Lemerre (p. 27-33).


VI

dans le vallon


Patron Ruf m’a dit : « Le vallon passe juste sous le village ; en le remontant tout droit, au bout de deux petites heures, vous serez rendu au Puget. »

Un berger de quinze ans qui, laissant son chien faire la garde, s’amusait à tailler en figurines les nodosités baroques d’un bâton de caroubier, confirme ces renseignements.

Le voyage est charmant d’abord dans ce lit de torrent qui, au lieu d’eau, roule sous la brise venue de la mer ses grandes fleurs et ses herbes grises.

Par malheur, ni patron Ruf, ni le berger, ne m’ont averti d’un point important. C’est qu’un peu plus haut, l’orage, mauvais ingénieur, a laissé en route les trois quarts au moins des cailloux roulés et des rochers que son flot boueux devait charrier à la grève. De sorte que, maintenant, ma marche vers le Puget-Maure n’est plus qu’une série de périlleuses escalades à travers des cascades sèches, amas de pierrailles et de blocs traîtreusement polis que rend plus glissants encore un tapis d’aiguilles de pins.

Combien durèrent les deux heures ? je l’ignore ! le temps passe vite lorsqu’on fait ce ridicule métier de s’accrocher, sans repos ni trêve, des pieds, aux aspérités de la pierre, des mains, à quelque touffe de ciste, de lentisque, à quelque branche de figuier sauvage, dont les feuilles froissées m’entêtaient de leur forte odeur.

Toujours est-il que le soleil, violent encore, baissait déjà quand à un détour le Puget-Maure m’apparut. Il me semblait tout près, à portée de la main, derrière ce dernier promontoire. Mais le promontoire franchi, un autre aussitôt se dressait, puis disparaissait, laissant voir ce fantastique petit village que je m’imaginais toujours être sur le point d’atteindre, et qui, à chaque fois, s’éloignait.

Le paysage avait changé. Je m’en aperçus seulement à l’heure où, à bout d’énergie, je m’étendis, le dos dans l’herbe, sous un bloc.

Ce n’étaient plus les blancheurs calcaires des falaises au bord du golfe ; mais — comme si un antique volcan eût déversé là ses coulées — deux hautes murailles porphyriques dont les innombrables paillettes s’allumaient aux reflets rouges du couchant. Sur ce terrain de feu où les rayons se concentraient : une végétation africaine, de grands aloès, des cactus, et, çà et là, martyr écorché, le tronc saignant d’un chêne-liège. La chaleur devenue intense, à la tombée du jour, faisait partout craquer les écorces, pleurer les résines, et se mourir dans un crescendo exaspéré l’aride chanson des cigales.

Il faut croire que je m’endormis.

Je m’endormis, et fis tout de suite un rêve étrange, longtemps continué, pendant lequel il me sembla vivre des années et des années.

En quête de trésors cachés, je parcourais des pays inconnus, des royaumes chimériques ; mais toujours le rêve me ramenait dans une vallée fermée, aux parois couleur de braise, incrustés d’escarboucles, où, souffrant d’une soif ardente, je poursuivais la Chèvre d’Or.

J’étais même sur le point de la saisir, j’apercevais distinctement, à deux pas de moi, entre deux buissons, ses yeux malicieux, ses cornes et son front têtu…

Mais un chevrotement rapproché, un léger tintement de clochettes me réveillèrent. J’ouvris les yeux et crus d’abord qu’une hallucination prolongeait mon rêve.

Non ! Quoique s’assombrissant de minute en minute sous le crépuscule survenu pendant ce long sommeil, je reconnaissais le paysage admiré tantôt dans sa splendeur ensoleillée ; et c’était bien une vraie chèvre, une chèvre en chair et en os qui, à la cime d’une roche aiguë, les quatre pieds joints, me regardait. Ses cornes luisaient, ses sabots luisaient, sa toison avait des tons fauves.

J’avançai doucement, ma familiarité l’offensa. Elle fit un bond, disparut un instant, puis reparut sur une autre roche.

À la place qu’elle quittait, où ses sabots avaient posé, la pierre rouge semblait frottée d’or. Et je me disais :

« Voilà qui semble donner tort aux railleries de patron Ruf ! Si j’avais cependant, pour mes débuts dans ce pays, rencontré la Chèvre d’Or de la légende ? »

Cependant, l’espiègle chèvre jaune, tout comme eût fait la Chèvre fée, semblait m’attendre, me provoquer.

J’avançai encore ; elle repartit, cornes en avant cette fois, dans un épais fourré de lentisques où, d’abord, elle s’empêtra. Je la tenais déjà, je caressais son poil rude et roux, quand d’un simple effort, rompant l’obstacle des branchages, elle retomba, bondissante et libre, de l’autre côté.

Quelque chose tinta, sa clochette sans doute qui s’était détachée. Car je trouvai, sous le buisson, une de ces clavettes en forme de demi-croissant dont les bergers se servent pour boucler le collier de bois que les chèvres portent au cou. Je cherchai vainement la clochette. Plus lourde, elle avait dû rebondir et rouler dans un creux, où, parmi les pierres, riait un peu d’eau.

La chèvre était loin, elle courait. Piqué au jeu, intéressé par le mystère, je me mis à courir aussi, sans trop buter pourtant : maintenant nous suivions une manière de chemin ! Et j’étais déjà tout près d’elle, quand, sous la lune se levant, d’un dernier saut, comme par miracle, je la vis soudain disparaître dans la masse même du roc qui semblait barrer le vallon.

En même temps, au-dessus de moi, à cinquante pieds, j’entendis un bruit de voix, un son d’angelus ; et, levant la tête, je m’aperçus, au déchiquetage des toits sur le ciel, à la silhouette des gens causant accoudés en haut d’une terrasse, que ce que j’avais pris pour un roc, était probablement un village.

— « Holà ! criai-je, est-ce ici le Puget ?

— Ici même, vous n’avez qu’à suivre le sentier, monter l’escalier et passer la porte. »

Je suivis un étroit sentier que continuaient, mauvais aux pieds, des degrés taillés dans la pierre. Je passai sous un portail bas, veuf de ses battants, mais encore surmonté de vagues armoiries. Une vieille femme m’indiqua l’auberge.

Et, malgré les sinistres prédictions de patron Ruf, je pus, après un souper que l’appétit me fit trouver délicieux, dormir dans un lit blanc dressé au beau milieu d’une chambrette plus blanche encore, dont les ogives bizarres, jusqu’au moment où la fatigue ferma mes paupières, m’avaient donné l’illusion d’un accueillant et rustique Alhambra.