C. Delagrave (p. 87-92).


X

IL N’ÉTAIT QUE TEMPS


Vous voyez notre situation ! Pas bonne, n’est-ce pas ? La lionne sous nos pieds mais rageuse comme tout, et d’ailleurs ayant enfin retiré sa tête de l’épervier en y faisant un large trou avec les dents. De ce trou, elle allongeait le cou pour saisir tantôt mes mollets, tantôt ceux de Pitou, qui se défendait comme moi à coups de crosse, ne pouvant pas lui présenter la baïonnette, parce qu’avant tout il fallait s’appuyer fortement et se tenir debout. Si l’un de nous deux était tombé, elle aurait été libre et l’aurait étranglé dans le temps que le sergent Bridoux met à siffler un petit verre de tord-boyaux.

D’un autre côté, en face de nous, à trois cents pas, le beau-père de la lionne, sa belle-mère, ses beaux-frères, ses tantes, ses cousins, ses cousines, que sais-je encore ? Je ne voulais pas leur demander leurs actes de naissance.

S’ils avaient le temps de nous rejoindre, notre affaire était faite, je vous en réponds. Deux fusils déchargés contre cinq lions et une lionne en fureur, ce n’était pas de quoi faire avec plaisir l’escrime à la baïonnette, où pourtant je ne suis pas manchot, je m’en vante. Mais, vous savez, ces vilaines bêtes ont une escrime à elles qu’on ne connaît pas et qu’on ne sait comment parer. Elles sautent en l’air comme des chats et cinq fois plus haut, elles vous tombent sur la tête, sur les épaules, elles vous enlèvent d’un coup de dent une livre ou deux de chair fraîche. C’est tout à fait insensé.

Par bonheur, quoique les lions ne fussent qu’à trois cents pas de nous en ligne droite et à vol d’oiseau, ils étaient forcés de faire un détour d’une demi-lieue pour nous rejoindre, et voici pourquoi.

La vallée, comme je vous l’ai dit, était profonde ; mieux que profonde : on aurait cru voir un corridor entre deux murs de rochers de cinq cents pieds de haut. Pour passer d’un côté, ou, si vous voulez, d’un mur à l’autre de la vallée, il fallait remonter beaucoup plus haut. Pendant ce temps nous avions le moyen de réfléchir, Pitou et moi.

Je lui dis :

« Tu entends les lions ?

— Oui.

— Veux-tu les attendre ?

— Ça dépend.

— Si nous les attendons, ils seront là dans cinq minutes.

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? répliqua Pitou. Le vin est tiré, il faut le boire. »

Il appelait ça du vin, le bon enfant ! Moi, que ce fût du vin ou du vinaigre, j’en avais assez, avant même d’en avoir goûté. D’autant mieux que je voyais le vieux lion, le plus gros de tous, le chef de la tribu, prendre son parti, faire signe aux autres de le suivre et partir en avant au grand trot, comme un colonel en tête de sa troupe.

Et quels pas il faisait ! Des pas de six pieds au moins.

Cette fois, nous étions perdus. Je pensais en moi-même : « Mon ami, tu ne reverras jamais papa Dumanet. Ah ! s’il savait que dans dix minutes nous allons avoir cinq lions sur le dos et une lionne dans les jambes, qu’est-ce qu’il dirait, Seigneur Dieu de la terre et des étoiles !… Mille millions de tonnerres et d’éclairs ! il faut sortir de là et retourner à Dardenac pour embrasser le vieux ! »

Voilà comment je réflexionnais en dedans. Pitou, lui, ne réflexionnait pas ; du moins, il ne m’en a jamais rien dit ; mais quand la lionne essayait de mordre ses mollets ou les miens, il lui donnait sur la tête un tel coup de crosse qu’il l’aurait brisée en mille morceaux si elle avait été faite de porcelaine ou de faïence. Malheureusement, le crâne était plus dur que du fer. Ça, comme disent les savants, c’est une propriété du climat d’Afrique, et ça fait qu’on ne trouve presque partout dans ce pays-là que des nègres, des Arbis et des juifs mercantis, qui ne sont pas les fleurs de la nature.

Tout à coup… faites bien attention !… du fond de la vallée en bas, tout en bas, voilà que j’entends : « Tra, tra, tra…, » le son du clairon qui s’approche. Ah ! ah ! je fais signe à Pitou en étendant le bras gauche de ce côté-là et je lui dis :

« Nous sommes sauvés ; voilà les camarades !

— Quels camarades ?

— Eh parbleu ! ceux de la 3e du 4e du 8e de Fer et Bronze. Et, tiens, je reconnais le coup de langue du clairon Paindavoine.

— Ça, c’est vrai, reprit Pitou, il a un fameux coup de langue, ce Paindavoine ; mais voilà ! arrivera-t-il assez tôt ?… Nous saurons ça dans un quart d’heure si nous sommes encore en vie et si tous ces gredins à quatre pattes n’arrivent pas avant lui. »

Ce qu’il y avait de pire dans notre affaire, c’est que nous voyions bien les lions faire au grand trot un détour pour nous rejoindre, mais nous ne voyions pas les camarades qui venaient du fond de la vallée par le chemin opposé, et surtout nous avions peur de n’en être pas vus. Aller à eux, pas possible ! La lionne une fois lâchée nous aurait sauté dans le dos.

Heureusement, pendant qu’elle rugissait de colère, de fureur et aussi parce qu’elle n’était pas à son aise, la pauvre bête ! voilà Paindavoine qui souffle de plus en plus fort, comme pour aller au pas de course, et les camarades qui le suivent en criant :

« Pitou ! Pitou ! Dumanet ! Dumanet ! »

Ma foi, il n’était que temps, car la lionne, à force de se démener, allait nous jeter par terre, et toute sa famille se précipitait pour l’aider à nous ramasser.

À la fin, je veux dire au bout de trois minutes qui nous parurent plus longues que des heures, Pitou, qui se penchait en arrière pour voir plus tôt les képis du 7e, me crie :

« Les voilà ! les voilà ! vive la ligne ! À nous Paindavoine ! à nous ! »

Et, en même temps, la lionne, qui entendait le clairon comme nous et qui savait ce que ça voulait dire, pousse un rugissement épouvantable, fait un bond de trois pieds de haut, qui nous jette tous les deux par terre les quatre fers en l’air, saute à bas du rocher dans le chemin et part au triple galop, pour rejoindre son beau-père, ses beaux-frères, sa sœur et toute sa famille, qui venaient au-devant d’elle.

En deux secondes elle avait disparu, en emportant notre épervier dont elle n’avait pas pu se débarrasser.