La Renaissance du Livre (p. 73-76).



XVIII


Quand nous sommes rentrés villa des Ternes, Éva, bouleversée, se tenait sur le seuil de la porte. Elle croyait que j’étais partie de nouveau sans prévenir, et se désespérait, ne sachant que faire. Après m’avoir accablée de questions incohérentes ou inutiles (comme toutes les femmes en semblable circonstance), elle a écouté mes explications dans un silence plein de stupeur. Son premier mot fut :

— Sapristi !… Et moi qui viens de rappeler ton père à Paris !

Puis, l’ancienne Éva reparut, presque, admirative, en dépit de son inquiétude, Dame ! elle est très spirituelle, ma marraine ; elle sentait bien que l’ex-favorite du roi Miarko, la belle irrégulière du dernier siècle ne pouvait blâmer sa filleule sans un peu de ridicule. D’ailleurs, au-dessus d’un certain chiffre de millions, l’inconduite échappe aux regards de la Morale : cette modeste vertu ne lève plus les yeux ; elle réserve sa réprobation pour les pauvres filles.

Derrière la vitre, je guette l’arrivée de papa en surveillant la petite allée où tombe la blanche floraison des giboulées de neige et de grêle. De frêles arbustes tremblent, frémissent, grelottent sous l’averse, comme de pauvres êtres transis ; le ciel gris et vaporeux étend sur les choses le voile de mélancolie d’une fresque de Puvis de Chavannes. Il fait triste. Il fait doux. Mon cœur bat plus vite chaque fois que j’entends un bruit de pas sur le gravier. Au tournant de l’avenue, paraît le macfarlane tabac de mon père ; il avance rapidement, la tête baissée ; son grand feutre marron cache en partie sa figure dont je n’aperçois que la moustache blonde.

Je cours à la porte. Il ne dit rien, en entrant ; mais ses grands bras m’enserrent d’une étreinte violente qui m’étouffe ; et ses lèvres tremblantes s’appuient longtemps sur mon front. Il me tient comme s’il avait peur de me voir échapper.

À la fin, il dit à voix basse :

— Malheureuse petite ! Si tu savais quel mal tu m’as fait !…

Son visage mobile reflète l’anxiété, la crainte, la douleur, et aussi une espèce de curiosité émue. Pauvre homme ! Jusqu’ici son âme légère ignorait la souffrance : c’est moi qui devais lui apprendre à pleurer.

Il questionne à plusieurs reprises :

— Pourquoi es-tu partie ?… Mais, pourquoi ?

Que lui répondre ? C’est à mon père, surtout, que je dois mentir : nous vivions côte à côte : cependant, j’ai pu gâcher ma vie, aimer passionnément un homme, souffrir de son abandon, me jeter dans les bras d’un autre, et nul soupçon n’a effleuré son front de distrait, n’a inquiété son esprit de joueur impénitent. Ah ! l’indifférence stupéfiante (cette anesthésie de tous les sentiments au profit d’une sensation hyperesthésiée), l’inconscience effarante des maniaques du tapis vert… S’il me fallait dire la vérité ainsi, sans préparation, il n’aurait pas le temps de comprendre… Arrangeons… inventons… Je me décide :

— Pourquoi je suis partie ?… Je vais te l’expliquer, papa. Aie la patience de m’écouter sans m’interrompre… La cause d’un événement soudain, inattendu en apparence, remonte souvent à plusieurs années… C’est là mon cas… J’ai pris aujourd’hui une résolution que m’inspirèrent tes paroles d’hier, d’avant-hier, de toujours. Souviens-toi, papa… Depuis l’âge où j’ai su comprendre, tu ne m’as tenu que des propos qui exprimaient ton aimable amoralité, ton scepticisme souriant, ton cynisme léger… La morale que tu m’enseignas ? La voici : jouir du moment présent sans nuire à son prochain ; s’amuser — simplement — dans la vie en évitant les embêtements…

— Nicole !

— N’est-ce pas cela ? Je souhaitais un but à atteindre, un effort à faire… Tu m’as dit : « Tout ce qui se réalise est une déception. » Tu m’as dégoûtée d’aimer : « L’amour est comme la jeunesse des vieilles actrices, il semble vrai sur les planches et factice à la ville. » Et, lorsque blasée avant l’âge, rassasiée de curiosité, j’aurais eu besoin de me réfugier dans le secours de principes austères, tu as conclu, frivole et charmant : « La morale est un épouvantail à moineaux dont les malins se servent ainsi que d’un abri pour agir impunément sous le manteau troué de sa vertu : à sa vue, tout le monde salue et personne n’y croit… »

— Oh ! Nicole…

— Oh ! papa… Il ne fallait pas jouer avec le feu d’artifice de tes paradoxes d’homme d’esprit… Les fusées en étaient brillantes, mais elles m’ont brûlée… Vois-tu, j’ai beaucoup de mémoire, moi… Je me rappelle tout ce que l’on me dit. Bref, tes préceptes m’ont enseigné le désir de jouir et le mépris du devoir. Le Devoir, ce drapeau, selon toi, des préjugés hypocrites…

— Mais tu as mal interprété mes boutades, petite malheureuse !

— À qui la faute ? Tu sais bien, papa, que si l’on crie trop fort dans un pavillon de phonographe, on risque de fausser l’instrument ; ton ironie était trop forte pour mon cerveau : elle m’a faussé les idées.

— Est-ce ainsi que tu entends m’expliquer ton départ ? Sortons enfin des phrases vagues…

— Avant de raconter l’histoire, j’ai voulu poser mon héroïne. Voici le récit, maintenant : il était une fois une jeune fille de dix-huit ans — pas banale, pas naïve. Avertie, sans expérience. Immorale, sans perversité : je t’ai énuméré plus haut les raisons de son caractère. Cette jeune fille vivait sans trop d’inquiétude en savourant mille petites jouissances délicates et raffinées, bercée dans une existence fleurie, douillette et précieuse… Peu à peu, elle se mit à réfléchir, s’aperçut qu’elle avait pris goût au plaisir journalier qu’apportait chaque matin ; qu’elle aimait prodigieusement toutes les choses coûteuses et jolies… Mon Dieu ! son idéal était plus délectable qu’éthéré, mais mon héroïne ne prétend nullement à la noblesse des belles âmes : c’est une simple créature avide de vivre, et qui ne veut plus prendre de la tisane, une fois qu’elle a bu du champagne dry… Il y a des destins à douze sous le litre, et d’autres à un louis la bouteille : le sien est un cru de bonne marque, elle se refuse à le baptiser.

Or, juste à l’instant où elle découvrait son appétit de bonheur cher, ce bonheur menaçait de craquer. Un avenir incertain ; des tracas, des ennuis financiers, coupés de satisfactions brèves, et toujours ainsi : la perspective d’une vie de balance dont les plateaux ne seraient jamais égaux… Elle fut lâche, mon héroïne : elle n’avait pas de morale, pas de principes et surtout pas d’illusions, pour se défendre contre ses instincts… Un beau jour, apparut le Prince Charmant… Il ne porte plus l’épée au côté, par ce temps présent, mais il a de Méphisto l’escarcelle pleine…

« Comprends-tu, maintenant, papa, pourquoi je suis partie ? »

J’ai prononcé ma dernière phrase à voix basse, en détournant les yeux — ce qui est une façon de les baisser.

Mon père s’enfonce dans un fauteuil ; ses prunelles bleues s’embrument d’une buée humide, et son visage jeune semble se parcheminer de petites rides fines ; ses lèvres se plissent douloureusement… Mon Dieu ! que ça me fait mal de le voir souffrir ! Un remords aigu me pince le cœur, et je reste là, immobile, sans pouvoir remuer, si émue que les sentiments qui me paralysent m’en font paraître insensible.

À la fin, mon père relève la tête et murmure d’une voix lente, comme s’il parlait pour lui-même :

— Oh !… les enfants… Ils viennent à peine de naître que nous reposons notre espoir sur eux, et que nous voyons tout un avenir, en contemplant leur petit crâne chauve… Ils grandissent, et les premiers pas, les jeux bruyants, les élans fous nous font trembler pour leur vie frêle… Leurs projets naïfs nous semblent l’indice d’une gloire future ; leurs moindre paroles sont autant de mots rares et précieux que les enfants des autres ne sauraient pas dire… Ils ont les plus beaux yeux, les lèvres les plus fraîches, la meilleure santé. Ça nous étonne, ingénument, d’avoir pu concevoir ces êtres parfaits, charmants, exceptionnels… Nous ressentons une joie immense, rien qu’en les nommant à un étranger…

Et lorsqu’ils atteignent l’âge où leur âme s’affirme, où leur front se trouve à hauteur du nôtre, voici qu’imbus d’une personnalité neuve, les enfants se dressent devant nous, tels des inconnus, et leur premier geste est un geste de reproche. L’un blâme : « Pourquoi, père faible, m’as-tu abandonné à moi-même, m’as-tu livré à tous mes instincts, sans diriger mon existence capricieuse, sans guider mes forces incertaines ?… » L’autre dit : « Pourquoi as-tu opprimé ma jeunesse dans la prison d’une éducation rigide, étouffé mes rêves sous une règle sévère ?… » Mon Dieu ! l’existence est-elle si pénible que nos enfants — se plaignant inconsciemment d’elle — nous reprochent leur vie, parce que nous la leur avons donnée ?

Mon pauvre père ! Un élan me jette contre lui, humble et sanglotante. Je bégaye :

— Papa !… Papa !…

Il met sa main sur ma tête, me regarde longuement, puis interroge avec une résignation douloureuse :

— Comment s’appelle-t-il ? Est-ce que je le connais ?

Je réponds, exposant d’abord la défense de Paul, avant de prononcer son nom :

— Écoute… Il n’est pas fautif… Il ne m’a pas surprise : j’ai été librement à lui… C’est moi qui ai voulu. Maintenant, le mal est fait : à quoi bon lutter ! Peux-tu empêcher ce qui est accompli ?… Alors, ne me cause pas de chagrin : ne te fâche pas contre lui… Ta colère ne servirait qu’à brouiller les choses… Tu ne saurais exiger qu’il m’épouse : il est déjà lié. Je le considère comme mon compagnon et… et… (que ce mot me semble difficile à dire) et… je l’aime. Accepte la situation, papa. Console-toi : dans cinquante ans, le mariage libre sera peut être respecté ainsi qu’une union légale, et la polygamie est admise, de nos jours, dans une grande partie de l’univers…

Papa m’interrompt, d’une parole admirable de profondeur. (Ce distrait est fort subtil quand il daigne vous écouter.) Il déclare :

— Pour que tu l’excuses à ce point, cet homme est donc mon ami ?

Ce mélange de finesse et d’inconscience forme le trait caractéristique de son esprit. Je réplique :

— Oui… C’est Paul… Paul Bernard.

Et mon père, aussitôt, de clairvoyant redevenant aveugle, profère cette phrase étonnante :

— Paul Bernard, mon meilleur ami !… quel misérable ! Ah ! j’aurais dû m’en douter : cet excellent Claudières m’avait bien prévenu… Il est très perspicace, Jean : il avait cherché, à mots couverts, par allusions, à me mettre en garde contre l’assiduité de Bernard auprès de toi, mais j’avais pensé que Claudières, esprit sceptique, voyait le mal partout. J’avais tort. Si j’avais témoigné plus de confiance à Jean Claudières, et un peu moins à Bernard, je m’en féliciterais sans doute aujourd’hui.

Et dire que je ne peux rien répondre !…

Papa décide, après avoir réfléchi :

— Je ne me reconnais pas le droit de te blâmer, Nicole. Que les pères qui n’ont jamais failli à leur rôle me jettent la première pierre. Tu m’as dit des choses cruelles, mais justes, ma pauvre petite fille. Je suis responsable autant que toi, de l’acte que tu as osé… Et ce n’est plus lorsqu’il est trop tard que je m’aviserais de t’accabler, au nom de cette morale que j’ai si souvent « blaguée » devant toi… J’ai reçu une dure leçon : par malheur, les leçons que nous donne la vie ne servent qu’à nous faire sentir plus âprement l’amertume de nos sottises, et non à les éviter… Désormais, ma dignité me chasse — en exil de toi, ma Nicole — c’est ma punition de t’avoir mal surveillée… Va vivre ta vie. Mais, avant de m’éloigner, je veux te donner un sage conseil — le premier : « Si jamais tu as une fille, élève-la comme une oie blanche ! »