La Chanson des gueux/Les terrains vagues

Maurice Dreyfous (p. 112-114).


VI

LES TERRAINS VAGUES


Quand juillet a roussi l’herbe des terrains vagues,
Ils ont l’air de grands lacs de rouille, dont les vagues
Portent pour immobile écume des gravats.

C’est là pourtant, ô gueux de Paris, que tu vas,
Dans ce lugubre champ qui pour fleur a l’ordure,
Quand tu veux par hasard prendre un bain de verdure.
La campagne est trop loin. L’omnibus est trop cher.
Et toi, le Juif-Errant, toi qui marchais hier,
Qui marcheras demain, qui dois marcher sans trêve,
Tu veux faire aujourd’hui ta promenade brève,
Et tout le long du jour, oubliant ta rancœur,
Au verre du repos t’enivrer à plein cœur.

Dans les jardins publics on n’est pas à son aise :
Trop de monde ! D’ailleurs il faut payer sa chaise
Comme à l’église. Il faut être un richard. Ou bien
Si l’on dort allongé sur un banc, un gardien
Surgit, chasse le rêve à sa voix de rogomme,


De son poignet brutal étrangle votre somme,
Et, parmi les badauds dont une meute accourt,
Vous traîne par le col en criant comme un sourd :
« Il faut dormir chez soi quand on est soûl, crapule. »
Et ce gros propre à rien vous flanque sans scrupule
À la porte, et la foule en riant dit merci.

Toi donc qui veux dormir sans gêne et sans souci,
La face vers le ciel et le dos sur la terre,
Tu vas dans un terrain vague, bien solitaire.
Pas de cris. Pas de bruit. Pas de bonne d’enfant.
Pas de gardien. Personne ici ne te défend
De donner à ton corps, qui souffre, un peu de fête,
Et tu peux à ton gré dormir comme une bête.
Des bêtes, en effet, chats morts ou chiens galeux,
Sont tes seuls compagnons, ô coucheur scandaleux
Qui pour buen retiro prends cette place immonde
Où gisent les débris honteux de tout le monde.
Que t’importe ? Les pieds fourbus, les membres las,
Tu ne sens nul dégoût d’avoir pour matelas
La cuvette où vomit la cité colossale.
Un lit est toujours doux, même quand il est sale.
Au beau milieu du champ, tu choisis un bon creux,
Où les tessons pointus soient un peu moins nombreux,
Où le sol n’ait pas trop de durillons, où l’herbe
Ne prenne pas un air absolument imberbe.
Tu t’estimes veinard, fadé d’un chouette écot,
Si quelque pissenlit, quelque coquelicot,
Avec son pompon jaune ou bien sa rouge crête
Fait un mouchetis d’ombre au dessus de ta tête.

Dans ce trou, lentement, comme dans un hamac,
Tu te couches, les bras croisés sur l’estomac,
Les jambes en compas, la figure couverte
De ta casquette ; et là, barbe au vent, bouche ouverte,
Dans ce coin de nature où tu te sens chez toi,
Tu goûtes le bonheur de n’avoir point de toit.