IX

COMMENT NICAISE SE MIT EN GAIETÉ ET COMMENT M. LEDOUX ALLA VOIR AU DEHORS POUR CHERCHER LA POUPETTE.


L’Anglais Rogue et le juif portugais, après avoir dépassé Raoul et Mariole, franchirent la clôture, traversèrent le jardin à pas de loup et vinrent jusqu’à la porte de derrière de l’auberge du Lion-d’Or. Selon qu’il avait été convenu, quelques heures auparavant, avec Piètre Gadoche, ils sifflèrent doucement. Personne ne répondit à cet appel. Les deux bandits se cachèrent derrière une charrette dételée qui était dans la cour et attendirent, écoutant les bruits de la fête en soufflant dans leurs doigts.

À l’intérieur tout était paix et joie, sauf la vague inquiétude d’Hélène qui allait augmentant à l’endroit de l’absence de Mariole. Nous devons avouer que M. Ledoux, pour un motif ou pour un autre, se plaisait à augmenter cette inquiétude. Il répétait à tout instant :

— C’est égal. Il y a quelque chose d’étonnant ici, ce soir, à la maison !

Quand à Nicaise, il avait pris son parti. Ayant avalé trois ou quatre verres de vin cuit en mangeant une solide tranche de lard, il était allé sécher sa chemise au feu de la cuisine, et maintenant il dansait comme un perdu, la joue plus rouge qu’une carotte et l’œil reluisant. Au cinquième verre de vin, ma foi, il s’approcha du joli M. Ledoux et lui frappa gaillardement sur l’épaule.

— Je vas vous dire, lui déclara-t-il. La demoiselle est comme qui dirait ma mère. Je ne suis point tant poule mouillée que j’en ai l’air. Si c’était pour qu’on la rende malheureuse en ménage, faudrait voir, nous deux ! Ah ! mais !

M. Ledoux lui tendit la main et repartit.

— Tu es un brave et honnête garçon, fatout. Je te connais.

Il ne perdait point de vue Hélène, qui allait et venait.

— Où as-tu été ce soir, ami Nicaise ? reprit M. Ledoux affectueusement.

— Ça ne vous regarde point, répondit le fatout avec gravité ; c’est moi qu’interroge, étant comme qui dirait, le père de la demoiselle. C’est-il vrai que vous vous épousez avec elle pour les écus qui sont dans la paillasse ? Car, si vous me connaissez, moi, je ne vous connais guère !

Il pensait, tout content de lui-même :

— De cette façon-là, je vas bien savoir !

M. Ledoux se mit à rire et le mena jusqu’à une table où il lui versa son sixième verre de vin cuit. C’était trop. Le fatout était la sobriété même et sa pauvre tête ne pouvait pas résister à cet excès. M. Ledoux n’eut pas même besoin de protester de son désintéressement. Nicaise, cédant à une exaltation inconnue, sans savoir désormais si c’était de la joie ou de la peine, se jeta à son cou en pleurant et l’appela son maître, son père et son fils.

Puis il marcha sur les mains au milieu de la chambre, car il avait bien quelques talents d’agrément, et proposa de battre à coups de poing six bourgeois de bonne volonté pour prouver comme quoi il n’était pas une poule mouillée. Il criait à tue-tête :

— Vive M. Ledoux ! vive Mme Ledoux ! ce n’est point pour les écus qui sont dans la paillasse !

Hélène, car elle n’était pas encore Mme Ledoux, venait de passer dans la cuisine. Elle cherchait Mariole. L’absence d’Hélène rendit Nicaise trois fois plus brave, et je crois qu’il but son septième verre, debout sur une table. Quand Hélène reparut toute soucieuse, il alla vers elle en chancelant et lui dit :

— Ah ! demoiselle ! ah ! demoiselle ! Jamais vous ne le saurez !

— Parles-tu de Mariole ? demanda brusquement Hélène. Où est Mariole ?

Nicaise passa la main sur son front. Un éclair se fit dans les brumes de son cerveau.

— Poupette ? balbutia-t-il, ce n’est point d’elle que je parle, non… Ah ! quel bon mari vous aurez là demoiselle ! c’est mon ami, maintenant !

Hélène le repoussa si fort qu’il faillit tomber.

— Elle est peut-être avec le père, pensa-t-elle.

Et elle monta l’échelle qui menait à la soupente. Nicaise but son huitième verre. Aussitôt que M. Ledoux vit Hélène à moitié chemin, il s’esquiva, passant à son tour la porte de la cuisine. Il était tout pâle et avait l’œil inquiet.

La cuisine était déserte. M. Ledoux connaissait les êtres parfaitement. Il entra dans une petite pièce humide et froide où l’on boulangeait le pain. La porte de cette petite pièce donnait sur une sorte de trou, dit le vide-bouteilles, qui était bordé par le mur d’enclos de la propriété. Au bout du vide-bouteilles s’ouvrait la porte de la grande cour extérieure, où l’Anglais Rogue et maître Salva se cachaient derrière la charrette. M. Ledoux, sortant de cette atmosphère chaude pour entrer dans une température glacée, frissonna et se dit :

— Je suis capable de gagner un rhume !

Il tira de sa poche un beau petit bonnet de soie noire et le mit prudemment sur sa tête, de façon à bien couvrir ses oreilles, qu’il avait sensibles, puis il traversa le vide-bouteilles, et vint jusqu’à la porte, où il s’arrêta pour écouter. On causait tout bas de l’autre côté du mur.

— Mes drôles sont là, se dit M. Ledoux avec une évidente satisfaction.

Il siffla doucement. Un coup de sifflet pareil répondit. M. Ledoux enleva aussitôt la barre de la porte.

— Enfin ! dit le boiteux, qui se présenta le premier. Vous étiez au chaud, vous, patron. Ici on a l’onglée !

— Je suis mort ! gronda Salva. Je ne sens plus ni mes pieds ni mes mains.

M. Ledoux répondit :

— Bonsoir, mes enfants. C’est précisément le passage du chaud au froid qui donne des rhumes. Entrez vite, je grelotte et un gros catarrhe est bientôt gagné !

Rogue et le juif passèrent le seuil, la porte fut refermée.

M. Ledoux les introduisit sans bruit dans le trou à la boulange. Là, à droite du pétrin, se trouvait une échelle toute semblable à celle qui montait de la salle commune à la soupente du bonhomme Olivat. Celle-ci menait aux greniers de l’auberge.

— Montez, mes enfants, ordonna M. Ledoux.

— Il fait nuit comme dans un four ! objecta Rogue.

— Montez toujours. Au grenier, vous aurez de la lune.

Le boiteux et le juif obéirent. M. Ledoux allait les suivre, quand il entendit un bruit dans la cuisine. Il arracha son bonnet de soie noire et entra bravement, le sourire aux lèvres.

— Franciot, dit-il à un valet qui mettait un chaudron de vin sur le feu, la demoiselle Hélène est tout inquiète, as-tu vu ?

— Rapport à la Poupette, répondit Franciot ; oui, monsieur Ledoux, j’ai bien vu.

— Si elle me demande, Franciot, tu vas lui dire que j’ai poussé jusque sur la route, voir un peu si je la trouve…

— Vous sortez, monsieur Ledoux ! Vous n’aurez pas peur tout seul ?

— Dieu merci, répliqua le collecteur, j’ai bon pied, bon œil et bonne conscience.

Là-dessus, il repassa la porte de la boulange, qu’il referma. Il remit alors son bonnet ; ôta lestement son habit vert-pomme et le plia avec soin pour le glisser sous la huche.

— Ne vous impatientez pas, mes enfants, dit-il, nous avons de la marge. Il y a quelqu’un chez le bonhomme aux écus… Allez ! nous attendrons que ce quelqu’un-là soit parti.

Les deux bandits continuèrent à monter. M. Ledoux les suivit.

L’échelle aboutissait à une trappe que Rogue souleva. Nos trois aventuriers se trouvèrent dans un grenier assez vaste, quoique très bas d’étage, où la lueur de la lune accusait vaguement une forêt de poutres et de traverses, formant la charpente de la maison.

— Tu as ta lanterne, Rogue ?

— Oui, maître Gadoche, répondit le boiteux.

— Chut ! fit M. Ledoux. Les vieilles poutres ont quelquefois des oreilles. Allume ta lanterne et appelle-moi : mon cœur ; l’autre nom ne vaut rien ici.

Le boiteux battit le briquet, et bientôt une bougie allumée éclaira la route au milieu de l’inextricable fouillis de la charpente.

Nos trois compagnons se mirent en marche, étouffant le bruit de leurs pas. À mesure qu’ils avançaient vers la partie du grenier qui recouvrait la salle commune, le brouhaha de la fête augmentait.

— Halte ! dit enfin M. Ledoux. Éteins !

Avant d’obéir à ce dernier ordre, Rogue tourna l’âme de la lanterne vers ses deux compagnons. La lumière frappa d’abord la figure terreuse du Portugais, puis un objet conique et tout noir qui était la tête du fiancé M. Ledoux ou de Piètre Gadoche, comme il plaira au lecteur de l’appeler.

Par crainte du rhume, à moins qu’il n’eût d’autres bonnes raisons, Piètre Gadoche avait rabattu son bonnet noir jusqu’à son menton. Ce bonnet, fait exprès pour de pareilles circonstances avait des trous à la bouche, au nez et aux deux yeux.

— Et nous ? grommela Rogue ; ils vont voir nos figures.

— Vous, répondit le bandit en chef, vous n’avez pas courtisé la fille du bonhomme ; on ne vous connaît pas. Moi, c’est tout le contraire, sans parler des vieux souvenirs, qui ne sont pas à mon avantage : J’ai déjà travaillé dans le pays… et dans la maison !

La lanterne éteinte, tout sembla d’abord ténèbres autour de Gadoche et de ses deux aides. Puis bientôt une lueur se fit à leur gauche ; c’était un faible rayon passant à travers des planches mal jointes.

— C’est là, dit Piètre. Mais le bonhomme n’est pas seul. Écoutez !

Parmi les éclats de la fête, on pouvait distinguer le murmure de deux voix. Piètre dit encore :

— Arrangeons-nous à notre aise et attendons.

Il y avait là des bottes de foin en abondance. Chacun se fit un lit et une couverture.

— Est-ce que le vieux se laissera faire ? demanda Salva.

Piètre Gadoche ne répondit point, et il y eut un silence. Puis Piètre dit très bas :

— Je vais vous expliquer notre cas en deux mots : C’est pour cette nuit le départ du Stuart. J’ai des renseignements précis et sûrs, par vous et par d’autres. Nos hommes attendent à la Hutte-aux-Fouteaux. Si on ne les paye pas comptant, aucun ne marchera. Il nous faut les louis d’or du bonhomme ou nous perdons d’un coup de cartes les livres sterling de mylord ambassadeur. Il nous les faut, les louis d’or : nous les aurons ! Si le papa beau-père s’endort vite, tant mieux pour lui ; s’il reste éveillé, dame !…

Tout était dit. Un second silence suivit qui ne fut plus interrompu.

C’était la grande Hélène qui causait avec le bonhomme Olivat. Quand, tout à l’heure, elle avait poussé la porte de la soupente où son vieux père végétait depuis si longtemps, couché le jour comme la nuit sur son lit de souffrance, elle avait promené autour de l’étroite chambrette un regard avide, car elle espérait y trouver Mariole. Nous savons que Mariole n’y était pas.

Quoique à un degré moindre, le bonhomme Olivat était un peu dans la joyeuse condition où nous avons laissé notre ami Nicaise. Depuis l’incendie de sa maison du pont Notre-Dame, le vieux soldat n’avait pas bu sa chopine de vin miellé. Il était assis sur son grabat, le teint animé, l’œil brillant, et, à la vue d’Hélène, il cacha sous sa couverture quelque chose qui tinta. Le bonhomme Olivat était paralysé des deux jambes, mais il avait les bras bons.

— Tu n’as pas vu la Poupette, père ? demanda Hélène en entrant.

— Je me moque bien de la Poupette, répondit gaillardement le bonhomme, la voilà assez grande pour gagner son pain dehors maintenant ?… Ouvre la fenêtre, trésor. Il fait chaud, ce soir, m’est avis.

— Il fait très froid, mon père.

— Ouvre tout de même. J’ai chaud comme en août !

Hélène ouvrit et lança son regard inquiet sur la route. Elle crut y voir deux ombres, mais le vent ramassait à terre des tourbillons de poussière neigeuse. Hélène pensa qu’elle se trompait. Son père parlait. Elle aimait tendrement son père et se mit à écouter avec respect.

— Cela coûtera gros, ma grande, disait le bonhomme en soupirant, ce qui se boit et ce qui se mange en bas ; mais on ne se fiance qu’une fois, n’est-ce pas vrai, à moins de veuvage ? Et Dieu te préserve de perdre M. Ledoux, qui est un ange, vois-tu ! Figure-toi j’ai voulu lui parler tantôt de mon pauvre argent que j’ai eu tant de peine à ramasser. Ce n’était pas pour le lui donner, non ! Il est bon que je vous le garde. Les jeunes gens sont dépensiers, surtout aux premiers jours du ménage, mais enfin je voulais lui dire… Tu m’entends ?… Il avait été parlé de sept cents louis… en l’air…

— Auriez-vous donc trompé M. Ledoux ?

— Bon ! te voilà partie, toi ! J’avais dit sept cents écus, il avait entendu autrement, voilà tout. Mais rassure-toi, nous ne sommes pas si loin de compte. Les sept cents écus ont fait des petits… Et que disais-je donc ? Ah ! il m’a fermé bel et bien la bouche quand j’ai voulu aborder ce sujet-là. C’est un homme qui ne connaît pas le prix de l’argent !

— Je le crois comme vous, mon père, et j’en suis tout heureuse.

— Tu le mèneras comme tu voudras, ma grande !… et crois-moi : amasse, amasse. Il n’y a qu’un bon et fidèle ami ici-bas, c’est l’argent… Voilà qui est surprenant, dis donc : j’ai bu plus que d’habitude, et cependant j’ai plus soif. Verse-moi encore un verre, et va danser ; moi, je vais dormir comme un bienheureux !

Hélène obéit et donna un baiser au vieillard. Elle n’aurait point su dire pourquoi son cœur se serra quand sa bouche toucha ce front ridé, couvert de cheveux gris. Elle redescendit lentement l’escalier. Au bas, elle trouva Franciot, le valet, qui lui dit :

M. Ledoux est dehors à chercher la Poupette.

— C’est bien ! répliqua-t-elle.

Mais les larmes contenues piquaient sa paupière. Elle pensait :

— Est-ce que Mariole irait m’abandonner ou mal faire ?

Puis, songeant à son fiancé, elle se dit :

— Il est bon. Il a vu ma peine, et le voilà dehors par cette froide nuit !… Que peut-elle faire dehors ? Ce chevalier de Saint-Georges amène dans ce pays de mauvaises gens, c’est sûr ! M. Ledoux avait bien raison de le dire : il se passe ici quelque chose de singulier ce soir. J’ai peur !

— Dansez, la fiancée ! cria-t-on de toutes parts. Votre main au fatout, qui s’est donné du cœur avec votre vin cuit, et dansez, dansez, la fiancée !

— Si vous n’étiez pas trop fière, demoiselle, dit Nicaise, rayonnant comme un soleil, j’en serais tout de même bien flatté jusqu’à la fin de mes jours d’avoir dansé en votre compagnie !

Le fifre et le violon grincèrent des notes impossibles et le bal recommença.

Resté seul, le bonhomme Olivat but d’abord la moitié de son vin miellé. Cela lui fit plaisir et il dit :

— Quel beau brin que ma grande ! et comme mon gendre aura le nez long, si elle le prend seulement à poignée et qu’elle tire à sa force !

Il eut un paisible éclat de rire et sortit de dessous sa couverture cet objet qu’il avait caché à l’entrée d’Hélène et qui avait tinté. C’était un sac d’argent de respectable grosseur où les louis, les pistoles et les écus étaient enfermés pêle-mêle. Le bonhomme Olivat avait raison en un sens : c’était là son meilleur ami, ou tout au moins ce qu’il aimait le mieux au monde avec sa grande Hélène. Cela ne le quittait point ; cela lui tenait compagnie fidèle : il causait avec cela quand il était tout seul, et, grâce à cela, ne savait pas ce que c’était que l’ennui dans sa retraite. Les avares sont des fous.

Les pièces diverses roulèrent et se mirent à chanter tout doucement comme il versait avec précaution le contenu du sac, entre ses deux genoux perclus, sur la couverture. À cette musique, ses traits flétris eurent un joyeux tressaillement. Il commença avec lui-même cette partie tant de fois jouée et toujours divertissante, qui consistait à mettre les louis avec les louis, les pistoles avec les pistoles, les écus avec les écus.

Il était, en vérité, ce vieil homme, comme ces bons pasteurs qui connaissent, par leur nom, tous les agneaux de leur troupeau, et qui les aiment, un par un, tant ils ont un tendre cœur ! Il aimait non seulement son trésor, mais toutes les parties de son trésor, depuis les belles pièces de 48 livres jusqu’à ces humbles coins, effacés à demi, qui ne valaient que trente sols ; il en savait la physionomie, l’oxydation, le millésime. Au passage il leur souriait avec bonté. Eux tintaient joliment sous son doigt, comme des oiseaux privés qui chantent pour leur maître.

— Le plus souvent, murmurait-il, que j’aurais pris un gendre pour lâcher tout cela ! Vous êtes bien avec moi, pas vrai, petiots ? Vous n’avez pas envie de vous en aller, hein ? Ah ! mes bénis, moi non plus, je n’ai pas l’idée de vous laisser partir ?

Et c’étaient des caresses !

— Seulement, reprenait-il, sans la tante Catherine, les petits et cette Poupette, il y en aurait un tiers de plus. Ma grande a des défauts, on n’est pas parfait : il faut qu’elle nourrisse toute cette engeance !… Bien, bien ! qui vivra verra. J’en toucherai deux mots à Ledoux ! Et Ledoux n’est pas une bête !

Ses yeux se voilaient, sa tête allait et venait : le sommeil le guettait, un heureux et tranquille sommeil. Les avares n’ont pas de conscience.

À un moment, il crut entendre des pas qui glissaient derrière sa tête, de l’autre côté de la cloison.

— Tiens, tiens ! grommela-t-il, voilà déjà que je rêve ! Qui donc serait au grenier à pareille heure et aujourd’hui ?

Il prêta l’oreille pourtant, car les gens de sa sorte sont défiants jusqu’au fond de l’âme ; mais le bruit avait cessé.

— À dodo, bijoux ! reprit-il, complètement rassuré déjà. Je savais bien qu’il n’y avait personne… À dodo ! Et vite ! nous n’allons faire qu’un somme jusqu’à demain !

Les louis, les pistoles et les écus retournèrent dans le sac, qui fut ficelé d’une main encore ferme et fourré sous le traversin, derrière le matelas. Après quoi, le bonhomme Olivat but le reste de son vin et souffla sa chandelle. Ses yeux se fermèrent aussitôt qu’il eut la tête sur l’oreiller. Son sac était son âme. Il s’endormit du sommeil des avares, qui, dit-on, voient encore au travers de leurs paupières closes.

Certes, il eût gardé ses paupières grandes ouvertes et l’oreille au guet, s’il avait pu soupçonner qu’au moment où le bruit cessait, ce bruit qu’il avait entendu derrière lui, dans le grenier, et qu’il prenait pour le premier symptôme du rêve, un œil se collait à la fente de la cloison et épiait tous ses mouvements. Cet œil aigu, clairvoyant, subtil, l’avait vu refermer son sac et le placer à la tête de son lit.

Il appartenait, cet œil perçant, au plus désintéressé de tous les gendres, M. Ledoux, collecteur des gabelles, autrement dit Piètre Gadoche, sans profession.

Le sol du grenier était sensiblement au-dessus du plancher de la soupente. Pour arriver du grenier au petit carré qui donnait accès dans la soupente, il fallait descendre quelques marches et longer un étroit couloir. Piètre Gadoche et ses compagnons attendirent un quart d’heure, puis s’engagèrent dans cette voie. Ils étaient faits à des voyages de ce genre, car les planches mal jointes ne rendaient aucune espèce de son sous leurs pieds.

Du petit carré où ils parvinrent enfin, ils auraient pu jeter un regard sur le bal qui s’agitait au-dessous d’eux et où Mariole, revenue, évitait les yeux sévères de sa grande sœur.

Mais ils n’avaient garde. Ils se coulaient un à un le long de la muraille et retenaient leur souffle. La porte du bonhomme n’était fermée qu’au loquet. Piètre Gadoche l’ouvrit avec une extrême adresse, et tous trois entrèrent. À eux trois, ils emplissaient presque la chambrette exiguë.

— Mes enfants, dit Piètre à l’oreille du boiteux et du juif par le trou de son masque de tricot, j’aurais pu faire la besogne tout seul, c’est clair ; je ne vous ai pourtant pas amenés pour des prunes. Moi seul, je dois m’en aller par le chemin que nous avons suivi. Vous, voici votre route.

Il montrait la fenêtre.

— On nous verra, objecta Rogue.

— Il faut qu’on vous voie, dit froidement Gadoche. La forêt est à deux pas, et ces gens-là n’ont pas d’armes à feu… À la besogne !

Il s’approcha du lit. Le boiteux et le juif restaient tout décontenancés. Gadoche enfonça son bras sous le traversin sans hésiter, saisit le sac d’un mouvement sûr et le tendit à Rogue, qui le prit.

— Ouvrez la fenêtre, ordonna-t-il.

À ce moment, le vieillard, éveillé en sursaut, se dressait sur son séant ; la lumière de la lune, passant par la croisée, le frappait en plein visage. Son regard tomba sur cette tête noire penchée au-dessus de lui. Il voulut s’écrier ; les deux mains de Gadoche se nouèrent autour de sa gorge.

— Sauve qui peut ! commanda le bandit.

Rogue sauta sur l’appui de la croisée, de même Salva. Ils se mirent à courir sur le toit de la grange, qui allait jusqu’à la grande route.

Nous l’avons dit cependant les jambes du vieux soldat étaient paralysées, mais non ses bras. Étranglé qu’il était, il fit un effort désespéré, et les cinq doigts de sa main droite s’enfoncèrent profondément dans les chairs du bras gauche de Gadoche. La lutte fut courte, mais terrible. Quand Gadoche lâcha prise, la tête du bonhomme Olivat retomba inerte.

Gadoche mit alors son torse tout entier hors de la fenêtre et cria à pleine voix :

— À l’assassin ! Sur le toit ! sur le toit ! À la grande route ! Poursuivez-les !

Puis, enfonçant d’un puissant coup d’épaule la frêle cloison, il s’élança dans le grenier pour redescendre l’échelle de la boulange, où était son habit de marié.

Tout était confusion dans la salle basse, où l’on avait entendu ces cris sinistres, qui semblaient venir du dehors. On s’élança en tumulte vers la porte extérieure. Ceux qui sortirent les premiers purent voir deux hommes sauter du toit de la grange, traverser la route et disparaître sous bois. L’un d’eux boitait.