La Renaissance du Livre (p. 42-46).



IX


— Je vous savais déjà peu sensée, mais je crois que vous devenez complètement folle !

— Zut, vous.

— Je ne vous dirai pas que vous vous affichez avec Claudières, — car Dieu merci ! c’est un monsieur qui prend ses précautions — mais si personne ne se doute de votre inconséquence, moi je vous ai rencontrés, tous deux, à plusieurs reprises : le 20 janvier, devant la cascade de Gairaut, dissimulés au fond d’un landau ; le 2 février, à Cagnes, au bras l’un de l’autre ; et hier encore, dans le haut de Falicon, vous croyant en sécurité pendant vos promenades à travers ces villages ignorés des villégiaturistes, pour la plupart… Les hivernants ne connaissent que les excursions mentionnées par le guide : les gorges du Loup, le Vallon Obscur ou le Parc Impérial…

— Et vous, qu’alliez-vous faire en ces parages ?

— Je vous observais depuis longtemps. Il faut bien que quelqu’un s’occupe de vous : votre père passe sa vie à Monaco, à présent.

— C’est complet : vous m’espionnez !… La filature en règle, quoi !

— Nicole !

— Mon père vous a-t-il prié de surveiller ma conduite ? Non, n’est-ce pas : donc, vous n’avez aucun droit sur moi.

— J’ai le droit que me donne mon amour. Eh bien, oui, nom d’un chien ! Je me moque de vos railleries, au point où j’en suis. Vous me faites souffrir. J’ai retrouvé mon cœur de potache sensible et novice… C’est idiot, et c’est ainsi. Quand je vous vois avec cet homme, je me sens retourné. Pourquoi lui plutôt que moi ? J’ai dix ans de moins, je vous aime mieux, je suis plus vaillant, plus sain et prêt à tout ce que vous exigerez… Nicole, le rôle que je joue est ridicule, j’ai voulu partir, vous oublier : je ne peux pas. Lorsque je vous surprends ensemble, le bonheur qu’il ne mérite pas, le danger qui vous guette, l’impasse de cette aventure où vous courez tête baissée, tout exaspère mon désir jusqu’à la passion…

— Parbleu, ça vous excite.

— Ah ! Détestable Claudières ! Son influence vous déprave déjà. Vos propos, de légers, sont devenus cyniques : vous avez fait de tristes progrès. Mais, soyez plus confiante avec moi, Nicole : laissez-vous sauvegarder. Cette histoire fut louche dès le début : comment avez-vous connu Jean Claudières, puisque votre père, innocemment, m’a décelé votre mensonge ?… Je m’y perds.

Paul Bernard s’éponge le front d’un geste accablé. Depuis trois semaines, il m’entoure d’une surveillance à peine voilée (que je ne croyais pourtant point si poussée) ; depuis le jour du Mont-Boron, Paul, comme averti, rôde autour de moi, toujours sur mes talons et si difficile à « semer » ! Plusieurs fois, il m’interrogea, me persécuta de questions insidieuses ou brutales. Aujourd’hui, il a la partie belle : papa, après l’avoir invité à dîner, nous téléphona de Monte-Carlo pour nous dire de ne pas l’attendre avant neuf heures et de dîner sans lui… Ainsi, en tête à tête. Paul a pu me tourmenter à son aise, s’interrompant seulement lorsque Pinotto entrait pour servir les plats.

Et cette attitude jalouse de Paul me rappelle l’interrogatoire que je fis subir à Jean, avant-hier : ayant accompagné, par hasard, mon père à Monte-Carlo, je rencontrai, dans l’atrium du Casino, Claudières, escortant une longue femme élégante, coiffée de cheveux d’un mordoré acajou, sûrement teints ; aux grands yeux de pervenche, bleus comme les miens.

Le lendemain, seule avec Jean, je ne me tranquillisai que lorsqu’il m’eût nommé la femme — une grue vaguement bas-bleu, jadis sa maîtresse, dont l’oisonnerie intellectuelle l’amuse, sans plus. Et puis, cette fille marque quarante-cinq ans, peut-elle m’inquiéter ? Elle est moins jeune que moi, et moins blonde… Mais n’ai-je pas eu l’égarement — oh ! une minute, sans oser m’y attarder — de prendre ombrage de Camille Léon même, ce lettreux falot, au prénom et au sexe équivoques ? Les racontars m’avaient tourné la tête, je me remémorais certaines aberrations des Hommes de Plutarque et, plus proches, les détails du procès Harden — où d’ailleurs, le journaliste allemand se montra moins explicite que l’historien grec.

(Ça m’amuse, entre parenthèses, de songer — qu’ayant lu Plutarque à quinze ans, les aperçus scabreux puisés dans les Vies firent attribuer mes connaissances précoces à la lecture pernicieuse de mauvais romans !)

Paul, exécrable Paul ! Pourquoi vient-il se jeter en travers de ma route : papa, devenu joueur, me laisse si libre, sa nouvelle passion doublant son insouciance à mon égard ! J’ai passé avec Jean des semaines délicieuses, courant les environs (sans savoir que Bernard nous suivait), plus intime chaque jour avec lui, plus aimante, plus confiante…

Maintenant, il me suffit pas de le voir, je pense trop à lui, et, dans les moments où il n’est pas là, je lui écris pour me figurer que nous causons encore, je me donne l’illusion de sa présence prolongée ; j’ose, dans mes lettres, me montrer hardie, audacieuse, n’étant plus sous l’influence de son regard intimidant. Ô mon cher Jean ! Je jette ces lettres, moi-même, à la poste ; elles vont le trouver dans sa villa des Algues, au Lazaret, cette villa dont je n’ai pas encore franchi le seuil, malgré les instances de Jean…

— Non, écoutez, mon cher Bernard, je suis à battre ! Je vous supplie de m’excuser : vous poser un tel lapin, afin de perdre mes dernières cartouches ! Un enfant de cinq ans ne ferait pas ça !

— Pour une bonne raison : l’accès des salles de jeu étant interdit aux mineurs.

Papa vient de rentrer et se prodigue auprès de Bernard, le prie d’oublier son incorrection.

Quelle joie ! Me voici délivrée de Paul l’inquisiteur… Je demande à papa :

— As-tu dîné, là-bas ?

— Oui, oui, j’ai mangé deux sandwiches et bu un bock au buffet avant de reprendre le train.

— Mais, ce n’est pas suffisant, papa… Je vais sonner Pinotto…

— Ne sonne rien du tout : je n’aurais pas le temps. Tu sais bien que les autres vont venir…

— Les autres… Quels autres ?

— Mais Hubertin, et Claudières. Je les ai rencontrés à la gare, ce matin. Max m’a rappelé que c’est aujourd’hui, 12 février, l’entrée du Carnaval. Il veut à toute force que nous assistions au défilé, des terrasses de son journal, où nous serons moins nombreux, moins bousculés que dans les tribunes de la place Masséna. Et il doit venir nous chercher vers dix heures, en compagnie de Claudières.

On sonne. Les voici ! Max Hubertin, animé, souriant, entre, précédant Claudières. Paul Bernard tourne le dos, l’air grognon, considérant papa avec des yeux de blâme qui disent clairement : « Vous ne vous apercevez de rien, vous ! »

J’ai surpris cette réflexion à son endroit :

— Claudières ? Il a mis sa rosserie au vert pour lui faire reprendre des forces.

Hubertin nous presse de descendre avant que le traditionnel coup de canon autorise la bataille de confetti. Je m’enveloppe d’un long manteau de liberty turquoise et me coiffe d’un cabriolet de dentelle noire qui me fait paraître plus blonde.

Sur l’avenue de la Gare, nous avançons péniblement à travers une foule tumultueuse. Enfin, atteignant le cordon d’agents, en bordure sur la chaussée, Hubertin tire son coupe-file et nous fait franchir la voie libre. Nous voici dans la salle de dépêches de l’Écho : c’est heureux ! Je rajuste mon manteau froissé et déplore l’absence de glace.

Nous montons au premier ; nous traversons un bureau dont les fenêtres s’ouvrent sur une large terrasse comme un fond rougeâtre où poudroie une poussière de feux de Bengale ; où se détachent, noires et sautillantes, piétinant la terrasse, quelques silhouettes en ombres chinoises. Parvenue auprès d’elles, je reconnais les ombres chinoises : les directeurs de l’Écho — Alcide Filféri, maigre, noir, moustache, l’air avantageux : un Don Quichotte un peu d’Artagnan — et Ernest Chapellier, effacé, tassé, le le dos rond : Sancho Pança cossu de son représentatif associé. Les « dames » de ces messieurs : Mme Chapellier, quelconque, et Mme Filféri, élégante personne trop brune, enrubannée dans une robe blanche pailletée, comme un petit pruneau enveloppé de papier d’argent.

Une musique assourdissante éclate en fanfare au-dessous de nous : ce sont des êtres biscornus, têtes énormes plantées comme des potirons sur des corps rapetissés, qui soufflent dans des trombones, tapent sur des grosses caisses, exécutent une danse de possédés et nous régalent d’une aubade d’ouverture annonçant l’approche des chars. De temps en temps, dominant ce vacarme, un vocable aux syllabes étranges, articulées d’une voix perçante, se répète avec une persistance de leitmotiv :

— La Ratapiniata !… La Ratapiniata !

Est-ce le nom d’un légume, d’un instrument de musique ou d’une feuille locale : je cherche Max des yeux, pour le lui demander ; mais Hubertin, très occupé, cause, au milieu d’un groupe formé par ses directeurs et Paul Bernard. Pauvre Paul ! Je ne puis réprimer ma gaieté en songeant que c’est sa destinée — malheureux millionnaire voué aux adulations — d’être accaparé, partout où nous nous trouvons, par des gens qui l’embêtent en l’empêchant de me surveiller.

Le défilé commence. Encadrés d’une escorte caracolante de cavaliers et d’écuyères, d’une procession de clowns et de masques, les chars s’avancent majestueusement, scintillant sous les guirlandes tremblantes de leurs girandoles électriques : l’éclairage propice égaye leurs grossières images de carton colorié ; les figurants qui les habitent ébranlent le plancher, gesticulant avec conviction.

Chaque voiture a son orchestre, chaque orchestre a son morceau : ainsi, une cacophonie d’airs discordants déchire nos oreilles ; on entend à la fois les ritournelles de Mayol mélangées aux accords d’une marche de Souza, tandis que pleure la dernière valse à la mode. Soudain, un rythme entraînant, un sautillement de flûtes aigrelettes, et — surprise inattendue — la Farandole de l’Artésienne, attaquée par des exécutants audacieux, vient s’encanailler à ces musiquettes.

Des serpentins multicolores, lancés d’en bas, nous arrivent avec un sifflement, s’enroulent à nos vêtements et couvrent bientôt la terrasse de leurs arabesques. Des jeunes gens les envoient d’une main sûre et crient je ne sais quelles plaisanteries de patois niçard, Mmes Chapellier et Filféri répliquant en jetant les confetti par sacs sur les têtes qui passent à leur portée. L’animation détourne l’attention de mes voisins. Et, tout à coup, une main s’appuyant sur mon épaule me pousse doucement vers l’intérieur de la maison, dans le sombre, dans le noir, de la pièce qui donne sur ta terrasse…

La voix de Claudières murmure, hypocrite :

— Vous devez avoir froid, votre manteau vous protège à peine…

À tâtons, nous avançons dans l’obscurité. Je trébuche, me cogne à l’angle d’une table ; et, en voulant me rattraper, je sens que je renverse quelque chose de dur qui laisse couler sur ma main un liquide gluant. Aussitôt, cette pensée peu rassurante : « Ça doit être un pot de colle ou un encrier ! » me fait essuyer les doigts au hasard sur le bureau jonché de papiers. D’autres objets tombent avec un bruit sec ; et Jean questionne :

— Que faites-vous donc ?… Venez là.

Maintenant, mes yeux familiarisés distinguent dans la pénombre de la pièce, les contours des meubles vaguement éclairée par la lueur rouge du dehors. Jean s’est assis sur un crapaud bas et cherche à m’attirer ; je veux me dégager, par jeu, je résiste à l’étreinte de ses mains solides ; et, tout à coup, perdant l’équilibre, je m’écroule à ses pieds, mes ongles griffant la moleskine du fauteuil, ma tête glissant sur son genou, incapable de me relever, les jambes molles et la poitrine secouée de rires nerveux :

— Plus bas : ils peuvent nous entendre ! dit Jean en montrant les fenêtres.

Sur le balcon, je vois mon père qui s’empresse auprès de ces dames Filféri et Chapellier, leur passant les sacs de confetti. L’ombre agile d’Hubertin traverse la baie ; et les spirales d’un serpentin viennent s’enrouler aux branches d’un platane.

Des clameurs retentissent : la musique, plus bruyante, annonce un autre char…

D’un élan, je me suis dressée vers lui ; nous défaillons, les lèvres jointes. Je sens frémir ses bras nerveux qui m’enserrent ; souple, mon corps se moule au sien. Moi, la rieuse fille aux yeux gouailleurs, je deviens grave, le cœur mordu d’angoisse en ces minutes ; j’ai la langue sèche, les joues brûlantes, et je goûte la nouveauté des caresses inconnues…

« Allons, enfants de la Patrie !… » Une Marseillaise exaspérée éclate, chantée par des clairons violents dont la sonorité fait trembler les vitres ; un char illuminé glisse dans l’ouverture des fenêtres, laissant voir un gigantesque président planté à califourchon sur une pyramidale motte de beurre, dans laquelle il taille au couteau. Et comme l’Écho de Nice fait de la politique gouvernementale, Filféri ne manque pas de s’écrier :

— C’est d’un goût douteux et ça n’a pas de sens… Ils auraient mieux fait d’y mettre le maire. Car tous les organes régionaux tapent sur cet édile avec un ensemble touchant.

— Jean, vous avez eu raison de m’amener ici. Nous sommes bien dans ce bureau sombre : l’obscurité est encourageante ; et je me sens presque effrontée, puisque rassurée par la présence des autres, là, sur cette terrasse… Ils sont tout près et très loin de nous, à la fois, ne se doutant pas de notre isolement ; et leurs voix mêlées au vacarme de la rue, m’aident à me montrer brave… Me comprenez-vous ? Si j’étais une voleuse, je ne pourrais opérer que dans les grands magasins, les endroits publics : je n’oserais pas faire mal dans un lieu désert où le silence m’effrayerait… En ce moment, je vole du bonheur, de cette atmosphère de fête, de tapage, m’empêche de penser aux mauvaises choses que j’aime…

— Chérie ! Comme vous êtes de votre race : vous subissez, sans la comprendre, l’atavisme d’une morale intolérante. Sauriez-vous définir la mal en termes précis ?… Tout est bien dans ce qu’on aime. C’est le judaïsme et le christianisme qui nous ont empêtrés de leurs doctrines sévères… Mais je ne vais pas vous faire un cours de théologie, pour comble de ridicule !… Laissez-moi regarder vos yeux, dans cette ombre… Ils s’agrandissent comme deux jets de lumière sombre sous le trait droit des sourcils allongés… On ne voit plus leur couleur, mais on distingue mieux ce qu’ils expriment… Nicole, le jour avive vos yeux de petite fille et leur clarté d’eau transparente : l’ombre vous fait un regard de femme…

— L’ombre, et vous, Jean, pourquoi ne répondez-vous jamais aux lettres que j’ai la faiblesse de vous écrire ? Est-ce par avarice ?

— Comment, par avarice ?

— Vous craignez de perdre de la copie ?

— Vous devenez rosse comme un confrère. Je pourrais vous répliquer qu’en ce cas il me serait facile de garder le brouillon.

— Voici l’Estudiantina, le Char des Abeilles, Madame Carnaval en mariée provençale. Décidément, ces messieurs du Comité se sont surpassés, cette année !

Max Hubertin pérore au balcon. J’aperçois Mme Filféri qui lance toujours des confetti, d’un grand effort de bras… Est-ce que je les connais tous ces gens-là ? Il me semble que je n’existe plus que par l’être dont je sens le cœur battre contre mon sein…

J’insiste :

— Dites, Jean, vous trouvez sans doute bête cette manie de vous écrire, malgré moi, pour être plus avec vous encore, et c’est pour cela que vous jugez inutile de répondre… Vous avez raison ; je n’écrirai plus.

— Si, Nicole. J’aime vos lettres. Elles me plaisent : elles sont moins timides que vos paroles, plus ingénues que votre esprit. Vous y laissez paraître une âme spontanée et des pensées hardiment perverses que vos gestes ont grand tort de ne point imiter. Et je m’amuse à ce contraste : après avoir exprimé avec candeur des senteurs, des sentiments que vous n’oseriez dire, voici que, parfois, sans transition, vos mots s’embrouillent, s’embourbent dans des phrases compliquées ou naïves, comme si vous aviez peur, tout à coup, de vous aventurer trop loin… Oui, j’aime vos lettres. On me les apporte vers l’heure où je me lève, paressant dans mon jardin ensoleillé, et j’ai l’impression, en les lisant ainsi, au réveil, de recevoir de vous une caresse matinale…

— Alors ?

— Alors : je n’y réponds pas, parce que je ne saurais point vous écrire simplement et que votre défiance injuste m’accuserait d’être peu sincère en se heurtant à une forme trop littéraire. Je vous connais si bien !… Nous sommes des esclaves du métier, nous autres : malgré nos élans et nos préoccupations, dès que nous écrivons, au fur et à mesure que les mots s’enchaînent, nous retapons machinalement une expression douteuse, nous remettons d’aplomb une phrase qui flanchait… Et, naturellement, par habitude, nous nous trouvons faire, sans nous en douter, œuvre d’écrivain : nous mettons le « style » comme d’autres l’orthographe. Je ne veux pas vous exposer, Nicole, à découvrir, au cours d’une lettre tout intime, la réminiscence d’une ligne que chacun aurait lue dans un de mes articles… Et puis, s’il vous faut une raison plus positive, croyez-vous utile que je risque de faire surprendre par Fripette une lettre adressée chez vous ou que j’aie recours à l’expédient aléatoire de la poste restante. Vous pouvez m’écrire sans danger, je suis seul… Mais vous : vous n’êtes pas libre.

Ah ! qu’il me désole et me blesse avec ces précautions mesquines, cette prudence pénible !… Je me révolte :

— Quand on n’est pas libre, on prend des libertés, voilà tout. Pourquoi me reprochez-vous d’avoir honte de mes audaces si c’est pour m’inciter, un instant après, à rougir de notre situation ? Ah ! tenez, je souhaite qu’on nous surprenne un jour, qu’un scandale bien heureux me délivre de cette dissimulation !

— Folle, folle !… Chère petite exaltée.

Il veut me repousser doucement, me calme d’arguments spécieux ; mais je m’accroche à lui et, pour lui fermer la bouche, je prends l’offensive d’un baiser brutal. Tout surpris de mon geste imprévu, il s’abandonne, oubliant de surveiller les fenêtres…

Depuis un moment, le bruit s’atténue graduellement, le défilé touche à sa fin.

La voix de Max Hubertin s’exclame gaiement :

— Tiens, vous restez dans l’obscurité, Claudières ?… Vous seriez-vous endormi, par hasard ?

Il paraît, à droite, et tourne le commutateur d’électricité.

Il l’eût fait exprès qu’il ne fût pas mieux tombé… Un mouvement instinctif de pudeur m’a jetée contre la tenture. Max ne me voit pas. Heureusement que son bureau possède deux fenêtres : je sors par celle de gauche, tandis qu’il débouche de l’autre côté. Le pauvre Hubertin avise tout de suite le désordre de sa table de travail que j’ai bouleversée en entrant. Navré, consterné, il considère avec inquiétude l’éparpillement de ses papiers et l’encrier renversé…

Sur la terrasse, je me trouve en face de Paul, qui m’enveloppe d’un regard investigateur. Il remarque, étonné :

— Oh ! vos mains sont maculées de taches d’encre… Vous venez d’écrire ?

Il se tait, voyant qu’on s’approche.

Et, comme pour lui répondre, Max Hubertin, revenant, suivi de Jean, grogne, avec un rire forcé :

— Ce diable de Claudières est un homme vraiment bizarre : il a des idées… Figurez-vous que je viens de le trouver seul dans l’obscurité, qui s’amusait à saccager mon bureau. Que pouvait-il fabriquer ? Il a fourré de l’encre partout…

Gaffeur ! Paul se tourne lentement vers Jean et dit d’un ton acerbe :

— M. Claudières aime à salir tout ce qu’il touche.

Jean toise Bernard d’un air de défi. Il va parler… Mais papa, le prévenant, réplique aimablement :

— Pas quand il touche à notre littérature, toujours !

Et, tandis que Jean sourit, ironique, que Paul lance à papa un regard mêlé de colère et de compassion, les invités se retirent peu à peu, reconduits par Hubertin.