La Catastrophe de la Martinique (Hess)/17

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 105-110).


XVII

ENTRETIEN AVEC M. RAYBAUD


L’éruption vue des plantations Saint-James.
Une fuite dramatique.


M. Raybaud est le directeur gérant des plantations de canne à sucre qui recouvrent les mornes des propriétés Saint-James situés au-dessus de Saint-Pierre, du côté de l’Est.

Il y a quatre ans, j’avais eu le plaisir de visiter ces plantations et j’avais conservé le meilleur souvenir de l’accueil charmant que m’avait fait M. Raybaud, dans sa jolie maison coloniale, dans son habitation du Trou-Vaillant. Mon premier soin en arrivant à Fort-de-France fut donc de m’enquérir de M. Raybaud et de le rechercher. Il avait heureusement, ainsi que sa famille, échappé à la mort. L’altitude du domaine l’avait préservé du fléau. L’épaisseur de la trombe enflammée qui roula dans la vallée de la Roxelane et détruisit Saint-Pierre ne dépassa point 120 mètres, ai-je dit en racontant ma visite aux ruines de Saint-Pierre.

L’habitation de M. Raybaud est à 160 mètres d’altitude, c’est ce qui l’a sauvée, ainsi que ses habitants.

Prévenu de mon arrivée à Fort-de-France, M. Raybaud est venu me voir. Il m’a conté ce qu’il a vu. El, il a bien vu, car il était placé pour ainsi dire aux premières loges.

Je lui cède la parole :


« Depuis le 20 avril, des cendres tombaient. On entendait au pied de la montagne, des bruits souterrains, qui semblaient venir du côté du Prêcheur.

« J’ai noté que la disparition de l’usine Guérin eut lieu trois jours avant la nouvelle lune. Et c’est à la nouvelle lune du 8 que se produisit l’éruption terrible… L’éruption du 20 était aussi en coïncidence avec une phase de la lune.

« Les phénomènes qui se passaient dans la montagne avaient effrayé Saint-Pierre. Et, quoiqu’on dise que personne ne se doutait du danger, beaucoup de gens avaient peur. La preuve c’est que vingt-six personnes de nos amis étaient venues nous demander l’hospitalité notamment la sœur de M. Chomereau-Lamothe le sous-directeur de la Banque de France[1]. On avait dit en ville qu’il y avait beaucoup moins de danger sur les hauteurs.

« Dans la nuit du 7 au 8, les phénomènes redoublèrent d’intensité. C’était effrayant. Les dames réunies au salon priaient.

Le carénage, 11 mai.

« Nous entendions continuellement le fracas du volcan. On distinguait trois sortes de bruits bien distincts : des détonations intermittentes, comme des coups de canon — les grondements sourds et continus de la cheminée du volcan — et un bruit constant d’orage. Pendant toute la nuit, des gerbes de feu sortirent du cratère, au pied du morne Lacroix. Il y avait des étincelles. Il y avait des jets de feu qui duraient plus d’une minute. Ils montaient haut, droit, avec des épanouissements en gerbes, en éventails, en bouquets de fusées. Le volcan crachait en même temps des fumées qui montaient très haut. Lorsque ces fumées rencontraient les nuages, poussés par le vent Sud-Est, aux points de contact il se produisait des éclairs.

« J’ai sommeillé de 2 heures à 4 heures.

« À 4 heures, les grondements de la montagne augmentèrent d’intensité et me réveillèrent.

« À 4 heures 1/2, le jour se fit, clair, limpide. Sur Saint-Pierre, à l’ouest de ma maison, je voyais du noir.

« L’aspect du volcan était caractéristique.

« Il en sortait des volutes de fumée qui montaient droit. Elles couvraient l’Ouest. Mais du côté de l’Est elles dessinaient une ligne ascendante très nette, régulièrement découpée sur le ciel très clair.

« Les fumées furent tout à coup rabattues de notre côté. On cria : « Le volcan vient ! » Mme Raybaud, très effrayée, dit qu’il fallait fuir.

« Et le noir sur Saint-Pierre augmentait. Des choux-fleurs de fumée de plus en plus noire sortaient du volcan et roulaient de l’Est à l’Ouest. Ces fumées montaient puis retombaient en se répandant du côté de Saint-Pierre.

« À 7 heures 3/4, nous allions nous mettre à table pour le petit déjeuner, quand un bruit plus effroyable nous stupéfia. Imaginez des milliers de navires qui lâcheraient leur vapeur après avoir mouillé… C’était véritablement terrifiant.

« Notre épouvante redouble quand nous sortons pour voir ce qui causait ce bruit. Il n’y avait plus de clarté dans le ciel au-dessus de nos têtes. C’était le chaos.

« En bas, à 800 mètres de la maison, dans la vallée, au ras de notre sol nous voyons avancer, coupant des volutes de fumée noire, une mer de feu.

« Instinctivement nous nous rejetons dans la maison. Que faire ? Nous nous serrons les uns contre les autres. Nous voulions mourir ensemble… et nous attendions la mort. Il y eut un moment d’angoisse… La peur… Le manque d’air ? Je ne sais… Mon fils, plus énergique sans doute que nous autres, ressortit. Il rentra immédiatement, en criant : Fuyons ! Nous avons le temps !… Le feu a pris devant dans les cannes… Nous ne pouvons rester… » Ce feu nous rendit des jambes. Nous sortîmes par une porte de derrière et nous nous sauvâmes sur la route de Fort-de-France.

« Il pleuvait des pierres et de la boue, des morceaux de boue gros comme des bouts de cordage…

« À pied… très vite, je n’ai pas besoin de vous le dire… nous sommes allés jusqu’au Fond-Saint-Denis. J’installai ma famille et mes amis à la mairie de ce bourg. Momentanément délivré du souci que me causait leur sécurité, je retournai à mon habitation.

« La maison avait été épargnée. Les plantations du haut, les plus vastes, étaient intactes. Mais celles du bas étaient ravagées… et c’est dans les bas, hélas ! que se trouvaient les travailleurs. Que de victimes ! Soixante-douze morts. Vingt blessés.

« Je fis atteler mes deux voitures et tous les chariots des ateliers, pour conduire les blessés à Fort-de-France…

« Avant de partir, j’ai regardé la montagne… Elle était rasée au sommet. Le Morne-Lacroix s’était effondré en partie. Et de cela je suis bien sûr, car un piton de l’Ouest, qu’auparavant je ne pouvais apercevoir de chez moi, je le voyais distinctement. »

J’ai revu M. Raybaud, le jour de mon départ. Il s’est ressaisi. Il s’est remis au travail. Il a repris courage, si tant est qu’il l’ait jamais perdu. Il est un beau type de la forte race créole des Antilles… Un digne fils de ces blancs qui jadis, l’épée à la main, ont si vaillamment défendu leur île, leur île française, contre l’Anglais… et nous l’ont conservée.

Et cependant on comprendrait les défaillances, après de si terribles crises !

  1. Après avoir lu cet entretien avec M. Raybaud, dans le Journal où j’ai publié quelques chapitres de ce livre, M. Chomereau-Lamothe a bien voulu m’écrire deux lettres dont j’extrais ces quelques lignes.

    « Permettez-moi, monsieur, de vous remercier de ce que vous dites de M. Raybaud, auquel je dois une reconnaissance si grande.

    « Laissez-moi ajouter que la modestie de nos amis vous a caché une grande partie de la vérité.

    « Mes parents m’ont en effet écrit qu’ils doivent la vie à l’énergie, à la présence d’esprit, à l’initiative intelligente et soutenue au courage du jeune fils de M. Raybaud… »