C. Delagrave (p. 93-95).


XI

UN MOUVEMENT TOURNANT


Cette fois, nous étions plus à l’aise ; je dis à Pitou :

« Mon vieux, prête-moi ton mouchoir pour m’essayer le front : je suis tout en nage. »

Lui, c’était tout le contraire. Il était couvert de poussière, étant tombé tout à plat sur le rocher, qu’on n’avait pas balayé depuis l’an 1er de la création du monde. Adam l’avait laissé tel qu’il l’avait trouvé, et ses petits-fils aussi.

Pitou me dit à son tour :

« Eh bien, est-ce que tu regrettes toujours que nous ayons averti le capitaine Chambard ?… C’est pourtant lui qui vient de nous tirer d’affaire, rien qu’en faisant sonner la charge à Paindavoine. »

Je répliquai, car je n’aime pas avoir tort :

« Es-tu bien sûr que c’est le capitaine Chambard qui vient nous aider si à propos ? »

Comme il allait répondre, voilà que le capitaine parut lui-même au détour du chemin, à trente pas de nous, et qu’il nous dit de son air bon enfant :

« Ah ! ah ! mes gaillards, vous avez voulu nous jouer un tour ; mais qui est-ce qui a manqué de s’y faire prendre et de servir au déjeuner des lions ?… C’est bon, c’est bon ; ne vous excusez pas ; nous nous expliquerons plus tard. Où est le gibier ? »

Je lui montrai les lions, qui venaient à nous au grand trot, par la route tracée en forme de V, le long du précipice. En tête courait la lionne toujours vêtue de l’épervier d’Ibrahim, dont elle n’avait pu se dépêtrer malgré tous ses efforts.

Ils étaient encore à trois cents pas de nous. Mais cette fois nous étions en nombre pour les recevoir, car le capitaine Chambard avait eu soin d’amener toute la compagnie, avec une provision de cartouches, et voici comment, ainsi que je l’ai appris plus tard.

Ibrahim, le traître Arbi qui nous avait amenés là pour rattraper son âne et qui ensuite nous avait si vilainement lâchés quand il se vit hors de danger, était de la tribu des Ouled-ben-Ismaïl, qui sont si connus dans tout l’univers, que les Parisiens ne le sont pas davantage. Avec ça, mauvais voisins, toujours en querelle avec quiconque, pour des enlèvements de chevaux, de moutons, de bœufs, de filles, de bestiaux de toute espèce, et pas du tout payeurs d’impôts, excepté le pistolet sur la gorge ou le sabre levé sur la tête.

Justement, une dizaine de jours auparavant, ils avaient préparé un bon coup contre les Beni-Okbah, leurs voisins et nos amis, et ils étaient venus camper à cinq lieues de là pour les surprendre. Ibrahim était un de leurs espions, chargés de savoir si nous étions sur nos gardes et les Beni-Okbah aussi. C’est en faisant cet honnête métier qu’il était venu sans le savoir, avec sa femme, la pauvre Fatma, dans le campement des lions. La femme y resta et fut dévorée ; Ali, le bourricot, eut bien peur, mais enfin nous lui sauvâmes la vie, Pitou et moi, comme on l’a vu ; et le coquin d’Ibrahim se sauva aussi en emmenant le bourricot et se moquant de nous !

Mais voyez comme le bon Dieu arrange toutes les choses !

Au moment où les Ouled-ben-Ismaïl se préparaient à faire leur coup sur les Beni-Okbah, voilà qu’un matin ils s’aperçurent que six vaches leur manquaient. Ils crurent tout d’abord que les Beni-Okbah avertis avaient pris l’avance et venaient voler leurs troupeaux ; mais, en suivant la trace des pauvres bêtes et celle du sang versé, ils finirent par reconnaître que les lions n’étaient pas loin et qu’ils étaient au moins une demi-douzaine.

Que faire ? se sauver ? Pas facile, quand on traîne derrière soi des femmes, des enfants, des vieillards et des troupeaux de moutons. C’est pour le coup qu’ils regrettèrent bien d’avoir eu l’idée de faire une razzia chez les Beni-Okbah. Enfin l’un d’eux, qui était jeune mais qui n’était pas bête, proposa de s’adresser aux Roumis et surtout au capitaine Chambard, homme fameux et bon enfant, celui-là, qui ferait une battue avec ses hommes et mettrait tous les lions du pays en chair à pâté. On l’écouta et l’on envoya deux députés au capitaine Chambard.

Lui, voyant leur bonne volonté, les renvoya sur-le-champ, en leur disant que le lieutenant Caron, avec une moitié de la compagnie, allait les suivre par un sentier détourné, celui qu’ils avaient pris pour venir, et que lui, Chambard, avec l’autre moitié, nous rejoindrait, Pitou et moi, en suivant la grande route et allant au-devant des lions. Nous les prendrions par devant, et Caron par derrière. C’est ce qu’on appelle un mouvement tournant ; c’est connu des plus fameux guerriers.