La Chanson des forges (Gilkin)

La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 200-201).
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LA CHANSON DES FORGES



 
Je vous entends, clameurs redoutables ! ô forges,
Feux rouges allumés dans les pays chenus,
Vous grondez sourdement, pareilles à des gorges
Que gonflent des jurons à demi retenus.

Quand l’homme aveugle et fou croit dompter la matière,
Dans vos gueules de feu les malédictions
Roulent sinistrement comme un lointain tonnerre.
Vous dites : Nous forgeons sans répit, nous forgeons,

Nous forgeons pour tes pieds le boulet et l’entrave,
Stupide humanité ! Nous forgeons les anneaux
Des chaînes qui te font à jamais notre esclave.
Va, travaille, halète, allume les fourneaux,

Consume le charbon, fais ruisseler la fonte
Sur le sable fumant, bats, écrase le fer,
Trempe des sabres, fonds des canons, blinde et ponte
Les vaisseaux cuirassés qui mitraillent la mer,

Va, martèle, martèle et construis sans relâche
Les machines, qui mieux que les anciens donjons
Asservissent le peuple et le font pauvre et lâche…
Stupide humanité, nous forgeons, nous forgeons

Le travail monstrueux avec la maladie,
Nous forgeons la chlorose et l’abrutissement
Et la haine et le meurtre et le rouge incendie
Et l’émeute sanglante et le lourd châtiment.

Nous forgeons le destin de ta décrépitude ;
Nous broierons tes enfants sous nos pilons de fer,
En crachant vers le ciel tout tremblant d’hébétude
La suie et le charbon de notre affreux enfer !

Vois ! Dans l’azur souillé nos hautes cheminées,
Hampes des noirs drapeaux qui proclament ton sort,
Déroulent sur l’horreur des landes calcinées
Leurs étendards de deuil, d’esclavage et de mort !