La Renaissance du Livre (p. 36-42).



VIII


— Tu ne veux pas aller à Monte-Carlo, aujourd’hui, ma petite-fille ?

— Non. Je m’ennuie la-bas. Vas-y sans moi.

— Je ne peux pas te laisser toujours seule, Nicole…

Papa, contrarié, tambourine sur les vitres d’un doigt machinal et cherche à me dissimuler sa mine déconfite, dont je ris malgré moi. Cher père, qui, par galanterie pure, se croit forcé de me tenir compagnie !

Pinotto, ouvrant la porte avec fracas, interrompt notre pantomime. Pinotto, c’est le jeune Niçois que nous avons pris pour remplacer le groom, resté à Paris. Cet enfant primitif, rebelle à toute éducation ancillaire, annonce sans cérémonie :

— On a sonné. C’est un monsieur.

Et, incapable de formule plus compliquée, introduit Jean Claudières.

Papa s’avance, aimable et cordial : l’instinctive politesse mondaine corrige, en un sourire accueillant, la grimace de ses traits crispés.

Avec une prolixité comique, lui, le Fripette des pièces spirituelles où son esprit fertile raille les travers et les ridicules de la vie, le voici qui narre les méfaits dudit Pinotto à Claudières, s’emporte contre la nature bornée du naïf domestique, et se laisse entraîner à des récriminations, des commérages de petite bourgeoise.

Cette conversation ménagère si inattendue m’amuse follement : pauvre papa ! son énervement se détourne sur Pinotto, et l’exaspération de sa sortie manquée se soulage par cette diatribe virulente. Mais, Jean, qui n’en sait pas la raison, et l’écoute avec effarement, réprime à grand’peine sa surprise moqueuse.

Jean… C’est la première fois qu’il vient, répondant à mon invite de la semaine précédente, chez Mme Schlinder. Que va-t-il me dire ?… Indifférent en apparence, sans jeter les yeux sur moi, il s’adresse à Papa, lorsque celui-ci a terminé son réquisitoire contre Pinotto, et lui pose cette question imprévue :

— Mon cher Fripette, aimez-vous toujours la peinture ?

— Énormément, répond papa, articulant d’un ton froid cet adverbe chaleureux.

Claudières continue :

— Je me souviens de nos discussions enthousiastes, aux vernissages d’antan, lorsque nous étions jeunes… Ma foi, à part quelques divergences d’opinions, nous avions à peu près les mêmes goûts…

Où veut-il en venir ? Je trépigne, horripilée ; ma jupe houleuse, ondule, masquant mes pieds agités. Il reprend :

— Aussi, ai-je pensé à vous venir enlever, ainsi que mademoiselle Nicole, pour vous emmener visiter la curieuse exposition de la galerie de lord Milligan… Des tableaux, des estampes du dix-huitième siècle, des chefs-d’œuvre de Boucher, de Fragonard, de Chardin, composent sa collection de la villa Lucy… Vous ne vous ennuierez pas.

Papa balbutie des remerciements assez vagues, l’air indécis. Mais, tout à coup, retrouvant sa gaieté, il s’explique avec franchise :

— Écoutez, mon bon Claudières, vous allez me rendre un service. Hier, j’ai été à Monte-Carlo où j’ai perdu vingt-cinq louis… Ma fille ne veut pas venir avec moi lorsque je vais à Monaco : elle s’y embête, cette enfant… Or, aujourd’hui, justement, je me sens en veine, et j’hésite à abandonner ma fille tous les jours : je ne suis pas un père dénaturé. Mais, vous voilà, et ça s’arrange… Soyez assez gentil pour conduire Nicole à cette exposition… Sa compagnie ne vous imposera pas une corvée : vous verrez, c’est un type, ma fille. Elle est amusante… Et moi, je partirai plus tranquille, la sachant en bonne société… C’est dit : je vous la confie.

Savourant l’ironie inconsciente de sa phrase, je regarde Jean, prête à sourire : mais Claudières, les yeux baissés, objecte d’une voix incisive :

— Et la médisance, qu’en faites-vous, mon cher ? Nice semble une ville cosmopolite à vos yeux : vous ne l’avez vue que l’hiver. Pour moi, qui l’habite depuis deux ans, c’est la plus détestable des cités provinciales, sous sa défroque bariolée. Et derrière les hivernants — étrangers inoffensifs, indifférents — je sais toute une population malveillante et nuisible, dont la calomnie aurait beau jeu à s’ébaudir aux dépens d’une jeune fille… Croyez-vous qu’il soit convenable d’exposer Mlle Nicole à être rencontrée, seule avec moi ? Bien que j’aie votre âge, je suis — nous sommes, — encore compromettants…

Il souligne sa tirade d’une moue dubitative. À quoi bon cette comédie ? Et lui qui se prétendait franc !… Pourquoi affecter des scrupules exagérés ?… Pour leurrer mon père ?… S’efforcer d’endormir ses soupçons inexistants ?… Hypocrisie bien superflue ! Je n’aime pas cela. Les mensonges inutiles me déplaisent : il en est tant d’autres que l’on se trouve contraint de faire !… Mon front se barre d’une ride mécontente.

Papa rétorque, plein de confiance :

— Qu’est-ce que ça fait ! Peu importent les méchants propos. Je ne m’en suis jamais soucié : j’ai une assez bonne opinion de mes amis pour ne point leur manifester de défiance injurieuse : je ne surveille pas l’argenterie quand je donne un dîner, pourquoi mettrais-je ma fille sous clé ?… Allez, vous n’êtes point le seul qu’on risque de voir avec Nicole, et je la laisse aussi bien sortir avec d’autres : Hubertin, Bernard…

— Alors, je n’ai plus rien à dire.

Claudières s’incline légèrement. Son attitude signifie : « J’ai cru de mon devoir de dégager ma responsabilité. » Menteur ! Et nos promenades des deux premiers jours ? C’est vrai qu’à ce moment-là, il ne savait pas si j’avais un père… Cette pensée m’est pénible. Jean serait donc pusillanime ? Hélas ! J’ai la prescience — et ça me fait mal — que le danger des situations équivoques révèle trop clairement les petites bassesses, les faiblesses du cœur… Et c’est triste de penser qu’on méprise toujours un peu ceux que l’on aime d’un amour illicite.

Parole ! J’envie les innocentes qui se marient les yeux fermés : au moins, elles n’ont la désillusion qu’après, elles !…

Ô chère marraine, experte et subtile Eva Renaud, comme je comprends à présent la phrase que vous me dîtes un soir :

Le jour où il a cherché à retirer son bandeau d’aveugle, l’Amour s’est mis le doigt dans l’œil.

Heureuses celles qui aiment sans clairvoyance !

Papa, tout guilleret, à l’idée de courir après son argent, comme disent les joueurs, nous précède dans l’escalier. Jean me presse le coude, d’une caresse furtive, mais je m’écarte, mal disposée par mes idées grises ; et, scrutant mon visage fermé, il s’étonne, m’interroge du regard : comme sa curiosité s’inquiète vite de ce qu’il ne s’explique pas ! Cet homme-là ne doit s’intéresser qu’aux gens qui lui posent des énigmes.

Dehors, père appelle une voiture, et nous crie en s’y installant : « Au revoir, amusez-vous bien… Cocher, à la gare ! »

J’ai le temps de lui répondre, malicieuse, pour taquiner sa superstition du mot fatidique : « Bonne chance ! »

Jean m’entraîne vers la promenade des Anglais. Il a un pas alerte et régulier ; je me plais à régler mes enjambées à sa mesure et je bénis les arcades de l’avenue Masséna d’être trop étroites, maintenant que la cohue des gens de saison, les passants encombrants, la foule grouillante, me jettent à chaque pas contre lui, sans que je le fasse exprès, d’une poussée involontaire… Tout à coup, il questionne :

— Que signifie cette mine fâchée : vous ai-je froissée sans m’en douter ?

— Dame ! Vous vous êtes fait prier pour sortir avec moi. Pensez-vous que ce soit flatteur !

— Vous devez comprendre pour quelle raison…

— Ma foi, non. Est-il nécessaire de dissimuler, de compliquer à plaisir une chose dont nul ne vous demande compte ?

— Oui : en songeant à l’avenir… Un potin réfuté d’avance, c’est une vipère qui n’a plus de venin.

Ma voix acerbe le fait sourire. C’est drôle : on croirait que ça lui plaît, de me déplaire ; chaque fois que je m’irrite, il semble amusé. Il murmure en me regardant : « Vous êtes jeune. »

À la hauteur du boulevard Gambetta, voici la villa Lucy. Les héritiers de lord Milligan, à la mort de celui-ci, ont organisé une exposition de sa célèbre galerie de tableaux. Dès le vestibule, je retrouve l’aspect connu et spécial des salles de vernissage. J’oublie que je suis, ici, à Nice : il me semble être transportée en un coin du Grand-Palais, tant le public est parisien !… Je reconnais çà et là Gritt-Muller, le marchand de tableaux du boulevard Haussmann, fouinant sur chaque toile, avec son lorgnon inquisiteur ; Camille Sinclair, le critique d’art, blond et maladif ; Juana Léoni, la jolie femme peintre, avec ses cheveux et ses yeux de la même teinte de bronze, et son visage d’ivoire pâle, entre ses bandeaux sombres. Puis des dames élégantes, arborant des toilettes claires, chapeaux fleuris, capelines de dentelles. Décidément, je n’ai pas le chic « Côte-d’Azur », moi qui trouve logique de porter encore une robe de velours noir et une toque de fourrure au mois de janvier. Voici Max Hubertin, preste et rapide, qui voltige de groupe en groupe. Ah ! ça, on le voit partout, cet Hubertin : à quel moment s’occupe-t-il de son journal ? Lucien Chevalier passe, regardant les femmes plus que les toiles exposées. M’apercevant près de Jean, Chevalier le poncif a un sursaut étonné, et salue avec hésitation. C’est vrai ce que Claudières a dit à papa : on me remarque beaucoup en me voyant à ses côtés. Des hommes, sans se gêner, viennent me dévisager effrontément ; des femmes chuchottent entre elles, en me désignant : quel débinage, mes très chères ! Il me semble les entendre…

Affrontant cette curiosité hostile, Jean portant beau, la tête haute, toise la foule d’un œil provocant, et sourit insolemment de sa bouche railleuse, à ceux qui nous regardent — toute sa figure épanouie de joie impertinente et de défi gouailleur.

Et comme Claudières est un grand gaillard aux épaules solides, robuste de carrure, et d’embonpoint peu rassurant, les hommes, retrouvant soudain leur discrétion, s’écartent prudemment, tandis que les femmes — non moins lâches — persistent à s’attrouper sur notre passage, sûres de l’impunité que confère leur sexe.

À la bonne heure, je retrouve Jean tel que je le veux voir : crâne et hardi, méprisant fièrement l’opinion du monde ; et j’oublie l’attitude qu’il eut devant mon père. Il me dit à mi-voix, avec entrain :

— Vous constatez, d’après l’attention non dissimulée de cette assistance, que je ne vous ai pas menti : j’ai l’heur de jouir d’une réputation déplorable, peut-être injustifiée, qui fait de moi un chaperon compromettant…

Ce « peut-être injustifiée » me porte sur les nerfs : s’imagine-t-il que je crois les saletés qu’on raconte, et que c’est cela qui m’attire vers lui ?… Il se trompe. Et si j’étais vicieuse, je n’aurais point de ces perversités banales, je ne m’emballerais guère sur des « on dit » !… Je réplique sèchement :

— Eh bien ! ça prouve que ces gens-là manquent de logique : si vous démentez votre réputation, leur malveillance n’a aucune raison d’être… Si vous la justifiez… ce ne sont pas des jeunes filles que vous risquez de compromettre. Dans les deux cas, ils font fausse route en me prenant comme point de mire de leur curiosité désobligeante…

Jean accueille ma réflexion d’un sourire, et riposte :

— Au moins, vous dites les choses carrément, et vous affectionnez les formules exactes : deux et deux font quatre…

Mais tout à coup, m’entraînant, il traverse la salle pour aller frapper sur l’épaule d’un monsieur absorbé dans la contemplation d’une Scène d’intérieur de Chardin. Le monsieur se retourne : je reconnais l’écrivain Sinclair.

Le couvant d’un regard amical, Jean me dit, d’une voix chaude et prenante que je ne lui connaissais pas :

— Je vous présente mon ami Sinclair, l’artiste fervent et délicat, tout de tristesse nostalgique et d’ardeur mélancolique… Mais à quoi bon vous parler du talent de Sinclair puisque vous avez lu ses œuvres : ce serait une répétition.

Le critique s’incline avec un sourire gêné ; il semble timide : on dirait qu’il cherche à cacher son embarras dans sa barbe blonde.

Moi, je n’aime pas tant que cela Sinclair — son mysticisme un peu nébuleux déroute mon esprit positif ; je ne goûte pas beaucoup les auteurs qui planent : je leur préfère le réalisme admirable d’un Maupassant, la brutalité puissante d’un Zola ; et même, ce que j’estime, en Claudières, c’est le côté de son talent qui, peut-être, lui agrée le moins — mais, à cet instant, je suis délicieusement émue, conquise, en découvrant l’enthousiasme jeune et vibrant de Jean Claudières pour ce qu’il trouve beau (ah ! autrement émue que lorsqu’il me tient des propos équivoques ou douteux), et c’est avec un intérêt suprême que j’assiste à ce phénomène : un homme de lettres capable de reconnaître la valeur d’un de ces confrères, sincèrement, sans perfidie, sans envie et sans cabotinage, pour le simple plaisir de proclamer son amour des belles choses !

Enfin ! J’ai donc surpris un sentiment noble en l’âme obscure de mon amoureux. Lorsque Sinclair s’est éloigné, je me rapproche de Jean, touchée par sa compréhension intelligente, sa probité d’artiste, et je caresse du regard ses yeux pensifs, sa bouche spirituelle, et sa moustache de tabac blond, en murmurant : « Vous me plaisez, vous… »

Et tout surpris, à cent lieues de ma pensée, ce vilain homme me répond :

— Ah ! bah, vos yeux sont bien tendres : quel est ce prodige ?… La douceur du regard, c’est le parfum des yeux. Jusqu’ici, vous ne m’aviez guère laissé respirer le vôtre, ma petite amie. Qu’avez-vous ?… Hein ?… On prête à certaines femmes une âme déconcertante et complexe pour leur faire plaisir, sans plus. Mais vous, réellement, vous êtes tout à fait déroutante, ô Nicole bizarre ! Que veut dire ce revirement dont je suis charmée ? Est-ce ce Fragonard libertin qui vous inspire des idées plus engageantes ?

Il me désigne le meilleur tableau de la collection Milligan : la Puce, de Fragonard : une femme nue, à demi-étendue sur un lit fourragé, cherche languissamment une puce hypothétique et sa main galante s’égare, non sans effronterie sur son corps potelé… Tandis qu’il m’analyse avec un talent exquis les mérites de l’œuvre — Jean parle comme il écrit, son verbe chatoyant rappelle son style : c’est une jouissance rare d’écouter ce causeur étincelant — me faisant admirer le dessin parfait, la tonalité délicate du coloris, et l’indécence charmante du sujet, je pense qu’il me juge sans justice — et sans justesse — ce méchant Claudières, qui me croit pareille aux autres femmes, plus vicieuse qu’amoureuse, et ne s’est pas aperçu que je fus subjuguée, tout à l’heure, par le Claudières inconnu — sensible et loyal — qu’il m’a révélé.

Éternel malentendu de ceux qui devraient commencer par s’entendre.

Jean, me déshabillant du regard, déclare tout à coup, reportant ses yeux sur la toile :

— Vous ressemblez à cette femme, Nicole. Je retrouve en vous sa chair transparente, teintée de rose, sa nuque blonde, et ses yeux languides où passe un songe bleu. C’est curieux de penser qu’à deux siècles d’intervalle, presque, la nature se complaît à créer ces réminiscences ; le modèle qui posa ceci avait certainement votre petit nez moqueur, votre bouche trop rouge et charnue comme une cerise mûre… — Il ajoute plus bas : Et ce corps d’adolescente, aux rondeurs graciles, aux jambes musclées, aux seins en pulpe de fruit… Vous devez être très jolie, Nicole.

Et comme je perds contenance, rougissant bêtement, pleine de confusion, il sourit et conclut sur un autre ton :

— Savez-vous que vous évoquez la préciosité adorable et la délicatesse voluptueuse de Fragonard ?

Du coup, rattrapant mon aplomb au vol, je réplique avec désinvolture :

— Oui, je le sais, je me le suis dit un soir, devant ma psyché.

Max Hubertin nous croise à ce moment, s’aperçoit de notre présence. Il accourt, toujours empressé, toujours aimable. Avisant la Puce, il interpelle Claudières d’un air offusqué : « Oh ! oh ! Vous en montrez de belles à mademoiselle… » Et demande : « Fripette n’est pas avec vous ? »

— Non, répond Jean, justement, nous nous disposons à l’aller retrouver.

Et plantant là Hubertin, Claudières me pousse vers la sortie. Tiens, comme il a les pommes rouges, lui, si pâle d’habitude… Et cette fébrilité des gestes ? Hé ! hé ! Je crois que la peinture licencieuse produit plus d’effet sur lui que sur moi.

Devant la Promenade, Jean consulte sa montre :

— Il est bien tôt pour rentrer… Je ne vous propose pas de prendre le thé dans un casino : nous y reverrions le public absurde que nous venons de quitter et plus de rastaquouères encore… Et vous offrir de visiter mon antre, ce serait un peu naïf !

— Certes.

— Faisons le tour du Mont-Boron et redescendons par Riquier. Vous ne connaissez pas Mont-Fleuri : je veux vous montrer Mont-Fleuri.

Il s’approche d’une station de voitures, puis, se ravisant :

— Non, dit-il, il vaut mieux prendre un fiacre dans la rue de France… Ici, quelqu’un pourrait nous voir.

— Je ne vous comprends plus…

— Croyez-vous donc m’avoir compris déjà ?

— Pourquoi, tout à l’heure, braviez-vous les regards curieux d’un air de défi, puisque vous redoutez maintenant les yeux des passants ?

— Tout à l’heure, nous visitions la villa Lucy avec l’assentiment de votre père : on pouvait vous y rencontrer, le lui répéter, sans désagrément. À présent, le programme se trouve modifié : nous quittons l’exposition pour nous promener en tête-à-tête.

— Qu’importe : comme ça lui serait égal à papa, s’il l’apprenait…

— Je n’en sais rien…

— Mais je le sais, moi !

C’est bien ce que je soupçonnais : il craint papa. Parce que, enfin, il est libre d’agir à sa guise en ce qui le concerne : il n’est pas marié, Claudières, et n’a pas à ménager de susceptibilité conjugale. Mon Dieu ! Quel luxe de précautions !… Les prend-il par souci de ma réputation ou par prudence personnelle ? Hélas ! je ne suis point assez sotte pour m’abuser sur le mobile qui le guide : les célibataires d’âge mûr savent se garder, dans leurs aventures tardives, des inconséquences qui pourraient les conduire au dénouement dramatique ou au mariage forcé, lorsqu’ils lutinent une jeune fille. Dire que je pense cela, et que je le suis quand même, docile, domptée. Ah ! Je ne suis guère fière, mais ce n’est pas ma faute : est-on capable d’éprouver de l’amour-propre quand on ressent de l’amour tout court !

Dans la Victoria dont il a fait baisser la capote, Claudières m’entoure la taille d’un geste de possession tout en surveillant le cours Saleya, pourtant bien désert… Et je me soumets à cette défiance qui m’irrite, je me résigne à n’être heureuse qu’à moitié. Jean a commandé au cocher de prendre la rue des Ponchettes, moins fréquentée que le quai du Midi, et maintenant, contournant le Rauba-Capeü, la voiture, longeant l’énorme rocher à pic, débouche sur le port.

Ici, au moins, plus de connaissances, plus de gens chics, et les yeux rassurés de Claudières reflètent l’admirable clarté du ciel lointain, perdu dans le bleu de la mer, — délivrés de l’inquiétude guetteuse qui me faisait souffrir.

« Arrêtez ! » crie Jean, au cocher. Nous sommes dans la clairière d’un bois de pins et d’oliviers. La Victoria, quittant la route forestière qu’elle avait suivie passé l’octroi, nous a menés là, par des petits sentiers délicieux, dont les arbustes approchés, bordant étroitement le chemin de chaque côté, fouettaient la voiture à coups de branches sèches.

Il fait sombre ; il fait bon. Des éclaircies laissent filtrer une lumière rose entre les massifs de ronces, les fourrés épais de cactus et de genévriers. Le cocher, discret, s’est est allé à l’écart s’occuper de ses chevaux…

Un vertige trouble fait tournoyer mes idées en spirales imprécises, engourdit mon corps d’un bien-être vague…

— Le décor antique de ce bois d’oliviers sous un ciel d’églogue nous chante le ressouvenir flottant des amours païennes !

Jean a parlé en m’épiant d’un œil luisant, guettant ce que j’éprouve ; la voix sourde et les mains frôleuses, il m’enveloppe à la fois de ses gestes et de ses phrases. Soudain, il se tait, habilement : le silence complice achève son œuvre.

Je regarde Jean : ses yeux gris et verts où se dilate une pupille un peu ovale, ses manières félines, m’évoquent ces angoras nonchalants et perfides dont la caresse fourbe s’apprête à griffer. Sournoises et furtives, ses mains se glissent, se coulent, se retirent, dans un jeu d’attouchements brefs qui me crispent d’énervement. Ces caresses interrompues me font la bouche sèche et les joues fiévreuses ; des frémissements douloureux m’agitent malgré moi ; une angoisse m’imprègne d’un sentiment d’attente anxieuse. J’attends ?… J’attends… le coup de griffe. L’instinct de la nature me possède toute, chassant victorieusement les scrupules des conventions apprises ; et, soumise, je me laisse aller contre sa poitrine, tendant mes lèvres à l’appel des siennes…

Mais quoi ! Il se recule. S’écartant brusquement, il s’éloigne de moi, s’arrête à deux pas ; et, le visage penché à niveau du mien, de toute sa figure volontaire, les yeux rivés à mes yeux, les narines vibrantes, la bouche impérieuse, il m’interroge avec une curiosité muette et passionnée ; au fond de son regard trouble, une lueur de plaisir me révèle qu’il jouit ardemment intensément — ce sensuel raffiné, un peu morbide — de ma déception ahurie, suspendue bord du désir, et de ma honte désorientée… Ah ! voilà bien le danger d’aimer un homme trop âgé dont l’âme blasée, la chair fatiguée, tentent toujours d’éprouver « autre chose », de réveiller leur rivalité au piment d’une sensation rare… Est-ce qu’un jeune homme aurait de ces idées-là !

Impatientée, je cours au bout de la clairière : ici, le sol descend en pente traîtresse, semé d’un tapis glissant d’aiguilles de pins. Je dis à Jean : « Quand j’étais petite, je m’y prenais comme ceci pour ne pas trébucher. »

Je ne sais quelle astuce m’inspire à ce moment : je me connais un corps souple et flexible que le mouvement met en valeur ; et, sous le couvert d’une espièglerie puérile, je m’assieds par terre, je saisis ma jupe à deux mains, et me laisse dévaler jusqu’en bas, dans une dégringolade accélérée peu à peu. Je me sens griffée au passage par des épines et des herbes qui fleurent bon. J’arrive au but toute rose de ma chute, et je me retourne, rieuse et animée.

Jean me rejoint, ralentissant le pas, se raccrochant adroitement aux branches résineuses. Il se tient debout, devant moi, et dit tout à coup : « Vous ne portez donc pas de corset ? »

— Pour justifier le dicton : dix-huit ans et pas de corset.

Il me détaille avec persistance : ça m’est égal, je me sens jolie à cette minute. Il s’agenouille, et me reproche, grondeur :

— Quelle bêtise de se rouler par terre quand on a une robe de velours. Vous voilà couverte d’aiguilles de pins : c’est stupide… Il est difficile de retirer ces petites pointes d’une étoffe peluchée ! Et vous serez propre pour rentrer en ville.

Ses doigts pincent ma jupe, détachant les épines une à une, s’appuient à la taille, s’attardent au corsage… Le cœur chaviré, frissonnante, je m’exacerbe toute vibrante, sous la caresse énervante de ses gestes trop lents qui m’effleurent à peine, et si savamment… Mais, l’imprévu surprise d’un contact plus précis me dresse, révoltée. Alors Jean m’étreint brutalement de deux bras fougueux, m’étouffe, me brise, et me meurtrit délicieusement, enserrant mes côtes, mes seins écrasés contre son torse robuste. Et je sens ses lèvres goûter ma bouche dans un baiser prolongé qui s’agrafe à moi, m’emplit d’une douceur chaude, aspirant mon être tout entier, — et que je cherche à rendre de mon mieux…

Jean s’étonne en recevant cette réponse de mes lèvres maladroites : « On dirait que vous n’avez jamais embrassé, ma chérie… » Ah ! ça, que se figurait-il ?… Mais, s’interrompant, il éclate de rire, et le doigt tendu, montre quelque chose, derrière moi. Je me retourne : miséricorde !… le cocher. Oui, le cocher qui, voyant l’heure s’avancer et ne retrouvant plus ses clients, est parti à notre recherche… La face hilare, l’œil pétillant, ce Niçois, enfant du soleil, me contemple paternellement. Habitué à ces sortes d’excursions dans son pays fait pour l’amour, il arbore un sourire égrillard et songe sans doute à sa câlinière.

Jean me rassure : « Ne rougissez donc pas. Ce sont de si braves gens, ces Niçois du peuple : ils trouvent ça tout simple, et ils ont raison. »

Et, pour confirmer ses paroles, voici qu’en guise d’excuse, le cocher nous dit d’un air bon enfant :

— Excusez, m’sieur, madame, je pensais que vous aviez fini !…