La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 79
LXXIX | |||
Païen s’adubent d’ osbercs sarazineis, | Les païens se revêtent de hauberts à la sarrasine, | ||
995 | Tuit li plusur en sunt dubiet en treis ; | Qui, pour la plupart, sont de triple épaisseur. | |
Lacent lor helmes mult bons sarraguzeis, | Sur leurs têtes ils lacent les bons heaumes de Saragosse, | ||
Ceignent espées de l’ acer vianeis, | Et ceignent les épées d’acier viennois. | ||
Escuz unt genz, espiez valentineis, | Leurs écus sont beaux à voir, leurs lances sont de Valence ; | ||
E gunfanuns blancs e blois e vermeilz. | Leurs gonfanons sont bleus, blancs et rouges. | ||
1000 | Laissent les muls e tuz les palefreiz, | Ils laissent là leurs mulets et leurs bêtes de somme ; | |
Es destrers muntent, si chevalchent estreiz. | Montent sur leurs chevaux de bataille, et s’avancent en rangs serrés.....
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Clers fut li jurz, e bels fut li soleilz, | Le jour fut clair, et beau fut le soleil : | ||
N’unt guarnement que tut ne reflambeit. | Pas d’armure qui ne flamboie et resplendisse. | ||
Sunent mil grailles por ço que plus bel seit ; | Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau. | ||
1005 | Granz est la noise, si l’ oïrent Franceis. | Grand est le tumulte, et nos Français l’entendent : | |
Dist Olivers : « Sire cumpainz, ço crei, | « Sire compagnon, dit Olivier, je crois | ||
« De Sarrazins purrum bataille aveir. » | « Que nous pourrons bien avoir bataille avec les Sarrasins. »
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Respunt Rollanz : « E Deus la nus otreit ! | Et Roland : « Que Dieu nous l’accorde, répond-il. | ||
« Ben devum ci estre pur nostre rei ; | « Notre devoir est de tenir ici pour notre Roi ; | ||
1010 | « Pur sun seignur deit hom suffrir destreiz, | « Car pour son seigneur on doit souffrir grande détresse. | |
« E endurer e granz chalz e granz freiz ; | « Il faut endurer pour lui grande chaleur et grand froid, | ||
« Si’n deit hom perdre e del quir e del peil. | « Et perdre enfin de son poil et de son cuir. | ||
« Or guart cascuns que granz colps i empleit, | « Frapper de grands coups, voilà ce que chacun doit, | ||
« Que malvais chant de nus chantet ne seit. | « Afin qu’on ne chante pas sur nous de mauvaise chanson. | ||
1015 | « Païen unt tort, e chrestien unt dreit. | « Les païens ont le tort, le droit est pour les chrétiens. | |
« Malvaise essample n’en serat ja de mei ! » | Aoi. | « Ce n’est pas moi qui vous donnerai jamais le mauvais exemple ! »
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Vers 994. — Des osbercs. O. Faute évidente, et qui rompt la mesure. ═ Une étude spéciale sur les armures décrites dans la Chanson de Roland peut offrir un double intérêt. Elle mettra le lecteur à même de saisir plus aisément mille passages de notre poëme, où il est question de helmes, d’osbercs, d’espiez, de gunfanuns, etc. Sans doute, nous avons essayé de rendre notre traduction claire et limpide pour tout le monde, pour les femmes mêmes et pour les enfants. Mais ils comprendront encore mieux la vieille Chanson, quand nous en aurons expliqué tous les termes difficiles. Une seconde utilité de ce travail frappera davantage les savants : la description de ces armures se rapporte évidemment au temps où fut écrit le poëme, et par conséquent peut servir à fixer cette époque d’une manière plus ou moins précise. — Commençons par décrire l’armure offensive.
1° La pièce principale est l’épée. L’épée est l’arme noble, l’arme chevaleresque par excellence. On est fait chevalier per spatam (comme aussi per balteum, par le baudrier, et per alapam, par le soufflet ou le coup de paume donné au moment de l’adoubement). Mais c’est l’épée qui demeure le signe distinctif du chevalier. ═ L’épée est, en quelque manière, une personne, un individu. On lui donne un nom : Joyeuse est celle de Charlemagne (vers 2989) ; Almace, celle de Turpin (2089) ; Durendal, de Roland (988) ; Halteclere, d’Olivier (1363) ; Précieuse, de l’Émir (3146), etc. ═ Chaque héros garde, en général, la même épée toute sa vie, et l’on peut se rappeler ici la très-longue énumération de toutes les victoires que Roland a gagnées avec la seule Durendal : Si l’en cunquis e Peitou e le Maine. — Jo l’en cunquis Normandie la franche, etc. (2315 et ss.) ═ L’épée est tellement importante aux yeux du chevalier, que Dieu l’envoie parfois à nos héros par un messager céleste. C’est ainsi qu’un Ange remit à Charlemagne la fameuse Durendal pour le meilleur capitaine de son armée. (2319 et suiv.) ═ Aussi ne faut-il pas s’étonner si nos héros aiment leur épée et parlent avec elle comme avec une compagne intelligente, avec un être vivant et raisonnable… Mais il faut ici passer aux détails matériels. ═ Il semble que l’épée des chevaliers de notre poëme ait été longue. Le Sarrazin Turgis dit quelque part : Veez m’espée ki est e bone e lunge. (925.) C’est d’ailleurs le seul texte qu’on puisse citer sur ce point. ═ L’épée se ceignait au côté gauche : Puis ceint s’espée à l’senestre costet. (3143.) Elle était enfoncée dans un fourreau (V. la fig. 5) qui est nommé une seule fois dans toute la Chanson. Au moment où Ganelon est insulté par Marsile : Mist la main à s’espée ; — Cuntre dous deiz l’ad del’ furrer getée. (444-445.) Et Olivier se plaint, dans le feu de la mêlée, de n’avoir pas le temps de tirer son épée : Ne la poi traire. (1365.) ═ Nulle part il n’est ici question du baudrier. ═ L’épée est en acier. Pour louer une épée, on dit qu’elle est bien fourbie. (1925.) Joyeuse, l’épée de Charlemagne, a une clarté splendide : Ki cascun jur muet XXX. clartez (2502) ; Ki pur soleill sa clartet ne muet. (2990.) Une des qualités de Durendal, c’est d’être « claire et blanche ». (1316.) L’acier de Vienne paraît avoir été particulièrement célèbre (997), à moins que ce mot (ce qui est fort possible) n’ait été placé là pour les besoins de l’assonance. Il est dit ailleurs que les bonnes épées sont de France et d’Espagne. (3889.) ═ La pointe de l’épée ou du brant a le même nom que la pointe de la lance : c’est l’amure : De l’brant d’acer l’amure li presentet. (3918.) ═ L’épée se termine par un helz et un punt. Précisons la valeur de ces mots : D’or est li helz e de cristal li punz. (1364.) Le helz, c’est la garde ; le punz, c’est le pommeau. Ce pommeau est de cristal, c’est-à-dire, orné de pierres précieuses (1364, 3435), ou plus souvent doré : En l’oret punt l’ad faite manuverer. (2506 et aussi 2344.) Ce pommeau est assez considérable. Il est creux, et c’est la coutume des chevaliers d’y placer des reliques : En l’oret punt asez i ad reliques. (2344, et aussi 2503 et ss.) Charlemagne a fait mettre dans le pommeau de son épée l’amure de la lance avec laquelle Notre-Seigneur a été percé sur la croix. (2503 et ss.) L’auteur, comme on le voit, ne connaissait pas la légende de la Table Ronde : Asez savum de la lance parler — Dunt nostre Sire fut en la cruiz naffret. — Carles en ad l’amure, mercit Deu. — En l’oret punt l’ad faite manuverer. — Pur ceste honur e pur ceste bontet. — Li nums Joiuse l’espée fut dunet. Quant au pommeau de Durendal, il contient quatre reliques précieuses : du vêtement de la Vierge, une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile et des![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/32/Gautier_-_La_Chanson_de_Roland_-_Fig_1.jpg/200px-Gautier_-_La_Chanson_de_Roland_-_Fig_1.jpg)
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═ Après le chevalier, il est très-juste de parler ici du cheval. — Le cheval est l’ami du chevalier ; mais cette affection ne se fait pas jour dans la Chanson de Roland. En revanche, dans Ogier le Danois, poëme un peu postérieur et dont la légende est à peu près aussi ancienne, cette amitié trouve son expression. Quand le héros, après de longues années de captivité, demande à revoir son bon cheval Broiefort, on parvient à le lui retrouver, mais épuisé, pelé, la queue coupée : « Ogier le voit, de joie a soupiré. Il le caresse sur les deux flancs : « Ah ! Broiefort, dit Ogier, quand j’étais sur vous, j’étais, Dieu me pardonne, aussi tranquille que si j’eusse été enfermé dans une tour. » Le bon cheval l’entend ; il avise tout de suite son bon seigneur qu’il n’a pas vu depuis sept ans passés, hennit, gratte le sol du pied, puis se couche et s’étend par terre devant Ogier, par grande humilité. Le duc le voit, il en a grand’pitié. S’il n’eût pleuré, le cœur lui eût crevé. » (Vers 10688 et suivants). Et dans Aliscans, Guillaume ne parle pas moins tendrement à son cheval Baucent : « Cheval, vous êtes bien las. Je vous remercie, mon cheval, et vous rends grâces de vos services. Si je pouvais arriver dans Orange, je voudrais qu’on ne vous démontât point ; vous ne mangeriez que de l’orge vanné, vous ne boiriez qu’en des vases dorés. On vous parerait quatre fois par jour, et quatre fois on vous envelopperait de riches couvertes. » (B. N., 753, f° 212.) Et Renaus de Montauban s’écrie dans les Quatre fils Aymon : « Si je te tue, Bayard, puissé-je n’avoir jamais santé ! Non, non : au nom de Dieu qui a formé le monde, je mangerais plutôt le plus jeune de mes frères. » (B. N. 7183, f° 76.) Le héros qui a donné son nom à Aubri le Bourgoing regrette son cheval avec les mêmes larmes : Ah ! Blanchart, tant vous aveie chier. — Por ceste dame ai perdu mon destrier. (B. N., 7227, f° 173.) D’ailleurs, le cheval rend bien cette affection au chevalier. Bayard, dans Renaus de Montauban : S’a veü son seigneur Renaut, le fil Aimon. — Il le conust plus tost que feme son baron, etc. etc. Lav., 39, f° 22.) Étant donnée cette affection réciproque, il est à peine utile d’ajouter, d’après les textes précédents, que le cheval a un nom. C’est Veillantif (Chanson de Roland, vers 2160), Tencendur (vers 2993), Tachebrun. (Vers 347.) C’est Saut-perdu, Marmorie, Passe-Cerf, Sorel, etc. Du reste, si l’on veut avoir le « portrait en pied » d’un cheval, si l’on veut connaître l’idéal que s’en faisaient nos pères, il faut lire les vers 1651 et suivants : « Pieds copiez, jambes plates, courte cuisse, large croupe, flancs allongés, haute échine, queue blanche, crinière jaune, petite oreille, tête fauve. » Dans Gui de Bourgogne existe un portrait analogue : Il ot le costé blanc comme cisne de mer, — Les jambes fors et roides, les piés plas et coupés, — La teste corte et megre et les eus alumés — Et petite oreillette, et mult large le nés. (Vers 2326, 2329.) ═ Les chevaux célébrés dans nos poëmes étaient des chevaux entiers. ═ Le chevalier se rappelait volontiers où et comment il avait conquis son bon cheval : Il le conquist es guez de suz Marsune, etc. (Vers 2994.) ═ Malgré son amour pour la bête, le chevalier ne lui ménage pas les coups d’éperon : Mult suvent l’esperonet. (Vers 2996.) Le cheval brochet. (Vers 3165, etc.) Ces mots reviennent mille fois dans notre poëme : ce sont peut-être les plus souvent employés. Et il l’éperonne jusqu’au sang : Li sancs en ist luz clers. (Vers 3165.) Avant la bataille, il lui laschet les resnes et fait son eslais (vers 2997, 3166), c’est-à-dire qu’il se livre à un « temps de galop ». Quelquefois, dans cet exercice, il fait sauter à son cheval un large fossé. C’est un petit carrousel. (Vers 3166.) ═ Le cheval de guerre s’appelle « destrier ». Le cheval de somme s’appelle sumier, palefreid (paraveredus), et l’on emploie aussi les mulets à cet usage : Laissent les muls et tuz les palefreiz. — Es destrers muntent. (Vers 1000, 1001. V. aussi les vers 755, 756.) ═ Notre vieux poëme nous parle plus d’une fois des étriers, mais sans nous en préciser la forme, et c’est ici que les monuments figurés viennent à notre aide. (V. les fig. 2, 3, 4, 7.) ═ Pour faire honneur à quelqu’un, et particulièrement au roi, on lui tient l’étrier : L’estreu li tindrent Naimes et Jocerans. (Vers 3113.) ═ Les selles étaient richement ornées gemmées à or (vers 1373), orées (vers 1605). La Chanson nous parle souvent des arçons, qui sont primitivement les deux arcs formant la charpente principale de la selle. (Vers 1229, etc.) Quant aux aubes de la selle, elles sont d’argent, quand elle est d’or. (Vers 1605) ═ Les détails nous manquent sur les freins, qui sont également dorés (vers 2491), et sur les sangles. (Vers 3573.) Les sceaux du xiie siècle nous sont ici d’un précieux secours.
═ Et maintenant, de tous ces passages de notre Chanson que nous avons soigneusement recueillis, pouvons-nous véritablement tirer quelques éléments de critique sur la date de cette œuvre célèbre ? Le défaut de tous les vers que nous avons cités plus haut, c’est leur vague, c’est leur manque de précision, et rien n’est d’ailleurs plus facile à comprendre dans un poëme. Ainsi, nous n’avons rien d’exact dans toute notre Chanson sur la longueur du haubert, et cette longueur est peut-être le principal criterium pour déterminer une date précise. Il est seulement certain que notre Roland est antérieur à l’époque du « grand haubert », au règne de Philippe-Auguste. Voilà qui n’avance guère le problème. J’ajouterai que, dans notre épopée, il n’est jamais question de chausses de mailles, et que l’usage de ces chausses a, suivant M. Quicherat, commencé sous le règne de Philippe Ier. (1060-1108.) Cet élément de critique est plus précis, et reporterait notre poëme à la dernière partie du xie siècle, qui est la date généralement admise. Mais, pour tout le reste, rien de scientifique. ═ D’autre part, nous avons vu les sceaux des xie et xiie siècles, conservés aux Archives de France. Or on peut dire, d’après ces documents figurés, que depuis la fin du xie siècle jusqu’à la seconde moitié du xiie, il n’y a pas eu dans nos armures un seul changement véritablement radical, et qui soit signalé dans le Roland. Les modes ne changeaient pas alors comme aujourd’hui, et les artistes qui gravaient les sceaux se contentaient trop souvent de copier des types antérieurs. ═ Quoi qu’il en soit, si nous avions, d’après de si vagues documents, une conclusion à tirer, nous placerions notre poëme entre les années 1060 et 1090. Mais nous avouons que cette attribution n’a rien de rigoureux. Notre poëme lui-même ne nous permet pas d’aller plus loin. (V. la Collection des empreintes de sceaux aux Archives de France, et notamment les sceaux du xiie siècle, nos 3928, 2929, 16187, etc. etc.) C’est d’après ces sceaux que M. Demay a dessiné, M. Fichot reporté sur bois, et M. Hurel gravé les neuf figures qui précèdent, et qui faciliteront à notre lecteur l’intelligence de cette partie de notre travail.
Vers 995. — Dublez. O. Le cas sujet exige au pluriel dublet.
Vers 996. — Lor. O. Lisez lur. ═ Elmes. O. Entre elmes et helmes, qui se rencontrent l’un et l’autre dans notre Ms., nous avons choisi la forme la plus étymologique. ═ Au vers 1001, lire plutôt destriers.
Vers 1004. — Lisez graisles pur. V. la note du v. 700 et celle du v. 17.
Vers 1006. — Oliver. O. V. la note du v. 176, et lire Oliviers.
Vers 1007. — Purum. O. C’est le seul cas où notre scribe écrive ce mot avec une seule r. Partout ailleurs il en met deux : purrai, 146, 581 ; purrat, 34, 156, 334, 1744 ; purrum, 1698, et purruns, 252 ; purrez, 133, 2735 ; purreit, 534, 596.
Vers 1009. — Lire bien. ═ Devuns. O. V. notre note sur les premières personnes du pluriel au v. 42.
Vers 1010. — Seignor. O. V. la note des v. 17 et 51.
Vers 1013. — Chascuns. O. V. la note du v. 203. ═ Le Ms. porte l’empleit ; erreur évidente. La correction est de Mu.
Vers 1014. — Le Ms. porte : Que malvaise cançun, ce qui forme un vers de douze syllabes et ne s’accorde pas avec chantet. ═ Lire : Que malvais chanz de nus chantez ne seit.
Vers 1015. — Chrestiens. O. Pour le cas sujet pluriel, il faut : chrestien.