La Renaissance du Livre (p. 67-73).



XVII

Voici quatre jours que je suis chez Eva Renaud. Celle-ci s’étonne visiblement du silence de papa. Bien que le priant, dans sa lettre, de ne pas revenir de suite, elle pensait qu’il partirait quand même ou lui répondrait du moins par retour du courrier… De temps en temps, Eva me regarde d’un air soupçonneux ; puis, elle semble se dire : « Mais non, c’est impossible… puisque je l’ai mise moi-même à la poste !… »

Cet après-midi, ma marraine griffonne fébrilement quelques mots au crayon sur une feuille volante… Elle m’épie, d’une œillade oblique, pour voir si j’y prête attention. Chère Eva ! Son manège me fait songer à ces femmes audacieuses qui écrivent à leur amant, sous le nez du mari. Elle prépare une dépêche pour papa, parbleu ! C’est facile à deviner… Et lorsqu’elle sort subrepticement, je suis certaine qu’elle court au bureau de poste.

Tant pis… ou plutôt, tant mieux : déjà reposée, moins affolée, l’esprit lucide, je commence à plaindre mon pauvre père qui me cherche sans indice, réduit aux conjectures, me croit peut-être victime d’un accident… Je me représente son chagrin, d’autant plus vif qu’il est de caractère faible… Et je me reproche cette cruauté inutile…

Pendant l’absence d’Eva, je rôde mélancoliquement à travers le logis, désœuvrée, désemparée, envahie de mollesse. En passant devant une glace, je m’aperçois : triste image… J’ai bien l’air d’une vaincue. Le bleu de mes yeux s’est brouillé de gris ; mes lèvres ne savent plus sourire ; mes joues, si roses auparavant, ont pris une teinte uniforme d’ivoire pâle ; deux plis creusent leur ovale allongé. Seuls, mes cheveux blonds sont restés brillants, égayés de lumière dorée.

Que Jean serait content s’il me voyait ! Mon aspect malheureux, ma figure douloureuse et vieillie lui feraient ressentir la jouissance âpre des mauvais triomphes.

Ah ! cette idée me cingle comme un coup de fouet. Je ne veux pas, je ne veux pas ! Tout — les peines, les humiliations, les déceptions, les hontes déjà subies — je préfère tout au supplice de me retrouver devant lui, brisée, meurtrie, et de voir son arrogance satisfaite, sa suffisance insultante, quand il constaterait son pouvoir sur moi, d’après le mal qu’il a pu me faire !

Il faut — le jour où le hasard nous remettra face à face — qu’il cherche en vain un souvenir de lui au fond de mon regard, une trace du passé sur mes lèvres closes. Il faut — désabusant son orgueil étonné — que je le frôle au passage sans paraître le reconnaître, Nicole étrangère à la Nicole d’antan ; et que je le toise avec négligence, de mes yeux clairs, inexpressifs comme deux perles de verre. Il faut enfin que je sois heureuse et rayonnante, au bras d’un autre homme — lorsque se produira notre rencontre.

Hélas ! Je rêve d’une revanche, d’un avenir éclatant… Et que sera demain, pour moi ? Une rentrée piteuse à la maison, où je serai ramenée la tête basse, ainsi qu’une enfant punie, essuyant les récriminations de papa furieux des angoisses éprouvées à mon sujet… Le moyen de faire autrement ? En pensée, je ne recule devant rien… Mais dans la vie réelle, la montagne doit venir à moi : je n’ose pas aller à la montagne.

Vilaine Nicole désolée qui me regarde dans la glace avec des yeux trop grands, tu ne sais donc agir que pour faire des bêtises ! Tu as eu la hardiesse de poursuivre une aventure périlleuse, le courage de filer toute seule, sans prévenir ton père ; et maintenant, les mains tombantes, te voilà impuissante et désorientée à la façon d’une fillette timide…

Un coup de marteau interrompt mon soliloque Qui peut frapper à la porte ? Ce n’est pas l’heure où se présentent les fournisseurs et Eva ne reçoit personne… Mon cœur bat. Je sens qu’il vient pour moi celui qui attend là… Il faut que j’aille ouvrir, la vieille bonne d’Eva est en courses… J’ai un pressentiment : mon père est arrivé, averti par son instinct, guidé vers moi… Je me précipite dans le corridor, hâtive et apeurée : quelles seront ses premières paroles ? Bah ! je tomberai dans ses bras et tout sera dit… Je retrouve mon impudence câline d’enfant gâtée.

— Hein ? C’est vous, vous !

Je suis bien tombée dans les bras de quelqu’un mais pas ceux de papa.

Portant la casquette brune du voyageur, le manteau de l’automobiliste et le costume de lainage anglais gris et noir, tout cela un peu fripé comme au saut du train, la mine inquiète, l’air fébrile, Paul Bernard est entré et a profité de mon élan pour me serrer contre lui. Il arrive toujours à propos, très « personnage d’Alfred Capus ».

Mes réflexions des jours passés et de l’heure présente me reviennent en un éclair : mes désirs inavoués d’un autre destin, mes appétits de revanche, mon envie d’échapper à la tristesse du foyer paternel, désormais… Je n’ose pas aller à la montagne, disais-je mais puisqu’elle fait les premiers pas… Regardant Paul, je ricane :

— Voilà la montagne… Voilà la montagne.

— Quelle montagne ? questionne Paul avec effarement.

Il suppose que les événement m’ont fait perdre la tête. Sans répondre, je le pousse dans l’appartement ; je vais chercher mon chapeau ; et, devant lui, très naturellement, je l’épingle sur ma tête en faisant bouffer les petits frisons des tempes.

Ah ! je me suis vite décidée !… Jean m’a dit un jour : « À quel avenir iriez-vous, livrée à vos seuls moyens ? »

Il va voir. Je déclare à Paul, qui me contemple toujours en silence :

— Je vous attendais. Emmenez-moi, tout de suite.

Paul met la main sur mon épaule ; il murmure d’une voix troublée :

— Nicole… Nicole : vous ai-je bien comprise ?

— C’est clair, il me semble.

— Moi qui venais… dans l’intention de vous rappeler… avec ménagement, une conversation que nous eûmes un soir à Nice, sur le quai de la gare… Vous souvenez-vous ? Je vous demandais, le jour où vous auriez appris les larmes, les regrets, les doutes de songer à votre ami Bernard…

— Et vous voici, tel un héros de roman, arrivant à l’instant propice ?

— Oh ! Nicole, ne vous moquez plus. Vos railleries me déconcertent.

— Bon. D’abord, comment avez-vous su que j’étais ici ? Qu’avez-vous imaginé pour me retrouver ?

— Ce fut simple. Deux jours après votre départ, j’ai fait bavarder Hubertin qui m’a conté votre disparition et la stupeur qui figeait votre père chez lui : accablé, prostré, incapable d’un effort… D’ailleurs, Fripette vous voyait déjà assassinée, sans songer un instant que vous eussiez pu quitter Nice…, tandis qu’Hubertin présumait le coup de tête…

— Mon pauvre papa ! J’ai été folle… Et ensuite ?

— J’ai télégraphié immédiatement à un de mes amis qui habite Palerme.

— Palerme ? Pourquoi avoir télégraphié à Palerme ?

— Pour savoir si M. Jean Claudières, qui parcourt la Sicile, avait été vu dans cette ville, accompagné d’une jeune femme blonde.

— Oh ! Paul, vous me jugiez capable d’une telle lâcheté : poursuivre un homme qui m’avait laissée !

— Est-ce qu’on sait avec vous !… Lorsque je fus rassuré sous ce rapport, je pensai que vous ne pouviez être ailleurs qu’à Paris. Je partis aussitôt — je voulais précéder votre père. Arrivé à Paris, je vais rue La Boëtie (avec quelle hâte !). Je trouve le valet de chambre de Fripette installé au salon et sablant l’extra-dry de votre père en compagnie de la petite bonne du cinquième et du cocher de l’entresol… Cela me renseigne sur votre absence. Alors, je songe à cette vieille comédienne, votre marraine, la seule amie dont vous m’ayez parlé ; je revois sa demeure — tant observée par moi durant que je cherchais la petite inconnue blonde ramenée dans mon automobile… Je comprends qu’elle est votre refuge unique… J’y cours. Et voilà. C’est vous-même qui m’ouvrez.

Paul me prend les deux mains et me regarde dans les yeux, avec un sourire heureux. Il murmure, après un silence :

— Alors, vous voulez bien ?

Je m’étonne : ainsi mon amour déraisonnable et ma piètre conduite ne l’ont pas éloigné de moi ; il me désire malgré cela. Les hommes nous pardonnent toutes les fautes, hors celle d’enlaidir. Je réponds :

— Et vous, vous voulez toujours ?

Il éclate de rire. J’ajoute :

— Vous m’aimez quand même, sachant que j’ai donné le meilleur de moi à un autre ?

Le visage grave, il réplique d’une voix sérieuse.

— Vous savez bien, Nicole, ce que je vous ai dit : je suis marié, mal marié, mais lié toutefois, garrotté, par les exigences sociales. Je ne puis vous offrir qu’une partie de ma vie : j’aurais été aussi effrayé que ravi si vous m’aviez accordé toute la vôtre sans passé, sans précédent… Il faut avoir l’inconscience morbide, l’âme détraquée et cynique d’un Claudières pour n’éprouver aucun scrupule, aucune honte à devenir le premier amant…

Mes paroles l’ont trompé ; il me croit toujours la maîtresse de Jean… Pardi ! j’ai prononcé ces mots : « J’ai donné le meilleur de moi à un autre. »

Ce que les hommes estiment comme le meilleur de nous-mêmes, ça n’est pas le cœur, évidemment.

Paul me caresse la main, l’embrasse en mordillant le bout des doigts. Je décide :

— Allons-nous-en. Je veux être partie avant le retour d’Eva.

— Venez.

Nous quittons la maison. Dehors, attend l’auto de Paul. Je monte à côté de lui, comme la première fois.

Paul se dirige à droite ; nous arrivons près des fortifications ; il me dit tendrement :

— Voici le boulevard Gouvion-Saint-Cyr, Nicole.

— Eh bien ? il est affreux… Vous avez déclamé ça avec l’accent dont on s’écrierait « Voici les jardins d’Armide !… »

— Méchante ! C’est ici que je vous ai vue, que j’ai fait votre connaissance…

— Et c’est pour contempler ces lieux enchanteurs que vous vous êtes détourné de votre route ?… Faisons demi-tour, à présent.

Je riposte avec sécheresse à ses phrases amoureuses, à ses regards épris. Ah ! je suis sûre qu’il ne me fera jamais souffrir, celui-là ! Je me sens parfaitement calme, à ses côtés, agacée seulement par ses propos langoureux. Tant mieux, après tout, si je ne l’aime pas ! N’ai-je point résolu de devenir indifférente, désormais : je n’aimerai plus, je profiterai de l’amour des autres, ce sera ma revanche. Paul, désire mon corps, qu’il le prenne. Je respecterai le marché ; je lui serai fidèle comme un commerçant loyal en affaires… Je m’inquiétais de mon avenir dans le temps ; la manière dont papa mène son budget ne me rassurait guère ; je souhaitais une carrière en rapport avec mes moyens… Eh bien ! la voilà trouvée ; ce sera la carrière amoureuse… Je ne deviendrai pas la demi-mondaine — fausse mondaine dévoyée — je ne serai pas non plus la fille vulgaire, âpre et cupide… je serai la Courtisane ; la courtisane qui n’existe plus et que je ferai revivre : Aspasie ou Phryné, Impéria ou Ninon. J’élèverai mon rôle à la grandeur du type ; j’aurai pour but la beauté, sous toutes ses formes. Mon luxe ne servira qu’à réaliser les conceptions ruineuses des artistes de génie ; ma table attirera les hommes d’esprit ; mes salons accueilleront l’exhibition des créatures qui charment les yeux des jolies femmes habiles à se parer ; je ne recevrai pas les laides. Je veux…

Paul interrompt mon rêve. Il dit à voix basse, avec des intonations chaudes et profondes :

— Nicole, ma Nicole, j’ai envie de vous…

Les mêmes mots que l’autre ! Si les hommes s’expriment tous de la même manière à l’heure du désir, on doit, en les écoutant, ne penser qu’à un seul ; celui qui nous parla le premier… et c’est terrible pour moi. Je regarde Paul avec des yeux hallucinés, comme si je craignais, tout à coup, de voir les yeux glauques de Jean, enchâssés dans la paupière brunie, son visage d’une pâleur verdâtre, à la place des prunelles grises de Paul et de ses joues roses… Ils ont, tous deux, la moustache de la même couleur, d’un châtain roussi où courent des fils blonds : je le remarque seulement.

Paul reprend, de sa voix frémissante et voilée :

— J’ai envie de vous… tout de suite. Pardonnez-moi, Nicole ; je dis ça brutalement… mais, vous avoir là, près de moi… ça me semble trop beau. Je doute encore… Et j’ai un besoin fou de m’assurer de mon bonheur.

— Je n’ai pas à vous pardonner. Paul. Je me suis consentie librement. Prenez-moi quand vous voudrez, à l’instant si vous voulez…

Je paye d’avance, moi. Je poursuis :

— Par exemple, l’auto, me semble peu confortable pour ce genre de sport.

J’ai déjà pris le ton libertin de ce que je vais être…

Nous nous trouvons maintenant rue Saint-Lazare. Paul a fait du chemin tandis que je rêvais !… Nous sommes bloqués dans un embarras de voitures devant la gare. Je propose :

— Remontons au Parc Monceau… Ne m’aviez-vous pas dit que vous possédiez un pied-à-terre rue Murillo ?

— Je ne veux pas vous y conduire, Nicole. C’est ma maison extra-conjugale, l’entresol où j’ai reçu maintes visiteuses… Je vous considère autrement que les « autres ». Je tiens à ce que nul souvenir importun ne puisse salir ma joie…

Moi, ça m’est égal. Là ou ailleurs ! Oui, mais si Jean m’avait témoigné cette délicatesse, j’eusse été charmée…

Paul est épris : c’est ce qui lui inspire des idées auxquelles je ne songe point. Il continue, perplexe :

— Où vous mener ? C’est grotesque, ces situations-là ! À Paris, à moins d’avoir un logis à soi, on ne peut pas s’aimer dans des endroits propres…

— Je n’ose pourtant vous offrir d’aller rue La Boëtie ! Non, la tête du valet de chambre lorsqu’il nous verrait…

— Écoutez, Nicole. J’ai une pensée que d’autres trouveraient idiote. C’est tellement paradoxal de vous proposer cela par raffinement… Enfin ! voici : je préfère un asile équivoque — mais inconnu — à mon appartement de la rue Murillo, où demeurent trop de choses (je donnerai congé). Dans un lieu quasi-public, si vous trouviez des épingles à cheveux sur la cheminée, ça ne me gênerait pas. Chez moi, un incident du même genre… serait différent… Comprenez-vous ? Alors, dites-moi, franchement, si vous acceptez, si ça ne vous choque pas trop… d’aller… autre part, dites ?

— Comme il vous plaira.

Nous sommes aux abords de la Trinité. Dans ce quartier hospitalier, Paul n’a qu’à choisir. Nous stoppons bientôt devant une porte close, d’aspect sévère et confortable, comme l’immeuble. La porte s’ouvre silencieusement. Je passe dans un vestibule aux tapis épais où les pas s’enfoncent. Une lampe électrique tamisée d’étoffe rose éclaire faiblement l’entrée.

Je regarde autour de moi, avec curiosité, sans confusion : je me roidis pour m’aguerrir à toutes les situations honteuses. Je ne veux rien laisser paraître de ce que j’éprouve… Un parfum entêtant et divers flotte ici : que de chypre, d’iris, de muguet, de muscs différents ont dû y traîner ! Soudain, deux petites soubrettes à l’air effronté, au tablier blanc, au bonnet pimpant, sortent d’on ne sait où et se mettent au service de Paul :

— Monsieur et madame prennent l’ascenseur ?

— Oui.

Un couple furtif descend l’escalier : la femme détourne la tête au passage. Il faut que je voie tout, que j’emmagasine ces impressions avec un plaisir âcre et pervers. Je regarde Paul glisser de l’or à l’une des bonnes ; je remarque que cette fille a du rouge aux lèvres et les joues poudrées. Elle dit à sa compagne :

— Donne le 21 à monsieur.

J’ai envie de me tordre en constatant la figure navrée que Paul se croit obligé de faire. Moi, je m’enfonce âprement dans ma déchéance, que je veux complète. Arrivé au premier, Paul renvoie la bonne, qui ouvre la porte d’une chambre, allume l’électricité.

— Bon, bon, ça va bien. Maintenant, fichez-nous la paix !

Ô le regard vicieux de cette fille, en s’en allant ! Elle a l’air de penser : « Compris : il est pressé. »

Paul s’approche de moi, balbutie de vagues excuses :

— Il ne faut pas faire attention… Nous sommes enfin seuls…

Je réplique d’une voix mordante :

— Enfin seuls !… Le titre d’une gravure de nuit de noces : l’allusion est pleine de tact.

Nerveuse, je fais l’inventaire de la pièce : un grand lit, d’une largeur imposante ; des tentures rouges ; la Vénus de Milo sur la cheminée ; les meubles ne sont point laids : c’est banalement cossu — pas plus inconvenant que dans un « vrai hôtel » d’ailleurs. Seule, une petite chose d’usage intime, avec ses contours de boîte à violon, dépare l’aspect correct de la chambre…

Paul arrête mon examen en me saisissant le bras brusquement. Il s’écrie, la voix enrouée de colère :

— Tenez, vous êtes mauvaise ! Mauvaise ! Vous ne m’aimez pas. Vous me prenez pour vous venger de l’autre, qui vous a perdue. Vous vous moquez de moi depuis que je suis revenu. Si vous ressentiez seulement un peu d’affection pour un homme qui vous adore bêtement, vous oublieriez le décor, vous cesseriez de rire de mon embarras et vous n’auriez pas feint de vous donner, pour vous refuser ensuite par votre silence coupé de mots cinglants et votre mine glaciale !

Pas possible ? Il se fâche… Je me dégage de son étreinte ; je le fixe un moment, fière et provocante… Puis, sans une parole, je retire mon chapeau, ma robe, j’arrache mon jupon, dénoue les lacets de mon corset, détache les rubans de mes bas et lance mes souliers au fond de la chambre… Repoussant le couvre-lit, je me glisse entre les draps, en retenant du bout des dents ma chemise qui tombe… Paul m’a considérée d’un œil stupide : je viens de me déshabiller avec la prestesse d’un clown, à peine a-t-il eu le temps de m’entrevoir. Il s’élance vers moi :

— Nicole !

Je dis d’une voix rauque :

— Éteignez !

Et je ferme les yeux.

Alors je deviens le jouet affolé d’un phénomène étrange : l’obscurité, l’analogie d’une réminiscence… Je ne suis plus dans cette chambre inconnue de maison louche — mais là-bas, aux « Algues », dans la petite villa blanche de Claudières, le jour où il me porta sur son lit, défaillante et vaincue… Il me semble que je revis cette scène et que le laps de temps écoulé depuis ne fut qu’un cauchemar… La sensation — très réelle, cette fois — d’une bouche ardente qui force mes lèvres, qui écarte mes dents, aide à l’illusion. Je tends les bras, consentante aujourd’hui, délivrée de mes suprêmes pudeurs, à un Jean imaginaire… C’est Paul qui répond à mon élan, c’est à sa nuque moite que s’accrochent mes doigts crispés. Et pourtant, non. Mon esprit suggestionné persiste à se leurrer sur la personnalité de l’homme qui me tient dans ses bras. C’est comme un ensorcellement terrible et délicieux… Je hais ce Jean qui m’a fait du mal et cependant je suis sa chose heureuse et pantelante ; je me colle à ce corps frémissant avec un besoin d’injurier celui qui me procure ces délices torturantes… Je connais à cette seconde l’acte magnifique que doit être l’union des dieux ennemis, l’amère et foudroyante volupté d’une Sirynx qu’eût possédée Pan…


Un cri étouffé m’échappe. Je suis tout endolorie d’une brusque surprise ; puis, c’est la douceur d’un épuisement qui m’apaise. Paul se recule, tourne le commutateur : un jet d’électricité inonde la chambre d’une lumière trop vive et j’aperçois son visage, très rouge, penché sur moi, ses yeux luisants… Je sors de mon rêve. Pauvre Bernard ! s’il savait à quel point je l’ai trompé mentalement, au moment même où je me livrais à lui. Bah ! au contraire, il me regarde avec émotion :

— Nicole, ô Nicole ! Tu n’étais pas sa maîtresse, mon amour… Comment aurais-je pu croire qu’il n’avait pas menti ! Je vais presque l’aimer maintenant, le misérable, d’avoir laissé ma Nicole intacte… Mais, vois-tu, je suis comme un pauvre auquel on aurait offert un joyau précieux et qui se demanderait, ayant sa fierté, de quelle manière il s’y prendra pour rendre l’équivalent du trop beau cadeau. Ne m’écoute pas : je dis des inepties, le bonheur me fait divaguer.

Ainsi, en une minute, cet homme a oublié mon aventure passée, la juge sans importance, parce qu’il vient d’acquérir la preuve de mon intégrité physique. Est-ce donc suffisant ? Il ne voit pas que l’autre m’a marquée à son empreinte et que mon âme est hantée par Jean… Non, il m’a eue vierge ; il se croit mon premier maître. Et tous les hommes penseraient comme lui, à sa place, tous — sauf Jean, peut-être… Je cherche à « blaguer » pour secouer mes pensées :

— Paul, vous voici bien attrapé : vous avez commis l’action redoutable, lourde de responsabilité, vous avez été…

— Ah ! je m’en fiche à présent : je suis trop content !

Il me le prouve.

Ainsi, j’ai un amant. Je suis une femme à partir de ce soir. Mon amant est un bon garçon ; je ne l’aime pas, il m’adore : voilà des garanties de sécurité, sinon de bonheur. Tout est pour le moins mal dans le plus mauvais des monde…

En descendant, avant de remonter dans l’auto, j’entraîne Paul vers la glace d’une boutique. Il interroge :

— Que fais-tu là, Nicole ?

— Je me regarde dans la glace pour voir si « ça » m’a beaucoup changée !

Ma foi non : à part le cerne indécent qui borne mes yeux d’un réseau bleuâtre… je suis toujours Nicole.

Paul me ramène chez Éva. Nous avons décidé ainsi. Je vais rester auprès d’elle le temps que Paul me fasse préparer la chaumière qu’il doit m’offrir, avec son cœur. Je recevrai papa. Je m’expliquerai, je l’apaiserai peu à peu, forte du coup d’État que j’ai risqué aujourd’hui…

— Et après, Nicole ?

— Après ?… Nous vivrons heureux et nous n’aurons pas d’enfants, espérons-le pour eux, les pauvres gosses !

— Tu resteras toute seule, chez nous, quand je ne serai pas là ?

(Il s’inquiète déjà : propriétaire, va !)

— Non. Si tu… si vous… Oh ! zut, je vous tutoierai plus tard. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je demanderai à Éva Renaud de vivre avec moi : elle dirigera ma maison, m’accompagnera en voiture, au théâtre ; elle s’y connaît, elle a mené jadis un train des plus luxueux. Elle veillera sur mon existence…

Et j’ajoute féroce :

— Elle me servira de « mère ».