La Catastrophe de la Martinique (Hess)/34

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 196-201).


XXXIV

LE MAIRE DE FORT-DE-FRANCE


M. Sévère et ses 10, 000 sinistrés.
Les secours américains.


Je n’ai point à répéter ici ce qui a été dit déjà dans les dépêches et les informations publiées par les journaux… Je n’ai pas non plus à rééditer ce qui a été dit à la Chambre des députés, lors de la question de Gérault-Richard, qui, en demandant au ministre des Colonies quelles mesures économiques seraient prises dans l’avenir, s’est plaint amèrement du passé.

Mais je dois dire ce que j’ai vu…, et que de secourir tous les sinistrés, toutes les victimes, ce fut besogne très difficile… dont le maire de Fort-de-France s’est acquitté du mieux qu’il était possible… Car, en tout cela, ce n’est pas le gouvernement qui a travaillé, c’est le maire de Fort-de-France.

Le maire du chef-lieu est M. Sévère.

Un garçon très sympathique. Un jeune. Énergique. Intelligent. Il a dans les yeux une flamme… santé. Il y a dans son parti beaucoup de fumistes et quelques individualités répugnantes. Je le crois, lui, un sincère.

Maintenant, vous savez, c’est affaire d’impression. Et si vous étiez au courant des nouvelles théories psychophysiologiques (lesquelles reposent sur des faits et d’indiscutables observations), j’ajouterais : affaire de « jugement fluidique ».

Arrivée de sinistrés à Fort-de-France.

En tous cas, je le répète, c’est un garçon tout-à-fait sympathique, de physionomie franche, ouverte. Et souriante. Je n’aime pas les tristes. Il est vrai qu’il y a des sourires qui horripilent quand ils témoignent simplement de la suffisance du monsieur dont ils réjouissent le masque… Le sourire de Sévère est celui d’une intelligence et d’une force.

J’ai eu le plaisir de le voir plusieurs fois.

Et je me suis rendu compte du labeur écrasant qu’il a dû accomplir pour, ainsi que l’on dit en marine, parer au plus pressé.

C’est à la mairie de Fort-de-France qu’a été centralisée l’organisation des secours.

Deux lignes, deux renseignements suffiront à donner une idée de ce qu’il convient d’entendre par ce mot secours.

Il a fallu ravitailler, d’abord, les habitants des communes du Nord ; puis, au fur et à mesure des « évacuations », les recevoir à Fort-de-France, les y nourrir et les y loger en attendant de les répartir, suivant les possibilités, dans les communes du Sud… où l’on doit continuer de les nourrir.

Un chiffre. Il y eut dix mille réfugiés.

Puis comme Saint-Pierre était l’entrepôt de la colonie, que les commerçants de l’île n’avaient pas de grands approvisionnements de denrées alimentaires, la mairie de Fort-de-France a dû leur faire des cessions remboursables, prises sur les stocks de secours arrivés des Antilles et d’Amérique très vile après la catastrophe.

Deux services, on le voit, d’une improvisation qui n’était point facile. Sous l’impulsion énergique de Sévère, ils ont été créés et ils ont fonctionné. Que tout n’ait pas été parfait, qu’il soit aisé de trouver plus d’un point à critiquer… d’accord.

Mais le fait notable, celui que je note, celui qu’il importe de retenir, c’est que les dix mille réfugiés ont vécu…

Sévère a le courage et la jeunesse qui permettent d’envisager l’avenir avec confiance… Il espère que la Martinique ne sera pas abattue par la crise qu’elle traverse… Et comme il est maire de Fort-de-France, il souhaite que cette ville, puisqu’il faut remplacer Saint-Pierre, devienne la capitale commerciale de l’île, comme elle en est déjà la capitale administrative.




Dans l’organisation et l’envoi des secours, dans cet élan de solidarité humaine et de charité apitoyée qui remua toutes les nations civilisées, les Américains des États-Unis se distinguèrent particulièrement.

Leurs bateaux chargés de vivres ne furent devancés que par ceux de la Trinidad et de Saint-Thomas. Et ils envoyèrent des vivres en quantité… en Américains. Ils souscrivirent aussi… royalement. Tandis que le câble annonçait du ministère des Colonies qu’une mission apportait, avec les sympathies et le témoignage de douleur du gouvernement français, une somme de 500.000 francs, le bruit se répandait à la Martinique de souscriptions monstres du peuple et du gouvernement américains… On parlait de millions de dollars.

Puis arrivait un consul américain, M. Aimé, de la Guadeloupe, et de suite on savait que ce fonctionnaire, pour toucher plus tôt la Martinique, et pouvoir le plus vite possible renseigner son gouvernement, n’avait point hésité à affréter un petit vapeur et à payer 10.000 francs un voyage d’un jour !… (M. Aimé raconte d’ailleurs cela à qui veut l’entendre, au moins dix fois par jour.)

Et l’on sut également que pour dire à son gouvernement la situation, toute la situation, et signaler toutes les misères à secourir, toutes les détresses à soulager, il avait câblé quelques heures après son arrivée un télégramme de 45.000 francs… (Et cela aussi M. Aimé le répète quelques fois par jour…)

Puis ce furent les bateaux de vivres… On dit que le président Roseveld avait mandé là-bas le capitaine du premier bateau chargé en partance pour les Antilles, et qu’il lui avait acheté d’autorité… par réquisition immédiate, Monsieur !… toute sa cargaison… Il y en avait pour un million, Monsieur !… et qu’il lui avait ordonné d’apporter cela à toute vapeur aux sinistrés de la Martinique. Et cela, Monsieur, avait été fait dans la demi-heure qui suivit la réception de la dépêche annonçant la catastrophe… Chez nous, Monsieur, il eut fallu trois commissions pour le moins, dix délibérations et 15 kilogrammes de paperasses… Parlez-moi de l’Amérique… Lorsqu’une chose doit être faite, on la fait sans s’inquiéter des paperasses… Mais en Amérique, Monsieur ! on agit, et puis, après, s’il le faut, on régularise l’action…

Voilà textuellement ce qui se dit maintenant à la Martinique. Et dans le peuple des noirs, on ajoute : « Les Américains savent nourrir leurs citoyens en détresse, c’est leur pain que nous mangeons. Si nous avions attendu la farine de France, nous aurions pu « bouffer » de la cendre… »

Dans celui des blancs, on songe non sans amertume que les Américains savent « tenir le nègre à sa place », que « lorsqu’un gentleman va à l’hôtel, au restaurant, au théâtre, en omnibus, etc…, il n’est pas exposé au contact dégradant du sale nègre ».

Et blancs et noirs admirent les Américains.

Oh ! ce que les Américains ont su dire et faire dire d’eux en apportant leurs secours a été bien dit.

J’ai causé avec un usinier qui était encore sous le charme : « Ici, me disait-il, on ne nous aide pas d’un centime ; on nous a pris la Banque, laquelle était légalement, d’après la loi qui la créa, la propriété des blancs… On veut nous étrangler, on veut nous enlever le sol… On fait tout pour nous empêcher de cultiver, de fabriquer ; c’est odieux… Quelle différence avec ce qui se passe dans les îles américaines, à Porto-Rico[1] notamment ! Là, on prête de l’argent aux propriétaires, on leur donne des primes… L’or afflue à Porto-Rico… On peut y travailler et vivre… Il n’y a encore vraiment que les Américains… Sans compter que, chez eux, on est protégé contre la racaille… »

J’affirme que j’ai bien entendu cela.

J’affirme que j’ai constaté chez beaucoup de personnes des deux partis, chez des noirs du peuple et chez des blancs de l’aristocratie usinière créole, une admiration pour les Américains… une admiration nuancée de regrets que j’ai peur d’analyser.

  1. J’ai passé à Porto-Rico en allant à la Martinique. Et j’ai aussi causé avec quelques personnes… Eh ! bien, la politique américaine n’est pas du tout ce que croit mon usinier martiniquais. On favorisera le propriétaire terrien peut-être… Mais, plus tard, quand il sera Yankee. Celui d’aujourd’hui, « on lui fait tirer la langue » pour qu’il vende et s’en aille.