Lemerre (p. 123-126).


XXV

LES OURSINS DU PATRON RUF


Une surprise m’attendait.

Sur la porte, qui rencontrons-nous ? Patron Ruf, toujours rasé, toujours tanné, portant de chaque main un panier d’oursins frais pêchés dont les piquants, couleur de châtaigne, se remuaient encore lentement au milieu de leur emballage d’herbe marine.

M. Honnorat, cette fois, ose affronter Norette, affronter Saladine. Que sont la lessive et les femmes quand il s’agit d’un ami comme patron Ruf et d’oursins engraissés par la pleine lune ?

Aussitôt le dîner s’improvise, car les oursins n’attendent pas. On me convie ainsi que l’abbé, à qui patron Ruf dépêche Ganteaume.

Saladine, décidément vaincue, séchera son linge où elle pourra : et nous voilà tous attablés dans la cour aux blanches arcades, sous la vigne en treille dont le cep, perdant son écorce, a l’air d’un bon vieux boa qui mourrait.

C’est patron Ruf qui bravement, sans craindre les pointes, décoiffe l’un après l’autre les oursins comme on fait des œufs à la coque.

Une ! deux ! et l’étoile de chair jaune-orange apparaît nageant dans une noirâtre mixture d’eau de mer et d’algues triturées.

L’abbé, homme aux préjugés montagnards, répugne à manger ces bêtes vivantes. Moi-même, amateur novice, je fais tomber l’algue et l’eau de mer sur mon assiette, me contentant du jaune que je cueille avec mon couteau. M. Honnorat et patron Ruf nous raillent. Ils n’y mettent pas, eux, tant de façons. Ils gobent le tout : eau, algues, étoile ! ils raclent la coque avec des mouillettes ; et radieux, la barbe ruisselante. M. Honnorat s’écrie :

— « On dirait qu’on mâche la mer !

— Encore, interrompt patron Ruf, n’est-ce pas ainsi, entre des murs, que l’oursin se mange ; mais sur le rivage, dans la barque, en écoutant battre le flot. À six heures du matin, quand le soleil chasse la brume, pourvu que j’aie un bon pain tendre, une bouteille de clairet, je viens à bout de mes six douzaines, et Rothschild n’est pas mon cousin ! »

Mlle Norette a mis le bouquet sur la table, bien en face d’elle ; baissant les yeux, le rose aux joues, toutes les fois que je la regarde ou que je regarde le bouquet.

Elle est d’ailleurs très gaie aujourd’hui, Mlle Norette.

Comme on parle de la mer, elle nous raconte l’impression que lui fit la Méditerranée la première fois qu’elle la vit.

Saladine ramenait Norette de nourrice.

— « Vous vous rappelez, Saladine ? »

Mais Saladine ne répond pas. N’importe ! Norette continue :

— « Alors, quand nous arrivâmes au mas de la Viste d’où tout l’horizon se découvre, je demandai, petite sauvagesse qui n’a jamais vu que des montagnes : « Qu’est-ce que c’est que ce grand pré bleu ? » Saladine me dit : « C’est la mer. » — Et les moutons blancs qui sont dessus ? — Ce sont des barques et leurs voiles. »

Un peu troublée d’avoir fait cet important discours, Mlle Norette, en manière de contenance, a pris le bouquet posé à côté de son verre, sur la nappe, et cette action si simple a si fort impressionné Ganteaume, qu’il en laisse tomber une pile d’assiettes, — du vieux Varages presque aussi finement décoré que le Moustiers, — au désespoir de Saladine, repentante de s’être adjoint un tel aide.

Le fait est que, depuis le commencement du repas, mon Ganteaume, page ahuri, n’a fait qu’entasser maladresses sur maladresses. Et je me demande pourquoi, Mlle Norette le sait peut-être ? quelques fleurs offertes par moi ont l’étrange pouvoir de le préoccuper ainsi.