La Catastrophe de la Martinique (Hess)/36

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 215-224).


XXXVI

ENCORE MONSIEUR LE SÉNATEUR KNIGHT


J’ai fait la traversée de retour en compagnie de M. le sénateur Knight.

J’ai dit déjà, au cours de ce volume, quelques-unes des « vues politiques » du sénateur, et comment, très violemment attaqué par ses ennemis, il se défend non moins violemment.

Mais il m’a dit aussi beaucoup d’autres choses… non sur l’éruption du 8, car il ne l’a pas vue, mais sur l’état des ruines.

Ses observations concordent à peu près avec celles que j’ai notées, publiées. Une cependant m’a paru étrange.

Le sénateur n’a pas vu de cendres à Saint-Pierre. Et ceci est à noter, ne serait-ce que pour nous montrer combien en ces sortes d’enquêtes la vérité est difficile à dégager et combien les gens les plus perspicaces peuvent quelquefois ne point voir… l’évidence même. Saint-Pierre était couvert de cendres. Tout le monde en a vu. J’en ai vu. La cendre mouillée faisait un épais tapis. Toutes les photographies montrent de la cendre… Et cela n’empêche pas que M. Knight, personnage important, gros commerçant, chef d’un parti politique, sénateur, demain peut-être homme d’État, souvent, très souvent m’a répété qu’il n’y avait pas de cendre à Saint-Pierre !

Cela n’est cependant pas une question d’intérêt politique, il n’y a nul avantage pour personne à nier ou à affirmer qu’il y avait de la cendre à Saint-Pierre ; c’est une simple question de fait… et l’on n’est point d’accord sur cette question.

Et j’ai observé, depuis que je fais du reportage, que jamais, sur des faits, sur des évidences, on ne peut trouver accord des témoins.

Jugez de ce que cela peut donner quand un intérêt quelconque est en jeu.

Ainsi, M. Knight, élu de la majorité de couleur, a intérêt à présenter ses électeurs comme des gens d’une humanité supérieure. Il a toujours été très ennuyé quand je lui ai parlé des pillages, quand je lui ai parlé des répartitions de secours, etc… Les paniques il ne s’en souvient pas non plus. Il ne sait plus qu’une chose. C’est qu’il est le sénateur d’une population héroïque… et même si on le pousse un peu, sans réticence il vous conte aimablement qu’il a, comme les autres d’ailleurs, accompli quelques actions héroïques. Il raconte par exemple que passant avec le Suchet devant une des communes du Nord, commune menacée, alors que personne du Suchet n’osait se risquer à aller à terre à cause de l’état de la mer qui brisait terriblement, il y est allé, lui… pour rassurer la population par quelques bonnes paroles. Cela je me rappelle qu’il nous l’a conté à Marcel Hutin et à moi quand le jour de l’arrivée à Bordeaux nous dînions à côté de lui.

Marcel Hutin n’a point publié cela dans son interview du sénateur. Mais il a publié ceci :


J’ai l’avantage de jouir d’une certaine réputation dans l’île ; j’étais arrivé quelques jours auparavant, pour y apporter l’appoint de mon influence aux candidats républicains. Déjà des phénomènes volcaniques s’étaient produits à Saint-Pierre, mais personne ne pouvait prévoir le danger qui menaçait.

Voudrais-je vous raconter tout ce qui s’est passé que je ne le pourrais. J’ai assisté à des scènes héroïques, car, il faut le constater, toute la population martiniquaise a fait admirablement son devoir. Ainsi, le maire du Prêcheur, le brave M. Grelet, un homme de couleur, a donné l’exemple de l’abnégation, en restant parmi ses administrés pendant tout le temps du danger ; il a été le dernier à se sauver. Le premier jour, quand je me suis rendu au Prêcheur pour porter des secours, personne ne voulait de secours ; ce que l’on voulait, c’était fuir devant le péril, car les flammes environnaient tout.

Quand je suis venu du Suchet, j’ai déclaré que je ne pouvais emmener avec moi que 250 personnes à peu près ; demain, dis-je, je viendrai pour vous sauver tous, et alors, j’ai fait passer à bord du Suchet, par des piroguiers d’une habileté remarquable et d’un désintéressement qui n’a pas son pareil dans l’histoire, j’en suis sûr, toutes les femmes, tous les enfants en bas âge ; les autres sont restés, se demandant si le lendemain nous les retrouverions encore. Dieu a voulu que nous les retrouvions, heureusement, car ces braves gens allaient périr de la mort la plus épouvantable.


Or, voici ce que j’ai lu sur les gens du Prêcheur, dans le journal Les Colonies du 7 mai :


« L’état d’esprit de la malheureuse population du Prêcheur est déplorable. Son moral est très affaissé, elle maire, M. Grelet, malgré tous ses efforts, ne parvient pas à le relever.

« Hier, sur l’ordre du gouverneur, un nouveau convoi de vivres a été apporté au Prêcheur par les soins de M. Pignier, agent du service local à Saint-Pierre (6.000 kilogrammes viande salée, haricots, morue).


« Les représentants de l’administration ont rencontré, pour effectuer les distributions des vivres, les plus grandes difficultés. À peine arrivé sur le littoral, le chaland qui les portait a été envahi par la foule, et le fonctionnaire préposé à ce service a eu toutes les peines du monde à faire comprendre aux malheureux habitants qu’il leur était nécessaire au préalable de se munir de bons d’approvisionnements revêtus du visa du maire.

« M. Grelet, le maire du Prêcheur, malgré toute son activité, est débordé et surmené.

« Le vapeur de l’administration a ramené à Saint-Pierre un grand nombre de familles du Prêcheur, qui ne veulent pas séjourner plus longtemps dans cette localité. Beaucoup d’autres n’ont pu trouver place à bord, et le bateau a dû prendre subitement le large pour ne pas être exposé à couler avec tous ses passagers. »


Cela se passait le 6 après la petite éruption du 5. Imaginez si l’état d’esprit des malheureuses gens a dû se raffermir après la terrible éruption du 8.

Le héros n’est pas un personnage qui court les rues, à la Martinique pas plus qu’ailleurs. Les hommes sont les mêmes partout, quelle que soit leur race. Mais qu’on ne voie point là reproche à M. le sénateur Knight, il est dans son rôle en présentant ses électeurs comme des héros… Et moi je suis dans mon rôle aussi, dans mon rôle de reporter, en remettant au point ce qui dépasse un peu trop la mesure permise…

Il y a dans notre caractère français des aspects déconcertants. Nous avons, depuis quelques années, perdu le sens de la mesure. En matière d’héroïsme surtout. Il nous faut des héros, toujours et partout. Un monsieur est attaqué sur un point quelconque de notre domaine colonial… et défend sa peau. C’est un héros. En l’espèce martiniquaise actuelle, des gens vont en bateau chercher d’autres… ce sont des héros. Qu’on y réfléchisse un peu, de sens rassis. Vraiment c’est exagéré…

Notez que je ne cherche en particulier chicane à personne. Mais blâmant les exagérations et le bluff des Américains, il est juste que je ne taise pas les nôtres.

Et je reviens à M, le sénateur Knight.

Il a perdu cent quatre personnes de sa famille et tous ses biens, toute sa fortune (sauf les 125.000 francs que lui a rendus la Banque), mais, dit-il, sa ruine personnelle ne le préoccupe pas. Ce n’est rien. Il pense à ses concitoyens.

En quittant la Martinique, il leur a fait, par le canal du journal L’Opinion, des adieux qui valent d’être conservés.

Les voici :


« À la veille de laisser la Martinique en deuil, j’envoie à mes concitoyens dans un fraternel salut, non pas un adieu, mais un fraternel au revoir. Des malheurs sans précédent se sont abattus sur notre cher pays. La catastrophe du 8 mai pèsera comme un angoissant souvenir sur nos cœurs pour toujours blessés.

« Saint-Pierre, l’âme de notre colonie, ce foyer d’activité et d’intelligence, et de toutes les espérances, a été anéanti en quelques minutes, brûlé, tordu, broyé par les flammes dévorantes du volcan, et toutes ces ruines encore fumantes couvrent trente cinq mille de nos concitoyens, endormis de l’éternel sommeil. La mort a fauché bien durement : vieillards, femmes, adultes, enfants, le passé, le présent, l’avenir, tous ont péri. Quelle famille ne pleure pas la perte d’un être cher !

« Quelle misère pour les heureux survivants dont la brutale éruption a consommé ta ruine !

« Que dirai-je des environs de la grande cité ? Le Prêcheur, la Grande-Rivière, le Macouba, tous ces endroits, hier si animés, apparaissent aux regards stupéfiés comme le tableau navrant de l’abominable dévastation.

« Les populations du Carbet, du Prêcheur, de la Grande-Rivière, du Macouba, de la Basse-Pointe, de l’Ajoupa-Bouillon, du Morne-Rouge, en tout vingt-cinq mille habitants, ont dû, pour échapper à la mort, abandonner les lieux où tant de liens les attachaient et se réfugier vers d’autres points moins menacés.

« Partout l’inquiétude et l’anxiété sont grandes, et pourtant vous ne désespérez pas, car vous croyez avec moi que le volcan de malheur a fini son œuvre de désolation, et déjà avec le courage, l’énergie, le patriotisme aussi qui ne vous ont jamais abandonnés, vous envisagez la possibilité de reconstituer ce qu’ont fait disparaître les forces impitoyables de la nature. D’ailleurs, ne sommes-nous pas fortifiés dans nos espérances par ces grandes manifestations d’universelle pitié, par ces actes spontanés de solidarité humaine dont nous avons reçu tant de réconfortants témoignages ?

« Merci à tous les peuples qui ont douloureusement accueilli la nouvelle de nos désastres !

« La France, telle une mère éplorée qui a perdu des enfants bien-aimés, nous a envoyé le cri de sa poignante détresse. Il m’a été donné d’assister à des épreuves sans nom, de partager avec vous les mêmes joies et de connaître comme vous tous les deuils. Je suis resté au milieu de vous pour prêter sans marchander mon concours à tous ceux qui, dans un magnifique élan de générosité, se sont employés à organiser les secours.

« Nous devons rendre hommage à l’activité infatigable, au dévouement, à l’entière compétence de notre gouverneur intérimaire, M. Lhuerre, à qui incombait dans ces circonstances tragiques le lourd fardeau de faire face à toutes ces difficultés.

Vous avez vu Sévère, le maire de Fort-de-France, déployer avec un zèle touchant ses grandes qualités d’administrateur et aider le gouverneur pour parer aux misères qui nous menaçaient.

Nous leur garderons notre reconnaissance, ainsi qu’à tous ses collaborateurs, entre autres ceux qui, sous la direction de M. Cappa, ont exposé sans cesse leur vie dans l’œuvre dangereuse de l’incinération des cadavres à Saint-Pierre.

Vous n’oublierez pas l’admirable concours que nous ont prêté le croiseur danois Valkyrien, le Pouyer-Quertier et le croiseur Suchet, dont le commandant Le Bris, les officiers et tout l’équipage ont aidé au sauvetage des habitants menacés, avec un esprit d’abnégation au-dessus de tout éloge, et une inlassable bonne volonté.

Nous garderons un sentiment de reconnaissance pour les vaillantes troupes de la garnison qui, sous la conduite du colonel Dain, ont rendu d’inappréciables services, exposées parfois aux plus grands dangers.

Vous vous souviendrez de cet élan de charité qui a animé la république voisine.

Nous garderons le souvenir réconfortant des beaux caractères qui se sont révélés au cours de ces épreuves. Nous avons vu Grelet, le maire du Prêcheur, rester pendant douze jours sous la pluie de cendres, au milieu de ses administrés, en proie aux pires souffrances, aux pires douleurs, assisté, jusqu’au dernier moment, par le curé de cette paroisse, l’abbé Després, qui n’a quitté la commune qu’après que le dernier habitant eut été mis en sécurité.

Le maire de la Grande-Rivière, Émilien Théophile, celui de Macouba, Marelo ; l’adjoint au maire du Morne Rouge et le maire de Fond-Saint-Denis ont eu à ce moment une attitude héroïque.

Enfin, vous saurez rendre hommage à ces fonctionnaires de la Basse-Pointe qui s’appellent : de Montaigne, conducteur des ponts et chaussées ; Lodi, receveur de l’enregistrement ; Mamor, des contributions. Sous la conduite de de Montaigne, ces dévoués concitoyens, sans un instant de repos, ont assuré le ravitaillement de la population et la police, après avoir effectué le sauvetage des familles que la crue des rivières menaçait d’emporter.

Avec vous, j’envoie un salut plein d’émotion aux mémoires du gouverneur Mouttet et de Mme Mouttet, du colonel Gerbault et de Mme Gerbault, et de tant d’autres qui ont trouvé la mort en suivant la pensée du devoir. Devant toutes les familles éplorées, je m’incline avec douleur et respect.

Je me joins à vous pour saluer la mémoire de tous nos chers morts.

Et maintenant, ma tâche est accomplie ; je me sépare de vous ayant d’autres devoirs à accomplir en France. Ces devoirs, vous les connaissez ; il n’y en a pas de plus impérieux que ceux que me prescrit la sauvegarde des intérêts de notre malheureux pays.

Je mettrai dans l’accomplissement de mon mandat toute mon énergie, tout mon cœur.


M. le sénateur Knight s’est en effet préoccupé de remplir son mandat au mieux des intérêts de ses mandants. Voici les paroles que le Figaro lui prêtait le 13 juillet.


— J’ai l’intention de prier le ministre des Colonies de demander au chef de la mission scientifique quelle est la situation exacte de la Martinique vis-à-vis du volcan. Je veux qu’il me dise les mesures qu’il compte prendre pour mettre en sécurité la population.

Quant aux habitants de Fort-de-France, qui sont en pleine prospérité, ils se croient en sécurité. Est-il nécessaire d’introduire le doute dans leur esprit ? Ces gens-là sont relativement heureux ; faut-il les affoler en leur disant qu’ils courent un danger ? Pour ma part, je ne l’ai jamais tenté.

Avant d’aborder cette question, il faut que nous soyons fixés sur l’imminence du danger. Si ce danger persiste, l’évacuation de l’île tout entière s’impose, immédiate, dans les quarante-huit heures. Si la Martinique est encore habitable, je demande au gouvernement 40 millions que je répartirai ainsi : 15 millions pour les travaux publics et 25 millions pour permettre aux habitants de refaire leur fortune.

Quand je songe à ce qu’a fait l’Angleterre pour l’île Maurice lors d’un cyclone survenu en 1889, je suis vraiment attristé. À la nouvelle de la catastrophe, qui n’était rien à côté de la nôtre, le Parlement anglais, réuni aussitôt a voté l’envoi de 25 millions à l’île Maurice. Comparez. Enfin en 1891, lors d’une éruption survenue à la Martinique et qui détruisit de vastes propriétés, la métropole — j’avais dit qu’elle n’a jamais rien fait pour nous, c’est une erreur — nous a prêté 3 millions — sans intérêt, il est vrai — payables en dix annuités. Nous avons déjà remboursé 1,500,000 francs.

L’étranger — notamment l’Amérique qui nous a envoyé trois millions — doit sourire de mépris en voyant le peu d’empressement que met la France à secourir ses enfants !


La mission scientifique dont parle M. Knight avait envoyé par lettre le 8 juillet au ministre de Colonies, lettre reçue le 20 juillet, son avis sur la situation de la Martinique vis-à-vis du volcan. Cette lettre communiquée aux journaux disait que l’on n’avait plus rien à craindre du volcan… il se conduisait bien… il se taisait… il avait permis aux membres de la mission de faire l’ascension de la montagne… il n’y avait plus de danger… aucun…

Pour un peu on aurait engagé les spéculateurs à se presser pour ne pas manquer l’occasion d’acquérir à bon prix d’excellentes terres en flanc de coteau du volcan…

Les excellents, les bons, les braves, les dignes savants officiels… on ne leur avait cependant pas comme du temps de M. Decrais demandé la note optimiste par force… à moins que le sourire de M. Lhuerre ne les eût engagés à se montrer optimistes, quand même, suivant l’ancienne tradition.

Mais voyez le volcan indiscipliné !

Le 9 à peine expédiée la lettre rassurante, il se remettait à jeter sur le malheureux pays la cendre, la pierre, la fumée, la vapeur et le feu…

Pas de laves… Non… Ces parfaits savants officiels ont écrit qu’il n’y avait pas eu de laves…

C’est de la rosée, de la rosée bienfaisante qui, une fois de plus, couvrait le 9 juillet l’île d’une atmosphère de mort…

Je propose qu’en crée une nouvelle et spéciale décoration pour ces bons savants qui, le 8 juillet, écrivent que tout danger a disparu et à qui le 9 juillet le volcan inflige ce brûlant démenti…

L’aventure des autres, de ce malheureux Mouttet… qui mourut… avec les quarante mille, pour avoir voulu affirmer ce que nul homme ne peut savoir… cependant aurait dû leur apprendre l’humilité.

Non.

C’était d’officiels savants en mission officielle…