Société générale de librairie catholique (p. 82-104).


IV

comment la grande hélène se mit tout à fait en colère


Les choses frivoles amènent souvent de graves événements : c’est là un axiome. En voici un autre : certaines natures burlesques forcent la raillerie et engendrent la mystification, comme la pluie mouille, comme le soleil réchauffe.

L’épouse Boër, comtesse de n’importe quoi : un nom prussien que le lecteur sera charmé d’oublier, revenait de la foire des Loges, dans son carrosse aussi bariolé qu’elle-même et bourré de plus d’emplettes que la grande Hélène n’en avait convoyé avec son bataillon de portefaix. Il était nuit tombée. Deux éclaireurs couraient devant l’équipage avec des torches, et l’épouse Boër, enrubannée comme une offrande, avait la joie de voir toutes les fenêtres curieuses s’ouvrir sur son passage.

Elle était seule, hélas ! avec ses marchandises, dont l’achat fastueux lui avait donné tant de popularité à la foire. Elle eût cédé toutes ses marchandises, et le double, le triple, et ses rubans, et ses fleurs, et son rouge, et ses mouches, et tout, pour avoir là auprès d’elle un poète susceptible de lui rimer un madrigal, comme ceux qu’elle avait tant admirés dans l’almanach des muses. Cette lourde allemande adorait ce qu’on appelait alors « la poésie légère. »

Malheureusement il y avait comme une malédiction sur elle. L’infortunée comtesse en était réduite à son Roboam, un Hollandais jaune, moins qu’un Chinois ! le seul, oui, le seul au monde qui ne fût pas capable de rimer le moindre madrigal idiot !

Eh bien, cette abandonnée n’était pas au pied du mur comme vous pourriez le croire. Raoul, qui était jeune après tout, qui avait du loisir et qui lui gardait rancune pour le fameux brevet refusé, Raoul, français et malin comme un vaudeville, s’était vengé en fourrant dans la tête romanesque de l’épouse une prodigieuse, une absurde idée qui l’occupait du matin au soir.

L’épouse Boër, tournant casaque à la politique si avantageusement payée de Roboam, rêvait depuis vingt-quatre heures le renversement du roi George, afin de poser sur son front à elle bas et rouge la couronne d’Angleterre. Pas davantage ! Et elle croyait à cela dur comme fer !

Au compte de Raoul, c’était simple comme bonjour. Un divorce et un mariage, ou plus aisément encore : massacrer Roboam avant d’épouser Jacques Stuart en secondes noces. Nous demanderions pardon au lecteur de l’entretenir de pareilles folies, si, à un moment donné, cette farce ne devait entrer comme élément sérieux dans notre drame.

À l’instant où l’épouse Boër passait au pas, peur se laisser admirer mieux, devant la porte de l’auberge des Trois-Rois, Raoul en sortait justement, portant avec crânerie son costume de postillon, et ravi d’avoir été agréé par la grande Hélène. Son regard se croisa avec celui de l’épouse, elle le reconnut tout d’un coup et poussa un cri de surprise.

Raoul, déconcerté d’abord et pris d’inquiétude, mit à tout hasard un doigt sur sa bouche. L’épouse fit aussitôt arrêter et l’appela de la main.

— Je me nomme Jolicœur ! lui dit précipitamment Raoul avec une grande affectation de mystère. Souvenez-vous-en !

— Savez-vous ! répliqua l’épouse étonnée. Ah ! Jolicœur ! concevez-vous !

— C’est pour l’affaire, continua Raoul, cela marche ! mon déguisement vous servira.

— Vous comprenez ? murmura-t-elle. L’affaire marche !… Le roi m’a t-il remarquée ?

— Où étiez-vous cette après-midi ? demanda brusquement Raoul.

— À la foire des Loges… comme toutes les personnes de qualité, vous savez.

— Le roi vous y a vue… chut !

— Ah ! savez-vous ! savez-vous ! Moi qui n’avais pas beaucoup de rubans !

— L’affaire marche ! répéta Raoul. Le roi a dit : c’est le soleil !

Il voulut s’esquiver, car les passants s’attroupaient pour contempler l’épouse. Elle le retint d’un bras vigoureux et l’attira jusqu’à elle, pour lui dire à l’oreille :

— Il a de l’esprit ce Stuart ! Fait-il des petits vers ? Ah ! vous concevez, quand je serai sur le trône il ne m’en coûtera pas beaucoup de vous nommer premier ministre, mon cher.

Il se dégagea et se perdit parmi les badauds qui riaient.

— À l’hôtel ! commanda l’épouse. Levez les torches, savez-vous : et faites parader les chevaux !

Et commençant son apprentissage de souveraine, elle salua gracieusement à droite et à gauche, tout le long du chemin.

Quelques minutes après, Piètre Gadoche, sous l’espèce de M. le marquis de Romorantin, montait la rue, redevenue solitaire, pour regagner son logis, situé, nous l’avons dit, au fond du jardinet des Trois-Rois. Il allait la tête basse et semblait de fort méchante humeur. Deux hommes, dont l’un boitait, se détachèrent du porche d’une maison voisine et l’abordèrent.

— Ah ! ah ! mes drôles ! dit-il, que signifient ces coups de feu dans la forêt ? Ce stupide Hollandais a donc fait des siennes ?

— Patron, répondit Rogue, le Stuart a été attaqué entre la croix de Berry et le Houx…

— Et vous y étiez, coquins ?

— Nous n’avions garde, patron, repartit Salva. Ce sont des gens de mein herr Roboam, qui n’ont pas eu le contre-ordre.

— Et quoi du roi ? interrogea Gadoche avec une véritable anxiété.

— Les deux diables de la Font-de-Farges sont encore venus, grommela Rogue.

— Deux seulement !

— Oui, deux : les Coëtlogon. Le vicomte Raoul n’y était pas.

— Ils ont cassé des têtes ?

— Quatre.

— Et le Stuart ?

— Touché !… Mais il court encore. Et nous sommes venus vous dire, patron, que le départ est fixé pour demain matin, deux heures avant le jour.

Gadoche mit la main à son gousset.

— Est-ce tout ? demanda-t-il.

— Non, répliqua Rogue. M. de Lauzan est le premier postillon, M. de Courtenay le second, M. de Châteaubriand le troisième.

— Bravo ! nous serons bien menés ! Qui a dit cela ?

— La Cavalière en personne… aux Coëtlogon.

— Oh ! oh ! elle court les aventures cette nuit ! Est-ce tout ?

— Oui, patron.

Ils eurent leurs étrennes. Comme Gadoche s’éloignait, pensif, Rogue se ravisa et le rappela.

— Patron, dit-il, je ne sais pas si ça vous intéresse, mais à tout hasard je vous apprends que nous avons vu à une fenêtre des Trois-Rois ce joli minois qui était là-bas au Lion-d’Or, la nièce… la Poupette de la grande Hélène.

— Mariole ! s’écria le bandit. Elles ne sont donc pas parties ! Est-ce que nous n’aurions personne à Nonancourt ?

Il s’élança vers l’auberge, laissant le juif et le boiteux au milieu de la rue.

— Tiens ! tiens ! dit Salva. On aurait pu lui vendre la chose plus cher !

Rogue répliqua par cette sentence :

— Il ne faut jamais rien donner par-dessus le marché !

La grande Hélène était gaie comme pinson là-haut, ce qui ne lui arrivait pas tous les jours. Elle avait vu les enfants trébucher entre ses jambes et flairer ses poches « comme des petits loups, » elle avait reçu les remercîments de la tante Catherine, et la Poupette l’avait embrassée bien tendrement, quoiqu’on n’eût pas dit un mot de « la surprise. » Ce soir, la grande fille voyait le monde sous un aspect un peu moins noir ; la terrible éclaboussure était presque oubliée ; elle attendait son souper d’un cœur content. On gratta à la porte, et maître Daniel, l’aubergiste, entra.

— Est-ce bien votre nom Hélène Olivat ? demanda-t-il sans autre préambule.

— Vous pourriez dire : demoiselle, répliqua Hélène.

— Demoiselle, si vous voulez ; c’est votre nom ?

— C’est mon nom.

— Eh bien, demoiselle Olivat, il y a en bas un gentilhomme qui voudrait parler avec vous.

— Comment l’appelez-vous, ce gentilhomme ?

Daniel hésita, car le nom que le marquis de Romorantin lui avait ordonné de prononcer ne lui revenait point à la mémoire. Mais, en ce moment, Nicaise entra tout essoufflé, disant :

M. Ledoux est ici, demoiselle !

— Juste ! s’écria l’aubergiste. C’est M. Ledoux !

Hélène rougit.

— Faites monter M. Ledoux, dit-elle. Et vous autres, rangez-moi tout cela… Vite et proprement, avant d’aller à la niche !

Pendant que Mariole et Nicaise mettaient un peu d’ordre autour d’elle, la grande Hélène donna en vérité un coup d’œil à son miroir. Quand M. Ledoux entra, elle avait fait place nette. Tout le monde était à la niche.

M. Ledoux avait l’air grave et même morose, autant qu’un visage paisible et agréable, comme était le sien, pouvait exprimer la mauvaise humeur. Il accepta froidement la chaise qu’Hélène lui offrait et s’assit sans mot dire. La pauvre grande fille était toujours fort émue, quand elle revoyait son ancien promis. Cela lui rappelait de terribles heures. Elle voulut rompre ce silence qui lui pesait et commença en souriant :

— Vous voilà donc par ce pays-ci, monsieur Ledoux ?

— C’est heureux pour vous, demoiselle, fut-il répondu presque rudement.

Hélène le regarda, étonnée. De tous les hommes vivant à cette époque, sans en excepter le régent de France, ni le duc régnant de Lorraine, M. Ledoux était positivement celui qui avait le plus d’influence sur la grande Hélène. Néanmoins, il n’eût point fallu que M. Ledoux lui-même essayât de marcher sur le pied de la bonne fille.

Il vit cela, car c’était un esprit plein de tact, rien que dans le regard inquiet et presque soumis que la grande Hélène lui lança. De pareils regards ressemblent à ces vents tièdes et doux qui précèdent les coups de tonnerre. Il baissa la voix d’un ton ou deux et reprit d’un accent plutôt triste que sévère :

— Il y a de grands intérêts engagés, demoiselle, et je croyais pouvoir compter sur vous, quand je vous ai fait donner le brevet de maîtresse de poste à Nonancourt.

— Je pense que vous ne me reprochez pas le service que vous m’avez rendu, monsieur Ledoux, dit-elle.

— À Dieu ne plaise ! Je vous devais quelque chose et j’ai fait de mon mieux pour payer ma dette. Seulement, souvenez-vous bien, je vous avais dit : Soyez à Nonancourt après-demain, et il y a six jours de cela.

— C’est vrai, avoua Helène repentante. J’ai musé, comme on dit, monsieur Ledoux. Il y a tant de choses à acheter pour un bureau de poste. Est-ce que mon retard aurait causé quelque perte à quelqu’un ?

— Il aurait pu causer une perte irréparable, demoiselle.

— Dieu soit loué ! il n’est rien arrivé, alors, et, comme je pars demain matin…

M. Ledoux l’interrompit.

— Vous vous trompez, demoiselle, dit-il, c’est ce soir que vous partez.

— Ah ! ah ! fit-elle en fronçant le sourcil. Et qui m’y forcera ?

— Là, là, demoiselle Hélène, répliqua M. Ledoux avec son paisible sourire. Je ne dis pas que ce caractère-là ne m’ait point fait peur, un petit peu, dans le temps… quand nous étions pour nous marier… Vous avez vos petits défauts comme tout le monde.

— Ce n’était donc pas pour l’argent ? s’écria Hélène, prise d’un naïf remords.

— Je ne dis pas, demoiselle ; je ne dis rien, sinon que vous êtes un peu brusquette pour un homme de paix comme moi. Personne ne vous forcera de partir. Vous partirez, parce que vous sentirez la nécessité de partir.

— Ah ! monsieur Ledoux, dit Hélène dont les yeux se mouillèrent, c’est bien vrai que vous valez mieux que moi ! J’ai un fort méchant caractère.

Il lui tendit la main. Extrême en tout, elle eut presque envie de la baiser. Elle se borna pourtant à la serrer avec une sorte de respect.

— À quelque chose malheur est bon, demoiselle, reprit paternellement M. Ledoux. J’aimerais mieux vous voir à Nonancourt qu’ici ; mais si vous aviez été à Nonancourt, j’aurais été obligé de faire le voyage.

— Vous aviez donc besoin de me parler ?

— Besoin absolument.

Il sourit encore et ajouta :

— Il s’agit de politique.

— De politique ! répéta Hélène stupéfaite.

M. Ledoux jouait avec les faveurs de ses chausses qu’il roulait et déroulait adroitement.

— Oui, demoiselle, de politique, reprit-il en rapprochant un peu sa chaise. Voilà ce qui rapporte gros aujourd’hui !

Hélène secoua la tête.

— La politique et moi, dit-elle, nous ne nous connaissons guère !

— J’entends bien… Et si je voulais vous voir, demoiselle, c’était pour vous en donner une petite leçon.

— Bien obligé, monsieur Ledoux. Je n’y comprendrai rien.

— Savoir, demoiselle ! Il y a politique et politique.

— Moi qui ne me mêle jamais des affaires des autres…

— Et si c’étaient vos propres affaires ?

Elle le regarda. Il lui fit ce signe de tête qui allume la curiosité des enfants.

— Jugez plutôt, reprit-il ; je commence : Vous connaissez le chevalier de Saint-Georges, puisque le Lion-d’Or était à deux pas de son château.

— J’ai entendu parler de lui, beaucoup, là-bas et ailleurs, c’est vrai, mais je ne l’ai jamais vu. La reine sa mère, par exemple, c’est différent !

Elle s’interrompit pour jeter un regard de rancune à sa robe qui séchait près du foyer.

— Vous ne pouvez avoir pour lui, en ce cas, aucune affection personnelle ?

— Quant à ça, aucune, monsieur Ledoux… au contraire. Je n’aime pas tous ces gens-là ! Ça éclabousse.

— Alors, nous allons nous entendre du premier coup. Partant ce soir, vous arriverez demain de bonne heure à Nonancourt. Le chevalier de Saint-Georges y arrivera sur la brune.

— Ah ! dit Hélène le chevalier de Saint-Georges viendra chez moi… avec les gens de là-bas ?

— Avec une partie des gens de là-bas.

Hélène essaya de prendre un air indifférent, mais ses yeux brillaient malgré elle.

— Qu’est-ce que cela me fait ? demanda-t-elle.

— Cela peut vous faire deux choses, demoiselle, répondit M. Ledoux, qui lisait ses regards comme un livre : cela peut faire votre fortune d’abord.

Hélène baissa les yeux et ses joues s’animèrent. Nous l’avons dit, elle aimait l’argent.

— Ensuite, continua M. Ledoux…

Il s’interrompit, puis acheva d’une voix plus basse :

— Demoiselle Olivat, dès la nuit où nous devions être fiancés, je vous ai promis d’aider à votre vengeance.

Hélène pâlit, mais sa paupière se releva, montrant le sombre éclat de ses prunelles. M. Ledoux pensa :

— Celle-là est une louve, et j’ai bien choisi !

La grande fille, cependant, songeait aussi. Elle avait une vision qui l’obsédait. Elle voyait un bras tout nu, portant au-dessous de l’épaule une terrible trace : une blessure quintuple, marquant les cinq doigts d’une main — de la main du mort, — et si profondément fouillée que l’os s’y montrait sanglant, parmi les lambeaux déchirés de la chair.

— Cela n’a pas eu le temps de sécher ! dit-elle.

M. Ledoux eut comme un malaise ; mais elle ne l’observait point en ce moment. Elle passa ses deux mains sur son front, tour à tour, comme on fait pour vaincre l’entêtement d’un sommeil, et demanda tout à coup :

— Comment savez-vous que le chevalier de Saint-Georges doit venir à Nonancourt ?

— Hélène, répondit M. Ledoux, je ne vous ai peut-être pas tout dit, en ce qui me concerne, mais jamais je ne vous ai trompée. J’avais à Bar-le-Duc une mission secrète, en outre de mon emploi de collecteur. Depuis lors mon importance a grandi encore… Et pendant que j’y suis, je vais tout vous dire ; Il ne faudrait point vous étonner si vous m’entendiez nommer là-bas autrement qu’en Lorraine. Ledoux est bien mon nom… mais les gentilshommes ont plus d’un nom.

— Ah ! fit-elle avec défiance, vous êtes un gentilhomme, vous, monsieur Ledoux ?

— Cela n’allait pas bien avec l’humble état de collecteur des gabelles. Mais ceux qui connaissaient mon père m’appellent à présent M. Ledoux de Romorantin… d’autres disent le marquis de Romorantin.

— Bien votre servante, monsieur le marquis ! murmura Hélène piquée au vif. Je ne m’étonne plus si vous avez dédaigné une fille d’auberge !

— Vous êtes injuste, Hélène…

— Assez là-dessus ! dit-elle rudement, et répondez-moi.

— Je vous répondrai avec ma franchise ordinaire, demoiselle, dit Ledoux qui, en vérité, semblait un juste méconnu. Point d’ambages entre nous ! Je nommerai les choses par leur nom. Je sais que le chevalier de Saint-Georges doit passer demain à Nonancourt, parce que c’est moi qui suis chargé d’arrêter le chevalier de Saint-Georges.

La respiration d’Hélène enfla ses joues.

— Alors, dit-elle, M. le marquis, vous êtes un… ?

— Un homme politique, prononça fermement Ledoux, avant qu’elle eût prononcé le mot.

— Vous aviez promis de nommer les choses par leur nom, dit-elle avec une dure moquerie.

— Je suis un homme politique, répéta Ledoux sans rien perdre de son calme. Réfléchissez, demoiselle !

— Je réfléchis… Vous comptez arrêter le chevalier de Saint-Georges chez moi, pas vrai ?

— À la poste de Nonancourt, oui.

— Et c’est pour cela que vous m’avez fait obtenir mon brevet ?

M. Ledoux répondit affirmativement.

— Dites donc l’homme ! s’écria Hélène, nous n’avons jamais été mariés tous deux. De quel droit m’avez-vous prise pour une femelle de Judas !

Elle s’était redressée, belle d’indignation et de mépris. Toute la sauvage hauteur de sa nature était dans le regard dont elle écrasait son ancien fiancé. M. Ledoux baissa les yeux humblement sous ce regard. Il laissait volontiers aux orages, en sa qualité d’homme politique, le temps de se calmer.

Nous devons rappeler ici que les chambres d’auberge n’ont pas toujours des cloisons très épaisses. Dans la chambre voisine, Mariole et Nicaise n’écoutaient pas, Dieu nous garde de le dire, mais il ne se bouchaient pas non plus les oreilles. Quelques mots de l’entretien arrivaient jusqu’à eux : pas assez pour comprendre, suffisamment pour inférer. L’explosion de la colère d’Hélène arriva foudroyante et distincte.

— Il a son compte ! dit Nicaise en se frottant les mains. C’est bien fait !

— S’il allait nous reprendre le brevet ! pensa tout haut Mariole.

— Vous n’êtes point à même de comprendre ces choses-là, jeunesse, répliqua le fatout qui se formait rapidement par les voyages ; c’est au-dessus de votre innocence. Je sais ce que je sais. Tout à l’heure, dans la rue, j’ai vu ce M. Ledoux qui causait avec deux vauriens… Mais vous les connaissez aussi bien que moi, ces deux-là, la poupette : les deux qui vinrent boire chez nous, avec votre braconnier…

— Mon braconnier ! répéta Mariole offensée.

— Votre postillon, si ça vous plaît mieux… car en voilà encore un qui change de peau comme une couleuvre ! C’est une même clique, voyez-vous, j’en suis bien sûr ! Tout ça se tient, et je suis écœuré quand je vois d’un côté la demoiselle, de l’autre vous qui vous laissez prendre toutes deux à des oiseaux de pareille espèce. Je parie un écu de trois livres qu’il en arrivera des malheurs !

— Nicaise, repartit Mariole de sa jolie petite voix décidée, tu es un bon garçon qui n’a pas inventé la poudre. Je t’abandonne le M. Ledoux ; fais-en des choux et des raves. Mais si tu touches à M. Raoul…

— Bien, bien, grommela le fatout. C’est bon ; il y en a de plus reluisantes que vous qui m’en ont offert des verrées de vin blanc, Poupette ?…

— Chut ! fit Mariole, voilà qui reparlent.

La voix tranquille et persuasive de M. Ledoux passait en effet de nouveau à travers la cloison.