Lemerre (p. 205-209).


XLI

le vol


Tous ces événements, le dernier surtout, ne doivent pas être étrangers à la résolution, subitement prise par M. Honnorat, d’aller voir des parents qu’il a quelque part, dans un village de la montagne.

Mlle Norette me propose de faire partie du voyage. M. Honnorat insiste.

Une partie charmante à travers un pays pittoresque et frais, où sont des ruisseaux épais de truites. Saladine garderait la maison.

Je résiste, quoique tenté. Je ne me juge pas de reste, en présence de Galfar et de ses Piémontais, pour garder la maison de compte à demi avec Saladine.

Un travail pressé, que j’invente, me sert d’excuse. Pourquoi, d’ailleurs, l’occasion est bonne, n’emploierais-je pas ces trois jours à mettre un peu d’ordre dans les notes, assez confusément ramassées, au hasard des lectures et des promenades, pour l’ouvrage que je rêvais en m’installant, il y a trois mois, au Puget-Maure ?

Mais les allées et venues de Galfar, ses airs de conspiration et de mystère ne me laisseront pas, j’en ai grand’crainte, ce loisir.

Galfar prépare un coup. Je le sais par Ganteaume qui, lui-même, le tient de Peu-Parle.

Quel coup ? Un vol, sans doute ! et la chose lui sera facile, puisque, grâce à son ingénieuse idée du repavage, le voilà dans la place avec trois sacripants.

Heureusement, je veille ; Ganteaume fait tout ce qu’il faut pour veiller ; nous pouvons en outre compter sur le courage plus que masculin et les longs bras de Saladine.

Pendant deux jours, ce qui est assez naturel, et pendant deux nuits, ce qui m’humilie un peu, rien n’arrive. Mais à la troisième nuit, sur les onze heures, le village étant endormi, j’entends tout à coup, dans l’écurie, au fond du couloir, l’âne braire.

Puis une porte grince, des pas sourds montent l’escalier ; et, de ma fenêtre ouverte sur le jardin, j’aperçois Galfar qui, faisant un geste de la main, comme pour arrêter des gens qui le suivent, applique son oreille aux volets du rez-de-chaussée où dort Saladine.

— « Allez, murmure-t-il, et pas de bruit ! je reste ici en sentinelle, pour le cas où elle se réveillerait. »

Évidemment, les Piémontais ont mission de dévaliser la chambre de Norette ; c’est eux qui forceront la porte. Galfar se contente d’ordonner, étant de trop bonne famille pour s’abaisser à ces métiers.

Si je lui envoyais une balle, comme remerciement de son double coup ?

Soudain, d’en bas, un cri s’élève :

— « Oh ! Saladine… oh ! des Gazan…

— Oh ! du four… » répond Saladine, d’une voix encore ensommeillée.

C’est le fournier en train de parcourir le village, annonçant l’heure des levains aux gens qui, demain, doivent cuire, et s’arrêtant sous les fenêtres, au lieu de cogner et de monter, moins par paresse que par besoin décoratif de remplir du bruit de sa voix le grand silence de la nuit.

Galfar a disparu. Une vitre luit, Saladine se lève.

Après quoi, la vitre de nouveau s’obscurcit ; et, sur les briques de l’escalier, sur les galets du passage d’âne, j’écoute un instant les pas traînants de Saladine qui s’en va ; tandis que, s’éloignant pour d’autres fournées, le fournier jette son appel : « Oh ! Myon… oh ! Nore… oh ! Madon… » de plus en plus indistinct et vague.

Je m’étais cru débarrassé de mes voleurs. Terrés un instant, ils ont reparu aussitôt Saladine définitivement partie.

Que faire, seul contre quatre ! Réveiller Ganteaume qui dort là-haut, au-dessus de ma tête, dans le grenier ? Ganteaume, certes, a l’âme héroïque. Mais il doit rêver de Norette ; mieux vaut le laisser à ses songes.

Cependant j’entends comme un bruit de vis qui crient, de bois qui grince. Les voleurs enfoncent. Une idée me vient.

La porte du passage d’âne, qui donne sur la placette, est ouverte ; et, suivant les patriarcales coutumes du pays, sa clef, une clef énorme, capable d’assommer un bœuf, reste à demeure dans la serrure.

Je sortirai, je fermerai la porte en dehors, et j’irai, par le bas du village, monter la garde sous le jardin, devant la seule issue que Galfar et ses estafiers puissent prendre, c’est-à-dire au bas de la fente par où je grimpais à mes rendez-vous.

Galfar certainement connaît cette issue.

Leur coup fait, et trouvant la porte fermée, ils essaieront de se sauver par là.