La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre IX

, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 56-62).
IX. Du sanglier et de toute sa nature

Chapitre neuvième.
Du sanglier et de toute sa nature.


Sanglier est assez commune beste ; si ne me convient jà dire de sa faisson ; quar pou de gens sont qui bien n’en ayent veuz. C’est la beste du monde qui a plus fortes armes et qui plus tost tuerait un homme ou une beste ; ne il n’est nulle beste qu’il ne tuast seul à seul, plus tost que elle ne feroit luy ; ne lyon, ne liepard, si donc il ne li saillaient sur l’eschine, là où il ne peust avenir à se revenchier de ses dens. Quar lyons ne liepardz ne tuent mie un homme ne une beste en un coup, comme il fet ; quar il convient qu’ils tirent et esgratignent des ongles et mordent aux dens ; et le sanglier tue d’un coup, einsi comme on feroit d’un coutel ; et pource l’aroit plus tost tué qu’il n’aroit luy. C’est une orguilleuse et fière beste et périlleuse ; quar j’en ay veu aucune fois moult de maulx avenir. Et l’ay veu férir homme dès le genoill jusque au piz[1], tout fendre et ruer tout mort à un cop sans parler à homme ; et moy meismes a il porté moult de fois à terre moy et mon coursier, et mort le coursier.

Ils vont en leur amour aux trueyes, environ la Saint-Andrieu et dure en leur grant chaleur trois sepmaines ; et pour quant[2] que les trueyes soient refroidies, le sanglier ne se retret pas de elle comme fait l’ours ; anssois demuere en leur compaignie et s’afouche[3] et sont ensemble jusques à la Épiphanie passée, et alors se despartent des trueyes et vont prendre leurs buissons et quérir leur vie tous seuls, et tous seuls demuerent jusques à l’autre bout de l’an qu’ils vont ès trueyes et lors les appelle l’en oustes[4] ; quar ils ne sont point une nuit là où sont une autre, fors que tant comme truevent à mengier ; car toutes menjures leur sont faillies comme est gland, faines et autres choses. Aucune fois un grant sanglier a bien un autre sanglier aveque luy, mes c’est à tard. Ils naissent en mars, et une fois l’an vont en amour. Et pou de trueyes portent deux fois l’an, espiciaument les sauvaiges ; mes j’en ay bien veu[5]. Ils vont bien loinh aucune fois à leurs menjures et se relièvent pour aller à leur menjure entre nuyt et jour ; et s’en vont à leur demourer anssois qu’il soit jour ; mes se aucune fois le jour les prend au chemin, ils demuerent voulentiers en aucun petit fort lieu, là où le jour les prendra, jusques à tant qu’il soit nuyt. Ils ont le vent de la glant autant comme l’ours ou plus. Ils vivent d’erbes, de flours, espiciaument en may qui les fet renouveler leur poill et leur char ; et dient aucuns bons veneurs que en celuy temps par les herbes et par les flours qu’ils menjent, ils portent medicine, mes je ne l’aferme pas ; et menjent tous fruits et tous blez. Et quant tout cela leur faut, ils boutent de la roële du musel devant, qu’ils ont trop fort, dedens terre bien parfont[6], pour querir les rassines de la fouchière et de l’esparge et d’autres rassines dont ils ont le vent dessobz terre ; et pour ce ay-je dit qu’ilz ont trop grant vent. Ils vermeillent[7] et menjent toutes vermines et toutes charoinhes et ordures.

Ils ont fort cuir et forte char espiciaument sur l’espaule. Et quant ils vont ès trueyes, leur sayson commence de la Sainte-Crois de septembre jusques à la Saint-Andrieu qu’ils vont aux trueyes, quar ils sont en leur gresse quant ils sont retretz des trueyes ; les trueyes ont leur saison jusque tant que les ont heu leurs pourciaulx. Quant on les chasse, ils se font voulentiers abayer au partir du lit pour l’orgueill qu’ilz ont, et courent sus aux chiens, et aucuns aux hommes ; mes quand il est eschauffé ou courroussié ou blessié, lors court-il sus à quant qu’il voit devant luy. Il demuere au plus fort boys et plus espès qu’il puet trouver, et fuit le couvert et le fort ; quar il ne voudroit jà que on le veist pource qu’il ne se fie point en son fouir, fors que en sa défense et en ses armes, et s’arreste souvent et se fet souvent abayer. Espicialment un grant sanglier longuement fuit quant chiens le chassent espicialment quand il est une fois atrote et a un pou d’avantaige devant les chiens de la muete, jamès ces chiens ne le raprocheront se nouviaulx chiens de releix on ne li relaisse. Il fuyra bien le soleil levant jusques à soleill touchant s’il est juene porc sur son tiers an. Au tiers mars, contant celuy en qu’il est né, se despart de sa mère et puet engendrer au bout d’un an.

Ils ont iiij dens : deux en la barre dessus et deux en la barre de dessoubz, des petits ne parle je point qui sont telles comme un autre porc. Les dens dessus ne le servent de rien fors d’aguisier celles de dessoubz et faire taillier ; et celles de dessoubz appelle on les armes ou limes dou sanglier, de quoy ils font le mal. Celles de dessus appelle l’en grès ; quarelles ne servent fors de ce que dit est. Et quant ils sont aux abais, ils les afilent tousjours en maschant l’une en contre l’autre pour les fere mieulx taillans et plus aiguës. Quant on les chasse, ils se soillent voulentiers es boes ; et s’ils sont blessiés c’est leur medicine que de soiller. Le porc qui est en tiers an ou passé fet plus de mal et est plus viste que n’est un vieill sanglier. Einsi comme un homme juene plus que un vieill. Mes le vieill sanglier se fet plus tost tuer, quar il est orguilleux et pesant et ne puet ne deigne fuir. Anssois court tantost sus à l’omme et fet de grans coups ; mes non pas si apertement comme fet le juene sanglier. Il oït trop clerement ; et quant on le chasse et il vient hors du buisson ou forest, où l’en le chasse pour vuider le pays, il a double d’entreprendre la champainhe ou de leissier sa forteresse ; et pour ce il giète sa teste hors du bois avant qu’il en isse du tout, ou tout le corps. Et ilec demuere et escoute, regarde et prent le vent de toutes pars. Et si lors voit ne sent nulle chose qui le puisse nuyre à faire son chemin qui vuelt aler, il s’en retourne dedens le bois et james par yqui ne saudra[8], si toutes les deffenses et huées du monde y estoient ; mes puis[9] qu’il a entreprins son chemin, il ne leisseroit pour rien qu’il n’alast tout oultre. Quant il fuit, il fet pou de reùses, ce n’est que il vuille demourer ; anssois court sus aux chiens ou aux gens ; pour quant que on le fiere ne blesse, il ne se plaint, ne crie point ; mes quant il vient courre sus aux hommes, il menasse fort en groinhant ; mes tant comme il se puelt deffendre, il se deffend sanz plaindre ; et quant il ne se puet plus deffendre, pou de sangliers sont qui ne se plainhent et crient quant ce vient sus le morir.

Ilz giètent leurs laisses comme font les autres porcs, et selon leurs menjures ou moles ou dures ; mes on ne les porte à l’assemblée ne les judge l’en comme fet du cerf ou d’autres bestes rousses.

À grant paine vit sanglier xx ans. Il ne remue james ses dens, ne les pert se n’est de cop.

Hon apelle de toutes bestes mordans les trasses ; et de bestes rousses le pié ou les foyes[10] ; et puet l’en apeller et les unes et les autres routes ou erres. Leur sayn est bon einsi que des autres porcs privés et leur char aussi. Aucunes gens dient que à la jambe devant on cognoist quant ans un sanglier ha ; quar il a tantes petites foussettes en la jambe comme il ha de anz ; mes je ne l’afferme mie.

Les trueyes meinent aveques elles leurs pourciaulx deux ventrées sanz plus ; et puis chassent ceulx de la première ventrée en sus d’elles ; quar ils ont jà deux ans et iii mois comptant celuy en qui furent nez. Et brief elles ont toutes natures d’autres trueyes privées, fors que elles ne portent deux. Quant elles sont courroussiées, elles courent sus aux hommes, aux chiens et ès bestes einsi bien que le sanglier. Et ce elles ont mis à terre un homme, elles demuerent plus sus ly que ne fet un sanglier ; mes elles ne pevent mie tuer comme un sanglier ; quar elles n’ont mie telles dens ; mes elles font aucune fois assez de mal de mordre.

Sangliers et trueyes se soillent voulentiers quant ils vont à leurs menjures chescun jour, ou quant ils en reviennent, et affilent aucune fois leurs dens aux arbres quant ils si froyent[11] et ils sont partis du soill.

Séparateur

  1. Piz poitrine, du latin pectus.

    « Tristan le prent entre ses bras, et quand il la tint seur son pis, il dist si haut que tuit cil de céans l’entendirent : Des ore ne me chaut quant je muire, puis que je ai ma dame avoec moy. »

    Le Livre de Tristan et de la reine Iseult. Manuscrit de la Bibliothèque royale, anciens fonds, 6775.

    Dist Blancandrins : Par cette meie destre
    E par la barbe ki al piz me ventelet,
    (qui sur ma poitrine voltige)
    L’ost des Franceis verrez sempres deffere.

    (Chanson de Roland, publiée par M. Francisque Michel, st. iv.)
  2. Pour quant, encore que.
  3. S’afouche, s’afoucher, se mettre en troupe. Cette expression vient sans doute du vieux mot fouc, troupeau, qui lui-même est dérivé du mot espagnol afojar ou ahojar, brouter des feuilles, fojas ; ce qui s’entend des troupeaux mis au pacage dans les bois. C’est aussi de là que nous avons tiré le mot foucagium, affouage, droit de pâturer dans bois. L’auteur d’une vie manuscrite de J.s, citée dans le supplément de Ducange, verbo foucagium, traduit ainsi ce passage de Zacharie, ch. 13, v. 7 : « Percute pastorem et dispergentur oves. »

    Dès que li pastour est férus,
    Li fouc des berbis est vaincus.

    Ducange cite encore cet exemple : « On ne dit pas fouc de vaches, ne fouc de chevaux, mais on dit bien fouc de pourchiaus et fouc de brebis. »

    Je pense qu’il ne faut pas confondre s’afoucher avec le mot affouchier cité par Nicot, Dictionnaire du vieux langage : « Les veneurs dient les sangliers estre affouchiez, quand ils s’amusent à fouiller la racine des fuchères.

  4. Oustes, hôtes, passagers.

    « Le sanglier n’a certaine demeure, aussi dit-on qu’il n’est qu’un hoste, parce qu’il ne fait que courir de forest et bois en autre. »

    (Maison rustique (1572), livre 6, ch. 51.)

    Eugenio Raimondi, dans son livre de chasse, traduit littéralement ce passage :

    « Il cinghiale non tiene cede certa, e perciò si dice, che non è se non forastiero ; percio che non fà altro, che correre da un bosco, e da una forest’ all’ altra. »

    (Raimondi, l. ii, ch. 2.)
  5. Buffon dit que la laie ne porte qu’une fois l’an. Phœbus affirme au contraire en avoir vu qui ont mis bas deux portées. Cela est d’ailleurs conforme à ce que Domenico Boccamazza rapporte des laies de la campagne de Rome : « Le scrofe figliano doi volte l’anno, cioè de marzo ed aprile, e de iuglio e de agosto. »

    « Les laies mettent bas deux fois l’an, c’est à dire en mars ou avril et en juillet ou août. »

    (Caccie della Trasteverina, l. v.)
  6. Parfont, profond.
  7. Ils vermeillent. « Vermeiller, quand le sanglier lève petit à petit la terre avec le bout du boutouer. »
    (Interprétation des mots de Vénerie, imprimée à la suite de Du Fouilloux.)
  8. Saudra, sortira.
  9. Puis, après.
  10. Foyes, voyes.
  11. Froyent, frottent. C’est de ce mot que viennent les expressions frayoir, freouer et frevoir, encore employées en vénerie, pour désigner l’endroit de l’arbre contre lequel les cerfs ont frotté leur tête.