La Chasse (Gaston Phœbus)/Chapitre VIII

, Joseph Lavallée
La Chasse (1854)
Texte établi par Léon Bertrand, Maison Lefaucheux (p. 51-55).
VIII. De l’ours et de toute sa nature

Chapitre huitième.
De l’ours et de toute sa nature.


Lours est assés commune beste ; si ne me convient jà dire de sa faisson ; quar pou de gens sont qui bien n’en ayent veu. Ours sont de deux conditions, les uns grans de leur nature, et les autres petits de leur nature, pour quant qu’ils soient vieuls. Toutesvoyes leurs meures et vies et condicions sont toutes unes ; mais les grans sont les plus forts et ceulx qui menjent aucunefois bestes privées. Merveilleusement sont forts par tout le corps, fors qu’en la teste qu’ils ont si fèble, que s’ilz y sont feruz, ils sont touz estourdiz ; et si fort y sont féruz, mors. Ilz vont en leur amour en décembre, les uns plus tost, les autres plus tart selon ce qu’ils sont à requoy en bonnes pastures ; et durent en leur grant chaleur xv jours. Et tantost comme l’ourse a conceu et se sent grosse, elles se mettent ès cavernes de roche et demuerent dedans jusques tant qu’elles ont faonné ; et pour ce prent on pou d’ourses qui soient prainhs[1], et les ours masles demuerent aussi dedans les cavernes xl jours sanz mengier et sanz boire, fors qu’ils poupent[2] leurs mains, et au xle jour, issent hors. Et si celuy jour fet bel, ils s’en retournent dedens leurs cavernes, jusques à autres xl jours ; quar ils pensent que encore fera mal yver et froit jusques à celi jour. Et si le dit jour qu’ils issent de leurs cavernes fet let, ils vont hors, pensant qu’il fera beau temps d’ilec en avant ; et neissent en mars ; et neissent deux au plus, et demuerent mors par l’espasse de un jour, et leur mère leur alayne si fort sur eulx et les eschaufe et lèche de sa langue qu’elle les fait reviver. Et leur poil est plus près de blanc que de noir, et alaitent un mois ou pou plus. La cause est quar ils ont males ongles et males dens, et sont felonnesses bestes de leur nature ; et quant ilz ne truevent le let de leur mère à leur guise ou l’ourse se bouge ou se muet, ilz mordent ou esgratignent les poupes[3] de leur mère, et elle se courrouce et les blesse ou tue aucunefois. Et pource, se garde elle, quant ils sont un pou forts que ne les laisse plus alaitier ; mes elle vet mangier tout quant que elle puelt trouver et puis leur giète par la gorge devant eulx ce qu’elle a mengié. Et einsi les nourrist jusques tant qu’ils se pevent pourchassier. Et quant l’ours fait sa besoigne avec la ourse, ilz font à guise d’omme et de femme touz estandus et l’un sur l’autre.

Ilz vivent d’erbes, de fruiz, de mieil, de char crue et cuyte quant ilz en pevent avoir, de lait, de glant, de faine, de froumiz, et de toute vermine et charoinhe, et montent sur les arbres pour querir des fruis ; et aucunefois, quant tout leur faut par grant yver ou par grant famille ils oseront bien prendre et tuer une vache ou un buef ; mes pou sont qui le facent ; mes pourciauls, brebiz, chievres et tel menu bestaill menjent-ils et prennent voulentiers quant les truevent à point ; espiciaument ceulx qui sont de la grant’forme. Ilz durent en leur force x ans ; et à grant paine, ours puet vivre vingt ans, car ils deviennent voulentiers aveugles, et puis ne pevent quérir leur vie. Ilz vont trop loinh selon si pesans bestes à les menjeures. Et c’est afin que on ne les trueve ; quar ils ne demourront jà près de leurs menjeures.

Quant on les chasse, ils fuyent de l’homme et ne courent pas sus jusques tant qu’ils soient blessiés ; mes quant ils sont blessiés, ils courent sus à tout quant qu’ils voyent devant eulx. Ilz ont merveilleusement fors bras, de quoy ils estrainhent aucunefois un homme ou un chien si fort qu’ils l’afolent[4] ou tuent. Des ongles ne font pas mal, pourquoi nulle beste en puisse mourir ; mes ils tirent ès mains et moynent[5] à leur bouche et à leurs dens et cela sont leurs meilleurs armes ; quar ils ont trop forte et male morsure, que si ils tenoyent un homme par la teste, ils le romproient le test usques[6] à la cervelle et le tueroient ; et se ils tenoyent le bras ou la jambe d’un homme aux denz et aux mains, ils la romproient tout oultre ; ne il n’est si fort hante[7] d’espieu que ès mains, quant ils sont féruz, ils ne la rompent.

Il est si pesant beste tant que les chiens, qui le vuelent bien chasser, le voyent touzjours ; quar il ne court guères plus que un homme. Il ne se fet point abayer au trouver comme fet le sanglier ; anssoys sen fuit de l’oye comme feroit un lievre jusques à tant que les chiens l’atainhent, et li commencent à fere mal ; et lors se met en deffense. Aucuns se lievent sur les piés derrières comme un homme, et c’est signe de couardise et d’effroy ; mes quant ils sont sur iiij piés et atendent l’homme qui vient contre eulx, adonc est semblant qu’ils se veulent revengier et non pas fuyr.

Ilz sentent de loinh et ont bon vent plus que nulle beste fors que le sanglier ; quar ils sentiront unes pastures de glant, s’ils sont en une forest et en tout le pays n’en a plus fors que en celle forest, ils en aront le vent de vi lieues loinh, et quant ils sont las et desconfiz, il se font prendre en aucune petite rivière ou ruissel, et on les chasse et prent aux alans, aux levriers et aux chiens courans, à l’arc, aux espieuz, ès lances et espées, aux laz et ès cordes, à fosses et autres engins. Deux hommes à pied, mes qu’ils ayent bons espieus et se vuelent tenir compaignie, pevent bien tuer un ours ; quar sa manière est que, à chescun qui le fiert, il se vuelt revengier de chescun, et quant l’un le fiert, il court sus à celuy ; et quant l’autre le fiert, il laisse celuy et court à l’autre ; et ainsi le puelt ferir chescun tant de fois comme il vuelt. Mes qu’ils soient bien apercevans et ne se esbahissent pas ; mes un homme tout seul je ne li conseille pas, car il l’arait tost afolé ou mort.

Leur nature est de demourer es grans montainhes ; mes quant il nège fort, ils descendent pour la nège, et pource qu’ils ne truevent à mengier ès plaines fores. Ils gietent leurs laissés aucunefoys en torche, et aucunefois en plateaux comme une vache, selon ce de quoy ils auront mengié ; quar s’ils ont mengié des roysins ou de semblans choses molles, ils gietent leurs laissés en plateaulx et s’ilz ont mengié de glant ou de faine ou semblans choses dures, ils les gietent en torches.

Et à un an pevent engendrer et lors se partent[8] de leur mère.

Ils vont ou le pas ou le cours, et à paines trotent. S’il est privé pour quant[9] que soit atachié poy demuere que touzjours n’aille sà et là, se non que menje ou que dorme. Il vet voulentiers les voies[10] quant il vet à son aise ; mes quant on le chasse il fuit les couvers et les forts. La saison de l’ours commence en may et dure jusques tant qu’il vet es ourses. Et toutes saisons sont gras ou dedans ou dehors, et plus dure sa saison que de nulle beste qui soit. Et quant il est blessié et peut eschaper aux chasseurs et est hors de eulx, il s’uevre ès mains sa ploye et tret hors ses boyaus. Quant il revient de ses menjures il vet voulentiers les chemins, et quant il se destourne des chemins, c’est pour s’en aler demourer, il ne fet point de reuses. Il se bainhe et soille comme un sanglier et boit en manière de sanglier et menje en guise d’un chien. Il a molle char, et mal savoureuse, et mal saine pour mengier. Son sain porte medicine contre goutes et adurcissement de ners meslé avec autres oinhemens. Ses piez sont meilleurs à mengier que riens qu’il porte.

Devez entendre que on apelle sain de toutes bestes mordans le sain ; et menjures quant ils vont mengier. Et de cerfs et de toutes bestes rousses qui ne sont mordans on apelle le fien[11] ; et quant ils vont mengier on l’apelle le viander ; et lessés de ours, de sanglier et de lou ; et fumées de cerf, de dain, du chevreul ; et celles des lièvres et des connills crotes et celle du renard et de tessons et d’autres puantes bestes sont apellées fientes ; et celle des loutres espraintes.

  1. Prainhs, pleines, pregnans. Quoique ce mot ne se trouve plus dans nos dictionnaires, il a encore été employé par des auteurs du 18e siècle. On lit dans Pothier, Traité des Cheptels, section 2, art. 3, no 74 : « Le bailleur étant toujours sensé, par ce contrat, se réserver le profit des veaux, le preneur est tenu de mener la vache au taureau pour l’empreigner lorsqu’elle est en chaleur. »
  2. Poupent, sucent.
  3. Les poupes, les tettes.
  4. Afolent, blessent.

    Ah ! le bourreau ! le traître ! le méchant !
    Il m’a perdue, il m’a tout affolée.

    Lafontaine.Le Diable de Papefiguière.
  5. Moynent, mènent.
  6. Usques, jusques, du latin usque.
  7. Hante, hampe.
  8. Se partent, se séparent.
  9. Pour quant, encore que. Pour quant que soit atachié poy demuere, encore qu’il soit attaché peu demeure.
  10. Il vet les voies… il fuit les couvers et les forts. La préposition par est sous entendue. Voyez les notes (1) page 19, (5) page 57, (1) page 38.
  11. Le fien, le suif.