La Catastrophe de la Martinique (Hess)/09

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 46-52).


IX

CONVERSATION AVEC M. LE DOCTEUR GUÉRIN


L’éruption du 5.


Le docteur Guérin est un vieillard de soixante-douze ans. Le type accompli du créole blanc des Antilles. Très robuste, vert, et, disons le mot, très jeune malgré son grand âge.

Il s’est embarqué à la Pointre-à-Pitre, à bord du Saint-Domingue, où j’avais pris passage. Il avait, après la catastrophe, conduit sa famille à la Guadeloupe et revenait à la Martinique pour s’occuper de ce qui pouvait lui rester… bien peu de chose, le volcan lui ayant pour ainsi dire tout pris.

C’est par lui que le volcan avait commencé, en détruisant son usine, qui se trouvait à 2 kilomètres au nord de Saint-Pierre, sur le bord de la mer, à l’embouchure de la Rivière-Blanche.

M. Guérin m’a conté tout ce qu’il savait, tout ce qu’il a vu.

Je lui laisse la parole :

« La Montagne Pelée commença de faire parler d’elle vers le 25 avril.

« Le 28, le gérant de mon habitation fit l’ascension de la montagne avec quelques autres personnes, dont un jeune Parisien, M. Mervardt, je crois, qui périt, depuis, dans la catastrophe. Il trouva l’Étang-Sec rempli d’eau. L’eau était chaude à certains endroits, froide ailleurs. Cette eau débordait du côté de l’usine dans la Rivière-Blanche.

« La rivière qui, en temps ordinaire, avait peu d’eau, avait triplé de volume. C’était de l’eau potable, tiède.

« Le Jeudi, je m’absentai.

« Le vendredi, mon fils me téléphona qu’il n’y avait plus d’eau dans la Rivière-Blanche, mais seulement quelques boues. La montagne fumait. Des cendres tombaient.

« Le samedi, les ouvriers, pris de peur, refusèrent le travail. Les cendres tombèrent ce jour-là jusqu’à Fort-de France.

« Le lundi matin, on me téléphona que l’usine était en danger : dans la nuit, il y avait eu une descente de boue noire qui avait débordé les défenses établies pour protéger l’usine contre les inondations de la Rivière-Blanche. Cette descente s’était arrêtée à quatre heures. À neuf heures et demie, la montagne se calma également. Plus de cinq cents curieux venaient contempler ce phénomène qui commençait à m’inquiéter, ainsi que toutes les personnes présentes.

« Je voulais immédiatement emmener ma famille et le personnel de l’usine. Je n’avais pu partir encore à midi. Je décidai que ce serait pour deux heures, et fis mettre mon yacht sous pression dans le port de l’usine. À midi dix, j’entends des cris. On donnait l’alarme. Des gens se précipitent devant mon chalet, situé au-dessus de l’usine, des gens qui clamaient, effrayés : « La montagne descend ! » Et j’entends un bruit que je ne peux comparer à rien, un bruit immense, quoi, le diable sur la terre… Et je sors… Je regarde la montage…

« Il en descendait, sous des fumées blanches, en fracas, une avalanche de matières noires, une masse énorme de plus de 10 mètres de hauteur, et large d’au moins 150 mètres. Cette masse, sortant du lit de la Rivière-Blanche, roulait contre l’usine… Une armée de gigantesques béliers… La stupeur me cloue sur place.

À l’anse Latouche, 11 mai.

Je ne puis bouger.

Toute ma vie est dans mes yeux.

Mon infortuné fils et sa malheureuse femme courent vers le rivage. Je les vois disparaître derrière l’usine. Aussitôt arrive, passant à 10 mètres de moi… j’en ai senti le vent mortel… aussitôt arrive la boue… C’est un craquement. Tout est broyé, noyé, submergé. Mon fils, sa femme, trente personnes, de gros bâtiments sont emportés par les vagues de l’avalanche.

Elles se suivent dans une poussée furieuse ces vagues noires… Elles se suivent en tonnerre et font reculer la mer… Éclats, remous… Une chaloupe est projetée à 150 mètres et vient tuer à côté de moi un de mes contremaîtres.

Je vais au rivage. C’est une désolation sans nom. Là où l’instant d’avant s’élevait une usine prospère, le fruit de toute une vie de labeur, il n’y avait plus qu’une nappe de boue, noir linceul de mon fils, de ma bru, de mes gens. Cette boue avait chassé la mer à plus de 10 mètres du rivage. Le flot ne revint qu’après deux minutes. Il y avait, dans les boues descendues du volcan, des blocs de pierres de toute grandeur. Un officier en vit un, le lendemain, qui devait peser 25 tonnes.

« M’en retournant à Saint-Pierre et ensuite à Fort-de-France, où je fus rejoindre ma femme et mes filles, je vis couler de la montagne de nouvelles boues avec de nouvelles fumées blanches.

« Je revins à Saint-Pierre. Le 6, à trois heures du matin, la lumière électrique s’y éteignit. Les habitants, affolés, sortirent dans les rues. On criait que par la rivière Roxelane la boue descendait de la montagne et allait emporter la ville comme l’avait été mon usine. Je crois que la panique était due à des nègres voleurs, désireux de piller les maisons abandonnées.

« À cinq heures et demie, je vis sortir du cratère une colonne de fumée verticale excessivement haute et dont le sommet s’épaississait suivant la direction du vent.

Le sommet de la montagne était découvert. Les flancs en étaient pleins de fumerolles comme s’il y avait des centaines de cratères. La montagne travaillait dans la fumée et dans le bruit. On sentait un effort énorme et il semblait que la terre exsudât… »


(J’ai bien noté les paroles du Dr Guérin, et il n’y a dans tout cela que les expressions dont il se servit. C’est une remarque d’ailleurs que je fais ici une fois pour toutes. Dans tous les entretiens que je transcris au cours de cet ouvrage, je me suis attaché à respecter non seulement le fond, mais autant que possible la forme. Et si parfois le lecteur « tique » à des expressions, à des images, à des rhétoriques un peu « fortes », que, de grâce ! il ne me les attribue point, mais les rende à ceux de qui je les tiens. Ceci dit, revenons à cet excellent docteur Guérin.)


« Effrayé, je ne voulus pas demeurer dans la ville. Et avant de partir je fus voir quelques amis qui vinrent m’accompagner au bateau. En partant je leur dis : « Votre ville n’est plus habitable. Il vous arrivera malheur… » Et, en effet, comment pouvait-on dire habitable et habiter une ville où il y avait, lorsque je l’ai quittée, le 6, à peu près cinq centimètres de cendre dans les rues… Les élections sans doute… Les élections que l’on poursuivait sous la menace du volcan… Trois heures après que mon usine avait été emportée, alors que l’émotion causée dans tout le quartier du Mouillage par le raz de marée n’était pas encore calmée, on placardait des affiches électorales sur les murs…

« Ah ! monsieur, poursuivit le bon docteur, il y a des choses qu’il conviendrait d’élucider. Qui sait, qui saura jamais si les élections n’ont pas été la cause du maintien de la population à Saint-Pierre ? On vous dira, je ne l’ignore pas, on vous affirmera que les gens de Saint-Pierre ne croyaient pas au danger, qu’ils s’estimaient, au contraire, beaucoup plus en sûreté dans leur ville qu’à Fort-de-France ; mais d’autres personnes voyaient le danger… je le voyais, puisque le 6 au matin je déclarais âmes amis la ville inhabitable… Pourquoi d’autres qui voyaient, qui savaient, d’autres dont la parole avait chance d’être écoutée, pourquoi ceux-là ne parlaient-ils point ?… La politique, monsieur, les élections… »


J’ai demandé au Dr Guérin s’il avait observé le phénomène du 8. Non. Ce qu’il en pensait, d’après ce qu’il avait pu entendre à Fort-de-France… Il croit à une destruction par broiement, suite de décharges électriques qui se reproduisaient dans la masse de gaz enflammée.

S’il n’a pas vu le phénomène du 8, il a par contre bien vu, dit-il, celui du 20 qui causa une si forte panique à Fort-de-France.

Et pour le décrire je lui rends la parole :


« Le 20, à Fort-de-France, à cinq heures du matin, j’ai entendu des grondements sourds, vu de fréquents éclairs dans direction du Nord.

« Puis des cris dans la rue. Des femmes hurlaient que la flamme de Saint-Pierre tombait sur Fort-de-France.

« Je vis de ma fenêtre un nuage épais qui venait du volcan. Sa base atteignait les pitons du Carbet. Son sommet moutonné envahissait le ciel entier, au moins a plus de six mille mètres. Ce nuage était floconneux. Son sommet doré. J’attribue cette coloration, que le public prenait pour du feu, aux premiers rayons du soleil. Du centre de ce nuage majestueux ayant un aspect imposant, effrayant, s’échappaient des éclairs nombreux qui inspiraient une frayeur énorme à la population. Ce nuage marchait lentement vers la mer sur Fort-de-France. Il paraissait inévitable qu’il couvrît la ville vers le Sud-Ouest. Son sommet domina la rade pendant qu’il s’abaissa, laissant tomber une pluie de cailloux ardoisés, dont quelques-uns de la grosseur d’un œuf de pigeon, et des cendres épaisses.

« Toute la population affolée se sauvait au hasard.

« J’allai avec ma famille à l’appontement des bateaux de la Compagnie Girard. Une foule me suivit. J’avais eu l’idée de faire accoster un des gros vapeurs de la Compagnie Girard, dont je suis un administrateur. Mais je vis le danger de cela. Toute la foule apeurée, pleurante, qui me suivait, se serait précipitée à bord en même temps que moi, elle aurait coulé le bateau. Je pensai au fort Saint-Louis. J’y courus avec les miens et nous attendîmes dans une casemate la fin du phénomène terrifiant.

« Puis à la première occasion j’ai conduit hier ma famille à la Guadeloupe, d’où je reviens aujourd’hui. »