possédait, et jusqu’à ses appointemens, pour nous avoir des vivres au magasin de la colonie ; mais il ne put en obtenir. Après la visite des amis de mon père, nous nous trouvâmes moins malheureux, et nous jouîmes encore de la tranquillité dans notre pauvre chaumière. Mon père acheta une barrique de vin et deux de farine de froment, afin de ne point succomber à la saison pluvieuse ou hivernage, époque si funeste aux européens qui habitent la zone torride.