La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre XIX

, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 106-112).
XIX. Du chien courant et de toute sa nature

Chapitre dix-neuvième.
Du chien courant et de toute sa nature.


Chien courant est une manière de chienz que pou de gens sont qui n’en ayent veuz ; toutesvoyes pour devisier comme chien courant doit estre tenu pour bon et pour bel, je deviseray de leurs manières. De tous poillz de chiens courans y a de bons et de mauveis, einsi que des levriers et d’autres chienz ; mes le plus commun poill qui soit bon de chienz courans si est noir catruillé[1]. Aussi bonté de chien courant, einsi que de toutes autres natures de chienz, vient de droit cuer et de bonne nature de bon père et de bonne mère. Et aussi, comme j’ay dit du levrier, on les puet bien aidier à fere bons et bien les enseinher et duire en les bien chevauchier et accompaihner, en fesant plaisirs et bonnes cuyrées, quant ils ont bien fet, et en blasmant et en batant quant ils font mal ; car ils sont bestes, si les convient monstrer de fet ce que on vuelt qu’ilz fassent.

Biau chien courant doit estre grant et gros de corps, et doit avoir grosses narines et ouvertes et long musel et gros lèvres bien pendans et avalées ; yeulx gros et vermeillz ou noirs ; front et teste grosse et large ; oreilles bien pendans et avalées et larges et espesses ; gros col ; gros piz ; grosses espaules ; grosses jambes et droites, et non pas trop hault en jambe ; gros piez et reons et grosses ongles ; la harpe un pou avalée ; estrillé par le ventre[2] et longs costés, petit vit et pou pendant, petis coullons et serrés ; bon rieble et grosse eschine ; bonnes cuisses et grosses ; les jambes derrière les jarrez droiz et non pas courbes. La cueue grosse et haute et non pas ressarcelée sur l’eschine ; mes droicte regardant contre mont. Chiens ès cueue espiées ay je bien veu moult de bons et aussi ay je des autres. Chiens courans chassent de diverses manières ; quar les uns chassent une randonnée et dérompent une beste ; quar ils vont legièrement et tost ; et quant ils ont fet leur randonnée, ilz se sont tant hastez qu’ilz sont hors de povoir et d’alaine et demuerent et lessent la beste quant ilz la devroient prendre. Ceste nature de chiens courans trouverez voulentiers en Bascos[3] et Espaigne. Ilz sont moult bons pour le porc ; mes pour le cerf, ilz ne sont pas bons pour le prendre par mestrise, fors que pour dérompre ; quar ilz ne requièrent pas bien, ne ne rechassent pas bien, ne ne chassent de fort longe ; quar ilz ont acoustumé de chassier de près, et ont jà fet leur povoir au commencement.

Autre manière de chiens y a, qui chassent lentement et pesantement ; mes, de leurs aleurs, ilz chasseroyent tout le jour. Ces chiens ne desrompent mie si tost un cerf comme font les autres dessusditz, mes ilz le prennent mieulz par mestrise ; quar ils rechassent et ressentent mieulz de fort longe. Quar, pour ce qu’ilz sont pesans, il fault qu’ilz chassent leur beste de loinh ; et pource ressantent mieulz que ne font les autres qui ont acoustumé de chassier de près. Chescun de ces chiens sont bons en leur cas, les uns pour chassier tost et les autres pour rechassier.

Autres chiens y a moyens qui vont assez tost et si chassent et rechassent assez bien et ceulz là valent mieulz que ne font les autres suzdiz. Des chiens les uns chassent au vent et les autres le nez à terre. Ceulz qui chassent au vent valent mieulz au bois et au couvert, là où la beste touche de tout le corps, si en puevent avoir partout. Et aussi valent-ils mieulz à batre les yaues ; quar ils trayent touzjours au vent. Le chien qui chasse le musel à terre se tient mieulz à routes que ne fet celui qui chasse au vent, et a en luy plus de recouvrier. Et quant une beste fuit la champainhe ou les voyes, celui qui met le nez à terre chassera et se tendra à routes, et ressentira là où l’autre qui chasse au vent n’en saura jà de novelles. Aussi y a chiens qui aiment tant leurs routes, que jamès ne se balenseroient fors que tout droit, par là où la beste ira. Et quant ilz sont au bout d’une reuse que la beste ara fete, ilz ne savent prendre autre tour ne autre avantage, fors que aler et revenir sur les routes. Ces chiens sont bons chiens et de grand recouvrier, combien qu’ils ne sachent fère autre mestrise ; mes ils vuelent bien examiner leurs routes affin qu’ilz ne perdent leur beste ; quar au moins scet le veneur jusques là où la beste ara fouy, et jusques où ses chiens l’aront faillie et lors les puet aydier et requérir sa beste einsi comme je diray, quant je parleray du veneur.

Aussi d’hommes, de chiens et de toutes natures sont les uns plus sages et meilleurs que les autres ; et des chiens avons nous trois manières de bons et de sages : le premier apelle len chien baud : et celuy est perfetement bon. Et de cieulx n’en vi-je onques trois. Car chien baud doit estre baud et lie, bien quérant et bien requérant, et alant voulentiers touzjours devant, et ardant et voulentiers en sa chasse ; et doit estre rade[4] et tost alant et fort durant bien sa chasse et foisonnant tout le jour ; bien chassant et bien rechassant ; bien criant tout le jour avec le pié, la guele, bien ressentant. Et li doit fère grant duel[5] et grant regret de lessier en nulle manière ce qu’il chasse. Chien baud doit mettre à mort la beste susquoy il est descouplé quelle que soit sanz changier là. Et se la beste qu’il chasse se met en change d’autre beste qui soient cerfs ou autres bestes, quelles qu’ils soient, il doit chassier sa beste touzjours criant à plaine guele, que jà pour le change ne doit lessier de crier ; mes quant il hara sévré[6] et desparti sa beste hors du change, lors doit il doubler sa guele ; et quant la beste hara refouy sus boy et fet une reuse, et il sent que ne va plus avant, lors doit il tourner arrière sans crier par là où il est venu chassant, flerant d’un costé et d’autre, jusques tant qu’il sente là où il s’est destourné hors de sa reuse, et lors doit crier et aller après.

Autres chiens y a bons, que quant ils sont au bout de la reuse d’une beste, ils prennent tours avant et arrière jusques tant qu’ils ont dressié leur beste ; et c’est bonne chose ; mes ce n’est pas si seure chose comme ce que le chien baud fet ; quar en leurs tours pourroient ils bien trouver le change.

Chien baud, se une beste qu’il chasse fuit amont ou aval l’yaue et il vient à l’yaue, il doit passer tantôt tout oultre et quérir aval et amont de l’yaue par les rives bien longuement jusques tant qu’il truève où il s’est reschevé. Et s’il ne le puet dressier, tantôt il doit repasser l’yaue et ressentir là où il est entré en l’yaue, et puis se doit bouter arrière en l’yaue et flairier toutes les branches et rains qui sont sur l’yaue pour en assentir, et tenir les rives une fois amont et autre aval ; et puis dessà, et puis de là, bien longuement, sans soy annuyer jusques tant qu’il l’ait dressié.

Chien sage baud ne doit jamès crier, sil n’est à ses routes ; aussi doit il requérir les voyes ; quar un cerf les fuyt et refuyt voulentiers. Chien baud chasse au vent quant il est lieu et temps, et aussi chasse le nez à terre quant il est lieu et temps. Il croit et entent son mestre et fet ce que li commande. Chien baud ne doit lessier ne par vent, ne par pluye, ne par chaut, ne par nul mal temps sa beste ; mes pou en y a maintenant de cieulz ; et aussi bien doit il chassier tout seul sa beste sanz aide d’omme, comme se l’omme chassoit touzjours avec luy.

Autres manières de chiens sages, y a qui s’apellent cerfs bauz mus. Cerfz s’appellent pource qu’ilz ne chassent autre beste fors que le cerf ; baus s’apellent pour ce qu’ils sont bauds et bons et sages pour le cerf ; mus s’apellent pour ce que, si un cerf vient ou change, ilz iront après, mes ilz ne diront mot tant comme il sera avec le change ; et quant il sera hors du change, lors à primes crieront ilz ; et chasseront et prendront le cerf bien et parfetement et arreement[7] par mi tout le change. Ces chiens ne sont pas si bons ne si parfez comme sont les chiens baus dessus diz, par deux raisons : l’une quar ilz ne chassent fors que le cerf ; et le chien baud chasse cette beste sur quoy son mestre le descouplera ; l’autre il crie touzjours parmi tout changes ; et le chien cerf baud mu ne crie point, comme j’ay dit, quant le cerf est en mi le change ; si ne scet on où il va, se on ne le voit ; et on ne le puet pas touzjours veoir. De cieulx manières de chiens ay je heu moult de fois.

Autre manière y a de chienz sages qui s’apellent cerfs baus restifz. Ces chiens ne chassent aussi autre beste fors que le cerf, et pour ce s’apellent cerfs ; baus s’apellent pour ce qu’ilz sont baus et sages pour le cerf ; restifs s’apellent pour ce que, se un cerf vient en mi le change, ilz s’arresteront et demourront touz coys et attendront leur mestre, et quant ilz le verront, ilz festieront de la cueue et iront compissant les voyes et les buissons. Ceulz cy sont bons chienz, mes non pas se bons comme nuls des autres suzditz sont ; quar ilz sont bien sages de cognoistre qu’ils ne doivent mie chassier le change ; mais ilz ne sont pas sages de sevrer[8] leur droit hors du change, ansois demeurent touz coys restifs. Ces chiens je les tiens pour bons, quar le veneur qui les cognoist les puet moult ayder à prendre leur cerf, comme je diray quant je parleray du veneur. Nulz de ces trois manières de chiens ne chassent tant comme le cerf est au ruyt, se n’est le chien baud.

De tous chiens le meilleur déduyt qu’on puisse avoir, si est des chiens corrans ; quar se vous chassiez lièvres ou chevreulz ou cerfz, ou autres bestes en traillant[9] sans limier, c’est belle chose et plesance à qui les ayme le quester et le trouver et aussi belle chose et grant plesance le prendre à force et par mestrise ; et veoir le sens et la connaissance que Dieu a donné à bons chiens ; et veoir les beaux recouvriers et les mestrises et subtilitez que bons chiens font ; quar de levriers et d’autre nature de chiens, quelle que soit, trop dure pou le déduit. Quar tantost a pris ou failly un levrier ou un alant sa beste et toute autre manière de chiens fort que le chien corrans qui, faut que chasse tout le jour en parlant et riotant en son langage et en disant beaucoup de vilenie à la beste qu’il vuelt prendre. Pour quoy je me tiens à eulz devant toute autre nature de chienz. Quar ilz ont plus de vertus, ce me semble, qu’à nulle autre beste.

Aucuns chiens corrans sont qui crient et janglent[10] quant sont lessiés courre, aussi bien quant ne sont à routes comme quant sont à routes. Et encore quant ilz sont à routes, ilz crient trop en quérant leur beste quelle que soit. Et s’ils aprennent que on les laisse cela faire en leur juvente[11] ilz seront touzjours jangleurs, spécialement en quérant leur beste. Quar se une beste est saillie, chien ne puet trop crier ; mes qu’il soit à routes. Et à ces chiens afetier[12] ha assez de remèdes que je diray quant parleray du veneur. Aussi y a il des limiers que on ne puet fere tere de crier[13] au matin, si en font beste aler que l’en ne le peut lesser courre, ne mestre devant les chiens ; et de ceci ha remede, lesquelz je diray comme dessus. Chiens qui ne sont parfetement sages voulentiers changent dès may jusques à Saint Jehan ; quar ilz truevent le change des biches, les biches ne vuelent fuir devant les chiens, pour ce que elles ont leurs faons ; mes tournient, et les chiens les voient bien souvent ; pour ce les acueillent ilz plus voulentiers ; et aussi ilz truevent les faons qui ne puevent fuyr ; si les chassent voulentiers et en menjent aucunes fois. Aussi quant les cerfz sont au ruyt chiens changent voulentiers ; quar les cerfz et les biches sont touzjours sur les piez ; si les truevent et accueillent plus tost et plus voulentiers que en autre temps. Aussi chiens assentent pis dès l’entrée de may, jusques à Saint Jehan que ne font en temps de l’an ; quar einsi que je diray que le brulleis oste l’assentir aux chiens de la beste qu’ilz chassent, aussi les herbes en celuy temps ont leurs flours et leurs oudours chescune et quant les chiens cuident assentir de la beste qu’ilz chassent la flairour et l’oudour des herbes leur oste moult en celuy temps l’assentir de leur beste.

Séparateur

  1. Catruillé. Dans l’édition de Vérard, le mot catruillé est remplacé par celui de tavelé qui signifie semé de taches.
  2. Estrillé par le ventre, resserré. Estrie, tout ce qui resserre, de stringo.
  3. Bascos, pays des Basques, Biscaye.
  4. Rade, rapide.
  5. Duel, chagrin. Douloir, attrister.
  6. Sévré, séparé.

    « Et aucuns bourgeois de la Rochelle vindrent là : et dirent aux seigneurs françois, que s’ils se mettoient en l’obéissance du Roy de France, c’estoit leur intention que… la ville et tout le païs de Rochellois demoureroyent à touzjours mais au ressort et dommaine du Roy de France ; ne jamais n’en seroient ostez ne dessevrez par mariage, par paix ne par aucune adventure, qui jamais peust advenir au Royaume de France, par quelque condition que ce fut. »

    Froissart, ch. 311.
  7. Areement, je crois, avec art, artistement.
  8. Sevrer leur droit hors du change, séparer leur droit hors du change, c’est à dire abandonner la poursuite du cerf qui n’est pas de change.
  9. Traillant. Voyez note 3, page 18.
  10. Janclent, babillent.
  11. Juvente, jeunesse.
  12. Afetier, dresser. Voyez la note 1re du chapitre 34.
  13. Fere tere de crier, empêcher de crier.