La Catastrophe de la Martinique, Le Tour du monde 1902/01


LA VILLE DE SAINT-PIERRE AVANT LA CATASTROPHE. — DESSIN DE BOUDIER.


LA CATASTROPHE DE LA MARTINIQUE

I. — Avant la Destruction de Saint-Pierre.


UNE MARTINIQUAISE. D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.


De toutes les villes de nos colonies, Saint-Pierre de la Martinique passait pour l’une des plus agréables. Elle s’étendait en demi-cercle le long de la mer, adossée à de petites collines verdoyantes, qui formaient, autour d’elle, un cadre ravissant. Ses rues, larges et bien tracées, les nombreux jardins qui entouraient secs maisons, faisaient d’elle une cité riante.

Administrativement placée au second rang, puisque Fort-de-France est le chef-lieu de l’île et la résidence du Gouverneur, Saint-Pierre était cependant le centre le plus important de la colonie. Sa rade foraine, exposée à la mer, n’offrait certes pas aux navires une sécurité très grande ; mais les habitants s’étaient ingéniés à multiplier les moyens de ravitaillement et les commodités des opérations de chargement ou de déchargement, si bien que Saint-Pierre tenait la tête du mouvement commercial. Malgré la crise qui a frappé depuis quelques années l’industrie sucrière, cette jolie ville était encore fort animée, avec ses 30 000 habitants, avec les quais mouvementés de son port, avec les tramways électriques circulant dans ses rues. À débarquer à Saint-Pierre, on éprouvait l’impression que la vie devait y être bonne. Et, de fait, tous ceux qui y avaient vécu en conservaient le souvenir le plus charmant et le plus durable.

Quelques minutes ont suffi pour anéantir cette ville et pour endormir du dernier sommeil sa population entière. Un cataclysme, sans précédent dans l’histoire, a consommé, le 8 mai dernier, l’anéantissement total de Saint-Pierre et de ses environs immédiats…

L’origine volcanique de la Martinique l’expose malheureusement à des sinistres fréquents et terribles. On sait que cette île est traversée, dans toute sa longueur, du nord-ouest au sud-est, par une chaîne de hautes montagnes à nombreux reliefs, entrecoupées de vallées et de gorges étroites. La plus élevée de ces montagnes, qu’on appelle « mornes » aux Antilles, est la montagne Pelée, haute de 1350 mètres, qui est franchement volcanique et dont la dernière éruption remonte au mois d’août 1851.

On dirait en vérité que la nature, qui s’est plu à doter l’île de la Martinique d’une végétation splendide et à en faire pour les yeux un Éden presque idyllique, a voulu l’accabler, par ailleurs, de misères, de tristesses et de calamités.

Au cours des trois derniers siècles, elle n’a pas subi moins de dix-neuf tremblements de terre dont certains, comme ceux de 1657, de 1766 et de 1839, causèrent des morts par centaines et détruisirent des habitations par milliers.

CARTE DE LA MARTINIQUE

On cite encore avec effroi à la Martinique le désastreux tremblement de terre du 11 janvier 1839 qui détruisit presque complètement la ville de Fort-de-France. En 1851, le trouble sismique se signala par la production sur la montagne Pelée de deux cratères par où s’échappèrent d’assez fortes quantités de bouc et de cendres. Un petit lac s’était logé dans un de ces cratères ; on l’appelait le lac des Palmistes.

Et, comme si ce n’était pas assez de ces secousses sismiques qui jettent périodiquement dans l’île la désolation et la mort, un autre fléau la menace sans cesse : ce sont les cyclones qui, à des intervalles plus ou moins rapprochés, la dévastent et la terrifient.

En 1780, un cyclone — qu’on appelle encore là-bas « le grand ouragan » — fit périr mille individus et fit disparaître cent habitations.

Tout récemment, en 1891, un cyclone d’une violence inouïe s’abattit sur l’île : les édifices de Fort-de-France furent détruits, des villages entiers furent balayés par le vent, plus de quarante bourgades furent « effacées », dit un témoin, de la carte de la Martinique ; trente navires furent submergés ou jetés à la côte ; cinq cents personnes périrent.

FORT-DE-FRANCE. — DESSIN DE BOUDIER.

Le désastre du mois de mai dernier surpasse en horreur et en gravité tous ceux que nous venons d’évoquer. L’esprit en reste confondu d’épouvante. Ce n’est pas seulement la France qui s’est trouvée en deuil, c’est l’humanité tout entière ; car devant de telles commotions brisant en quelques secondes tant de vies à la fois, un sentiment de solidarité se fait jour et doit unir tous ceux qui pensent et qui aiment… Ce sentiment s’est manifesté dans tous les pays du monde avec un élan admirable, et les souscriptions en faveur des familles des victimes ont afflué de toutes parts, montrant que l’univers entier prenait part à tant d’infortunes.

C’est le mercredi 28 avril à neuf heures du soir qu’une détonation souterraine fut entendue au Prêcheur. — Le jeudi soir on remarqua des nuages de vapeur qui surgissaient des flancs de la montagne. — Le vendredi matin 25, un long cratère s’ouvrait à une altitude de 600 mètres dans la vallée de la Rivière Blanche au lieu dit de l’Étang-Sec ; ce cratère projetait avec un bruit énorme des cendres, de la vapeur, d’énormes fusées d’eau bouillante entremêlées de rochers. Les eaux de la Rivière Blanche augmentèrent de volume : elles étaient rouges et boueuses. Toutefois la population de Saint-Pierre n’était pas encore émue par le réveil du volcan. Elle croyait que les 7 kilomètres qui la séparaient des cratères la protégeaient suffisamment. On organisait même des excursions à la montagne Pelée pour voir de plus près l’émouvant spectacle.

Dans la journée du 2 mai, l’éruption entre dans une phase plus active. — Une violente pluie de cendres tombe sur les territoires du Prêcheur et de Sainte-Philomène, qui sont enveloppés d’épaisses fumées noirâtres. Des grondements semblables à ceux du tonnerre, de vives lueurs d’éclairs, jettent l’épouvante chez les habitants des hauteurs, qui ramassent ce qu’ils ont de plus précieux et se précipitent vers la ville où ils vont demander un refuge. À sept heures du soir, le veut du nord commence à souffler : les émanations du volcan se dirigent vers Saint-Pierre ; à une heure du matin, la pluie de cendres tombe dans les rues, sur les maisons, pénètre partout : l’affreux drame commence !

AU MILIEU DES RUINES, LE 3e JOUR APRÈS LA CATASTROPHE. — D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Quelques lettres emportées par le Saint-Germain, le dernier paquebot qui a quitté la Martinique avant la catastrophe, nous donneront une idée de la fermeté d’âme des pauvres habitants de Saint-Pierre à l’heure où le danger devint menaçant. Voici d’abord une lettre, celle d’une jeune fille, admirable de courage et de résignation devant la mort pressentie.


« Saint-Pierre, le 3 mai 1902.

« Grand émoi général : nous sommes sous la cendre depuis cette nuit. Les détonations qui ont commencé, sourdement d’abord, s’accentuent depuis minuit. Le volcan fume de plus en plus ; on dirait d’un immense incendie, quelques-uns même ont vu les flammes. Cette nuit, le spectacle était beau, paraît-il, je regrette de n’en avoir pas joui ; ce n’est que ce matin, à une heure et demie, qu’attirée par l’odeur du soufre, je me suis approchée de la fenêtre. Malgré l’obscurité, je me suis rendu compte que la cendre avait tout envahi ; l’intérieur des appartements, les draps des lits en étaient couverts.

« Les habitants des hauteurs ont une frousse terrible, ils fuient avec un entrain admirable. Il paraît que cette nuit les Prêchotins {les habitants du Prêcheur), sont venus en grand nombre demander asile à l’église du Fort, à Saint-Pierre. Le lycée et le collège ont donné congé ce matin ; il paraît que de nombreux parents ont fait réclamer leurs enfants. Toutes les familles qui étaient à la campagne regagnent la ville pêle-mêle. La ville est d’une tristesse sans égale, revêtue ainsi de cet immense manteau gris ; tout est uniforme, les rues, nos maisons, les arbres, les chevaux, les voitures, nos vêtements, tout est poudré à blanc. Si cela augmente encore, nous ne pourrons peut-être plus respirer.

« On dit que le quartier du Prêcheur n’est pas habitable. On parle déjà des mortalités, mais il faut tenir compte de l’exagération et de la peur surtout qui grossit tout. Je suis d’un calme qui m’étonne, j’attends tranquillement les événements, ennuyés seulement par cette poussière qui pénètre partout, quoique tout soit fermé. Bien des gens sont affolés ; autour de nous on est assez calme ; maman pas inquiète du tout. Édith seule se préoccupe jusqu’à présent. Si la mort nous attend, nous filerons fous en nombreuse compagnie. Sera-ce par le feu ou par l’asphyxie ? Il en sera ce que Dieu voudra. Vous aurez notre dernière pensée.

« Les dernières nouvelles étaient meilleures. Je ne crois pas que Sainte-Marie ait reçu aussi de la cendre, la Basse-Pointe n’a rien eu. Le Lamentin et même Sainte-Marie et Sainte-Anne en ont été couverts, cela tient sans doute à la direction des vents.

« Donne de nos nouvelles à Robert ; dis-lui que nous sommes encore de ce monde ; cela ne sera peut-être plus exact quand ma lettre t’arrivera. »

LA RUE DU MOUILLAGE À SAINT-PIERRE AVANT L’ÉRUPTION. — DESSIN DE GOTORBE.

Cette autre lettre adressée par M. Roger Portel à son frère habitant Toulon, nous fait suivre avec un intérêt poignant toutes les phases de cette première journée d’angoisse :


« Samedi, 3 mai 1902.

« Je me réveille ; il est cinq heures et demie. Les rues, les maisons sont couvertes d’une couche de cendre grisâtre semblable au ciment de Portland.

« La montagne Pelée, qui s’était réveillée depuis huit jours de son long sommeil d’un demi-siècle, parait environnée d’une fumée très noire. Saint-Pierre — spectacle inconnu aux natifs — est une ville saupoudrée d’une « neige » grise. Je dis à mes connaissances : « Tenez ! voici un effet de neige. C’est un paysage d’hiver moins le froid. »

« Sur le chemin de la Rivière-Blanche, je ne peux pousser au delà de l’Ex-Voto ; une pluie de poussière m’aveugle, me pénètre dans les narines ; et, dans ce brouillard peu naturel, on ne distingue pas un homme à 30 mètres, à sept heures du matin. Les habitants de la Montagne-Guirlande, du Prêcheur, de la Grande-Savane, de l’Anse-Seron, de la Grande-Case, du Morne-Saint-Martin, des hauteurs d’Isnard, de Pavillot, abandonnent leurs maisons, leurs villas, leurs cottages, leurs cases, leurs paillottes et fuient vers la ville.

« C’est une déroute de gens effrayés, pêle-mêle bizarre de femmes, d’enfants, pieds nus, de paysannes aux petites nattes poudrées à leur insu comme les marquises du xviiie siècle, de grands gaillards noirs pliés sous les matelas nécessaires pour la nuit prochaine, tandis que de bonnes vieilles, aux fenêtres, marmottent d’interminables prières.

« Il y avait, vers dix heures, 3 centimètres de cendre dans les rues du Fort. Les magasins sont fermés. Les écoles ont été licenciées. Le gouverneur, M. Mouttet, est descendu de Fort-de-France par le Rubis. Les rues sont mornes ; les pavés ne résonnent plus sous les talons hâtifs des gens affairés. On dirait qu’un pavé de bois a été brusquement mis à la place des pierres de nos trottoirs.

« Midi. — Le journal les Colonies vient d’ouvrir une souscription pour les habitants de la montagne Pelée et du Prêcheur.

« Les pompiers, grâce aux bouches d’incendie de nos principales voies, inondent les rues. Dans les hauts quartiers et dans les ruelles, un agent de police, accompagné d’un homme agitant une cloche, ordonne l’arrosage.

« Je suis oppressé et le nez me brûle. Allons-nous tous mourir asphyxiés ? Les prêtres ont fait ouvrir les églises, la nuit dernière, et tandis que le volcan, par ses deux cratères, lançait une colonne de fumée et une colonne de feu, les fidèles priaient, se confessaient, communiaient, écoutaient les exhortations de leurs pasteurs, inquiets parmi les grondements du volcan.

LA RUE DU MOUILLAGE APRÈS L’ÉRUPTION. — DESSIN DE GOTORBE.

« Du débarcadère du Gouvernement à la place Bertin, on n’aperçoit pas le haut de la rue Isambert, le lit de la Roxelane, le coteau du Collège des Pères du Saint-Esprit. De l’école du Mouillage, au delà des clochetons de la cathédrale, une épaisse couche de fumée rend invisible la masse même du Morne-Abel.

« Que nous réserve demain ? Une coulée de laves ? une pluie de pierres ? un jet de gaz asphyxiants ? quelque cataclysme de submersion ? Nul ne le sait, L’excursion que nous avions organisée pour demain avec le concours de la Société de gymnastique est renvoyée à une date ultérieure.

« Je t’embrasse, mon cher frère, et je te donnerai ma dernière pensée si je dois mourir. Ne te désole pas trop pour nous.

« Roger Portel. »


Et combien y en a-t-il de ces tristes lettres devenues pour les familles désolées les seules reliques des chers disparus ! — Elles contiennent toutes un petit sac de la cendre fine et impalpable qui recouvre Saint-Pierre, et toutes elles sont aussi courageuses, aussi admirables devant l’imminence du danger qu’aucun effort humain ne peut conjurer :

« Ah ! je passe par de bien grandes épreuves ! dit M. Degennes, instituteur. Quand donc pourrai-je revoir mon Poitou, si calme, si tranquille ? Jamais, peut-être ! On parle de fuir. Où ? Jamais nous n’aurions assez de bateaux pour recevoir toute la population. Et puis, on espère toujours : on attend la dernière heure, et peut-être sera-t-il trop tard quand on prendra cette extrême résolution. Je crois qu’on a dû télégraphier en France ».

Un haut fonctionnaire de Saint-Pierre, qui veut rassurer ses proches, leur envoie une lettre toute remplie d’espoir, qu’il termine pourtant par la phrase célèbre : Ave, Cæsar, morituri te salulant !

Les journaux de la Martinique, du 3 mai, sont aussi remplis de tristes détails sur l’éruption de la nuit. Nous détachons du Journal des Colonies le passage suivant :

« Le fort est couvert de cendres. La couche est de plus d’un centimètre à six heures du matin. Elle atteint bientôt 2 centimètres. Vers neuf heures et demie, c’est à peine si on entend les voitures rouler dans les rues.

« Les vieux chevaux font sourdement sonner leurs fers usés à une allure alanguie et sinistre. La cendre envahit les appartements dont les fenêtres sont restées imprudemment ouvertes. Les magasins, dont les portes sont restées entre-bâillées, se ferment résolument. De nombreuses maisons de commerce ont dû fausser compagnie à leur clientèle. La ville est triste.

« À neuf heures dix arrivent par le vapeur Rubis le Gouverneur et le colonel. Ils se rendent immédiatement au Prêcheur. M. Mouttet fait mettre à la disposition des habitants du Prêcheur et des environs la caserne d’infanterie de notre ville. Le nécessaire sera fait pour secourir les malheureux sinistrés. Ils sont nombreux, affirme-t-on.

« Des tentatives sont faites pour arriver assez haut dans les terres situées au versant sud de la montagne Pelée. Elles sont inutiles. Les chevaux refusent de marcher. Les traces des chemins n’existent d’ailleurs plus. Les familles des grandes propriétés des environs déménagent et gagnent Saint-Pierre. Le morne Rouge, qu’on croyait épargné à cause de la direction des vents, est aussi couvert de cendres. Les grondements du tonnerre s’y font entendre sinistrement et y jettent la terreur. Cette nuit, le père Mary a ouvert l’église. Une foule nombreuse s’y est précipitée et y a reçu la communion. »

Quelques lettres sont terminées le 4 mai ; l’une d’elles porte le post-scriptum suivant, ajouté à cette date : « Le volcan fume de plus en plus, on m’appelle dans la rue pour voir la fumée qui approche. »

Et c’est tout !… Quand le paquebot suivant quittera la Martinique pour venir en France, Saint-Pierre et ses habitants ne seront plus !