La Case de l’oncle Tom/Ch XXVII

Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 374-391).


CHAPITRE XXVII.

Mort.


Plaignez, plaignez la fleur nouvelle
Qui meurt fanée en son bouton,
Et le petit de l’hirondelle
Tombé du nid, pauvre avorton !
Mais ne pleurez pas sur l’enfance
Qui, dans un soupir vers le ciel,
Exhale, avec son innocence,
Son âme au pied de l’Éternel.


La chambre d’Éva, spacieuse comme toutes celles de la maison, donnant aussi sur la véranda, entre l’appartement de ses parents et celui de miss Ophélia, communiquait aux deux, par des portes opposées. Saint-Clair, en sa tendre affection, s’était plu à orner cette pièce ; son goût exquis avait su la mettre en harmonie avec la charmante petite créature qui l’habitait. La fine natte qui recouvrait le plancher, faite à Paris d’après les dessins qu’il avait composés lui-même, offrait au centre un ravissant bouquet de roses épanouies entouré d’une guirlande de boutons et de feuilles. Des rideaux de mousseline rose et blanche se drapaient aux fenêtres ; le lit, les chaises, les sofas, étaient de bambou travaillé, tourné en formes gracieuses de fantaisie. Au chevet du lit, sur une console d’albâtre, un ange, aux ailes reployées, tenait la couronne de myrthe d’où descendait, en plis vaporeux, la gaze rose lamée d’argent, qui remplaçait la moustiquaire indispensable dans ce climat. De légères statues soutenaient des rideaux semblables, au-dessus de chacun des sofas garnis de coussins de damas rose ; sur l’élégante table du milieu, toujours de bambou, un vase de Paros, en forme de lis entouré de ses blancs boutons, et constamment garni des plus belles fleurs, s’élevait au-dessus des livres, des bijoux d’Éva, et de la charmante écritoire d’albâtre ; don de son père, lorsqu’elle avait commencé à prendre goût à l’étude. La tablette de marbre de la cheminée était ornée d’une charmante statuette de Jésus appelant à lui les enfants. De chaque côté, deux vases de marbre s’emplissaient tous les matins des magnifiques bouquets que Tom apportait, avec tant d’orgueil et de plaisir. Deux ou trois tableaux de maîtres, représentant des enfants dans des attitudes gracieuses, paraient les lambris ; enfin, en s’ouvrant chaque jour, les yeux d’Éva ne rencontraient que d’heureuses images de beauté, d’innocence et de paix.

La force factice qui, pendant quelques semaines, l’avait soutenue, déclinait rapidement. On entendait de moins en moins son pas léger sous la véranda : et on la trouvait de plus en plus souvent couchée sur une chaise longue, devant la fenêtre ouverte, suivant du profond regard de ses grands yeux le mouvement alternatif des eaux du lac.

Vers le milieu de l’après-midi, comme elle était ainsi penchée, — sa Bible entr’ouverte, et ses frêles petits doigts oubliés entre les feuillets, — elle entendit tout à coup la voix de sa mère montée à un aigre diapason.

« Allons, petite effrontée ! — quel nouveau tour de ton métier as-tu fait là ? arraches-tu les fleurs, à présent ? Et un soufflet bien appliqué résonna presque aux oreilles d’Éva.

— Seigneur, maîtresse ! — ça être tout pour miss Éva, répondit la voix de Topsy.

— Éva ! beau prétexte ! — que veux-tu qu’elle fasse de tes fleurs, petite négresse bonne à rien ? — Voyons ! te sauveras-tu ! »

À la minute Éva s’élança de sa couche, et parut sous la véranda.

« Oh ! maman, ne la renvoyez pas ! — J’aime ses fleurs, — donnez-les-moi. J’en ai tant d’envie !

— Éva ! — mais votre chambre en est déjà toute pleine ?

— Je n’en saurais avoir trop. Topsy, apporte-les-moi donc. »

La petite négresse, demeurée à l’écart, tête basse et toute renfrognée, se rapprocha, et présenta ses fleurs, non plus de son air mutin, hardi, insouciant, mais avec une timidité, une hésitation, un respect, tout à fait nouveaux chez elle.

« Quel beau bouquet ! » dit Éva, le considérant.

L’épithète d’original eût été plus juste ; — c’était un brillant géranium écarlate, avec un seul camélia blanc entouré de ses feuilles lustrées. Le même goût bizarre, qui s’était plu au contraste si tranché des couleurs, avait scrupuleusement étudié la disposition de chacune des feuilles.

Topsy parut charmée lorsque Éva lui dit : « Sais-tu que tu arranges fort joliment les fleurs ? — Tiens, voilà ce vase qui est vide. — Je serais bien aise d’avoir tous les jours, pour le garnir, un bouquet de ta façon, Topsy.

— Quelle idée baroque ! reprit Marie ; à propos de quoi, et pourquoi faire ?

— Qu’importe, maman, vous aimez autant que Topsy fasse cela qu’autre chose, — n’est-ce pas ?

— Oh ! tout ce qu’il vous plaira, ma chère. — Topsy, tu entends ta jeune maîtresse ? Songe à être exacte ! »

Topsy fit une courte révérence, baissa les yeux, et comme elle se détournait pour s’en aller, Éva vit une larme rouler sur sa joue noire.

« Voyez-vous, maman, j’étais sûre que la pauvre Topsy avait envie de faire quelque chose pour moi, dit à demi voix Éva à sa mère.

— Quelle enfance ! le fait est tout uniment qu’elle se plaît au mal. On lui a défendu de toucher aux fleurs, — alors elle les arrache. — Voilà ce qu’il en est ; mais, si c’est votre fantaisie qu’elle dépouille les parterres, à la bonne heure.

— Je crois, maman, que Topsy n’est plus la même ; elle est en train de devenir bonne.

— Elle aura du chemin à faire pour y parvenir, dit Marie avec un ricanement dédaigneux.

— Mais vous savez, maman, que la pauvre Topsy a trouvé constamment tout contre elle.

— Pas depuis qu’elle est à la maison, assurément. Elle a été assez prêchée, catéchisée, grondée ; chacun s’en est mêlé, et y a fait tout ce qui se pouvait faire ; — eh bien, elle est tout aussi laide, et le sera toujours. On ne tirera jamais rien de bon de cette créature-là !

— C’est si différent, chère maman, d’être élevé comme je l’ai été, entouré d’amis et de tout ce qui me pouvait rendre heureuse et bonne, ou bien d’être abandonné comme cette pauvre Topsy, si malheureuse avant d’entrer chez nous !

— Cela se peut, reprit en bâillant Marie. — Quelle chaleur ! il n’y a pas moyen d’y tenir !

— Ne croyez-vous pas, maman, que Topsy pourrait, tout aussi bien que nous, devenir un ange, si elle était chrétienne ?

— Topsy, un ange ! quelle idée biscornue ! Il n’y a que vous, Éva, pour avoir de ces imaginations de l’autre monde. — Pour ce que j’en sais, cependant c’est possible.

— Maman, est-ce que Dieu n’est pas son père, à elle, tout comme à nous ? Jésus n’est-il pas aussi son Sauveur ?

— Je ne dis pas non. Je présume que Dieu a créé tout le monde. — Où est donc mon flacon ?

— Quel malheur ! — Oh ! quelle pitié ! murmura Éva sa parlant à elle-même, ses yeux attendris fixés au loin sur le lac mobile.

— Qu’y a-t-il de si malheureux ? demanda Marie.

— Que tant de créatures qui pourraient monter là-haut pour briller au milieu des anges, vivre avec les anges ! tombent, tombent si bas, si bas, sans personne qui les aide ! — Hélas !

— Puisqu’on n’y peut rien, à quoi bon s’en tracasser l’esprit, Éva ! Pour ma part, je n’y vois pas de remède. Il nous suffit d’être reconnaissants des dons qui nous sont accordés, à nous.

— Je puis à peine être reconnaissante ; — c’est si triste de songer à ces pauvres gens qui n’ont rien reçu, eux !

— La singulière enfant ! Quant à moi, ma religion me fait un devoir de me réjouir, et de rendre grâces des avantages dont je jouis.

— Maman, reprit Éva quelques minutes après, — je voudrais que l’on coupât une partie de mes cheveux, — une bonne partie.

— Pourquoi faire ?

— Pour les donner à mes amis, maman, tandis que je le puis faire moi-même. Voudriez-vous prier petite tante de venir me les couper ? »

Marie éleva la voix, et appela miss Ophélia qui travaillait dans sa chambre.

Lorsqu’elle entra, l’enfant, soulevée à demi sur ses oreillers, secouait ses longues boucles d’or bruni, et elle lui dit, souriante et enjouée :

« Allons, tante, venez tondre l’agneau.

— Qu’y a-t-il ? demanda Saint-Clair, comme il entrait, apportant des fruits rares qu’il venait de chercher pour Éva.

— C’est moi, papa, qui priais tante de couper un peu mes cheveux : — j’en ai trop. Ils me chargent la tête, — puis, je voudrais en donner. »

Miss Ophêlia s’avança avec ses ciseaux.

« Prenez garde, — n’allez pas gâter cette belle chevelure ! dit le père ; coupez bien en dessous ; qu’il n’y paraisse pas. C’est mon orgueil, à moi, que les boucles d’Éva.

— Oh ! papa, dit-elle tristement.

— Oui, certes ; je tiens à les conserver dans leur beauté, pour le temps où je te mènerai à la plantation de ton oncle voir le cousin Henrique. Et Saint-Clair prenait son ton gai.

— Je n’irai jamais, papa. — Je vais dans un plus beau pays. — Oh ! croyez-le ! — Ne voyez-vous pas, cher papa, que chaque jour je m’affaiblis ?

— Éva, cruelle enfant ! Pourquoi insister ainsi ?

— Parce que c’est la vérité, papa ; si vous y vouliez croire à présent, peut-être en viendriez-vous à sentir là-dessus comme moi. »

Saint-Clair, les lèvres comprimées, demeura debout, immobile, l’œil rivé sur ces belles boucles qui, à mesure que les ciseaux les séparaient de la tête de l’enfant, étaient déposées une à une sur ses genoux. Éva les prenait, les considérait, les enroulait autour de ses doigts grêles, puis reportait vers son père un regard anxieux.

« C’est comme je l’avais prédit, tout juste ! gémit Marie. C’est ce qui mine de jour en jour ma pauvre santé ; ce qui me fait descendre dans la tombe, sans qu’on y prenne seulement garde ! — Il y a assez longtemps que je me tuais à vous le dire, Saint-Clair ! vous le verrez à la fin, vous verrez que j’avais raison !

— Ce qui vous sera d’une grande consolation, sans nul doute ! » dit amèrement Saint-Clair.

Marie se rejeta sur sa chaise longue, et se couvrit la figure de son mouchoir de batiste.

L’œil d’azur d’Éva passa de l’un à l’autre, avec une expression profonde ; c’était le regard calme, lucide, d’une âme affranchie à demi de ses liens terrestres. Elle sentait, elle appréciait pleinement la différence des deux.

Elle fit de la main signe à son père. Il vint, et s’assit près d’elle.

« Papa, mes forces déclinent de plus en plus ; je sens que je m’en vais. Il y a des choses pourtant que je voudrais dire et faire, et vous êtes si fâché quand j’en dis seulement un mot… Mais il le faut, il n’y a plus à différer. — Si vous le permettiez, papa, je parlerais tout de suite.

— Mon Éva, je le permets, dit Saint-Clair. Il se couvrit le visage d’une de ses mains, dans l’autre il serrait celle de l’enfant.

— Alors, je voudrais voir tout notre monde réuni. Il y a quelque chose que je dois leur dire, à tous, reprit-elle.

— Soit, » dit Saint-Clair d’une voix altérée et sèche.

Un message, envoyé par miss Ophélia, amena en peu de minutes tous les serviteurs dans la chambre.

Éva était retombée sur ses oreillers, ses cheveux étaient épars autour de sa figure, les vives couleurs de ses joues formaient un pénible contraste avec la blancheur mate de son teint et la délicate maigreur de ses traits purs ; ses yeux encore agrandis, où respirait toute son âme, étaient fixés avec ferveur sur chacun.

Tous furent saisis : cette figure idéale, éthérée ; ces longues boucles de cheveux coupés, rangées près d’elle ; la face détournée du père, les sanglots de Marie, c’était plus qu’il n’en fallait pour émouvoir vivement une race impressionnable et tendre.

À mesure que les serviteurs entraient, ils se regardaient l’un l’autre, soupiraient, secouaient la tête ; parmi eux régnait un silence de mort.

Éva se souleva, attacha tour à tour sur chacun son regard pénétrant. Tous paraissaient tristes, alarmés ; plusieurs femmes se cachaient le visage dans leurs tabliers.

« Je vous ai demandés, chers amis, dit Éva, parce que je vous aime. Je vous aime tous, et ce que j’ai à vous dire, je veux que vous vous le rappeliez toujours… Je vous quitte ; — je m’en vais. Encore quelques semaines, et vous ne me verrez plus. »

Une explosion de gémissements, de lamentations, dans lesquels se perdait la faible voix de l’enfant, l’interrompit. Elle attendit une minute, puis elle reprit avec effort, d’un ton qui réprima leurs sanglots :

« Si vous m’aimez, il ne faut pas m’interrompre. Écoutez-moi ! — C’est de vos âmes que j’ai à vous parler… Plusieurs n’y songent pas, j’ai peur ; vous ne pensez qu’à ce monde. Je vous en prie, rappelez-vous qu’il y en a un plus beau, où est Jésus ! — c’est là que je vais, et vous y pouvez venir aussi : il est à vous autant qu’à moi. Mais, pour y venir, il ne faut pas mener une vie oisive, insouciante ; il faut être chrétien. Songez-y ! Chacun de vous peut devenir un ange, un ange à tout jamais… Si vous avez bien envie d’être chrétien, Jésus vous y aidera. Priez-le ; lisez… »

L’enfant s’arrêta, les regarda d’un air attendri, et dit avec tristesse :

« Oh, chers ! vous ne pouvez pas lire. Pauvres âmes ! » Elle cacha son visage dans son oreiller, et sanglota. Les sanglots étouffés de ceux qui l’entouraient à genoux lui répondirent, et la rappelèrent à eux.

« Qu’importe ! reprit-elle, et sur sa figure radieuse un sourire brilla au travers de ses larmes. J’ai prié pour vous. Si vous ne pouvez pas lire, Jésus est là, qui vous entend. Faites de votre mieux, tous !… Priez !… demandez-lui de vous aider. Quand vous le pourrez, faites vous lire la Bible ; et, je l’espère, je vous reverrai tous là-haut, dans le ciel !

— Amen ! » murmurèrent Tom, Mamie et quelques-uns des vieux serviteurs qui appartenaient à l’Église méthodiste. Les plus jeunes, les plus étourdis, dominés par leur émotion, sanglotaient, la tête courbée sur leurs genoux.

« Je sais, reprit Éva, que vous m’aimez tous.

— Oui, — oh oui ! chère miss Éva ! Le Seigneur la bénisse ! » D’involontaires exclamations partaient de tous côtés.

« Je le sais, je le crois : il n’y a pas un de vous qui n’ait été bon pour moi ; et je veux vous donner quelque chose que vous ne pourrez voir sans vous souvenir d’Éva ! — C’est une boucle de mes cheveux ; toutes les fois que vous la regarderez, pensez que je vous aimais, que je suis allée au ciel la première, et que je vous y attends tous ! »

La scène qui suivit ne se peut décrire : ils sanglotaient, ils pleuraient, ils se pressaient autour de la chère petite créature, pour recevoir de ses mains cette dernière marque de son amour. À genoux, prosternés, ils gémissaient, baisaient le bord de ses vêtements, et les plus âgés lui adressaient de tendres et caressantes paroles, mêlées de prières et de bénédictions, à la façon de leur race affectionnée et impressionnable.

Miss Ophélia, redoutant l’émotion pour sa petite malade, faisait signe à chacun de ceux qui avaient reçu le don précieux de sortir de l’appartement.

À la fin il ne resta plus que Tom et Mamie.

« Tenez, oncle Tom, dit Éva, en voilà une belle pour vous. Oh ! je suis si contente, oncle Tom, de penser que je vous reverrai là-haut ! — car je suis sûre que vous y viendrez, vous ! — et toi, Mamie ! — chère bonne Mamie ! Et elle jeta avec transport ses bras autour du cou de sa vieille nourrice. — Tu y viendras aussi, toi !

— Oh ! miss Éva, comment, pauvre vieille Mamie, pouvoir vivre quand vous serez plus là ! dit la fidèle créature. Tout sera parti, — maison vide, — plus rien ! » Et la pauvre nourrice s’abandonna à un transport de douleur.

Miss Ophélia la poussa doucement avec Tom hors de la chambre, et elle les croyait tous partis lorsqu’en se retournant elle aperçut Topsy debout.

« Eh ! d’où sortez-vous ? se récria-t-elle surprise.

— Moi, être là tout le temps, dit Topsy chassant de son mieux les larmes qui obscurcissaient sa vue. Oh ! miss Éva, moi avoir été bien méchante ! mais voudrez-vous pas en donner une aussi à moi ?

— Oui, pauvre Topsy ! oui, je le veux. Tiens, voilà ! — Chaque fois que tu la regarderas, pense que je t’aime, et que j’ai tant d’envie que tu sois bonne fille.

— Oh ! miss Éva ! moi, tâche tant que je peux : mais, Seigneur ! c’être si difficile se faire bon ! — pas habituée du tout, — sais pas m’y prendre !

— Jésus te voit, Topsy ; il te plaint ; il t’aidera. »

Topsy, la figure couverte de son tablier, passa silencieuse devant miss Ophélia ; elle avait déjà caché dans son sein la précieuse boucle.

Tous étaient sortis ; miss Ophélia ferma la porte. Elle avait pleuré plus d’une fois durant cette scène ; mais ce qui la préoccupait surtout, c’étaient les suites de cette vive excitation pour sa chère petite malade.

Saint-Clair était demeuré assis tout le temps, la main devant ses yeux, dans la même attitude. Après le départ des domestiques, il ne bougea pas davantage.

« Papa ! » dit doucement Éva, posant sa main sur la sienne.

Il tressaillit et frissonna sans répondre.

« Cher papa !

Je ne le puis ! s’écria-t-il en se levant. Non ! cela ne se peut pas ! Le Tout-Puissant me frappe sans pitié. » Le ton était plus âpre encore que les paroles.

« Augustin ! Dieu n’a-t-il pas le droit de faire ce qu’il veut des siens ? dit miss Ophélia.

— Peut-être ; mais ce n’en est pas plus aisé à supporter. » Le ton de Saint-Clair était sec, dur ; c’était une douleur poignante et sans larmes.

« Papa, vous me brisez le cœur ! s’écria Éva, se redressant et se jetant dans ses bras. Il ne faut pas, il ne faut pas ! » L’enfant sanglotait et pleurait avec une violence qui les alarma tous. À l’instant les pensées de son père prirent un autre cours.

« Là, Éva, — là, ma chérie ! paix, paix ! j’avais tort ; j’ai mal fait : je me repens. — Je sentirai, je parlerai comme tu voudras ; — calme-toi seulement ; ne pleure plus. Je serai résigné. »

Comme une colombe fatiguée, Éva resta blottie dans le sein de son père qui, penché sur elle, cherchait à la calmer par les plus tendres, les plus caressantes paroles.

Marie se leva, s’élança hors de la pièce, et alla tomber chez elle, en proie aux attaques de nerfs.

« Et, à moi, Éva, dit le père souriant avec tristesse, tu ne m’as pas donné une boucle ?

— Ne sont-elles pas toutes à vous, papa ? à vous et à maman ? répondit-elle avec un sourire. Vous en laisserez prendre à tante autant qu’elle en voudra. Si je les ai données moi-même à nos pauvres gens, c’est que, voyez-vous, papa, ils pourraient être oubliés quand je serai partie ! C’est aussi pour les aider à se rappeler… Vous, papa, vous êtes chrétien, n’est-ce pas ? dit Éva avec un léger doute.

— Pourquoi me le demandes-tu ?

— Je ne sais. Vous êtes si bon que vous ne pourrez vous empêcher d’être chrétien.

— Mais, qu’est-ce qu’être chrétien, Éva ?

— C’est aimer le Christ par-dessus tout.

— Et tu l’aimes ainsi, Éva ?

— Oh ! oui, certainement !

— Tu ne l’as pourtant jamais vu ?

— Qu’est-ce que cela fait ? dit Éva. Je crois en lui, et je le verrai bientôt ! » Le jeune visage rayonna de joie et d’espoir.

Saint-Clair se tut ; il avait connu chez sa mère cette même ferveur de foi ; mais en lui nul sentiment ne vibrait à l’unisson.

À partir de ce moment, le déclin fut rapide. Il n’y avait plus la possibilité d’un doute, et les plus ardentes espérances n’auraient pu s’aveugler. La ravissante retraite d’Éva était devenue une chambre de malade, où miss Ophélia remplissait, de jour, de nuit, l’office de la garde la plus dévouée ; — jamais ses amis n’avaient eu lieu de l’apprécier aussi haut. L’œil, la main si exercés, tant d’adresse, une si parfaite pratique de tous les petits soins qui peuvent maintenir l’ordre, la propreté, soulager la souffrance, écarter de la vue tous les incidents pénibles de la maladie ; — une appréciation si juste du temps ; une tête toujours ferme, toujours présente, une mémoire sûre, une ponctualité scrupuleuse à suivre les ordonnances des médecins ; c’était sur elle seule que se reposait Saint-Clair. Après avoir souri jadis de ses petites singularités, de ses habitudes minutieuses, si opposées à l’insouciante liberté de manières des habitants du Sud, on reconnaissait maintenant son inestimable prix.

L’oncle Tom se tenait souvent dans la chambre d’Éva : l’enfant, qui souffrait d’une agitation nerveuse, éprouvait un vrai soulagement à être portée, et la plus grande joie de Tom était de tenir entre ses bras, sur un oreiller, le frêle et fragile petit être, qu’il transportait ça et là dans la chambre, sous la véranda. Et quand soufflait la fraîche brise de mer, quand au matin Éva se sentait un peu plus forte, il la promenait quelquefois sous les orangers du jardin, ou bien, s’asseyant un moment dans quelques-uns des endroits qu’elle aimait, il lui chantait ses hymnes favoris.

Son père la portait aussi ; mais, moins fort que Tom, il se fatiguait plus vite.

« Oh ! papa, lui disait Éva, laissez Tom me prendre. » Le pauvre cher oncle Tom ! cela lui fait tant de plaisir ! — C’est l’unique chose qu’il ait à faire à présent. — Et il a si grand besoin de se rendre utile !

— Moi aussi, Éva ! dit son père ; j’ai le même besoin.

— Oh ! mais, vous, papa, vous pouvez tout faire, et vous êtes tout pour moi. — C’est vous qui me lisez, — vous qui me veillez la nuit. — Tom ne peut que me porter ou me chanter des chansons ; et je sais d’ailleurs que je le fatigue moins que vous ; il est si fort ! »

Tom n’était pas le seul qui souhaitât faire quelque chose pour Éva ; tous les gens de la maison le désiraient avec une ardeur presque égale, et chacun rendait tous les services en son pouvoir.

Le cœur de la pauvre Mamie soupirait sans cesse après sa chère enfant, sans qu’elle trouvât un moment de liberté, ni jour ni nuit. Madame Saint-Clair avait déclaré que son état d’esprit ne lui permettait nul repos ; il était en conséquence contre ses principes d’en laisser à personne. Vingt fois par nuit Mamie devait se relever pour lui frotter les pieds, bassiner sa tête avec de l’eau fraîche, lui chercher son mouchoir de poche, voir pourquoi on faisait du bruit dans la chambre d’Éva, baisser un rideau parce qu’il faisait trop clair, le lever parce qu’il faisait trop sombre ; et de jour, quand tout son désir eût été de prendre sur elle une petite part des soins que réclamait l’enfant qu’elle avait nourri, sa maîtresse se montrait ingénieuse à l’occuper dans un coin ou l’autre de l’habitation, si elle ne l’employait autour de sa personne : de sorte que tout ce que pouvait la pauvre nourrice, c’était d’entrevoir la petite malade quelques moments et à la dérobée.

« Je le sens, disait madame Saint-Clair, c’est pour moi aujourd’hui un devoir impérieux de me ménager, faible comme je le suis, et lorsque sur moi seule roulent tous les soucis et tous les soins que réclame la pauvre enfant !

— En vérité, ma chère, reprenait Saint-Clair, j’aurais cru que notre cousine vous allégeait singulièrement cette tâche.

— Que c’est bien parler en homme, Saint-Clair ! — Comme si une mère pouvait être allégée des soins qu’exige sa fille en un pareil état ! — Du reste, c’est tout simple. — Qui jamais saura ce que je souffre ! — Je ne puis, moi, secouer les choses comme vous faites ! »

Saint-Clair souriait. Excusez-le ; comment s’en empêcher ! — car il pouvait sourire encore. Le voyage d’adieu de la petite âme toute divine était si brillant, si serein ! — La frêle barque voguait, poussée par de si douces, de si favorables brises vers les rivages célestes ! — Impossible de songer que la mort approchait ! — L’enfant n’éprouvait nulle douleur ; — ce n’était qu’un affaiblissement graduel, lent, presque insensible. À la voir si belle, si aimante, si remplie de confiance et de bonheur, nul ne pouvait se soustraire à la suave influence de l’atmosphère de paix qui semblait émaner d’elle. Saint-Clair sentait descendre en son âme un calme étrange : ce n’était pas de l’espoir, il n’était plus possible ; — ce n’était pas de la résignation ; c’était comme une tranquille halte dans le présent, trop beau pour qu’on voulut songer à l’avenir ; — c’était ce délicieux repos que l’on ressent à l’automne, lorsque, dans les grands bois silencieux, on jouit d’autant plus de la fébrile et brillante rougeur du feuillage, de l’éclat des dernières fleurs penchées au bord des ruisseaux, que ces beautés éphémères sont prêtes à vous échapper.

L’ami qui portait si souvent Éva pénétrait dans sa confiance plus avant que personne. C’était à Tom que l’enfant, qui eût craint d’affliger son père, faisait confidence de ces pressentiments qui vibrent dans l’âme à mesure que ses liens terrestres se détendent, et qu’elle s’apprête à laisser pour jamais sa prison d’argile.

Tom finit par ne plus coucher dans sa chambre ; il passait les nuits étendu par terre dans la véranda, prêt à courir au premier bruit.

« Quelle singulière fantaisie avez-vous, oncle Tom, de dormir comme un chien, n’importe où ? lui demanda miss Ophélia. Je vous prenais pour un homme rangé, qui aime à se coucher tout chrétiennement dans son lit.

— Oui, bien, auparavant, miss Phélie, dit Tom avec mystère ; mais à présent…

— Eh bien, qu’y a-t-il, à présent ?

— Faut pas parler haut ; maître Saint-Clair ne veut pas y entendre ! mais, miss Phélie, vous savez bien, faut-il pas quelqu’un qui veille pour attendre l’époux ?

— Que voulez-vous dire, Tom ?

— Il est dit dans l’Écriture : « Sur le minuit, on entendit crier : Voici l’époux qui vient ! » c’est lui que j’attends, miss Phélie ; — d’ailleurs, je pourrais pas dormir loin, faut que je sois tout près pour entendre…

— Mais, oncle Tom, d’où vous vient cette pensée ?

— Miss Éva a parlé à moi. Le Seigneur envoie son messager à l’âme. Faut que je sois là, miss Phélie. Quand cette enfant bénie entrera dans le royaume, la porte s’ouvrira si grande que nous entreverrons tous la gloire.

— Oncle Tom, est-ce que miss Éva vous a dit qu’elle se sentit plus mal ce soir ?

— Non ; mais elle a dit ce matin que le temps était proche. — Il y a quelqu’un qui avertit l’enfant, miss Phélie ; ce sont les anges. « C’est le son de la trompe avant l’aube du jour ! » ajouta Tom, citant un de ses hymnes favoris.

Ce dialogue entre miss Ophélia et Tom se passait de dix à onze heures, un soir, lorsque après avoir terminé tous ses arrangements pour la nuit, elle le trouva, couché sur le seuil, en allant verrouiller la porte extérieure.

Elle n’était ni nerveuse, ni impressionnable ; mais le ton solennel, l’aspect ému et grave de Tom, la frappèrent. Toute l’après-midi, Éva s’était montrée plus vive, plus joyeuse, plus forte de beaucoup. Assise dans son lit, elle s’était fait apporter tous ses petits joyaux, et elle avait désigné ceux de ses amis auxquels elle destinait chaque objet. Depuis plusieurs semaines, elle n’avait pas paru aussi animée ; sa voix était plus ferme, plus naturelle, et son père, heureux de la trouver, comme il disait, plus elle-même qu’elle ne l’avait encore été depuis sa maladie, après l’avoir embrassée en la quittant, murmura à l’oreille de miss Ophélia : « Cousine, nous la garderons, après tout ! Certainement elle va mieux ! » Et il s’était allé coucher le cœur plus léger qu’il ne l’avait eu depuis longtemps.

Mais à minuit, — heure étrange et mystique ! — quand le voile entre l’éphémère présent et l’éternel avenir devient plus transparent, — alors vint le messager !

Il y eut un son dans la chambre muette : d’abord des pas pressés, c’étaient ceux de miss Ophélia, qui avait résolu de veiller toute la nuit, et qui, à cette heure, discerna ce que les gardes expérimentées appellent un changement. La porte du dehors fut ouverte : Tom, aux aguets, était sur pied.

« Appelez le docteur, Tom, dit miss Ophélia ; ne perdez pas une minute ! Et, traversant la chambre, elle frappa doucement à la porte de Saint-Clair.

— Cousin, dit-elle, il faudrait venir. »

Ces mots tombèrent sur le cœur de Saint-Clair comme les mottes de terre sur un cercueil… Pourquoi ?… Debout à l’instant même, il est au chevet du lit, il se courbe sur Éva : — Éva dort.

Qu’a-t-il vu, que le battement de son cœur s’arrête ? Pourquoi pas un mot échangé entre eux ? Tu le peux dire, toi qui as vu la même expression sur la face qui t’était la plus chère ! — l’aspect qu’aucun mot ne décrit, qui n’admet aucun doute, qui tue l’espoir, et crie si haut : Le bien-aimé ne t’appartient plus !

Rien d’effrayant n’était empreint sur ce doux visage. — Non ; c’était une expression noble, presque sublime ; — était-ce l’ombre diaphane des ailes brillantes des anges ? — était-ce l’aube radieuse de l’éternité dans cette âme enfantine ?

Ils la contemplaient muets, immobiles : un tel silence ! le tic-tac de la montre semblait trop fort !

Au bout de peu de minutes Tom ramena le docteur ; il entra, jeta un coup d’œil sur la malade, et demeura immobile et muet comme eux.

« À quelle heure a eu lieu ce changement ? murmura-t-il enfin à l’oreille de miss Ophélia.

— Vers le milieu de la nuit. »

Marie, réveillée par l’entrée du médecin, accourait effarée.

« Augustin ! cousine ! oh ! qu’y a-t-il ?… demanda-t-elle vivement.

— Chut ! dit Saint-Clair d’une voix rauque et basse, elle se meurt ! »

Mamie comprit, et courut éveiller les domestiques. En moins de rien, toute la maison fut sur pied. — Les lumières allaient, venaient ; des pas se faisaient entendre, des visages bouleversés se pressaient sous la véranda. Tous regardaient, les yeux en pleurs, à travers les portes vitrées : — Saint-Clair n’entendait rien, ne disait rien ; il ne voyait plus que cet aspect irrévocable sur les traits de l’enfant endormie.

« Oh ! si elle s’éveillait ! si elle parlait encore une fois, une fois encore ! » Et, courbé sur elle, il murmura à son oreille ; « Éva, chérie ! »

Les larges yeux bleus se sont ouverts, — un sourire a passé, — elle essaye de soulever sa tête ; — elle veut parler.

« Me connais-tu, Éva !

— Cher papa ! » Et, par un suprême effort, elle entoura le cou de Saint-Clair d’un bras défaillant qui retomba aussitôt. Lorsqu’il releva la tête, il vit sur ce visage bien-aimé le spasme de l’agonie. — Elle luttait pour respirer, — elle agitait ses petites mains.

« Oh ! Dieu, c’est affreux ! » s’écria-t-il, se détournant avec angoisse, et tordant la main de Tom sans savoir ce qu’il faisait : « Oh ! Tom, mon garçon ! ah ! cela me tue ! »

Tom pressait entre les siennes les deux mains de son maître ; les larmes ruisselèrent de ses yeux levés au ciel ; il cherchait l’aide là-haut, d’où il l’attendait toujours.

« Prie que ce soit court ! murmura Saint-Clair. — C’est une horrible torture.

— Oh ! béni soit le Seigneur ! c’est passé, — c’est fini ! cher maître, regardez ! »

L’enfant palpitante restait renversée sur ses oreillers à demi pâmée : — ses grands yeux limpides et fixes tournés en haut. — Ah ! que disaient ces yeux qui parlaient tant du ciel ? La terre et ses souffrances avaient fui ; mais l’éclat triomphant de ce visage était si solennel, si mystérieux, qu’il réprimait jusqu’aux sanglots de la douleur. Tous se serraient autour d’elle dans un silence sans souffle.

« Éva ! » dit doucement Saint-Clair.

Elle n’entendit pas.

« Ô Éva ! dis-nous ce que tu vois ? que vois-tu ? » s’écria son père.

Un brillant, un glorieux sourire illumina toute sa figure, et elle dit en mots entrecoupés : « Ô amour, — joie, — paix ! » Puis un soupir, et elle avait passé de la mort à la vie.

Adieu, enfant bien-aimée ! les portes brillantes, les portes éternelles sont closes sur toi. Nous ne reverrons plus ton doux visage ! Malheur à ceux qui l’ont vue entrer aux cieux lorsqu’ils se réveilleront, pour ne plus trouver que le jour terne et gris de la terre, et toi, sa lumière, à jamais éclipsée !