La Catastrophe de la Martinique (Hess)/45

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 286-288).


XLV

L’ÉRUPTION DE LA MONTAGNE PELÉE EN 1851


Au cours de ce volume, j’ai eu l’occasion de parler de l’éruption de 1851 qui fut bénigne, et constituait, pour beaucoup de personnes, un précédent « optimiste », un précédent qui leur faisait nier le danger pourtant évident de l’éruption actuelle.

Voici, de l’éruption de 1831, la relation publiée dans le Bulletin officiel de 1852 :


Une tradition, sans fondement historique, il est vrai, puisqu’elle remonte au delà de l’établissement des Européens dans les îles, mais fortement imprimée dans les esprits, racontait que la Montagne Pelée avait été le siège d’un volcan. La forme conique de cette montagne, particulière à toutes celles où ce grand phénomène s’est manifesté, l’épithète de Pelée donnée à sa cime, l’existence en ce point d’un lac pouvant passer pour un ancien cratère, la nature ponceuse du terrain dans un rayonnement de plusieurs lieues, tout venait en aide à la tradition et entourait la montagne Pelée de ce respect que l’homme paye aux choses qui lui font peur. On savait aussi que dans l’une des gorges de cette montagne, il y avait un lieu où l’on trouvait du soufre, et qui pour cela était appelé, par les habitants voisins, la soufrière.

Depuis le 10 mai de cette année (1851), la Martinique n’avait pas été secouée par les tremblements de terre ; mais on apprenait par toutes les occasions que la Guadeloupe ne cessait pas de l’être, et vivait dans des craintes continuelles. Si mens non læva fuisset, si la prévoyance humaine n’était très limitée, nous devions donc nous attendre à quelque grand phénomène cosmique, à l’enfantement de quelque chose d’extraordinaire.

Cependant, le 5 août, Saint-Pierre s’était endormi paisiblement, la ville était dans ce premier sommeil calme et profond, que lui assurent les travaux du jour et la monotonie de sa vie habituelle : si quelqu’un y rêvait volcan, ce n’était certainement pas au volcan de la Montagne Pelée !

Vers la onzième heure du soir, un bruit sourd, lointain, sinistre, commença à se faire entendre ; dans le premier moment, chacun le confondit avec le bruit dont il avait l’habitude, celui-ci avec le bruit du tonnerre, celui-là avec le mugissement de la vapeur, quand la soupape de la machine d’un steamer est ouverte, ou bien encore avec le roulement d’une rivière qui déborde ; mais le bruit ne finissant pas et allant au contraire en augmentant, beaucoup en furent éveillés et commencèrent à s’en inquiéter.

J’étais sur mon habitation du Fonds-Canonville, qui de toutes les habitations-sucreries est, à vol d’oiseau, la plus proche du lieu d’où venait le bruit. Depuis quelques moments, à demi éveillé, je prenais aussi pour du tonnerre ce que j’entendais, mais j’en trouvais pourtant la continuité assez étrange, quand je m’entendis appeler du dehors par des cultivateurs de l’habitation. — Vous n’entendez donc pas ce bruit, me crièrent-ils ? — Oui, répondis-je, c’est le tonnerre. — Non, c’est la soufrière qui bout… J’interrogeai le ciel, la montagne, la terre, je ne vis rien et continuai à entendre le bruit que tout le monde entendait.

Le reste de la nuit se passa dans une grande anxiété ; nous voyions courir rapidement sur les mornes des flambeaux allumés, qui indiquaient la fuite d’autant de personnes, en même temps que d’autres passaient aussi sur la grande route, annonçant qu’elles se rendaient aux églises de la ville, pour implorer la miséricorde divine ; toutes n’en savaient pas plus que nous et ne répondaient à nos questions que par ces mots lugubres : c’est la soufrière qui bout ! Nous achevâmes la nuit aux pieds de l’une de ces croix de mission qui, depuis quelque temps, ont été plantées à l’entrée de presque toutes les habitations du Prêcheur.

Avec le jour, nous apprîmes que Saint-Pierre n’avait pas été moins effrayé que nous ; le bruit y avait été aussi entendu par beaucoup de monde et, au réveil, on avait trouvé les toits des maisons, le pavé des rues, les feuilles des arbres couverts d’une couche légère de cendres grisâtres, qui donnait à la ville l’aspect d’une ville d’Europe, couverte par le givre des premiers jours de l’automne. Cette cendre couvrait aussi toute la campagne placée entre la ville et la Montagne Pelée, le Morne-Rouge, et s’étendait, dit-on, jusqu’au Carbet. La rivière dite Rivière-Blanche, à cause de ses eaux, ne méritait plus son nom, car elle roulait des eaux noires semblables à une solution de cendres ou d’ardoises, dont la trace, à l’embouchure de cette, rivière, se faisait voir au loin dans la mer, comme après les grands débordements.

Ces lignes ont été écrites par M. Leprieur, en collaboration avec MM. Rufz et Peyraud, le premier, pharmacien en chef de l’hôpital de Fort-de-France, le second, médecin, et le troisième, ex-pharmacien de la marine, tous trois chargés d’une mission à ce sujet par le gouverneur.

La Montagne Pelée, de 1.350 mètres, est la plus haute de l’île ; à son sommet se trouve un lac, dit des Palmistes, et qui serait le cratère dont parle la note précédente. Ce lac mesure 150 mètres de circonférence. C’est le seul que l’on connaisse à la Martinique.