LA
CAMPAGNE DE 1815

LIGNY ET LES QUATRE-BRAS.

SECONDE PARTIE.[1]

I. — OUVERTURE DE LA CAMPAGNE. — PASSAGE DE LA SAMBRE.

Selon l’usage, une proclamation de Napoléon ouvre la campagne. Tout ce qui peut enflammer une armée est rassemblé en quelques lignes : le ressentiment contre les injures des Prussiens, le souvenir des pontons anglais. Et ce n’était pas seulement aux Français que de telles paroles étaient adressées, c’était aux Belges, aux Hollandais, aux Hanovriens, aux soldats de la confédération du Rhin, à tous ceux qui, par force, par lassitude ou par choix, avaient grossi les rangs de la coalition. Un seul mot avait été oublié, celui dont l’ennemi s’était armé contre nous, la liberté ; mais qui pouvait s’en plaindre ou s’en préoccuper, quand on arrivait à ces dernières paroles : « Pour tout Français qui a du cœur, le moment est venu de vaincre ou de périr ? »

Ainsi c’est à une lutte désespérée qu’il faut se préparer. Voilà par où la guerre se distingue des précédentes : il ne s’agit plus de gloire ou de puissance, mais du salut de tous.

Le 14 juin au soir, l’armée française, partagée en cinq corps, était réunie, à l’insu de l’ennemi, derrière la Sambre. Elle venait, à marches forcées, de Paris, de Mézières, de Metz, de Laon, et se trouvait rassemblée, la droite (4e corps, sous le général Gérard) en avant de Philippeville ; le centre, formé du 3e corps (Vandamme), du 6e (Lobau) et de la garde, sous le commandement immédiat de Napoléon, à Beaumont ; la gauche (1er  et 2e corps, sous d’Erlon et Reille) à Ham-sur-Eure et à Solre-sur-Sambre. Cette concentration de forces s’était opérée sans que, dans un si grand mouvement d’hommes et de choses, l’éveil eût été donné à ceux qu’on allait surprendre. À deux heures et demie du matin, cette armée, qui s’est tenue en silence dans ses bivacs, les feux éteints, doit s’ébranler en trois colonnes. L’ordre de mouvement est plein de précautions inaccoutumées dans les dernières guerres. Tout est prévu pour empêcher la confusion dans la marche de ces colonnes, qui traînent après elles un nombreux matériel[2].

Napoléon avait dessein de passer la Sambre à midi ; il était plus de trois heures quand le passage fut opéré par Reille à Marchiennes-sur-Pont, par Gérard à Châtelet. Les ordres avaient été néanmoins exécutés ponctuellement à l’exception de celui qui prescrivait au général Vandamme de commencer son mouvement à deux heures et demie du matin. L’officier porteur de cet ordre s’était cassé la jambe en tombant de cheval ; il n’avait pas été remplacé. Vandamme n’avait été instruit que fortuitement et tardivement de ce qu’il avait à faire. Quoique le mouvement général de l’armée eût pu l’instruire, il n’était sorti de ses bivacs qu’à sept heures et demie, opposant aux impatiens la résolution inébranlable d’attendre un ordre positif.

Du reste, le retard du 3e corps sera sans résultats fâcheux, puisque la garde l’a remplacé en prenant la tête de l’armée. Précédé de la cavalerie légère du général Pajol, le centre s’est avancé, sans trouver presque aucune résistance, jusqu’aux faubourgs de Charleroi. Là on a rencontré une digue de trois cents pas, aboutissant au pont, dont la tête avait été palissadée. La cavalerie française ne s’est arrêtée qu’un moment devant les tirailleurs ennemis embusqués derrière les chevaux de frise. Ce faible obstacle est bientôt rompu par les sapeurs de la garde ; à midi, les Français entraient dans Charleroi, chassant devant eux le régiment prussien qui l’occupait et qui se retirait en arrière de Gilly.

La colonne de gauche n’avait pas été moins heureuse, elle s’était avancée, le 2e corps en tête, sous le général Reille, par Thuin sur Marchiennes. D’abord les avant-postes du général Ziethen s’étaient repliés, mais la résistance avait commencé à Thuin, que des bataillons de Westphaliens avaient tenté de défendre. Une partie de cette infanterie avait été coupée de la Sambre et s’était rendue ; le reste, vivement poursuivi par les nôtres, s’était dérobé par Damprémy et marchait vers Fleurus, point de ralliement donné à tout le corps de Ziethen.

Un événement funeste, dans lequel plusieurs virent un mauvais présage, avait arrêté un moment la colonne de droite : le général commandant une des divisions du 4e corps, M. de Bourmont, avec son chef d’état-major et trois de ses aides-de-camp, s’était approché des avant-postes comme pour les observer ; mais là il avait congédié son escorte. On l’avait vu dans les premières heures du jour abandonner ses troupes et entrer dans les rangs ennemis. Il avait été conduit auprès du maréchal Blücher, et comme quelqu’un faisait remarquer que le général français avait déjà changé de cocarde, on rapporte[3] du maréchal prussien de rudes paroles pour condamner en soldat l’action dont il allait profiter en chef d’armée. Après un demi-siècle dans lequel nous avons honoré et couronné tout ce qui a réussi, cette défection est peut-être la seule qui n’ait pas trouvé parmi nous d’apologistes. Le bruit s’en répandit aussitôt dans le 4e corps ; la défiance s’augmenta chez les plus soupçonneux. Indignée et ne sachant sur qui faire retomber ses soupçons, cette colonne s’avança sans rencontrer l’ennemi ; mais comme elle avait le plus long chemin à faire, elle fut la dernière à atteindre la Sambre, qu’elle passa le soir sans obstacle à Châtelet.

Napoléon, arrivé à Charleroi, se trouvait au sommet de l’angle dont l’un des côtés formait la ligne anglaise et l’autre la ligne prussienne. Par la route de Charleroi à Bruxelles, il pouvait faire irruption au milieu des cantonnemens du duc de Wellington ; par celle de Charleroi à Fleurus, dans les cantonnemens du maréchal Blücher. Profitant du premier moment de surprise, il achèvera sans doute de partager l’ennemi ; le résultat sera de rejeter les Anglais sur l’Escaut, les Prussiens sur le Rhin. Ceux-ci s’échappant par les deux routes, l’une des divisions du général Ziethen s’était aventurée sur le chemin de Gosselies ; elle se trouvait coupée ainsi du reste de l’armée. Napoléon la fait suivre par la brigade de Clary, qu’appuiera bientôt la cavalerie légère de la garde, soutenue elle-même d’un régiment de la division Duhesme. Le reste des troupes engagées de Ziethen, c’est-à-dire la 2e division, après avoir abandonné Charleroi, s’était replié du côté de Fleurus, point de concentration assigné à l’armée prussienne ; mais bientôt cette division s’était arrêtée, voyant qu’elle n’était pas suivie. À deux heures, elle avait pris position au village de Gilly, la droite à l’abbaye de Soleilmont, la gauche vers Châtelineau. Par cette contenance assurée, elle donnait à l’armée prussienne le temps de se reconnaître et de se rassembler. D’ailleurs la 1re  division, égarée dans la fausse direction de Gosselies, risquait d’être perdue, si le corps principal ne lui permettait, en s’arrêtant, de se rabattre par des chemins de traverse sur Gilly ou Fleurus.

Dans cet intervalle, le maréchal Grouchy, avec un corps de dragons, avait pris les devans vers Gilly. Il croyait les troupes de Ziethen en pleine retraite ; il les voit, établies dans un bon poste, prêtes à accepter le combat. Cette hardiesse lui impose ; d’ailleurs il ne commandait alors que la cavalerie. Pouvait-il, sans un seul fantassin, forcer un village défendu par de nombreux abatis ? Il revient de sa personne auprès de Napoléon, il raconte ce qu’il a vu : des masses d’infanterie sont embusquées en avant des bois de Lambusart et de Fleurus. Probablement par-delà tout le corps de bataille est caché, en seconde ligne, dans les vastes plis de terrain qui de ce côté dérobent l’horizon. C’est à l’empereur d’en décider d’un coup d’œil.

Napoléon part avec Grouchy ; il va un peu tardivement, accompagné de quatre escadrons de service, reconnaître les lieux par lui-même. Ce n’est pas l’armée prussienne tout entière, comme on l’avait cru d’abord, mais seulement 18 ou 20,000 hommes qui sont devant lui. Il ordonne d’attaquer avec l’infanterie de Vandamme dès qu’elle se présentera. Ce corps, longtemps attendu, vient en effet de déboucher ; mais il est déjà près de six heures du soir. Les colonnes de Vandamme s’avancent en échelons par la droite, de manière à envelopper le village de Gilly. L’attaque est soutenue par deux brigades de dragons d’Exelmans prêts à déborder l’aile gauche des Prussiens et à les charger en flanc.

Le général Ziethen avait réussi à gagner du temps ; c’était la seule chose qu’il pût désirer. Il retire ses troupes par Lambusart, sur Fleurus. Un bataillon est rompu et pris presque en entier ; mais la division continue de se retirer sans être entamée davantage. Elle atteint la lisière du bois en avant de Lambusart, où elle déploie ses tirailleurs. Impatient de la lenteur de cette retraite, sentant déjà que le temps presse, Napoléon envoie à la charge, comme dans un cas extrême, ses escadrons de service. C’est dans cette charge que son aide-de-camp, le général Letort, reçut la blessure dont il mourut le surlendemain. Aucun officier français n’avait vu avec plus d’indignation que lui les étrangers maîtres de la France en 1814. Je tiens de ceux qui l’ont connu de près qu’il avait failli plus d’une fois éclater devant les bataillons russes et prussiens qui défilaient dans Paris. Il représentait tout ce qu’il y avait de généreuses colères dans l’armée. Nul n’était plus impatient de se venger ou de mourir.

Tel fut le résultat de cette première journée : le passage de la Sambre, 12 ou 1,500 hommes pris ou tués, les deux armées ennemies séparées, tout ce qui prépare un succès décisif, et, si l’on s’en rapporte aux aveux des étrangers, il n’avait tenu qu’à Napoléon de les mettre dans une situation presque désespérée, car, ce qu’ils n’avaient pas avoué dans les temps rapprochés de 1815, ils l’ont déclaré plus tard. Ramenés à la vérité par le temps et l’expérience, ils avouent aujourd’hui que cette soudaine irruption du 15 les avait déconcertés, que le commencement de la campagne avait été singulièrement heureux pour les Français ; il ne leur restait qu’à achever avec vigueur ce qui avait été combiné avec habileté. En effet, des quatre corps du maréchal Blücher, celui de Ziethen était le seul qui eût pu se réunir ; encore le matin était-il disséminé, ses avant-postes occupaient une ligne de plus de seize lieues, de Dinant jusqu’à Binche. Une partie de ses troupes avaient été coupées pendant la journée presque entière, et ce n’est qu’à onze heures du soir que ce corps se concentra entre Ligny et Saint-Amand, à cinq ou six lieues en arrière de la ligne qu’il occupait le matin.

Le 2e corps, celui de Pirch, arrivé de Namur, n’avait pu dépasser Mazy. Il se trouvait ainsi à deux lieues de la position du général Ziethen. Quant à Thielmann, il ne quitta ses cantonnemens de Ciney qu’à sept heures et demie du matin. Il passa la nuit à Namur, c’est-à-dire à cinq lieues plus loin que Pirch. Le 4e corps prussien, celui de Bulow, était bien moins encore en état de tenir tête à une première et vigoureuse attaque des Français. Il se réunissait à Liège, à près de vingt lieues du champ de bataille[4].

Les corps prussiens semblaient donc s’offrir d’eux-mêmes séparément aux coups de Napoléon dans les premiers momens, où ils ne pouvaient attendre aucun appui les uns des autres ; mais pour cela il fallait que pas un instant ne fût perdu. Aujourd’hui les Prussiens demandent pourquoi le chef de l’armée française les a laissés respirer, se concentrer sans obstacle depuis onze heures du matin jusqu’à six heures du soir. Il y eut là pour le général Ziethen et la division Pirch un moment bien difficile. Le péril était certain pour eux. On n’en profita pas. Pourquoi cela ? Le retard du corps de Vandamme en fut-il la cause ? C’est là l’excuse que l’on assigne le plus souvent ; mais assez d’autres troupes avaient passé la Sambre à Charleroi. Pourquoi ne s’en servit-on pas ? Peut-être Napoléon ne voulut-il pas engager la garde dès le début de la campagne ; mais il avait sous la main tout le corps de Lobau, le 6e. On dit aussi que le maréchal Grouchy accuse Vandamme d’avoir refusé son concours pour l’attaque de Fleurus. Ainsi déjà les généraux se plaignent les uns des autres, en attendant que le chef se plaigne de tous. Le plus certain, c’est que l’irrésolution était dans le commandement quand Napoléon était absent. Rien ne se faisait où il n’était pas. Peut-être aussi croyait-on les Prussiens plus nombreux, et ne voulait-on engager la campagne qu’à coup sûr.

Ordinairement des hommes qui ont échappé à un grand danger prennent plaisir à rechercher tout ce qui aurait pu leur arriver de pire, et ils se donnent ainsi la jouissance de la sécurité dans le péril. C’est ce que l’on voit aujourd’hui chez les principaux historiens de cette campagne, Anglais ou Prussiens. Ils se demandent ce qui serait arrivé, si Napoléon eût été ce jour-là le Napoléon de 1807 ou de 1809. Si dans la soirée ou le lendemain une attaque impétueuse eût été dirigée sur les corps de Ziethen et de Pirch, qui n’étaient pas encore rassemblés, il est très probable, disent-ils, que ces corps eussent été battus et détruits. Celui de Thielmann, arrivant plus tard de Namur, eût partagé le même sort. Les débris de l’armée eussent été forcés de se retirer dans la direction de Hannut ou de Liège, pour faire la jonction avec Bulow. Voilà ce que répètent les historiens militaires étrangers ; ils tirent un motif de satisfaction de tous les maux qui les menaçaient, et auxquels ils ont échappé. Par la joie qu’ils montrent, ils constatent ce qu’ils avaient sujet de craindre. Singulier triomphe ! Ils se donnent le spectacle de leur destruction imaginaire et jouissent avec complaisance des heures de répit que Napoléon leur a accordées dans cette journée du 15, qui, selon eux, eût pu être décisive.

Pour nous, sans porter nos espérances, dès cette première journée, aussi loin qu’ils ont porté leurs craintes, nous répéterons les excuses que l’on a données des lenteurs de Napoléon. Ses apologistes soutiennent que les Français, étant en marche depuis deux heures du matin où ils avaient quitté leurs bivacs de Solre-sur-Sambre, de Beaumont, de Philippeville, avaient besoin de repos et de faire leurs vivres. Les têtes de colonnes seules étaient en présence de l’ennemi ; mais les masses restaient en arrière. Pendant que le 2e corps (Reille) atteignait Gosselies, le 1er  (d’Erlon) était encore à Marchiennes. Vandamme bivaquait dans les bois de Fleurus, la garde et Lobau à Charleroi ; le général Gérard, malgré son impatience, n’avait pu dépasser Châtelet pour prendre à revers le corps avancé des Prussiens. Sans doute l’exécution n’a pas entièrement répondu à l’habileté du premier plan : on n’a pas retrouvé, dans l’attaque au-delà de la Sambre, la résolution, l’impétuosité ordinaire du chef de l’armée française ; mais faut-il se hâter de condamner une prudence peut-être nécessaire ? Le début n’a pas été le coup de foudre que craignaient les ennemis : est-ce donc que toute campagne doit commencer par un triomphe ? La patience est aussi une vertu militaire, et puis le prodige, pour s’être fait attendre, n’éclatera qu’avec plus de force. La nuit qui s’approche verra se former une de ces grandes résolutions qui ont déjà tant de fois surpris le monde. Les corps français achèveront de se concentrer, le général prendra son parti, et le lendemain, à la pointe du jour, les troupes bien rassemblées et reposées, il rachètera aisément par quelque coup rapide, imprévu, les lenteurs de la veille. D’ailleurs ces retards, que l’on ne peut nier, il faut les attribuer aux accidens, inévitables dans une première attaque de frontière sur une ligne aussi étendue que celle de Marchiennes à Châtelet : surtout il faut en accuser les généraux, Vandamme d’abord, encore tout étonné de son désastre de Culm ; Grouchy, trop neuf peut-être pour de si grands commandemens : Reille, d’Erlon, à peine remis de la journée de Vittoria. Les uns se sont laissé imposer par l’ennemi, les autres, faute de vigilance, ont trop fait traîner leurs colonnes ; mais au milieu de tant d’hésitations, de négligences, un seul est resté infaillible, un seul n’a pas été effleuré par l’adversité. Celui-là réparera les fautes de tous les autres.


II. — EXAMEN DES REPROCHES ADRESSÉS AU MARÉCHAL NEY DÈS L’ENTRÉE EN CAMPAGNE.

Le maréchal Ney venait d’atteindre à Charleroi le quartier-général. Il était resté jusqu’au 11, dans l’ignorance de ce qui se préparait, seul à sa terre des Coudraux, ne sachant même s’il aurait un commandement dans la prochaine campagne. La retraite d’un tel homme aux champs, loin de l’armée, avait servi à dissimuler plus longtemps l’imminence de la guerre. Averti seulement le 11, il arrivait précipitamment, avec un seul officier, sans équipages, longtemps retardé faute de chevaux. À Beaumont, il avait pu en acheter deux du maréchal Mortier. C’était toujours, à l’approche de l’ennemi, le même Michel Ney, invulnérable, la taille fière, la face du lion au repos. Tout au présent, personne n’était plus que lui facile à l’espérance. Il arrivait impatient d’agir, certain de couvrir les calamités ou les reproches des derniers mois par quelque nouveau prodige de fermeté et d’audace qui le réconcilierait en un jour avec sa vieille renommée.

Napoléon, en sortant de Charleroi, le rencontra sur la grande route, vers quatre heures et demie. Il l’accueille avec joie, il lui donne le commandement des deux premiers corps (d’Erlon et Reille), auxquels il joint la cavalerie légère de Piré et la grosse cavalerie de Kellermann. Cela forme un corps d’armée d’environ 48,000 hommes. « Allez et poussez l’ennemi ! » c’est par là qu’il termine ses brèves instructions, sans mettre pied à terre. L’aide-de-camp Heymès, à cheval à côté du maréchal, n’en entendit pas d’autres.

Ney court rejoindre ses troupes sur la grande route de Bruxelles. À trois lieues, à Gosselies, il rencontre le général Reille avec deux divisions : à une lieue plus loin, la division Bachelu et la cavalerie légère occupaient Frasnes ; mais le 1er  corps, celui du général d’Erlon, est encore en arrière, et la division Girard a été détachée, sur la droite, vers Heppignies, à la poursuite d’une division prussienne. Le général Piré, envoyé en reconnaissance, rapporte que les Quatre-Bras sont occupés par la brigade du prince Bernard de Saxe-Weimar, et que l’armée du duc de Wellington se rassemble sur ce point. Il était dix heures du soir, la nuit déjà profonde ; le maréchal Ney, arrêté par l’obscurité, fait prendre position à ses troupes sur le terrain qu’elles occupent.

Il vient à peine d’arriver ; il ignore encore la force de ses régimens, le nom de leurs colonels, même celui des généraux. Il n’a encore sous la main que la moindre partie de son corps ; la nuit l’oblige de s’arrêter ; et déjà dans ces premiers instans prennent naissance contre lui les plus violentes accusations, celles que l’opinion publique a acceptées avec le plus de complaisance, et dont il semble impossible de la faire revenir, quand même on aurait pour soi l’évidence. C’est pourtant ce qu’il faut essayer ici. Je le ferai froidement, à la manière des géomètres. La mémoire d’un homme tel que Ney vaut bien, de la part des lecteurs, un moment d’attention.

La légende en effet commence à cet endroit, je veux dire un système de faits que tout le monde reçoit sans consentir à en examiner la vérité. Mieux que personne, Napoléon savait que des désastres tels que celui de Waterloo ont des causes éloignées. Aussi, avec son esprit fertile, a-t-il voulu en faire remonter l’origine au début même de la campagne ; pour couper court à toute autre investigation, il lui fallait une grande victime qui put porter dès la première heure la responsabilité et le fardeau du désastre. Le maréchal Ney a été cette victime jetée en expiation à l’opinion crédule. Sur sa tombe encore chaude ont été jetées coup sur coup les accusations, les condamnations de Sainte-Hélène : elles durent encore ; elles pèsent aujourd’hui du même poids sur le jugement du plus grand nombre.

Interrogez en effet au hasard l’un de nous sur l’ouverture de la campagne, et en particulier sur les premiers pas du maréchal Ney. Tous nous avons notre version reçue ; tous nous répondrons sans hésiter que Ney a compromis les affaires dès le début. Il tenait dans ses mains le sort de la France, et par sa faute il l’a perdue. N’avait-il pas reçu de l’empereur l’ordre positif, impérieux, d’occuper le 15 dans la soirée, ou au moins le 16, à la pointe du jour, la position des Quatre-Bras ? C’était la clé de toute la campagne : il suffisait d’obéir pour s’assurer la victoire ; mais, la tête troublée par les souvenirs de 1814 et de mars 1815, le maréchal Ney n’exécuta pas l’ordre prescrit, lorsqu’il dépendait de lui à ce moment de détruire l’armée anglaise en détail avant qu’elle fût rassemblée. Il ne fit rien de ce qui avait été ordonné ; pour comble d’égarement, oubliant tout un jour derrière lui un de ses corps d’armée, il avait d’avance paralysé les résultats que l’on pouvait attendre d’une entrée en campagne si vive, si soudaine, si digne des temps d’Arcole et de Lodi. Voilà la légende, telle que nous l’avons reçue docilement, telle que le plus grand nombre de nos historiens la répètent. Examinons-la une fois impartialement.

Première question. Quel jour le maréchal Ney a-t-il reçu l’ordre d’occuper les Quatre-Bras ? Napoléon, dans l’un de ses premiers récits, affirme que Ney aurait dû s’en rendre maître le 15 dès dix heures du matin. Napoléon avait donc oublié que le maréchal n’a reçu son commandement qu’à cinq heures du soir de la même journée ? Exigeait-on de lui qu’il prît position avant d’être arrivé de sa personne à l’armée ? Exemple de cette impatience d’accuser, d’incriminer à l’aveugle dans le premier ressentiment de la défaite ! Voici au contraire ce qui s’était passé.

Ney, après avoir ordonné la vigilance la plus grande à ses avant-postes, était revenu de Frasnes à minuit auprès de Napoléon à Charleroi. Le maréchal partage le souper de l’empereur. Tous deux restent à conférer ensemble pendant que l’armée est profondément endormie dans ses bivacs. Que s’est-il passé dans cette conférence nocturne ? Une grande résolution est-elle sortie de ces heures solennelles ? Ney en a-t-il rapporté l’impulsion vive et décidée qu’il est allé chercher ? Nul témoin n’a assisté à ce colloque ; pourtant il n’est pas impossible d’en saisir au moins le résultat principal dans les explications, les lettres qui l’ont presque immédiatement suivi. Ney vient d’entrevoir l’ennemi sur la route de Bruxelles. Avec la fougue d’un homme tout d’action, il demande que l’armée marche à sa suite. C’est contre les Anglais qu’il faut se porter en masse par cette même route qu’il a éclairée. Cette armée est la plus redoutable ; le coup frappé sur elle retentira davantage. Il suffira de contenir les Prussiens sur la droite. Telle est l’opinion que le maréchal Ney a toujours soutenue, et qu’il est permis de lui attribuer à ce moment. Napoléon est moins impétueux ; son parti n’est pas pris encore. S’il rencontre les Prussiens, il leur livrera bataille ; mais il ne pense pas qu’ils osent l’attendre. Le plus probable selon lui, c’est qu’il se décidera à marcher le lendemain au soir sur Bruxelles avec sa garde, après avoir éclairé la route sur Gembloux. Dans cette incertitude, il est impossible qu’il ait communiqué une impulsion décisive, irrévocable à sa gauche, lorsqu’il ignore encore ce que fera sa droite. Tout dépend des nouvelles qu’on aura des Prussiens. Le maréchal Ney quitte l’empereur le 16 à deux heures du matin, et va rejoindre ses avant-postes. À sept heures, à Gosselies, il dit au général Reille qu’il attend les ordres promis.

Ainsi la seule chose que l’on puisse induire de cette conférence, c’est que la résolution de l’empereur n’est pas encore formée ; elle ne le sera que dans la matinée du 16. Napoléon instruit alors Ney, par une dépêche, du projet que vient d’enfanter la dernière moitié de la nuit. Il partage son armée en deux ailes : il donne l’aile gauche à Ney, la droite à Grouchy. Il garde sous ses ordres immédiats une puissante réserve, qu’il portera, suivant les circonstances, vers l’un ou vers l’autre. Dans tout cela, il ne s’agit encore que du principe général de la campagne.

Quant à un ordre précis, à une résolution de détail, pour la première fois le nom des Quatre-Bras est prononcé dans un ordre du 16, du major-général : « L’empereur ordonne que vous mettiez en marche les 1er  et 2e corps pour les diriger sur l’intersection des chemins dits des Trois-Bras. » C’est là un ordre formel, mais c’est le premier de ce genre que l’on puisse découvrir, et il n’est pas question de tomber tête baissée sur l’ennemi, ou sur la position dont on s’est encore si peu occupé que le nom même en est écrit imparfaitement. Il s’agit seulement de se diriger vers les Quatre-Bras. On savait donc bien que cette position n’était pas occupée par Ney, et l’on ne témoigne en rien l’étonnement, le mécontentement que l’on affectera plus tard. Ni reproches, ni surprise, ni hâte.

Seconde question. — À quelle heure cet ordre positif a-t-il été donné ? à quelle heure a-t-il été reçu ? Napoléon, dans sa seconde version, ne s’approche guère plus de la vérité que dans la première. « Le maréchal Ney, dit-il, reçut dans la nuit l’ordre de s’emparer des Quatre-Bras. Le comte de Flahaut, aide-de-camp-général, porta cet ordre. » Par cette désignation, on avait un moyen de s’assurer de l’exactitude du récit. Le général de Flahaut, interrogé sur ces détails, a répondu qu’il avait écrit l’ordre à Charleroi, sous la dictée de l’empereur, entre huit et neuf heures du matin. Or de Charleroi il y a quatre lieues à Frasnes, où se trouvait le maréchal Ney. Le général Reille vit passer le comte de Flahaut à onze heures à Gosselies ; celui-ci avait encore une lieue pour atteindre le maréchal.

Nous voilà bien loin des supputations de Sainte-Hélène. Le premier ordre de se diriger sur les Quatre-Bras est du 16 et non du 15 au soir ; il a été reçu dans la matinée et non dans la nuit, vers onze heures et demie et non à la pointe du jour. Dans tout cela, pour arriver à l’évidence il n’est besoin d’aucun raisonnement. Les dates, les heures, les faits parlent d’eux-mêmes.

Mais, dit-on, car comment renoncer si vite à une idée si aisément acceptée ? il a pu y avoir une instruction verbale donnée sans témoin, directement par l’empereur au maréchal dans la soirée ou dans la nuit. Le maréchal Soult, major-général de l’armée, qui devait pourtant avoir connaissance des mouvemens importans, nie formellement l’existence de cet ordre. N’importe, on insiste, on accuse ; on accable Ney d’instructions imaginaires qui n’ont été ni vues, ni connues, ni entendues de personne. Sur cela, je demande si l’histoire militaire doit échapper à toutes les règles de critique réclamées par la vérité dans les autres genres d’histoire. Peut-il dépendre d’un chef d’écraser la mémoire de l’un de ses lieutenans en se contentant d’avancer qu’il a donné telle instruction verbale, lorsque tous les ordres écrits, tous les témoins les plus considérables contredisent son assertion ? Dans ce cas, l’honneur des généraux est à la merci du chef ; l’histoire militaire n’est rien qu’une consigne donnée à la postérité, qui doit la répéter de siècle en siècle sans l’examiner ni la comprendre.

Ne sait-on pas que, dans les jours qui suivirent le désastre de Culm, Napoléon forgea après coup des ordres contraires à ceux qu’il avait réellement donnés ? Ce qu’il a fait après Culm, qui empêche qu’il ne l’ait fait après Waterloo ? Le besoin de rejeter le désastre sur autrui était-il moindre alors ? Tant s’en faut. Il n’est donc pas possible de prendre, les yeux fermés, ses déclarations comme la règle absolue de la vérité. Encore Napoléon n’a-t-il pu maintenir dans sa seconde relation ce qu’il a avancé dans la première. Que reste-t-il donc à faire à l’historien en présence, non de témoignages et de faits, mais de suppositions gratuites ? Dès que l’on se jette en dehors des faits positifs, les choses ne suffisent plus. Pour contredire des conjectures, il faut des raisonnemens. L’ordre n’a pas été donné : cela est prouvé par ce qui précède. A-t-il pu l’être ? C’est ce qu’il reste à examiner.

Dans cette seconde manière de présenter la question, ceux-là n’ont été contredits par personne qui ont réduit la difficulté à la considération suivante : Napoléon à Charleroi se trouvait, avons-nous dit, au sommet d’un triangle dont l’un des côtés était la route de Charleroi à Bruxelles, passant par les Quatre-Bras, l’autre la route de Charleroi à Namur, par Sombref. La base de ce triangle était la chaussée de Nivelles à Namur, par les Quatre-Bras ; elle servait de communication entre le duc de Wellington et le maréchal Blücher : par où l’on voit qu’en occupant les Quatre-Bras on empêchait l’armée anglaise de se joindre aux Prussiens, de même qu’en occupant Sombref on empêchait les Prussiens de se joindre aux Anglais. Pour empêcher la réunion, il était indispensable de fermer à la fois les deux passages. Si la gauche de l’armée française se fût portée avec Ney jusqu’aux Quatre-Bras sans que Sombref fût occupé, son corps d’armée pouvait être accablé à la fois par les Anglais et par les Prussiens. La même chose était à craindre si la droite française était aventurée au loin sans que le passage fût fermé aux Anglais, à l’intersection des routes, par la gauche : d’où la conséquence irrésistible que les deux débouchés devaient être occupés simultanément, pour que les manœuvres de l’armée française eussent une base solide. C’est la seule chose qu’ait pu accepter la raison de Napoléon. Par là s’ouvre un nouveau moyen de pénétrer dans le secret de la conférence de nuit entre Napoléon et le maréchal Ney. Pour savoir si l’ordre a été donné à celui-ci de pousser jusqu’aux Quatre-Bras, il suffit de savoir si l’ordre a été donné à la droite de pousser jusqu’à Sombref.

Or la question ainsi transformée se trouve résolue. Il suffit pour cela de citer la déclaration suivante, qui a échappé, je ne sais comment, aux yeux si clairvoyans du général Jomini. Voici cette réponse : « Le 15 au soir, l’armée ne resta pas à Charleroi, il était impossible d’occuper Sombref. L’intention de Napoléon était que son avant-garde occupât Fleurus, en cachant ses troupes derrière les bois, près de cette ville. Il se fût bien gardé d’occuper Sombref ; cela seul eût fait manquer toutes ses manœuvres. » Qui dit cela ? Napoléon. Et remarquez qu’il ne s’agit pas seulement d’un fait, d’un détail qui peut être aisément oublié ou confondu avec d’autres ; il s’agit de la clé même des opérations de l’empereur. Cela seul eût fait manquer toutes ses combinaisons. Quel doute peut rester encore ? Les historiens militaires réduisaient la question à savoir quelle avait été l’intention de Napoléon sur Sombref. Lui-même fait la réponse ; il dit ce que lui seul peut savoir, son projet, ses intentions, ses vues réfléchies à cet égard.

Il est donc permis de dire que le problème des Quatre-Bras[5], tel qu’il a été posé par les principaux historiens de cette campagne, est résolu avec une évidence géométrique, puisque ayant établi une simultanéité nécessaire entre l’occupation de ces deux points, Sombref et les Quatre-Bras, et Napoléon déclarant lui-même qu’il n’a pas voulu occuper le premier, par là s’évanouit la supposition imaginaire et fausse qu’il a voulu occuper le second. En s’aventurant jusqu’à ce point dans la soirée du 15 ou dans la nuit, le maréchal Ney n’aurait eu aucune raison de se croire soutenu par la droite dans un mouvement analogue. S’il l’eût fait, on l’eût accusé de témérité, et non sans motif ; la simultanéité dans les deux opérations était si conforme aux plans de Napoléon que, dès le premier ordre où il porte la gauche aux Quatre-Bras, il est en même temps question de porter la droite à Sombref et réciproquement. La raison stratégique se joint ainsi à l’évidence des documens, et l’on voit comment, par leur méthode excellente, les historiens militaires qui méritent ce nom ont un moyen pour ainsi dire certain de faire jaillir la vérité qui se cache le plus. Cessons donc de répéter des versions que Napoléon lui-même eût rejetées, si le temps et la force des choses lui en avaient révélé comme à nous la fausseté. N’accusons plus si légèrement la mémoire de Michel Ney ; n’a-t-il pas payé assez chèrement les fautes d’autrui ? Fallait-il encore l’accabler de tant d’ordres, d’instructions imaginaires ? Était-ce bien sur lui qu’il fallait, de Sainte-Hélène, faire retomber les colères de la France vaincue ?

L’histoire répétera, avec les documens inédits, avec la correspondance de Jomini, avec le sage et impartial auteur de la relation hollandaise, Loben Sels, avec le colonel Charras, que Ney fut aux Quatre-Bras ce qu’il avait été dans ses grands jours, qu’il trouva dans le désespoir une énergie surhumaine, que, son action étant subordonnée à celle de Napoléon, il dut attendre la décision, quoique tardive, du chef, qu’il empêcha un seul Anglais de se joindre aux Prussiens à Ligny, quand c’était là toute la combinaison des armées ennemies, qu’il laissa ainsi à Napoléon le temps de vaincre et de saisir la fortune. Sont-ce là des preuves d’aberration d’esprit, comme parle la première relation ? Mais n’anticipons pas[6].


III. — RETARDS DU DUC DE WELLINGTON. — CONCENTRATION DE L’ARMÉE PRUSSIENNE. — TEMPORISATIONS DE NAPOLÉON.

Cependant le duc de Wellington avait reçu le 15, à quatre heures après midi, à Bruxelles, la première alerte dans une dépêche du maréchal Blücher. Le général anglais se persuada faussement que l’attaque des Français menaçait d’abord les Anglais dans la direction de Mons. Tranquille de ce côté, il ne change rien à ses dispositions. Seconde dépêche plus pressante de Blücher à dix heures du soir : il fait connaître la force des Français, le passage de la Sambre sur trois points. À cette nouvelle, le duc de Wellington se contente de donner à ses troupes l’ordre de se concentrer, la gauche (divisions Perponcher et Chassé) à Nivelles, le centre (divisions Clinton et Colville) à Grammont, la droite (divisions Stedmann et Anthing) à Sotteghem, le contingent de Brunswick à Vilvorde, la réserve et la division Picton à Bruxelles. Ces précautions prises, le duc de Wellington se rend au bal de la duchesse de Richmond. Là plusieurs heures se passent dans les fêtes, au milieu de la musique et des danses, soit qu’il ne pût croire à une attaque si impétueuse sur un seul point, soit désir de montrer une sécurité affectée ou réelle.

À minuit arrive la dépêche du général de Doeremberg ; elle annonce positivement que les Français négligent Mons, passent la Sambre, débouchent en masse sur leur extrême droite. Alors seulement la fête fait place à de sérieuses dispositions de guerre. L’armée anglaise reçoit l’ordre de mouvement pour se concentrer aux Quatre-Bras. La division Alton se dirigera de Braine-la-Leud sur Nivelles ; la division Cooke, d’Enghien sur Braine-le-Comte ; les divisions Clinton et Colville, d’Ath, de Grammont et d’Audenarde sur Enghien.

Ainsi, dès le premier jour, le duc de Wellington, ne sachant où attendre l’ennemi, perd treize heures en temporisations ou en ostentations frivoles. N’ayant jamais commandé contre Napoléon, il ne devinait en rien son adversaire ; et ce qui l’avait empêché de se décider plus tôt, c’est l’idée doublement fausse qu’il serait attaqué avant les Prussiens, et qu’il le serait par sa droite. On verra combien cette idée persista chez lui, puisqu’elle se montre encore jusque dans les dispositions préliminaires de la bataille de Waterloo. Cette combinaison fausse eut plusieurs conséquences, dont la perte de treize heures ne fut pas la plus fâcheuse ; mais la grande supériorité du nombre permettait aux généraux ennemis de commettre impunément des fautes. Napoléon, au contraire, ne peut en commettre une seule qui ne lui soit funeste. On dit que le duc de Wellington, malgré tant d’avertissemens, aurait encore tardé à s’ébranler, si le duc de Brunswick, le même qui devait mourir le lendemain glorieusement, ne l’eût arraché au milieu du bal à ses incertitudes. Au lever du jour, c’est-à-dire vingt-quatre heures après le premier mouvement des Français, les troupes autour de Bruxelles quittent enfin leurs cantonnemens. Le général anglais, parti à huit heures du matin, précède son armée aux Quatre-Bras. Dans cette nuit du 15 au 16, Napoléon avait eu son quartier-général à Charleroi, Blücher à Sombref.

Quelques heures ont été perdues par les Français le 15, à l’entrée de la campagne : déjà, comme on l’a vu, on en fait un grave sujet de reproches, même à des absens  ; mais les Anglais ont pris soin par leur propre lenteur de réparer la nôtre. La balance penche toujours de notre côté. La journée du 16 commence, et l’on est précisément dans la saison où les jours sont les plus longs de l’année. Le soleil se lève à deux heures et demie. C’est le mois des batailles. Napoléon le sait mieux que personne. On reverra, ce jour-là, les prodiges d’activité, de vigilance, de décision, qui ont fait la fortune des campagnes heureuses.

Déjà les Prussiens à sa droite, entraînés par leur ardeur, viennent se placer témérairement au-devant de ses coups. Ils se concentrent au-delà de Fleurus, à deux lieues de ses avant-postes. Loin de se dérober, comme il avait pu le craindre, ils attendent, ils appellent, ils provoquent la bataille, seuls, sans leurs alliés ; car, bien qu’ils comptent sur cette coopération, il est certain qu’elle va leur manquer, et l’on peut compter sur Ney pour l’empêcher aux Quatre-Bras. Napoléon, avec la droite de l’armée, a donc une journée entière pour profiter de cette fortune inespérée ; mais il faut, sans balancer, la saisir comme une faveur, car qui peut assurer qu’elle se retrouvera, et que les deux armées prussienne et anglaise, dont toute la pensée est de se réunir, n’y parviendront pas dès le lendemain ? Il faut donc que chaque heure de cette journée soit pleine, surtout que la bataille commence dès que les armées pourront être en présence, afin qu’on ait le temps, non-seulement de vaincre (chose dont personne ne doute), mais de tirer tous les avantages de la victoire. Et cela ne sera possible qu’à la condition de ne pas donner à l’ennemi les premières heures de la nuit pour se refaire, se reconnaître, se rallier, peut-être même pour se dérober.

Par malheur Napoléon hésite encore à croire à tant de témérité de la part des Prussiens. Comment penser qu’ils osent seuls le provoquer ? Cette idée était si loin de lui, qu’il crut inutile de se hâter. Chose inexplicable autrement, c’est seulement à dix heures du matin, et sans aucune précipitation, qu’il quitta son quartier-général de Charleroi. Il s’avança vers Fleurus pour s’éclairer, par ses propres yeux, sur la situation des choses. C’était le moment même où le duc de Wellington avait joint le maréchal Blücher, sur les hauteurs, près du moulin de Bussy. De là les deux généraux ennemis auraient pu voir Napoléon, qui observait, de son côté, les mouvemens de concentration de l’armée prussienne. Jusqu’à cet instant, le duc de Wellington s’était obstiné à croire qu’il était seul menacé. Le témoignage de ses yeux, la campagne pleine d’ennemis, la position des masses françaises, purent seuls le convaincre que l’orage se tournait contre les Prussiens, tant une première idée entrée dans l’esprit d’un général résiste longtemps même à l’évidence. Il n’y avait plus moyen d’en douter, un grand choc se préparait ; le duc de Wellington promet au maréchal Blücher le concours de l’armée anglaise dans la bataille, désormais inévitable. Il promet son appui pour quatre heures, et va rejoindre ses troupes.

Malgré une assurance si formelle, on a blâmé les Prussiens d’avoir eu la témérité d’accepter seuls la bataille de Ligny, privés encore de leur 4e corps, celui du général Bulow, resté loin en arrière. Pour excuser leur audace, ils disent qu’ils n’auraient pu se retirer de Sombref sans renoncer à leur ligne d’opération, chose à laquelle ils ne pouvaient penser, à moins d’y être forcés par une défaite[7]. En allant chercher la bataille à Mont-Saint-Jean, ils n’auraient eu, en cas d’insuccès, d’autre retraite que la Hollande. Accepter la bataille en avant de Bruxelles, c’était, au moindre échec, livrer à Napoléon la capitale de la Belgique et augmenter ses forces de toutes celles du pays envahi. Voilà une partie des raisons qu’ils assignent, sans parler de la promesse positive que le duc de Wellington vient de faire à Blücher de lui venir en aide à Ligny, après avoir passé sur le corps de Ney. Peut-être à ces motifs faut-il ajouter qu’un désir immodéré de gloire, de représailles, de vengeance, l’impatience de se mesurer seul avec Napoléon, de lui tenir tête le premier, et surtout l’espoir de renverser le colosse sans en partager l’honneur avec personne, entrèrent aussi pour quelque chose dans la résolution du maréchal Blücher.

Ce qui autorise toutes ces explications, c’est la position prise par l’armée prussienne dans les champs de Fleurus ; la pensée de Blücher s’y montre à découvert, car cette position n’était pas seulement défensive, elle était hardiment offensive. L’armée ennemie aurait pu, si elle n’avait songé qu’à se ménager la retraite, prendre position à Sombref et Boigne, à cheval sur la grande route de Namur : par là, elle eût été plus rassemblée ; mais les nombreux résultats que l’on poursuivait apportèrent un grand changement à ce plan. Il y avait surtout pour les Prussiens deux buts importans à atteindre : premièrement garder la ligne d’opération sur Namur, et pour cela il fallait occuper Sombref et Tongrenelle sur la gauche ; secondement tendre la main aux Anglais ; pour cela, il faut non-seulement appuyer fortement le centre à Ligny, mais prolonger la droite vers Saint-Amand et Wagnelée. On se cramponnera à ces villages, que l’on défendra pied à pied jusqu’à ce que les alliés, en paraissant à l’improviste sur le plateau de Bry, décident la journée. Le ruisseau de Ligny, encaissé, mais guéable, s’étend sur le front de l’armée ; il ajoute aux difficultés de la position, couverte par six villages, qui, avec leurs maisons de pierre, forment autant de bastions.

Le seul défaut de cette ligne est son extrême étendue de Tongrenelle à Sombref, de Sombref à Ligny, de Ligny à Saint-Amand, et pourtant, si le 4e corps prussien était arrivé, on affirme qu’il eût été porté plus avant encore sur la droite, pour mieux assurer le débouché des Anglais, et menacer plus directement la gauche et les derrières de l’armée française. Ces buts différens sont aussi importans les uns que les autres ; mais, pour vouloir trop de choses à la fois, ne court-on pas le risque de n’en atteindre aucune ? Et comment cette ligne immense, presque circulaire, ne sera-t-elle pas percée par un adversaire tel que Napoléon ?

Il lui avait suffi de monter l’escalier de bois d’un moulin à vent, au sortir de Fleurus, pour que ces masses d’hommes, qui lui étaient restées cachées jusque-là, se montrassent tout à coup à ses yeux. Il ne dissimula pas son étonnement de tant d’audace en découvrant ces 80,000 hommes rangés sur de vastes glacis. Aucun d’eux ne se dérobait aux regards, excepté sous les massifs d’arbres dont les villages sont environnés. Quant aux Français, ils avaient cette bonne fortune que les terrains où ils étaient placés formaient de larges plis dans lesquels leurs réserves pouvaient être tenues à l’abri jusqu’au moment où elles seraient appelées à entrer dans l’action. Toute la ligne ennemie se dessinait avec la netteté d’une carte topographique. Les clochers aigus de Saint-Amand, de Wagnelée, de Bry, de Ligny, pointaient au loin à travers le feuillage des arbres, et marquaient l’emplacement des villages qui ne se découvraient pas en entier.

Le doute n’était plus possible à Napoléon. Non-seulement les Prussiens osaient l’attendre, mais ils avaient la prétention de le déborder par sa gauche à Saint-Amand et de l’envelopper, pour peu qu’il cédât sur ce point. Il s’attendait à les refouler devant lui sur la route de Namur; il les voit déployés sur son flanc. Il dut arrêter ses colonnes en marche et modifier subitement son ordre de bataille, ce qu’il fit par un grand changement de front de toute l’armée, la droite en avant. La menace de le couper de la Sambre ne pouvait être méprisée ; elle l’oblige à laisser en arrière, en observation, le corps de Lobau dans la direction de Fleurus.


IV. — PLAN DE BATAILLE DE NAPOLÉON.

Les vastes plaines de Belgique ne sont jamais si unies qu’il ne s’élève quelque part une éminence, un tertre, un monticule boisé, et dans une surface si plane la moindre inégalité du sol vous cache l’horizon. Deux armées de quatre-vingt mille hommes peuvent se dérober l’une à l’autre et ne s’apercevoir qu’au moment de se toucher. C’est ce qui venait d’arriver. Cette même disposition du sol a conduit à des surprises de ce genre dans presque toutes les guerres livrées sur le sol de la Belgique. Nulle contrée n’est plus propre aux embûches que ces terres rases, cédées par la mer, où l’on croit tout voir, et qui, derrière un rebord de quelques pieds, peuvent cacher des multitudes d’hommes. Le maréchal de Luxembourg l’a éprouvé à Steinkerque. César n’a été surpris qu’une fois : c’est le jour où il a mis le pied sur ces mêmes bords évasés de la Sambre.

En sortant de Fleurus, au nord, par la grande route de Namur, la plaine se déroule en immenses nappes de terrain à peine ondulées. Sans haies, sans fossés, sans murs, la terre ne forme qu’un seul champ ouvert de tous côtés. Sur la gauche, deux de ces vastes plans inclinés s’abaissent en forme de glacis naturels l’un vers l’autre. À l’endroit où ils se rapprochent le plus, ils se terminent à leur base, non par un ravin, mais par un large bas-fond où coule le Ligny. Ce petit ruisseau, de sept ou huit pieds de large sur trois de profondeur, serpente si lentement que l’on a peine à reconnaître qu’il se dirige du sud-ouest au nord-est, et la lenteur de ses eaux montre combien la pente des lieux est peu sensible. Les deux armées occupaient en face l’une de l’autre, sur les deux rives opposées de ce ruisseau limoneux, chacun des deux grands plans inclinés. Aujourd’hui cette plaine est partout perforée de crevasses, de puits profonds pour l’extraction des minerais de fer ; mais alors aucune aspérité du sol n’interrompait l’uniformité de ces pentes, où les bataillons pouvaient se déployer sans trouver d’autres barrières que les blés, qui étaient dans toute leur hauteur et les cachaient souvent plus qu’à mi-corps.

Dans ces vastes bassins, le front de la position des Prussiens était surtout marqué par trois villages. À leur droite, au pied de la ligne de hauteur, Saint-Amand, en murs de brique, qui forme trois hameaux, car les maisons y sont éparses, séparées par des prés, des bouquets de bois, de petits ravins où coule le Riz de Saint-Amand. Au centre, à un quart de lieue et dans un pli de terrain, le village de Ligny, composé principalement de deux rues que séparent l’une de l’autre des champs, des clôtures, le cimetière. Ces rues longues, interminables, pleines en toute saison d’une fange épaisse qui embarrasse le passage, sont bordées de maisons attenant les unes aux autres, en grosses pierres, et couvertes de chaume. Au-devant de ces maisons s’étendent de petites cours emmuraillées, dont chaque face crénelée peut devenir un petit fort. Ce village de granit, alors flanqué d’un château, doit évidemment former le grand obstacle ; mais le ruisseau de Ligny ne couvre pas le village du côté des Français : il traverse seulement la partie basse qui regarde l’armée prussienne. Enfin, à l’extrême gauche de l’ennemi, un peu en arrière, sur le plateau, le gros bourg de Sombref domine la plaine et rattache fortement l’armée prussienne à la route de Namur, sa ligne d’opérations.

Telle était, à dix heures du matin, la position de l’armée ennemie. Elle était prise en flagrant délit, suivant l’expression de Napoléon. Que se passa-t-il alors dans son esprit ? Qui le saura jamais ? Pourquoi attendit-il cinq heures encore avant de commencer l’attaque, car il ne s’y décida que vers trois heures après midi ? Quels graves motifs le forcent à retarder sans mesure la bataille, quand il a si grand besoin de la journée entière pour consommer la destruction de l’armée prussienne ? Il a dédaigné de s’excuser sur ce point comme sur tous les autres, n’ayant jamais cherché à se justifier qu’en accusant, et ici personne ne peut être responsable de ces retards. Est-ce qu’il voulait donner au maréchal Ney le temps d’écraser les Anglais et de tomber à bras raccourcis sur les derrières des Prussiens, en se rabattant sur lui à la dernière heure, conformément à la pensée sur laquelle il est revenu tant de fois dans ses commentaires de la bataille de Ligny ? Mais cette coopération de Ney, tardivement réclamée, pouvait être facilement illusoire ; d’ailleurs Napoléon avait sous la main tout ce qu’il lui fallait pour battre les forces opposées.

Les uns ont dit qu’il était souffrant, les autres que sa pensée était tout occupée de ce qu’il appelait les menées des jacobins à Paris, car il donnait ce nom à la liberté depuis qu’il avait autour de lui une armée ; d’autres prétendent que la liberté, même éloignée, paralysait son génie. Quoi qu’il en soit, ce retard devint une première cause de ruine, et je pense que la meilleure explication à donner, c’est que l’adversité rend le génie timide et temporisateur, parce que la première chose qu’elle ôte aux hommes, même les plus forts, c’est la foi en eux-mêmes. Faute de cette foi, qui n’est pas le génie, mais qui en est la compagne nécessaire, l’action devient plus difficile et plus lente. Elle ne suit que de loin le projet ; quand elle arrive, il est trop tard pour consommer le miracle.

Napoléon lui-même, plusieurs années après, est convenu de tout cela, et il a donné son secret, lorsqu’il a dit[8] : « Il est sûr que dans ces circonstances je n’avais plus en moi le sentiment du succès définitif. Ce n’était plus ma confiance première… Toujours est-il certain que je sentais qu’il me manquait quelque chose. » Cette explication est la vraie ; elle renferme toutes les autres.

Au reste, si le 16 juin il a tardé à agir, il n’a pas trop tardé à concevoir son plan d’attaque. La position ennemie reconnue, il a fixé ce plan par les considérations suivantes : s’il attaque les Prussiens par leur gauche, il trouvera plus d’obstacles, car il faudra gravir à découvert la pente jusqu’au village de Sombref ; d’ailleurs on ne fera que précipiter le mouvement des Prussiens vers les Anglais et hâter leur jonction. C’est donc sur la droite et sur le centre qu’il faut porter les grands coups, quoique l’ennemi soit bien préparé de ce côté. Par là on rendra la jonction impossible ; on rejettera l’armée vaincue vers la Meuse, dans la direction la plus opposée à celle de ses alliés. L’action se décidera dans le pli de terrain, à Saint-Amand et Ligny, que l’on domine ; on y arrivera en plongeant.

D’après ce qui a été dit plus haut, on peut prévoir quel sera le caractère principal de cette journée : des attaques de villages, des batailles de rues, la plus meurtrière des actions de guerre, les régimens, les divisions qui fondent et disparaissent, engloutis dans d’étroits défilés de maisons de pierre, jusqu’à ce que la victoire demeure à celui qui aura su conserver une réserve et la lancer à propos dans cette mêlée de mourans et de morts. Qui saura se ménager cette réserve ? Toute la question était là.

Du côté des Prussiens, quarante bouches à feu à Ligny, trente-deux à Saint-Amand, quarante-huit sur leur gauche, à Mont-Potriaux et Tongrenelle, défendent l’approche des villages ; une artillerie égale y répondra du côté des Français.

Placées en amphithéâtre en arrière, les deux armées descendront dans les villages successivement par brigades, par régimens, comme deux fleuves de fer, pour remplacer les morts et alimenter la bataille. Et dans ces rues étroites, ce ne seront pas seulement des combats de soldats sous le drapeau, ce sera une guerre atroce de peuple à peuple, de race à race, dans un enclos, dans une ferme, dans une chaumière. Que chacun se choisisse un adversaire comme dans un duel à mort. Point de quartier : nul n’en demande, nul n’en veut accorder. Aucune autre tactique que celle qui va le mieux à la fureur : l’arme blanche, la baïonnette dès que l’on pourra s’atteindre. Voilà les instructions que les soldats se donnent à eux-mêmes ; elles circulent de rang en rang.

Dans ces circonstances, la cavalerie jouera difficilement un rôle prépondérant : des deux côtés, masquée derrière les hauteurs, elle assiste en spectateur à ce qui se passe au-dessous d’elle. À travers les nuages de fumée, d’où jaillissent les flammes de l’incendie, elle cherche à voir de quel côté tourne la fortune, et selon que les villages sont pris ou perdus, elle pousse des hourras de colère ou de joie, attendant le moment de crise pour s’abattre sur la plaine et achever les vaincus.

Mais, quoique immobile, la cavalerie, par les positions qu’elle occupe, pèse d’un grand poids, même sans combattre, sur l’issue de la journée. Le maréchal Blücher a massé quarante-huit escadrons à sa droite, vers Saint-Amand ; par là il montre clairement son projet d’envelopper la gauche française et de la précipiter sur la Sambre. Un projet si ouvertement annoncé devra difficilement réussir. Napoléon a fait tout le contraire. Il a serré en masse sa cavalerie, cinquante-sept escadrons, du côté opposé, vers sa droite, en face de Tongrenelle et de Sombref, où il n’a dessein de rien entreprendre de sérieux. Ce rassemblement de cavalerie est fait pour tromper l’ennemi. Celui-ci croit qu’un grand effort le menace de ce côté, il y retient inutilement tout le 3e corps prussien, celui de Thielmann ; mais l’endroit par où Napoléon veut percer l’armée prussienne est précisément celui où il ne montre ni cavalerie, ni réserve. Les troupes destinées à porter le dernier coup seront tenues la journée entière à l’écart loin du champ de bataille, vers Fleurus ; elles ne s’ébranleront, elles ne se démasqueront qu’au dernier moment : alors elles devront quitter la gauche pour se porter précipitamment au centre. Leur mouvement sera si rapide qu’il devra tromper toutes les prévisions du maréchal Blücher. Sans doute abusé par ces démonstrations, Blücher aura porté ses dernières réserves sur sa droite, à Saint-Amand : ce sera le moment de le culbuter, en perçant le centre à Ligny. Napoléon montre de loin à Gérard le clocher de ce village : voilà le point décisif qu’il le charge d’enlever.

Telle est la conception de la bataille par le chef de l’armée française. Ces dispositions, que je sache, n’ont pas trouvé de critiques. Dans la manière dont Napoléon masque son dessein pendant la plus grande partie de l’action, ses plus vifs adversaires ont reconnu l’empereur.


V. — BATAILLE DE LIGNY.

À deux heures et demie, Vandamme fait aborder le village de Saint-Amand par la division Lefol ; celle de Berthezène la suit. On a dit que les nôtres s’élancèrent en chantant[9]. Leur ardeur est si grande que les Prussiens sont culbutés. Deux régimens de renfort accourent pour les soutenir, ils sont renversés à leur tour. Dès ces premiers momens, la division prussienne de Steinmetz a déjà perdu quarante-six officiers et deux mille trois cents soldats ; mais sitôt que les Français veulent déboucher de l’autre côté de Saint-Amand, à la naissance du ravin, ils sont écrasés par les batteries de Ziethen et obligés de rentrer dans leurs abris. À leur extrême gauche, la division Girard déborde le village : elle s’avance en colonnes sur l’extrémité de la ligne prussienne. Le maréchal Blücher lance au-devant d’elle la division de Pirch II. Cette division ne réussit qu’à pénétrer au milieu du village ; elle cède devant les soldats de Girard. Blücher la ramène au feu. Il galope au-devant des bataillons ; on l’entend crier avec fureur : « En avant ! au nom de Dieu ! » Il ramène les siens dans le village. Vandamme, menacé d’être accablé, reçoit pour renfort les lanciers Colbert et une division de la jeune garde. Nouvel assaut des Français sur le front et sur les deux côtés du village. Les lanciers de Colbert fondent sur les batteries ; ils sont chargés par les dragons de la reine. En même temps, des hauteurs de Wagnelée débouchent neuf bataillons prussiens et trois brigades de cavalerie. Nos tirailleurs, cachés dans les blés, les arrêtent et les rejettent en arrière.

Cependant le grand nombre permet aux Prussiens de retirer du feu leurs troupes épuisées qu’ils remplacent par d’autres. De notre côté au contraire, point de repos pour personne. Les mêmes brigades qui ont commencé l’attaque la poursuivent et l’achèvent. Mutilées, désunies, elles restent en première ligne. Les troupes de Pirch II, qui se sont épuisées contre Vandamme, vont se reformer hors du feu, en arrière de Bry. Leur place est occupée par une troupe fraîche de trois régimens d’infanterie et par la cavalerie de Jurgas. Déjà trente-neuf bataillons prussiens se sont jetés et usés dans Saint-Amand. De notre côté, la division Girard, qui a occupé le point saillant de l’attaque à l’extrême gauche, reste en première ligne contre un ennemi qui se renouvelle sans cesse. Dans cette lutte inégale, cette division a perdu son chef, le général Girard, atteint d’une balle au moment où pour la troisième fois il débouche au-delà du ravin. Les deux généraux de brigade sont blessés et mis hors de combat. C’est un colonel qui commande, Tiburce Sébastiani. Le tiers des hommes de cette division couvrent de leur corps les débris fumans du village ; mais en mourant le général Girard laisse à ses soldats son caractère invincible. Il tombe, et son esprit reste debout.

Dans le même temps, au centre, le village de Ligny était attaqué sur trois colonnes. Là les Prussiens ont vu, sous la fumée, une masse profonde s’élancer des hauteurs en face d’eux. C’est le 4e corps français dirigé par Gérard. Le côté du village qui se présente à lui n’offre qu’une longue ligne et comme une muraille continue et crénelée. L’abord en est plus difficile que celui de Saint-Amand. En outre deux batteries prussiennes sont placées aux deux extrémités de cette longue rue, qu’il faut prendre à revers. C’est principalement par les issues particulières de chaque maison que les nôtres pénètrent dans le village. Ce ne sont pas, comme à Saint-Amand, de vastes espaces ouverts où l’on peut se porter en masse et d’où les Français et les Prussiens se refoulent alternativement les uns après les autres. À Ligny, les troupes ont plus de points d’appui pour résister dans chaque enclos, et une fois maîtresses d’une partie du village, elles le sont plus longtemps. Pendant un carnage de trois heures, l’œil ne peut suivre la bataille dans l’intérieur des cours, des hangars, des masures. C’est au bruit de la mousqueterie, aux coups redoublés des haches sur les portes, au cliquetis des baïonnettes, mêlés de cris, d’imprécations et même de courts silences, comme dans une citadelle prise d’assaut, qu’il faut suivre les alternatives du combat et deviner quel est le vainqueur ou le vaincu.

Gérard a déjà tenté deux attaques par les deux extrémités du village et par le centre. Quatre bataillons de la division de Henckel sortent de leurs abris et se présentent à tous les débouchés ; ils appellent à eux leurs réserves, ils réussissent à se maintenir comme dans une vaste forteresse. Gérard renouvelle ses assauts, et cette fois il dirige ses principales attaques contre le centre et l’extrémité basse de Ligny, qu’il menace de tourner par sa droite. Les obusiers ont mis le feu au vieux château, l’incendie s’est rapidement propagé sur les toits de chaume attenant les uns aux autres ; mais les fortes murailles de ces masures de granit résistent à la flamme. Nos tirailleurs, cachés dans les blés, arrivent jusqu’aux haies, aux jardins, aux portes de derrière des maisons ; ils y pénètrent, les Prussiens se retirent dans l’intérieur. Une fois introduits au rez-de-chaussée de ces masures, les soldats ont le temps de s’assaillir corps à corps avant que les toits et l’étage supérieur ne s’effondrent et ne s’abîment sur eux. Pendant que la lutte se dérobe aux regards, les batteries sur les hauteurs prennent en écharpe, des deux côtés, les masses qui descendent, pour se joindre aux combattans, dans l’intérieur des rues incendiées. Une immense fumée s’élève du château de Ligny, qui s’écroule ; la flamme des toits de chaume brille de plus en plus vive sur la tête des combattans.

Les Prussiens ont repris la portion avancée du village ; la division de Jagow est venue soutenir celle de Henckel. Toutes deux essaient de déboucher. À l’issue, elles rencontrent des bataillons français serrés en colonnes. Tous font halte sans pouvoir se déployer dans cet étroit espace : les têtes de colonnes s’abordent et se fusillant à bout portant ; mais les Prussiens ont entendu la fusillade sur leurs derrières, ils sont tournés : fusillés en tête, mitraillés en queue, ils se rompent, ils s’éloignent. Les Français s’emparent du cimetière, ils y placent deux pièces de canon.

Ordre au général prussien Krafft de reprendre le village. Une artillerie de renfort le précède ; la huitième division marche après lui, celle de Langen. Six fois le 21e régiment prussien recommence ses attaques, toutes sont repoussées ; les Français restent maîtres de ce qui est à la droite du ruisseau. Le général Krafft envoie au chef de l’armée un de ses aides-de-camp ; il annonce que le village lui a échappé, qu’il va être rompu et rejeté en-deçà du Ligny. Réponse du général Gneisenau : Qu’on tienne encore une demi-heure !

Au même moment, le général Pirch Ier fait dire au maréchal Blücher que ses brigades sont écrasées, qu’en disputant Saint-Amand elles ont épuisé leurs munitions, même celles dont on a dépouillé les morts. Réponse : Que le deuxième corps se maintienne dans son poste ; qu’il attaque à la baïonnette.

Le moment est venu d’en finir. Pendant que Blücher a dépensé ses réserves, Napoléon a gardé les siennes. Certain de vaincre, il a déjà donné à sa garde l’ordre de se mettre en mouvement ; il trompe son adversaire par une retraite feinte de quelques troupes avancées de Gérard. Blücher croit à la défaite des Français ; il ordonne la marche de tous les bataillons disponibles sur Saint-Amand. Tandis que l’ennemi découvre ainsi son centre, Napoléon n’a plus qu’à frapper ; mais un incident l’arrête : cet étrange événement suspend tout ; il faut, jusqu’à ce qu’il soit éclairci, éloigner le moment de la crise.

Le général Vandamme vient d’apercevoir, en arrière de l’extrême gauche, un corps d’armée qui se dirige à grands pas sur le champ de bataille. Quelles sont ces troupes ? Sont-ce des Français ou des ennemis ? Le côté de l’horizon par lequel elles arrivent est formé d’une ligne de monticules qui ne permettent pas à la vue de s’étendre au-delà d’une petite lieue. Voyant cette armée si près de lui, le corps de Vandamme, incertain, étonné, a cédé une partie du terrain qu’il vient de conquérir ; la division Girard, plus exposée, s’est retirée plus loin encore. Vandamme fait dire que s’il n’est pas soutenu, il sera forcé de rétrograder vers Fleurus. Un aide-de-camp de Napoléon part au galop pour reconnaître le corps qui est en vue. Une heure après, l’incertitude a cessé. Les troupes qui se sont montrées un moment sur le rebord d’un bassin sont des troupes françaises. Napoléon le sait, il en a une connaissance certaine, et il ne donne aucun ordre pour attirer à lui ce renfort inespéré. Vingt mille hommes de toutes armes sont là sous sa main ; qu’ils fassent encore un pas dans la même direction, ils envelopperont la droite de l’armée prussienne. Déjà ébranlée, cette armée est perdue jusqu’au dernier homme ; mais pour cela il faut un mot, un seul de l’empereur. Ce mot n’est pas prononcé.

Ces troupes ne recevant aucune direction formelle de l’empereur, on les a vues bientôt faire volte-face, redescendre l’éminence, retourner sur leurs pas et disparaître. C’est la bonne fortune de Napoléon qui s’est montrée encore à lui comme dans ses plus beaux jours. C’est l’occasion de Marengo, d’Iéna, d’Eylau, de Bautzen, qui se présente d’elle-même sans être appelée. Il ne l’a pas saisie aux cheveux, elle disparaît. Est-il sage d’espérer qu’elle reviendra dans la même campagne ?

Durant cette attente, plusieurs heures ont été consumées sans résultats. La journée approche de sa fin ; il est huit heures. Il ne reste plus que quelques momens avant la nuit pour exécuter les projets du matin. Napoléon fait avancer cette formidable réserve que, depuis plusieurs heures, il tient suspendue, sans que l’ennemi ait pu savoir quel point elle menace. Douze bataillons de la garde à pied, toute la grosse cavalerie de Milhaud, c’est-à-dire huit régimens de cuirassiers, les dragons et les grenadiers à cheval de Guyot, forment cette réserve ; elle traverse la moitié du champ de bataille, et tout à coup elle se détourne et fond sur Ligny. En même temps les batteries de la garde rapprochent leur feu. Sous la protection de cette canonnade, le général Gérard lance la division Pécheux pour achever de déloger les Prussiens de la partie du bas village où ils se cramponnent encore. Les Prussiens voient sur leur gauche une colonne sortir de l’épaisse fumée. Le village de Ligny est tourné. Les cuirassiers Milhaud longent le chemin creux qui le borde ; ils s’élancent vers le ruisseau, qu’ils remplissent de morts. L’eau, déjà rouge de sang, disparaît sous les cadavres. L’ennemi se retire en carrés.

Cependant le maréchal Blücher, qui vient de porter lui-même ses réserves à son extrême droite, reconnaît qu’il s’est mépris, et que son centre est entamé. Aura-t-il le temps de repousser cette dernière attaque ? Des hauteurs de Saint-Amand, il se précipite vers Ligny avec trois régimens de cavalerie. Ces régimens viennent, à bride abattue, se rompre contre les colonnes françaises. Brisés trois fois, le vieux Blücher les rallie. Il se met à leur tête, il les ramène à la charge. Son cheval, blessé d’un coup de feu, l’entraîne quelques pas et se renverse mort sur lui. » Je suis perdu, Nostiltz ! » dit en tombant le maréchal Blücher à son aide-de-camp. Celui-ci met pied à terre et reste immobile auprès de son général. Les cuirassiers français passent au galop auprès d’eux sans les voir, car il faisait déjà obscur. Bientôt les cuirassiers sont ramenés par une dernière charge de lanciers prussiens. L’aide-de-camp eut peine à se faire reconnaître. Six cavaliers, descendus de cheval, emportent dans leurs bras le vieux maréchal presque sans connaissance. On le conduisit à deux lieues en arrière du champ de bataille, à Gentinnes.

Les historiens prussiens ne cachent pas à ce moment la détresse de l’armée prussienne. Les chefs de corps venaient eux-mêmes de toutes parts chercher des ordres. Obligés de céder le terrain, nul ne savait de quel côté se retirer. Abandonnerait-on la ligne d’opérations de Namur ? renoncerait-on à toutes les combinaisons qui avaient été formées ? Quelques-uns parlaient déjà de se retirer sous le canon d’Anvers. Le chef d’état-major Gneisenau mit fin à ces perplexités en ordonnant de changer la ligne d’opération et de faire retraite sur Wavres pour rejoindre les Anglais. Cet ordre audacieux, promptement obéi, relève l’espérance et le moral de l’armée ennemie. Vaincu, on se prépare à se venger de sa défaite.

Sur ces entrefaites, la nuit est arrivée. Il manque deux heures de jour pour s’emparer des fuyards et recueillir les résultats de la victoire. La garde impériale s’arrête sur les hauteurs, à quelques centaines de pas de Bry, que continuent d’occuper les troupes de Pirch. De rares feux de tirailleurs et d’artillerie se font encore entendre par intervalle, sur le plateau, dans la première moitié de la nuit, comme pour empêcher le vainqueur de dormir. Trop sûr d’avoir vaincu, Napoléon ne prend aucune mesure pour surveiller le mouvement des Prussiens et pénétrer leurs projets. Tout est mouvement, activité chez les vaincus ; tout est repos et sommeil chez les vainqueurs. Vandamme bivaque en avant de Saint-Amand, Grouchy en arrière de Sombref, qu’on laisse à l’ennemi, Gérard en avant de Ligny, Lobau en arrière ; Napoléon, de sa personne, quitte le champ de bataille et se retire au loin à Fleurus. On ne prévient pas même Ney, à l’aile gauche, du résultat de la journée, soit oubli, soit fatigue, soit qu’on attendît de plus grandes nouvelles pour le lendemain. Les résultats méritaient pourtant qu’on les fît connaître sans délai : l’armée ennemie en retraite, 10,000 morts, 8,000 hommes dispersés des contingens du Rhin, de Westphalie et de Berg, qui vont porter jusqu’à Louvain et Aix-la-Chapelle la nouvelle de la déroute des Prussiens ; seize pièces de canon seulement, il est vrai, et point de prisonniers, car on a refusé de se rendre, tant est grande l’animosité entre les deux armées, et de notre côté 6,800 tués ou blessés.

C’est une journée glorieuse qui s’ajoute à tant d’autres ; mais trois causes peuvent empêcher qu’elle ne porte ses fruits : premièrement le retard que l’on a mis à l’attaque, secondement l’occasion échappée, la fortune méprisée qui voudra se venger, les 20,000 hommes qu’elle a amenés sur le champ de bataille ayant été négligés et rendus inutiles. Ces deux fautes pourront encore être réparées, si l’on met une activité extraordinaire à poursuivre l’armée que l’on vient d’entamer ; mais, au lieu de cela, si, la croyant plus découragée, plus intimidée, plus affaiblie qu’elle ne l’est en effet, on lui laisse la nuit entière pour se remettre, cette illusion du vainqueur se paiera chèrement, et cette troisième faute, ajoutée aux deux autres, pourra les rendre irréparables.


VI. — MOUVEMENS ET CONTRE-MARCHE DU CORPS DE D’ERLON. — QUELLE EN FUT LA CAUSE ?

Ce fut longtemps une chose inexplicable que l’apparition soudaine du corps entier du général d’Erlon dans le voisinage du champ de bataille de Ligny. Napoléon paraît n’en avoir jamais connu la cause véritable. Trompé sur les faits, il n’a pas manqué de trouver là un nouveau sujet d’accusation contre le maréchal Ney. Suivant la version de Sainte-Hélène, ce maréchal, toujours le premier au feu, avait oublié la moitié de ses troupes, le corps de d’Erlon, à deux lieues en arrière ; il ne s’en était souvenu que lorsqu’il s’était trouvé lui-même aux prises avec l’ennemi. Alors il avait envoyé en toute hâte à ce corps l’ordre d’avancer ; mais il était trop tard, et c’était une des raisons pour lesquelles ces 20,000 hommes de d’Erlon s’étaient promenés, dans la journée du 16, entre les Quatre-Bras et Ligny, sans avoir été engagés nulle part : grand malheur assurément, qui ne serait jamais arrivé sans le trouble d’esprit où était le maréchal Ney depuis les événemens de 1814.

Cette fiction historique sur un fait si important, si facile à vérifier, a duré jusqu’au moment où le général d’Erlon a expliqué lui-même ce qui s’était passé. Malheureusement il ne l’a fait qu’en 1829, lorsque la fiction s’était déjà enracinée dans l’esprit des multitudes, et qu’il était déjà un peu tard pour la faire disparaître. Le général d’Erlon expliqua alors qu’il avait reçu du maréchal Ney, le vendredi 16 juin, vers onze heures ou midi, l’ordre de diriger son corps sur Frasnes et les Quatre-Bras. Immédiatement ses troupes, déjà sous les armes, s’étaient mises en mouvement en toute diligence. Pour lui, il les avait devancées à Frasnes. Là, il avait été rejoint par un aide-de-camp de Napoléon, le général Labédoyère. Celui-ci lui fit voir une note au crayon qu’il portait au maréchal, laquelle lui enjoignait de diriger son premier corps sur Ligny. Labédoyère prévint en outre le général d’Erlon qu’il avait déjà donné l’ordre d’exécuter ce mouvement et fait changer la direction des colonnes. Sur cet avis, d’Erlon avait pris la route indiquée, il avait porté ses troupes au canon de Saint-Amand, jusqu’à ce qu’il fût rappelé impérativement par le maréchal Ney, aux prises avec des forces triples, qui augmentaient à vue d’œil et menaçaient de l’accabler. Napoléon n’ayant rien fait pour attirer à lui le 1er corps, lorsque celui-ci touchait au champ de bataille, d’Erlon avait dû obéir à son chef immédiat et rejoindre le maréchal aux Quatre-Bras.

Du moins il avait pris sur lui de laisser à portée de Napoléon la division Durutte et trois régimens de la cavalerie Jaquinot ; mais l’empereur n’avait pas profité de ce détachement plus que du corps entier. Là aussi, les généraux avaient discuté vivement entre eux ; les uns voulant, avec le général Brue, que l’on se portât au canon et que l’on attaquât les Prussiens à revers et en queue, par Wagnelée, les autres que l’on se contentât de rester en observation et d’attendre les volontés de l’empereur. Ce dernier parti avait été adopté par le général Durutte, qu’une plus grande responsabilité alarmait. Ce détachement, qui eût pu être si utile, dut se contenter d’inquiéter l’ennemi de loin par quelques coups de canon. La nuit avait mis fin à ces démonstrations sans importance.

Telle est la vérité, bien loin, on le voit, de ce que se représentait Napoléon lorsqu’il écrivit les récits de Sainte-Hélène. Ce n’est pas le maréchal Ney qui a oublié ses troupes ; c’est un aide-de-camp de l’empereur qui a pris sur lui de détourner les colonnes en marche, et de les envoyer, au lieu des Quatre-Bras, à Villers-Peruin et Saint-Amand. Avait-il mission de changer leur mouvement ? Cela est plus que douteux. Apparemment la note au crayon portait que le maréchal Ney, après avoir refoulé les Anglais, détacherait son premier corps sur Ligny pour prendre à revers les Prussiens, et elle le laissait juge de ce qu’il y avait de possible dans l’accomplissement de cette instruction ; mais le général Labédoyère, dans la hâte excessive d’amener à Napoléon un appui, il est vrai, décisif, ne prenant conseil que de son zèle, avait fait exécuter lui-même le mouvement vers Ligny. Il avait par là enlevé à Ney la moitié de ses troupes, sans attendre que le maréchal fût prévenu et qu’il eût pu décider.


VII. — LES QUATRE-BRAS.

Qu’est-ce donc que cette position des Quatre-Bras, objet de tant de discussions et de reproches sanglans depuis bientôt un demi-siècle ? Voici l’exacte configuration des lieux. Au sortir des dernières maisons de Frasnes, éparses sur la hauteur, la grande route traverse une vaste plaine jusqu’aux Quatre-Bras, dont la ferme blanchit à une lieue, sur une petite éminence. Cette plaine est à peine ondulée en quelques endroits ; nulle part la moindre aspérité, le moindre obstacle ; çà et là une saignée dans les prés ; partout une terre grasse, noire, ou plutôt un seul champ de labour. À une distance de 1,500 mètres l’une de l’autre, de grosses fermes aux toits bas qui s’élèvent du milieu des blés : sur la gauche, Pierrepont ; au centre, Gémioncourt ; à droite, le village de Pyraumont. Aujourd’hui la monotonie de ce terrain n’est interrompue par aucune grande végétation. En 1815, un taillis nommé le bois de Bossu bordait en partie la gauche de la route pavée. Depuis que le champ de bataille est devenu, par un don public, le domaine du duc de Wellington, il a fait extirper le bois, qu’il a changé, comme le reste, en terres à blé. Au-delà de la ferme de Gémioncourt, un petit ruisseau stagnant, le seul que l’on rencontre, et plus loin, à une demi-lieue, les Quatre-Bras. Ce n’est point un village, mais un groupe de quelques fermes aux quatre embranchemens des routes, sur Charleroi, Nivelles, Bruxelles et Namur. Comme ce point d’intersection est plus élevé que le reste de la plaine, on y arrive en montant par ces quatre tronçons de route, et, plus loin, le même plateau se déroule, les mêmes vastes bassins s’étendent. Ce n’est qu’à trois quarts de lieue plus loin que les nappes de terrain commencent à se rompre et à s’encadrer d’éminences et de collines jusqu’au défilé de Génappes, au pont de la Dyle, où commencent ces larges ondulations qui se prolongent au loin dans la direction de Waterloo. La position de ce champ de bataille n’avait par elle-même aucune force particulière : mais il est vrai que la rencontre des routes lui donne une grande importance stratégique. C’était, ai-je dit, le point où se concentrait l’armée anglaise ; c’était aussi sa ligne de communication avec l’armée prussienne.

Nous avons laissé le 16 juin, à onze heures et demie, le maréchal Ney à ses avant-postes de Frasnes, au moment où l’ordre lui parvient de se diriger sur les Quatre-Bras. Il transmet sur-le-champ à ses deux chefs de corps, Reille et d’Erlon, l’ordre de mouvement. Déjà les dispositions sont indiquées pour s’avancer jusqu’auprès de Génappes ; quelques bataillons devront même se risquer plus loin sur la route de Bruxelles.

Sur ces entrefaites, le général Girard, détaché vers Fleurus, avait annoncé que les Prussiens occupaient encore ce bourg à dix heures du matin, et qu’ils continuaient à s’avancer sans obstacles. Sur cet avis, le général Reille, qui se voit débordé par sa droite et en arrière, hésite à se compromettre davantage. Il tient ses troupes rassemblées et sous les armes ; mais, pour les porter en avant, il attend l’effet de cette nouvelle sur le maréchal Ney, et il demande un second ordre, tant il est vrai que les lenteurs que Napoléon avait mises à attaquer les Prussiens se communiquaient à toute la ligne. Les meilleurs généraux considéraient le mouvement en avant de la gauche, sous Ney, comme nécessairement subordonné à un mouvement analogue de la droite, sous Napoléon. Ney renouvelle son ordre à Reille, et cette gauche, retenue si longtemps par l’immobilité de la droite, aborde enfin l’ennemi sur les hauteurs de Frasnes. Les forces de Ney se composaient alors de 15,750 hommes d’infanterie, 1,865 cavaliers, total : 17,615 combattans, 38 pièces de canon. Le prince d’Orange, qu’il avait en tête, ne pouvait lui opposer que la division hollando-belge de Perponcher, 6,832 hommes et 16 bouches à feu.

L’inquiétude que venait d’éprouver le général Reille n’était pas étrangère à Ney. Il ne crut pas devoir s’engager tête baissée, dès la première heure, tant que le canon de Napoléon ne se fit pas entendre sur sa droite. Voilà ce qui explique sa marche circonspecte en commençant l’attaque, et pourquoi il ne tira pas immédiatement un plus grand parti de sa supériorité de forces. Ajoutez que le prince d’Orange, avec beaucoup de présence d’esprit, montrait dans toutes les directions d’assez fortes têtes de colonnes. Il en avait au débouché du bois, il en avait sur la route de Nivelles, sur celle de Sombref. Par là il réussit à faire croire que des masses débouchaient de tous les points de l’horizon. Si le maréchal Ney eût su ce que nous savons aujourd’hui, nul doute qu’il n’eût cruellement puni le prince d’Orange d’une telle dissémination de ses troupes : il les aurait percées et rompues, il aurait occupé le point d’embranchement des routes ; mais quel eût été le grand résultat de cette occupation ? Aurait-il pu se maintenir aux Quatre-Bras ou dépasser ce point sans être enveloppé ? Dans tous les cas, si ce fut une faute d’avoir voulu marcher dès les premiers pas trop à coup sûr, on verra bientôt qu’elle a été exagérée, dénaturée, jusqu’à en changer entièrement le caractère

À mesure que Ney s’avance, précédé d’une ligne de tirailleurs, le prince d’Orange reploie ses postes et cède lentement le terrain. À droite, la division Bachelu marche contre le village de Pyraumont ; à gauche, le bois de Bossu est attaqué par le général Foy, dont le nom ne brillait encore que d’un éclat militaire. Il devait plus tard nous subjuguer par cette singularité d’un vieux soldat qui met au-dessus de la faveur de son chef l’ambition de la liberté. La division Jérôme est en réserve. Ney avait ainsi profité habilement des lieux pour appuyer ses deux ailes, formées de son infanterie, là où elles pouvaient trouver un soutien, dans le bois, les fermes, le village ; mais il avait réuni au centre sa nombreuse cavalerie, parce que là le terrain est ouvert et qu’elle pourra s’élancer sans nul obstacle sur des plans inclinés. Quant à l’ennemi, surpris, pressé par le temps et la nécessité, il n’a d’autre plan de bataille à ce moment que de jeter au plus vif du feu les troupes à mesure qu’elles arrivent, hors d’haleine, au rendez-vous.

Déjà, à trois heures moins un quart, le prince d’Orange aperçoit les colonnes anglaises qui se pressent de l’atteindre au pas de course. Ce sont les trois brigades d’infanterie de la division Picton ; elles rétablissent l’égalité du nombre. Cette division se déploie promptement sur deux lignes, en avant de la route de Sombref, pour tendre la main aux Prussiens. Presque en même temps arrive le duc de Wellington ; il est suivi de la brigade de cavalerie légère hollando-belge. Après Picton arrivent le duc de Brunswick et son corps, ce qui élève les forces ennemies à 18,090 fantassins, 2,000 chevaux, 28 pièces de canons. La supériorité du nombre a déjà passé du côté de l’ennemi.

Les Belges soutinrent le premier choc, et voici ce que des témoins oculaires racontent à ce sujet : ils disent que les chevau-légers, dès qu’ils débouchèrent, se formèrent pour attaquer. Un régiment français, des chasseurs de Piré, marche au pas au-devant d’eux. On vit de loin s’avancer les Français, non comme pour une attaque, mais plutôt comme dans une parade. Le sabre baissé et pendant, ils tendaient les mains aux Belges, et dès que l’on fut à portée de la voix, ils leur crièrent de venir dans leurs rangs, qu’ils y seraient bien reçus, qu’ils étaient anciennement amis, qu’ils avaient servi ensemble en Espagne, sous les mêmes généraux et dans le même corps, et ils appelaient par leurs noms ceux qu’ils reconnaissaient. Plus on était proche, plus les instances redoublaient. On en vint ainsi à se toucher ; mais, au lieu de se rendre à ces instances, les Belges commencèrent à sabrer. Alors les Français, d’anciens amis qu’ils étaient, devinrent de furieux ennemis. Chacun se choisit un adversaire, et, comme on était déjà presque mêlé, on se prit corps à corps. Cette première rencontre fut terrible, mais elle dura peu. Culbutés, écharpés, les Belges s’enfuient en désordre au-delà du champ de bataille. Ils y laissent en morts et en blessés une bonne partie des leurs.

Pendant qu’aux deux ailes l’infanterie de Reille gagne du terrain, la cavalerie légère au centre continue ses charges le long de la grande route. Le duc de Brunswick, à la tête de ses lanciers, fond sur les colonnes françaises. Il est rejeté sur son infanterie au bas de la route de Nivelles. Comme il essayait bravement de rallier ses troupes, il est tué d’une balle qui lui traverse le corps. Son cheval l’emporte au loin, sans vie, penché sur l’arçon, au milieu de la seconde ligne. À sa suite, la cavalerie légère de Piré pénètre jusque dans les Quatre-Bras ; les têtes de colonnes tourbillonnent à la croisée des routes. Les cavaliers brandissent le sabre sous le feu nourri des highlanders, embusqués derrière les haies et les fossés.

Ney soutient ce succès par la grosse cavalerie de Kellermann, qui vient de le rejoindre. À la vue de ces cavaliers, les carrés anglais se forment ; ce sont d’abord ceux du 44e et du 42e régiment. Picton les appuie des carrés de sa division et de ceux des gardes. Trois régimens anglais achèvent de fermer la trouée, le 32e, le 79e le 95e. Disposée en échiquier, cette infanterie est en partie cachée par les blés ; mais des lanciers français viennent intrépidement planter en terre les hampes de leurs lances, en guise de jalons, sur le front des bataillons ennemis, à peu de distance des baïonnettes ; l’escadron charge en prenant la flamme de la lance pour point de direction. Les tirailleurs anglais se retirent ; ils vont se coucher à terre à l’abri des baïonnettes croisées de leur régiment. Les batteries françaises qui leur sont opposées se taisent. On entend le bruit sourd des pas des chevaux à travers les sillons, sur la paille foulée.

Ce fut comme un prélude des grandes charges de cavalerie qui devaient se renouveler le surlendemain au milieu du plateau de Mont-Saint-Jean. Les étrangers ont comparé ces attaques d’escadrons à des faucons et des éperviers qui épient et saisissent le moment de fondre d’en haut sur leur proie. À peine un escadron a-t-il été repoussé par les feux convergens, un autre se précipite sur la même face du carré ; mais le plus souvent ce même assaut rencontre le même obstacle : la tête de colonne, après avoir essuyé le feu, se brise et dévie sur la droite ou sur la gauche. Les divisions qui galopent sur ses pas suivent le même mouvement. Après avoir passé et repassé dans les intervalles des carrés en absorbant leurs feux, la cavalerie va se reformer et reprendre haleine. Aussitôt les batteries muettes recommencent à tonner, jusqu’à ce que les escadrons s’ébranlent de nouveau.

Ainsi se succèdent ces flots de fer, sans pouvoir entamer les épaisses murailles de l’infanterie ennemie. C’est en quelque sorte le combat inégal des armes blanches des anciens et des armes de jet des modernes, et il semble que la formation particulière de l’armée anglaise entra pour beaucoup dans le résultat. Les historiens de ces guerres n’ont pas assez remarqué[10] que la ligne anglaise, lorsqu’elle se préparait à recevoir un choc, se doublait et se formait sur quatre rangs, au lieu de deux. Je ne puis m’empêcher de croire que cette disposition augmenta sa force de résistance dans le choc, soit que l’infanterie ainsi formée ait plus de feux réservés, soit plutôt que le quatrième rang, même sans tirer, ajoute à la confiance et à la solidité des trois premiers[11].

Cependant le maréchal Ney est vainqueur à ce moment sur toute la ligne. Aux deux ailes, son infanterie a pénétré jusque sur les routes de Nivelles et de Sombref ; au centre, la cavalerie a fait de terribles ravages. Deux régimens anglais, le 42e et le 44e réunis, ne forment plus qu’un bataillon. Le corps hollando-belge a été culbuté, la ferme Gémioncourt occupée : il est cinq heures ; mais à ce moment arrivent par la route de Bruxelles le reste des brigades de Kempt et de Parck, par celle de Nivelles deux brigades d’infanterie de la division Alten et deux batteries. Ce renfort porte l’armée anglaise à 26,238 hommes, quarante pièces de canon. Ney est réduit toujours au même effectif, car Kellermann a comblé à peine le nombre des morts. Encore dans quelques instans vont déboucher par la chaussée de Nivelles les batteries de Lloyd et de Cleeve : elles donneront à l’ennemi la supériorité d’artillerie qui lui manqué.

C’est alors que le colonel Laurent apprend à Ney que son premier corps a été détourné ; peu d’instans après, nouvelle dépêche de Napoléon, datée de deux heures : « Le sort de la France est entre vos mains. » Presque immédiatement cette dépêche est suivie d’une troisième, plus pressante, qu’apporte le colonel Forbin-Janson. Ainsi les ordres de l’empereur pleuvent sur Ney à mesure qu’il lui est plus impossible de les exécuter. Napoléon agit à ce moment en homme qui a trop tardé à donner ses ordres. Il les renouvelle, il les multiplie, comme si par là il regagnait le temps perdu.

Le duc de Wellington vient de recevoir une nouvelle division entière, celle de Cook. Elle élève maintenant ses forces à 31,643 hommes, dont une grande partie de troupes fraîches, et soixante-huit canons. Ney n’a toujours que ses 20,000 hommes, déjà harassés par six heures de combat, et dont il faut défalquer les blessés et les morts.

En présence de cette marée montante d’ennemis et de ces ordres répétés, de plus en plus pressans, de Napoléon, que l’on se figure ce qui se passa dans l’esprit du maréchal Ney, lorsqu’appelant à soi le corps de d’Erlon, qu’il attendait de minute en minute, le chef d’état-major Delcambre lui asséna cette réponse : que le corps tout entier a été dirigé à plus de deux lieues et demie, qu’il ne faut plus compter sur ces 20,000 hommes formant la moitié de ses troupes ! C’est là un de ces momens où un caractère de fer peut être ébranlé. Il est constant qu’à cette nouvelle le maréchal Ney fut saisi d’un violent désespoir. Au milieu des boulets qui ricochaient autour de lui, il s’écria : « Vous voyez ces boulets ; je voudrais qu’ils m’entrassent tous dans le corps. » Et ce qui causa ce désespoir à un pareil homme, ce ne fut pas la nécessité où il pourrait être de faire quelques pas en arrière jusqu’à Frasnes, ce fut la crainte de laisser ouverte à l’ennemi la voie de communication des Quatre-Bras à Sombref ; car non-seulement il ne pourrait porter à l’empereur le concours que celui-ci demandait, mais il allait se trouver en péril de le laisser accabler par l’intervention de l’armée anglo-belge. Au lieu du détachement français qui devait apporter la victoire décisive à Ligny, Napoléon verrait donc déboucher sur sa gauche les colonnes anglaises, belges, hollandaises, dont Ney allait être impuissant à arrêter le débordement. Ney sentit alors qu’il serait responsable d’un immense désastre. Il aperçut le 16 comme une sorte de Waterloo dont il serait le Grouchy. Ce sombre pressentiment ne fit que redoubler son énergie ; il dit à Kellermann : « Mon cher général, il faut ici un grand effort ; il faut enfoncer cette masse d’infanterie ; il s’agit du salut de la France. Partez ! Je vous fais soutenir par toute la cavalerie de Piré. »

Kellermann, à la tête de ses cuirassiers, charge sur la route qu’enfile une batterie anglaise : il perce plusieurs lignes ; mais la route est bientôt couverte des cadavres des assaillans. Ce grand effort a été inutile. La charge se rompt. Kellermann, dont le cheval a été tué, reste quelque temps à la merci des ennemis. Il leur échappe, à pied, en se suspendant aux mors des chevaux de deux de ses cuirassiers.

Le soleil se couchait ; la victoire est arrachée aux nôtres au moment où leurs têtes de colonnes abordaient sur trois points la chaussée de Namur. Le duc de Wellington profite enfin de son immense supériorité numérique ; il prend l’offensive. L’infanterie de Foy, de Bachelu, de Jérôme, se retire lentement du bois, de Gémioncourt et de Pyraumont. La cavalerie la couvre au pas. Au débouché du bois de Bossu, les régimens des gardes anglaises tentent d’inquiéter la retraite. Ils sont chargés et contenus.

Ney se retire, mais pas à pas, et seulement quand la nuit est arrivée ; encore ne cède-t-il que le terrain qu’il a conquis ; il se retourne pour peu que l’ennemi devienne importun. Pas à pas et fièrement il ramène ses troupes, jusque-là victorieuses, dans ses positions du matin, sur ces mêmes hauteurs de Frasnes. Ses avant-postes s’arrêtent à une demi-portée de fusil de l’ennemi et retiennent un lambeau du champ de bataille. Quant aux Anglais, ils n’osent poursuivre plus loin l’avantage de la dernière heure, contens d’avoir repris ce qu’ils avaient perdu.

Les troupes du général d’Erlon ne rejoignent que vers neuf heures, lorsque tout est fini ; elles relèvent celles de Reille, qui passent en seconde ligne. Toute la nuit, Ney montra une vigilance admirable ; il y eut, dans les ténèbres, une fausse alerte, causée par la rencontre de deux patrouilles, et les deux armées coururent aux armes. Le silence du reste de la nuit ne fut plus interrompu que par le feu des vedettes françaises au moindre mouvement de l’ennemi, ou par l’arrivée des renforts anglais, composés surtout de cavalerie.

Ainsi s’était terminé ce combat acharné des Quatre-Bras. Il avait coûté 4,000 hommes aux Français, près de 5,000 aux Anglo-Belges. Il s’agissait pour les deux chefs d’empêcher que l’un d’eux ne portât son appui à la grande bataille rangée qui se livrait le même jour, au même moment, à deux lieues et demie de là, dans les champs de Ligny. Wellington avait promis à Blücher d’arriver à temps pour le soutenir. Ney, sans rien promettre, avait reçu l’ordre de se rabattre avec une partie de ses forces sur Ligny, si la chose était possible. Après neuf heures de combat, Ney est obligé de céder ; mais il met deux heures pour se replier sur Frasnes. Avec vingt mille hommes, il oppose un mur d’airain à l’armée anglo-hollandaise : il empêche le duc de Wellington de tenir sa parole, quand c’est sur cette parole qu’a été engagée la bataille de Ligny ; il empêche qu’un seul homme de l’armée anglaise aille rejoindre l’armée prussienne, quand cette jonction était toute la combinaison des généraux ennemis. Il cède les Quatre-Bras, mais il les cède quand ce terrain n’a plus aucune importance pour l’ennemi, et que le rassemblement des deux armées anglaise et prussienne sur ce point est devenu impossible. Il donne neuf heures à Napoléon, non-seulement pour vaincre, mais pour profiter de la victoire, sans inquiétude sur ses flancs, sans souci du concours du duc de Wellington, seul en champ clos avec les Prussiens, ayant encore en réserve tout le corps de Lobau, qui n’avait pas tiré un coup de fusil, toute la division Durutte et la cavalerie Jaquinot, laissées presque sous sa main par d’Erlon en se retirant. Voilà ce que Ney a fait ce jour-là. Ces services insignes devaient-ils être transformés en opprobres ? Plaise à Dieu qu’une faute de ce genre soit commise le surlendemain, et que la droite fasse le 18 ce que la gauche a fait le 16 ! Dans ce cas, Waterloo sera un Austerlitz.

Voulait-on qu’avec ses vingt mille hommes postés en rase campagne autour des Quatre-Bras, Ney détruisît en détail d’abord le corps du prince d’Orange, puis la division de Picton, puis le corps du prince de Brunswick, puis la division Cook, en un mot tout le corps de bataille du duc de Wellington, pour se rabattre sur l’armée de Blücher et la détruire à son tour ? Il y a des historiens qui sont allés jusque-là, et c’est le plus grand nombre. D’autres ont reproché même à Ney de ne s’être pas emparé avec un de ses escadrons du duc de Wellington, du prince d’Orange et du général Perponcher. Mieux vaudrait reprocher à ce maréchal de n’avoir pas tenu à lui seul la campagne contre les armées coalisées.

Encore une fois, ce que l’on pouvait raisonnablement attendre du maréchal Ney, c’est qu’il fît tête à l’armée anglaise et qu’il l’empêchât de rejoindre les Prussiens. Voilà le but. Peu importe, pour l’atteindre, qu’il fût placé en-deçà ou au-delà, ou par le travers de l’embranchement des routes. Ce n’était pas d’occuper tel plateau qu’il s’agissait, c’était de rompre la combinaison des ennemis. Il importait assez peu que Ney ne fût pas sur la chaussée, pourvu qu’il empêchât l’ennemi d’y passer. Mais l’artifice de l’imagination a été de faire croire que le moyen, c’était le but, que tout consistait à occuper la croisée des chemins, et que si on n’était pas placé à tel endroit, le résultat était manqué ; comme si les Quatre-Bras eussent été une forteresse, un camp, la clé de la position. Exemple frappant de la facilité que l’on a de faire prendre aux hommes, et même aux générations, l’ombre pour l’objet, le moyen pour le but, l’apparence pour la réalité !


VIII. — RETRAITE DES PRUSSIENS. — D’OÙ VINT L’INACTION DE NAPOLÉON DANS LA MATINÉE DU 17 ? INSTRUCTIONS DONNÉES AU MARÉCHAL GROUCHY.

Les deux ailes de l’armée française passèrent la nuit à deux lieues et demie l’une de l’autre, à Ligny et à Frasnes. Napoléon était revenu coucher à Fleurus, loin des bruits importuns du champ de bataille. Dans les anciennes campagnes, il n’eût pas manqué de bivaquer à Ligny, au milieu des carrés de sa garde. Là pas un mouvement de l’armée ennemie ne lui eût échappé ; il eût été à moins d’un quart de lieue de Bry, c’est-à-dire des masses prussiennes qui y étaient refoulées. À minuit, il eût entendu l’arrière-garde décamper à la suite des corps de Ziethen et de Pirch. S’il ne voulait pas poursuivre cette armée à outrance, que ne la tenait-il au moins sous ses yeux ? Ses regards auraient pu voir à travers les ténèbres dans lesquelles elle s’enveloppe. À Fleurus, il en sera tout autrement : trop éloigné, il n’apprendra rien que par intermédiaire, et sans doute ce sera trop tard pour agir ou même pour se décider. Il ne saura rien que par de lents rapports, qui ne sont pas même demandés. Aussi, lorsque le maréchal Grouchy vint le soir au quartier-général chercher des instructions, il ne put obtenir aucun ordre positif, excepté celui d’envoyer la cavalerie de Pajol et la division Teste sur la route de Namur. C’était la direction précisément opposée à celle que prenaient les Prussiens.

Chose nouvelle pour Napoléon que ce tranquille sommeil de Fleurus ! Il devait lui être funeste, car la disposition d’une armée victorieuse à s’endormir après la victoire est naturelle ; elle devient insurmontable pour peu que le général en chef la partage. Les vainqueurs sont enclins à dormir parce qu’ils sont aussi fatigués que les vaincus, et de plus ils n’ont rien à craindre. Au contraire les vaincus ont alors une activité fiévreuse ; la peur les éperonne et les empêche de fermer les yeux. Cette incroyable torpeur a été surtout condamnée par ceux qui en ont le plus profité. « Napoléon, disent-ils, se souvint trop alors de l’empereur et trop peu du général des guerres d’Italie. »

La nuit du 16 au 17 ne profita ainsi qu’à l’ennemi ; mais il sut en tirer un bien grand avantage, et l’on peut dire que c’est pendant cette longue nuit d’inertie que la fortune commença à se lasser et à passer des Français dans le camp opposé. Pendant que tout repose du côté des Français, tout est en mouvement chez les Prussiens. Le premier et le second corps se retirent par Tilly, ils y bivaquent quelques heures, s’étendant jusqu’à Gentinnes et Mellery, où le maréchal Blücher porte son quartier-général. L’arrière-garde ne sort de Bry qu’à minuit. Le jour était levé lorsque le 3e corps, celui de Thielmann, se déroba de Sombref en une seule colonne à moins de mille pas de nos avant-postes, qui semblèrent ne pas l’apercevoir. Ce corps arrive à Gembloux à sept heures ; voyant qu’il n’est pas poursuivi, il s’y repose jusqu’à deux heures après midi.

Ces mouvemens s’opèrent avec un tel ensemble, ils sont si peu entravés que l’ennemi a le temps d’en faire disparaître toutes les traces. Quand enfin on songea à poursuivre les Prussiens, on ne put ramasser ni un chariot, ni un débris de caisson, ni un prisonnier, ni un blessé, ni trouver un seul indice de la marche qu’ils ont suivie. Cette armée de 80,000 hommes toute sanglante, que l’on croyait dispersée, se rallie à travers les grandes plaines de Marbais, et maintenant elle chemine à grands pas, effaçant derrière elle ses vestiges. Lorsque le vainqueur s’éveilla, les éclaireurs, envoyés tardivement, ne donnèrent aucune nouvelle certaine ; le général Pajol, que l’on avait envoyé sur la route de Namur, ramassa avec ses coureurs quelques pièces d’artillerie. Cela même servit à tromper sur la direction que suivait l’ennemi. On verra plus tard combien l’idée de le chercher du côté de Namur, qui s’empara dès lors de l’esprit de Napoléon et de celui du maréchal Grouchy, eut de funestes conséquences.

L’histoire détaillée des guerres serait stérile pour l’intelligence, si dans les grands mouvemens des armées on ne voyait pas tout dépendre du travail secret de l’esprit des généraux. Le principal enseignement, c’est d’assister au conseil intérieur qu’ils tiennent en eux-mêmes, et lorsqu’il s’agit d’hommes tels que Napoléon, il est certain que, s’ils tombent dans l’inertie, cela vient de certaines erreurs d’esprit auxquelles le génie lui-même n’échappe pas. Ici deux causes expliquent l’inaction de Napoléon après la victoire : premièrement l’habitude qu’il a prise de regarder comme détruits tous ceux qu’il a frappés. Déjà il voit en imagination les Prussiens dispersés regagner les bords de la Meuse et du Rhin. Aussi dès le soir de Ligny il cesse de les croire redoutables, et il leur fait à peine l’honneur de compter avec eux. Voilà pourquoi il mit une si inconcevable incurie à les poursuivre. Cette première erreur est fortifiée par une seconde, le peu de cas qu’il fait de son adversaire. Il croit que le vieux maréchal Blücher ne se départira pas de la stratégie vulgaire et surannée des généraux autrichiens, laquelle lui conseille de faire retraite prudemment et méthodiquement sur ses renforts, par la Meuse. Il se refuse à penser que cet ancien général de hussards, comme il l’appelle, aura l’audace de s’improviser une nouvelle ligne d’opération par Louvain, Maestrich. En un mot, Napoléon agit comme s’il avait affaire à la vieille école d’Alvinzi ou de Wurmser. Il ne voulut pas reconnaître que Blücher avait appris quelque chose à l’école de Napoléon. On allait retourner contre lui les leçons de son propre génie, et il ne s’en apercevait pas : grave faute, la plus grave de toutes dans un chef, il se méprenait sur le caractère, le dessein de son adversaire, et, cette idée fausse se communiquant aussitôt à son lieutenant, c’était là une source de dangers, un principe de ruine, si l’on n’y remédiait pas à temps par quelqu’une de ces lueurs soudaines, qui à d’autres époques avaient éclairé tant de ténèbres plus épaisses encore.

Pour celui qui cherche à observer la succession des idées de Napoléon, il est important de savoir quelle a été la première instruction donnée par lui le matin du 17. Dans sa lettre au maréchal Ney, il pense que l’armée anglaise est en retraite. On occupera sans difficulté les Quatre-Bras ; il faut compléter les munitions, rallier les soldats isolés, faire rentrer les détachemens. Tel est l’emploi qu’il veut faire de la dernière journée qui lui est accordée avant Waterloo ; par où l’on voit qu’il était bien loin de l’idée de livrer ce jour-là une seconde bataille malgré ce qu’on lit à ce sujet dans les relations dictées par lui plusieurs années après.

Ce même matin du 17, le maréchal Grouchy vient au quartier-général de Fleurus demander des ordres, car il prévoit qu’il sera chargé de poursuivre les Prussiens, et déjà cette responsabilité lui pèse. Sans lui donner aucun ordre, Napoléon monte en voiture et l’emmène avec lui sur le champ de bataille de Ligny. Les embarras du chemin obligent Napoléon à monter à cheval. Il arrive sur les lieux à neuf heures, et depuis ce moment jusqu’à midi aucune résolution, mais de longs silences, des revues dans les prairies de Saint-Amand, souvent immobile, et toujours le maréchal Grouchy à ses côtés, muet, attendant ses instructions. Il semble que Napoléon lui-même attendît d’avoir pris un parti auquel il ne s’est pas encore arrêté. Les deux armées ennemies sont séparées par une défaite. À laquelle s’attachera-t-il d’abord ?

La même incertitude qu’il a montrée la veille au matin assiége encore son esprit. Pour la dissimuler à lui-même et aux autres, il se prodigue devant les soldats, rangés sans armes devant leurs bivacs. Il les loue sur ce qu’ils ont fait ; il les encourage à ce qui reste à faire ; il remarque avec éloge que pour un cadavre de Français, il y en a cinq de Prussiens. Il fait relever les blessés, il visite, il améliore les ambulances : soins excellens, s’ils ne prenaient un temps qui devait être employé à sauver un empire. À Saint-Amand, il met pied à terre. Un cercle de généraux se forme autour de lui, un long entretien commence, et parmi tout cela rien qui concerne la guerre, mais des paroles emportées, étrangères à ce qu’on a sous les yeux : les nouvelles de Paris, les débats des chambres, l’opposition des libéraux, en qui il voit les anciens jacobins, et déjà des menaces, des accusations contre eux, comme si c’étaient là les ennemis les plus proches, les plus dangereux, profitant ainsi du bivac pour exhaler ses ressentimens, jusque-là contenus, contre la liberté, et reprendre le ton du vieil empereur. Il passe à accuser les factions de l’intérieur le peu d’instans que la fortune lui laisse encore pour se défaire des ennemis du dehors. Cependant les heures s’écoulent, et Grouchy, toujours cloué sur ses pas, ébloui ou stupéfait, et n’osant interrompre !

Marque infaillible des hommes ou des partis qui vont tomber. Grands ou petits, vous les reconnaîtrez tous à ce signe. Leur esprit cherche à se distraire ; ils se dérobent ; ils vont à d’autres objets. La crise est là, le gouffre est ouvert : ils y sont déjà plongés ; mais ils ne le voient pas, ou ne veulent pas le voir. Ils détournent, par des propos étrangers, leurs yeux, leurs pensées, leur imagination, de ce point noir qui grossit. Quand cela arrive, dites que ces hommes, ces partis se livrent eux-mêmes, car leur inertie volontaire, demain ils l’appelleront fatalité.

Ces lenteurs, ces temporisations échappent au soldat, que la vue du chef et sa familiarité au bivac après la victoire remplissent d’enthousiasme ; mais une inaction si extraordinaire frappe les généraux, que les défaites des années précédentes ont ébranlés dans leur superstition pour la fortune de l’empereur. Ils attendaient des ordres de mouvemens ; ils s’étonnent de ces conversations étrangères à la guerre. Même le fidèle Drouot s’attriste ; il soutient que l’on aurait pu, ce jour-là, arriver à Bruxelles, et quel n’eût pas été l’effet d’une prompte occupation de la capitale ! Quelques-uns murmurent tout bas. Gérard, Exelmans sont de ce nombre ; leur impatience éclate, et ils se confient entre eux leur surprise. « Est-ce ainsi que l’on avait fait la guerre dans les campagnes heureuses ? Où était la décision, la rapidité, le génie foudroyant qui ne laissait respirer ni les vainqueurs ni les vaincus ? On avait rompu précédemment les coalitions, on avait battu l’ennemi lorsqu’il était trois contre un à Castiglione, deux contre un à Eckmühl, à Ratisbonne ; mais comment cela ? Par des prodiges d’activité, par des coups impétueux, par des marches forcées, par des combats de jour et de nuit, qui avaient rétabli l’inégalité au profit du petit nombre. Maintenant on avait à faire à plus de deux cent mille ennemis, et on leur laissait, avec l’avantage du nombre, celui de la décision et des manœuvres, car il ne fallait pas se dissimuler que la veille on avait perdu six heures en attaquant à trois heures au lieu de neuf. En ce moment, la même faute était répétée et aggravée. Toute la nuit et la moitié du jour avaient été perdus déjà, soit que l’on veuille se rejeter sur les Anglais, ou forcer les Prussiens à recevoir une seconde bataille, comme Beaulieu après Montenotte. Ce n’était pas ainsi que procédait l’ennemi ; il ne s’endormait pas sur les dangers. Déjà il avait échappé, dans sa fuite, aux Français, et sans doute la victoire de Ligny, restée infructueuse, sera bientôt à recommencer. On voyait bien que l’ennemi avait appris de nous à se comporter sur un champ de bataille ; mais nous, l’avions-nous oublié ? »

Cela n’était encore prononcé que tout bas par quelques-uns. Vandamme, irrité des critiques que lui avait values son attaque de Saint-Amand, alla plus loin. Il lui arriva de dire : « Napoléon n’est plus l’homme que nous avons connu ; » mais à ce blasphème presque tous répondaient que l’on avait envoyé aux nouvelles du côté des Anglais et des Prussiens, que l’on ne pouvait marcher à l’aveugle, que le maréchal Ney avait ajouté à toutes ses fautes de ne pas envoyer de dépêches (ce qui était inexact). On n’avait pas reconnu à Saint-Amand la vigueur ordinaire de Vandamme ; son impatience était du mécontentement. D’ailleurs, sitôt que les reconnaissances donneront quelque nouvelle, la décision du chef se fera connaître. On pouvait être sûr qu’elle ne tarderait pas.

Voilà comme on trompait les heures dans les bivacs de Saint-Amand, de Ligny. Cette sourde inquiétude des esprits dans une armée si passionnée, si raisonneuse, n’était pas le moindre inconvénient d’une si longue inaction.

Cependant l’ennemi n’avait éprouvé aucune de ces tergiversations. Dans le même temps que Napoléon était en proie à ces incertitudes, le maréchal Blücher, à peine relevé de cheval, avait ouvert la journée du 17 par cet ordre du jour à son armée : « Je vous conduirai immédiatement à l’ennemi ; nous le battrons, car c’est là notre devoir, » et il marchait à ce rendez-vous. Vers dix heures du matin, Ziethen et Pirch, par Vilroux et Mont-Saint-Guibert, avaient atteint Wavre. Thielmann avait été rejoint à Gembloux par Bulow, qui arrivait de Liége, n’ayant pris aucune part à la bataille de Ligny. Son corps était de 30,000 hommes. Il faisait plus que combler les vides de l’armée prussienne, qui maintenant, toute rassemblée, impatiente de venger sa défaite, allait concentrer à Wavre une masse de 90,000 combattans. C’étaient 10,000 de plus qu’à la bataille de Ligny.

À quel moment Napoléon s’est-il enfin décidé à faire poursuivre cette armée par une masse considérable de ses troupes ? Rien n’importe plus que ce détail. Si l’on s’en tient à la relation dictée par lui à Sainte-Hélène, il faut vraiment admirer l’art avec lequel il a dissimulé dans le récit le moment de la journée où il a chargé le maréchal Grouchy de la mission qui a rendu son nom tristement immortel. Dans les lignes qui précèdent, c’est à la pointe du jour que le général Pajol s’est mis en marche, c’est à la pointe du jour que le maréchal Ney a reçu son ordre ; puis tout à coup viennent ces mots qui frappent pour la première fois l’attention : « Le maréchal Grouchy partit avec le corps de cavalerie d’Exelmans et le 3e et le 4e corps d’infanterie pour appuyer le général Pajol et suivre Blücher l’épée dans les reins. » Qui ne croirait, d’après l’habile contexture de ce récit, que le maréchal Grouchy a reçu son commandement et qu’il est parti presque à la pointe du jour, ou du moins à six ou sept heures du matin, puisqu’il appuie le général Pajol, lequel est bien réellement parti dans les premières heures du jour avec une division de cavalerie légère et la division d’infanterie Teste, du 6e corps ? Or il est certain que le tissu de ce récit, tout habile qu’il est, ne peut résister à l’évidence des faits.

C’est à midi seulement, et non pas à la pointe du jour, que le maréchal Grouchy a reçu, avec le commandement de 33,000 hommes, l’ordre de poursuivre les Prussiens. On venait d’apprendre par le général Exelmans qu’il avait aperçu une arrière-garde du côté de Gembloux. C’est dans cette direction que devra marcher l’aile droite française pour atteindre Blücher. Il est certain que le maréchal Grouchy aperçut dès le premier instant la difficulté de la tâche dont il était si tardivement chargé. Il en fut effrayé, il voulut la refuser. Je tiens de la personne[12] à laquelle il a répété ses propres paroles qu’il s’élança aux pieds de l’empereur et lui dit : « Sire, donnez ce commandement au maréchal Ney, et prenez-moi avec vous. — Non, lui répondit Napoléon, j’ai besoin de Ney avec moi. »

Alors le maréchal Grouchy insista avec anxiété sur les difficultés presque insurmontables de sa mission ; il en était accablé d’avance. Il opposa que l’armée prussienne était partie à minuit, qu’on lui avait ainsi laissé prendre une avance de douze à quinze heures. Pouvait-il espérer de regagner sur elle ces deux marches ? On ignorait encore dans quelle direction se retirait le gros de l’armée, et comme il était question de chercher les Prussiens du côté de la Meuse, Grouchy ajouta qu’il était trop dangereux de s’éloigner à ce point du corps principal formant la gauche française. D’ailleurs les troupes n’étaient point encore rassemblées. Les soldats, comptant que la journée était finie, avaient démonté leurs fusils pour les laver. Que de temps ne faudrait-il pas avant que les hommes fussent réunis et qu’ils se missent en marche ! On ne pourrait s’ébranler qu’à deux heures, peut-être à trois. Dans cet intervalle, on achèverait certainement de perdre toute trace des Prussiens.

Ces représentations furent exprimées avec une sorte de véhémence qui étonna chez un homme ordinairement si soumis. Elles déplurent par tout ce qu’elles renfermaient de vrai. Napoléon ferma l’entretien par un mot amer qui ne souffrait pas de réplique : « Voulait-on lui donner des leçons ? » Il ne restait plus à Grouchy qu’à obéir. Il réunit son corps d’armée, composé du 3e corps (Vandamme), du 4e corps (Gérard), de la cavalerie d’Exelmans et de cent bouches à feu. Quand les troupes purent se mettre en marche, il était entre deux et trois heures, comme Grouchy l’avait prévu. L’armée prussienne s’était retirée par Tilly et par Gembloux. Il y avait un avantage immense à poursuivre par la route de Tilly, puisque ainsi on restait plus près de Napoléon, et en communication certaine avec lui. On prit au contraire la route de Gembloux, qui était la plus divergente. La raison de cette préférence se montrera bientôt.

Chose qui semble d’abord extraordinaire, le corps d’armée du maréchal Grouchy mit sept heures à faire de Sombref à Gembloux le chemin que le corps du général Thielmann avait fait en quatre heures. On accuse le temps pluvieux, un orage, les chemins défoncés, et il est vrai que cette route n’était pas pavée. Quand Grouchy arriva à Gembloux, la nuit était noire, et il avait perdu toute trace du général prussien. Déjà fort inquiet, il s’arrêta, jeta des escadrons dans la direction de Wavre, et surtout de Pervez. Cet infortuné général tâtait de tous côtés les ténèbres, et il ne saisissait aucun indice, car il les cherchait principalement où il ne pouvait les trouver. Le plus grand malheur, c’est qu’une idée erronée s’était enracinée dans son esprit. Il croyait que le projet de Blücher était de prendre à dos l’armée française par un mouvement concentrique de la gauche prussienne sur Namur, Fleurus et peut-être Charleroi. Il s’attendait à voir l’armée prussienne revenir sur la ligne d’opérations des Français et les couper de la Sambre. Obsédé de cette idée malheureuse, il ne cédait qu’à regret au peu d’indices que les choses lui montraient.

Comme il voyait faux dans l’esprit de l’ennemi, et qu’il lui attribuait des intentions directement contraires à celles qui s’exécutaient, il était impossible qu’il rachetât par la sûreté de ses marches, par la rapidité de ses mouvemens, l’immense faute de Napoléon, et cette avance de quinze heures donnée à l’armée de Blücher. Le lieutenant ne pouvait ainsi qu’aggraver l’erreur du chef. Dans le même temps que Grouchy marchait dans la direction de Wavre, il se figurait que le danger viendrait du côté opposé, c’est-à-dire de Namur. Comment, dans une telle perplexité, aurait-il pu faire un mouvement prononcé, énergique ? Les troupes étaient alourdies par la difficulté des chemins, le général était arrêté par une idée erronée qui l’enchaînait pour ainsi dire à chaque pas, et il s’arrachait comme malgré lui des champs de Ligny et de Fleurus. Il cherchait dans les ténèbres l’ennemi sur sa droite ou sur ses derrières, du côté de Pervez, pendant qu’il aurait fallu au contraire appuyer sur sa gauche pour se rapprocher tout à la fois et de l’armée française et de l’armée prussienne.

Après tout, c’est la pensée du chef qui donne aux troupes la sûreté, la rapidité, et leur fait faire des miracles. Si cette pensée est lumineuse, les troupes ont des ailes ; si elle est incertaine, les cavaliers eux-mêmes sont appesantis et ne peuvent se mouvoir. Les mêmes chemins sont bons pour les uns, mauvais pour les autres, suivant le génie qui les mène. Au fond de tout désastre militaire, il y a une grande erreur d’esprit : ne cherchez pas d’autre fatalité.

Dans cette mission, déjà rendue presque impossible par tant de retards, quelle instruction positive a reçue le maréchal Grouchy ? C’est sans doute un général plein de bravoure et de bonne volonté, mais il peut être au-dessous de sa tâche, il le craint du moins. Et qu’a-t-on fait pour l’éclairer, le rassurer, le diriger dans cette profonde nuit où il se trouve abandonné à ses seules lumières ? Napoléon a partagé d’abord l’illusion que les Prussiens se retiraient par Namur sur la Meuse, et l’on ne voit pas qu’il ait rien fait pour détruire cette idée dans le maréchal Grouchy. Lorsque ce général pressait ses instructions dans cette nuit inextricable de Gembloux, qu’y trouvait-il ? L’ordre de poursuivre les Prussiens : rien de plus ; mais dans quelle direction les chercher de préférence ? Quelle peut être l’intention du général ennemi ? De quel côté était, sinon le certain, au moins le probable ? C’est là que Grouchy aurait eu besoin d’être guidé par les lumières supérieures de Napoléon ; mais sur tout cela Napoléon l’a livré à lui-même, sans lui donner aucune impulsion, aucune lueur pour s’orienter au milieu des incertitudes croissantes qui vont l’assaillir.

Il est vrai que, selon les relations de Sainte-Hélène, l’ordre aurait été donné à Grouchy de se tenir sur une ligne intermédiaire entre l’armée française et l’armée prussienne. Or c’est là ce que le maréchal Grouchy a nié péremptoirement, avec une persistance, un acharnement singulier jusqu’à la fin de sa vie, dans cette foule d’écrits, de notes de tout genre, où il n’a cessé de protester contre les récits de Sainte-Hélène. J’ai vu des notes manuscrites dont le maréchal couvrait ses livres ; il revient constamment sur ce point : « que l’ordre donné le 17 était uniquement de poursuivre les Prussiens, qu’on les croyait en retraite sur la Meuse. Je ne sache pas, ajoute-t-il dans les confidences qu’il semble se faire à lui-même, que je pusse poursuivre les Prussiens et me lier avec l’empereur. »

Le maréchal Grouchy ne sort pas de là ; toute sa vie il a répété la même chose avec une insistance qui a tous les caractères de la conviction et de la vérité, et il faut avouer que l’on ne trouve aucune trace d’une instruction de l’empereur sur cette ligne intermédiaire qui semble être une idée imaginée après l’événement, car les ordres subséquens ont été conservés : ils autorisent la marche sur Wavre et sont en pleine contradiction avec cette instruction prétendue qui aurait assigné la direction de Mont-Saint-Guibert. C’est sous les yeux mêmes de l’empereur et avec son assentiment que la route divergente de Gembloux a été choisie. Pourquoi Napoléon a-t-il laissé Grouchy s’engager de ce côté ? Que ne l’a-t-il arrêté ? Pourquoi ne lui a-t-il pas fait prendre la route de Bry à Tilly ? Les communications se seraient liées d’elles-mêmes ; mais c’est dès le point de départ, à Sombref, que les deux ailes se sont trouvées profondément séparées par l’angle le plus ouvert. Napoléon a tout vu, il a tout approuvé. Est-ce à lui maintenant de rejeter sur un autre la responsabilité de ce choix malheureux entre deux directions, l’une proche, l’autre éloignée ? Telles sont les explications que le maréchal Grouchy a répétées sous mille formes au sujet de ce premier faux mouvement qui a engendré tous les autres.

Il est une autre preuve que l’ordre de marcher sur une ligne intérieure n’a pas été donné[13] : c’est qu’un général aussi soumis que le maréchal Grouchy, qui, dans sa détresse, ne demandait qu’une instruction, une parole de son chef pour s’en couvrir, n’eût certes pas manqué de suivre la ligne intermédiaire, si cela lui eût été formellement commandé. Il ne s’éloignait qu’à regret, avec effroi, de Napoléon. Combien l’ordre de s’en tenir rapproché l’eût débarrassé d’un lourd fardeau !


IX. — RETRAITE DU DUC DE WELLINGTON SUR MONT-SAINT-JEAN.

On s’étonne que deux armées de 100,000 hommes, séparées seulement par une distance de deux lieues, puissent, après deux grandes batailles, ne rien savoir l’une de l’autre. Il est néanmoins incontestable que le duc de Wellington ignora toute la nuit le résultat de la bataille de Ligny. Le matin, ne recevant aucune nouvelle, il examinait l’horizon ; il vit au loin une vedette française sur la route par laquelle auraient dû arriver les Prussiens. Il envoie un détachement de hussards en reconnaissance, et il apprend ainsi que les Prussiens sont en pleine retraite sur Wavre et que Napoléon est resté immobile dans Ligny.

Cette nouvelle lui est confirmée par une seconde dépêche du maréchal Blücher (la première avait été interceptée). Aussitôt le duc de Wellington prévient le maréchal Blücher qu’il va se retirer sur Waterloo. Il s’y arrêtera, il y acceptera la bataille le lendemain 18, pourvu qu’il puisse compter sur le concours de deux des corps de l’armée prussienne. Cet engagement pris, le général anglais, avec toutes ses forces maintenant rassemblées, n’avait plus d’autre but, en continuant d’occuper les Quatre-Bras, que de gagner encore quelques heures ; par là il laisserait au général prussien cette journée entière et, s’il se pouvait, la matinée du lendemain pour achever son mouvement et venir le rejoindre en avant de la forêt de Soignes, où tous deux comptaient ressaisir l’occasion perdue à Ligny.

De son côté, le maréchal Ney était dans la même ignorance que le duc de Wellington. Il envoya à l’empereur le général Flahaut, resté avec lui depuis la veille. Il demandait avec instance des nouvelles de la bataille. Cette réponse arriva, elle semble incroyable. « Je crois cependant, écrit le major-général Soult, vous avoir prévenu de la victoire que l’empereur a remportée. » Ainsi l’on ne se rappelle pas à l’état-major général si l’on a donné avis à l’aile gauche de la victoire de l’aile droite !

Tant que dura cette incertitude sur ce qui s’était passé à Ligny, le maréchal Ney laissa ses troupes sous les armes, immobiles, sur les hauteurs de Frasnes, et véritablement pouvait-il faire autre chose ? Si Napoléon, comme il était probable, avait gagné la bataille, quelle raison y avait-il pour Ney d’attaquer seul l’armée anglaise, tout entière en ligne ? Il n’y avait aucun avantage à se commettre seul avec elle. Plus cette armée s’arrêtait aux Quatre-Bras, plus elle courait risque d’être détruite par la double attaque de l’empereur et de Ney. Au contraire, si la bataille de Ligny avait été perdue, et si l’aile droite française se retirait, fallait-il que la gauche courût à une destruction certaine en se plaçant aveuglément, dès la pointe du jour, au milieu de 200,000 ennemis victorieux ? Ce sont là les motifs par lesquels s’explique l’inaction du maréchal Ney dans la matinée du 17.

Enfin les premières colonnes de Napoléon parurent, mais seulement à deux heures. Elles auraient pu facilement être rendues de Ligny aux Quatre-Bras à sept heures du matin, et c’est là encore une occasion où les relations de Sainte-Hélène, courant au-devant des reproches, pour empêcher que Napoléon ne fut accusé de cette nouvelle perte de six heures, se hâtent d’en accuser le maréchal Ney. Comme si ce n’était pas au corps le plus éloigné à se mettre le premier en marche, pendant que celui qui était aux Quatre-Bras était réduit à attendre ! Mais le temps passé à Ligny en parades inaccoutumées se faisait cruellement regretter ; la faute devenait flagrante, il fallait la rejeter sur un autre. Ney fut encore une fois chargé de ce fardeau. On l’accusa le 17, comme on avait fait le 15 et le 16. Napoléon pourtant était le premier moteur, c’était de lui que partait l’impulsion ; la lenteur de ses mouvemens engendrait la lenteur de ses lieutenans. Voilà ce qu’il n’a jamais voulu reconnaître.

Le duc de Wellington donne l’ordre de se replier sur Waterloo. Pendant que ses troupes défilent autour de lui, il se couche sur la terre, le visage couvert de ses dépêches, et semble dormir. L’infanterie se retire de onze heures à onze heures et demie. Ce mouvement est masqué par la cavalerie, qui reste immobile sur deux lignes étendues, parallèles à la route de Namur. À l’approche des troupes de Napoléon, ces deux grands rideaux se replient en trois colonnes sur la route de Bruxelles. Elles sont suivies de près et harcelées par la cavalerie légère du général Subervie. La journée était brûlante, le ciel pesant. Une de ces pluies diluviennes, fréquentes dans les étés de Belgique, vint à tomber. En quelques momens, les grasses terres que l’on traversait furent changées en marécages. Les chevaux s’abattaient sur les genoux ; à chaque pas, la poursuite devenait plus difficile. D’ailleurs ce n’était pas la retraite d’une armée ébranlée qui refuse le combat, c’était le mouvement d’une armée qui va de sang-froid chercher son champ de bataille, depuis longtemps étudié et préparé.

La cavalerie française s’acharnait sur ses pas des deux côtés de la route, les lanciers de Subervie en tête, les cuirassiers de Milhaud sur les flancs. Les fantassins avaient peine à avancer, et pourtant ils firent le double du chemin de Grouchy ce jour-là, sans doute parce qu’ils marchaient sur une route pavée, mais aussi parce qu’ils savaient clairement où ils allaient.

Au passage du défilé à Génappes, l’arrière-garde anglaise, serrée de près, se retourne. Lord Uxbridge déploie sur le plateau, en travers de la route, la grosse cavalerie de Sommerset et de Ponsonby. Les nôtres débouchent de la longue rue étroite et serpentante de Génappes ; ils rencontrent ce mur de cavaliers. Le 2e régiment de lanciers était en tête, il opposa une forêt impénétrable de lances au 7e de hussards anglais et au 1er des gardes. Le colonel Sourd acquit dans cette mêlée une renommée populaire par un exemple peut-être unique de vigueur : blessé et amputé du bras droit, il remonte une heure après à cheval et continue de conduire la charge. Une batterie française mit fin à ce combat de cavalerie. Depuis ce moment jusqu’à l’entrée du champ de bataille de Waterloo, l’armée française sembla plutôt escorter que poursuivre l’armée anglaise : on cessa de la harceler, comme il arrive à l’approche du moment décisif ; mais, en atteignant la Belle-Alliance, Napoléon voulut s’assurer si c’était là le terrain choisi par l’ennemi. Les cuirassiers de Milhaud se forment comme pour charger, quatre batteries d’artillerie légère ouvrent le feu. Les Anglais y répondent par cinquante ou soixante pièces de canon. Ils s’arrêtent : c’était la position de Waterloo.

Il était six heures du soir ; le temps manquait pour attaquer cette armée. Napoléon a dit qu’il eût voulu avoir ce soir-là le pouvoir de Josué, pour arrêter de deux heures le cours du soleil. Ce pouvoir, il l’avait eu le matin, dans les champs de Ligny ; maintenant il était trop tard pour regretter de n’en avoir pas fait usage.

Dans cette soirée, le duc de Wellington reçoit la réponse de Blücher : « Je n’arriverai pas seulement avec deux corps, mais avec toute mon armée ; bien entendu que, si les Français ne nous attaquent pas le 18, nous les attaquerons le 19. » Sur cette assurance, le duc de Wellington établit son quartier-général au gros bourg de Waterloo, à une demi-lieue en arrière de son front de bataille ; Napoléon, dans la petite ferme du Caillou, au-dessus du hameau de Maison-le-Roi. Cette masure devait être le dernier de ses bivacs.


X. — NUIT QUI PRÉCÈDE LA BATAILLE.

La journée du 17 juin vient de se terminer. La première moitié a été entièrement perdue pour les Français. Du côté des ennemis, les mêmes momens ont été employés avec une ardeur fiévreuse par les Prussiens. Leur armée a été portée comme sur des ailes de Bry à Mont-Saint-Guibert, de Sombref à Wavre ; ils y bivaquent maintenant à l’entrée de la nuit.

Quel usage fera Napoléon des derniers momens qui lui restent ? Ils sont bien courts ; mais peut-être suffiront-ils encore, s’il trouve une de ses inspirations accoutumées, ou seulement s’il pénètre enfin le projet des ennemis. Retiré dans la ferme du Caillou pendant que la pluie tombe par torrens et que les soldats allument leurs feux de bivac, tout dépend de ce qui se passe à ce moment dans ce puissant esprit. Napoléon, dans cette nuit suprême, n’appréhenda qu’une chose : sa seule crainte fut que les Anglais ne profitassent des ténèbres pour décamper et se dérober à ses coups en passant la forêt de Soignes, car alors ils iraient faire leur jonction avec les Prussiens sous les murs de Bruxelles. Ils l’attendraient au débouché de la forêt, retranchés et rassemblés au nombre de 180,000 hommes. Comment les attaquer dans cette position au sortir du défilé ? Il le faudrait pourtant, sous peine de laisser aux Russes, aux Autrichiens, aux Bavarois le temps de passer le Rhin et de se saisir de la France, vide de soldats.

Telles furent les seules inquiétudes de cette dernière nuit. Napoléon n’admit pas un seul moment que Blücher pût avoir l’insigne témérité de faire, en avant de cette forêt de Soignes, une marche de flanc pour tomber sur sa droite dans les champs de Planchenoit et de Frichermont. Toutes les fois qu’il interrogea sur sa droite l’horizon, il ne soupçonna, il ne pressentit, il ne vit aucun danger de ce côté-là. Ainsi le seul point qui le menaçait fut le seul qui ne lui inspira aucune crainte. Cependant ce ne fut pas un sommeil tranquille comme à la veille d’Austerlitz ou d’Iéna, Napoléon ne put dormir. À une heure du matin, il sortit à pied avec celui devant lequel il se contraignait le moins, le général Bertrand. Il marcha sur la route jusqu’aux grand’-gardes ; la pluie continuait de tomber à flots. Jamais soldats, à la veille d’une bataille, ne passèrent une nuit plus difficile, sans vivres, sans abri, couchés dans une boue liquide, ou, ce qu’il y avait de pis, dans les seigles trempés d’eau ; mais la fatigue était plus forte que tout le reste, et les deux armées, harassées par la faim, les marches ou les combats des journées précédentes, étaient profondément endormies. Un silence solennel régnait au loin ; l’horizon semblait tout en feu sur la ligne des bivacs. Napoléon prêta l’oreille ; il entendit le bruit d’une cavalerie en marche. Cela renouvela la crainte que les Anglais ne se retirassent ; mais des déserteurs qu’on lui amena et d’autres rapports diminuèrent cette inquiétude. Rassuré, il regagna avant le jour la ferme du Caillou.

Tout allait ainsi au gré de ses vœux. Il n’est qu’un seul reproche qu’il eût pu adresser alors justement à la fortune : c’est de ne lui avoir pas envoyé, pendant cette reconnaissance de nuit, une de ces illuminations soudaines qui, en d’autres circonstances, lui avaient fait voir si clair dans les projets de l’ennemi. En effet que d’indices qui l’eussent frappé et éclairé infailliblement à d’autres époques de sa vie ! La lenteur calculée de la retraite du duc de Wellington, la précipitation effrénée de celle de Blücher, la ligne d’opérations de celui-ci abandonnée sur la Meuse, preuve certaine qu’il va rejoindre l’armée anglaise ! En d’autres temps, ces signes auraient été pour l’empereur autant de traits de lumière ; mais, puisqu’au contraire il a fermé les yeux à toutes les lueurs qui pouvaient le sauver, il faut bien reconnaître dans cet aveuglement les ténèbres soudaines qui s’amassent dans l’esprit de l’homme le plus clairvoyant, lorsque son moment approche et que la fortune veut en finir avec lui.

Certainement, lorsqu’il prit son quartier-général, à sept heures du soir, à la ferme du Caillou, il était bien tard pour remédier aux fautes commises, et pourtant qui peut dire que cela était impossible, s’il avait enfin deviné la pensée de l’ennemi ? Il eût assiégé Grouchy de ses instructions, de ses prévisions ; sa grande affaire eût été de se lier à lui par des communications certaines, incessantes ; or, dans cette dernière nuit Grouchy n’a pas reçu de Napoléon une seule ordonnance, une seule dépêche, une seule parole ! Il est vrai que, d’après les relations de Sainte-Hélène, Napoléon a envoyé à Grouchy deux officiers, l’un à dix heures du soir, l’autre à quatre heures du matin ; mais ces assertions sont-elles exactes ? Plusieurs les nient, et voici les motifs de leur incrédulité : ces deux officiers n’ont jamais été vus par Grouchy ; personne n’a jamais pu indiquer leurs noms. Les ordres qu’ils sont censés avoir portés ne se retrouvent pas inscrits sur le registre de l’état-major. Bien plus, dans les dépêches qui ont suivi, Napoléon ne fait aucune mention de ces ordres qu’il aurait donnés pendant la nuit. Il n’insiste pas sur l’exécution, il ne la rappelle pas même, contre l’usage invariable en pareilles circonstances ! De tout cela, plusieurs historiens, en particulier M. le colonel Charras, induisent que les dépêches dont il n’y a aucune trace, qui prescrivaient à Grouchy de détacher 7,000 hommes sur la gauche, n’ont jamais existé. Elles semblent avoir été imaginées après l’événement. Dans tous les cas, il est évident, par la faiblesse même de ce détachement de 7,000 hommes, que la pensée du mouvement en masse que préparaient les Prussiens n’entra pas sérieusement dans l’esprit de Napoléon. Il ne le crut pas possible ; il ne fit rien de décisif pour l’empêcher ou seulement pour s’en assurer. Après tout, on doutait fort que le choc eût lieu le lendemain ; c’est peut-être là ce qui explique le mieux qu’aucune grande mesure n’ait été prise pour une bataille suprême à laquelle on ne croyait pas encore.

En effet, tandis qu’une division de cavalerie anglaise allait déjà jusqu’à Ohain, au-devant des Prussiens, leur ouvrir le champ de bataille, Napoléon méprisait d’éclairer sa droite à l’approche du défilé de Lasnes. Au moment où les bivacs français se formaient, le major prussien de Falkenhausen les observait déjà, à peu de distance, sur les hauteurs. Il peut compter à son aise ces feux tranquilles. Il court informer le maréchal Blücher. Il raconte la sécurité du chef de l’armée française, l’imprévoyance de ces bivacs, qu’aucune précaution n’a été prise à l’entrée du défilé et du bois de Paris, qu’assurément une attaque de ce côté n’a pas été prévue. Une seule patrouille française a été rencontrée le matin vers Maransais. Le major Witowsky confirme ces nouvelles par un récit semblable, et elles fortifient Blücher dans le projet de jeter toute l’armée prussienne ou au moins trois corps vers le bois de Frichermont, sur le flanc de l’armée française.

Ainsi les Anglais occupent seuls Napoléon : il néglige le reste ; mais rien n’est encore perdu pour cela. Même sans attirer à lui Grouchy, même sans envoyer aucune instruction nouvelle, il lui reste encore une possibilité de vaincre. Lui qui a tant de fois percé les ténèbres, s’il pressent enfin, au lever du jour, ce qui s’amasse sur sa droite, il profitera en toute hâte des derniers momens qui lui sont accordés : il devancera à tout prix l’arrivée et l’attaque des Prussiens. La journée du 18 commence.

La pluie a cessé, le ciel s’éclaircit vers cinq heures. C’est un dernier sourire de la fortune, et comme un signe qu’il faut se hâter. Pourquoi attendre davantage le soleil d’Austerlitz, puisqu’il refuse de paraître ? Il suffit qu’il fasse jour. Napoléon, pressentant le danger, ne se laissera retarder par aucune considération tirée de l’indécision du temps, des terrains détrempés, de la difficulté de mouvoir l’artillerie, genres d’observations que ne manquent jamais de faire les inférieurs, et qui disparaissent devant la nécessité d’une volonté inflexible. Qu’il se souvienne seulement de lui-même. N’a-t-il pas vaincu à Dresde par une pluie battante, à Eylau malgré la neige qui aveuglait son armée ? À Iéna, en octobre, n’a-t-il pas commencé la bataille avant le jour, au milieu d’un brouillard impénétrable où il se faisait éclairer à la lueur des torches ? Si la pluie doit éteindre les feux de l’infanterie, comme à la journée de la Katzbach, ce sera à l’avantage de l’assaillant et de l’arme blanche. D’ailleurs à ce moment même le corps de Reille, parti de Génappes dans la nuit, vient d’arriver. Il se forme le premier sur le champ de bataille, sans consulter l’état du terrain. Ce que ce corps a fait après avoir marché trois heures, les autres peuvent le faire plus aisément. Dans tous les cas, la nécessité commande ; il n’y a plus à délibérer. Une seule chance reste : il dépend de Napoléon de la saisir. Pour cela, les troupes sortiront de leurs bivacs dès qu’il fera grand jour ; il attaquera à sept heures, ou au moins à huit heures du matin.

Mais au contraire, trompé par une fausse confiance, aveuglé pour la première fois et jusqu’au dernier moment, s’il croit n’avoir pas besoin de compter avec le temps, si, après avoir perdu la matinée du 16, du 17, il perd encore celle du 18, s’il croit pouvoir attendre que le soleil disperse les nuages, que la pluie s’éloigne, que la terre soit séchée, qu’aucun obstacle ne l’empêche de vaincre, ce pourra être le dernier délai qui lui sera accordé. De ces deux chances qui se présentent encore à Napoléon, voyons laquelle il va choisir.


XI. — ORDRE DE BATAILLE DES DEUX ARMÉES. — PLAN DE NAPOLÉON.

Avec la nuit s’est dissipée la dernière inquiétude de voir les Anglais refuser le combat. Les premiers rayons du jour, le 18 juin, les montrent immobiles dans leur position de la veille. Napoléon en éprouve une vive joie. Il promène de nouveau ses regards sur le champ de bataille. En découvrant sur sa droite, à l’est, en pleine lumière, ce terrain découpé, ravineux, montueux, boisé, il ne soupçonna pas plus que la veille qu’un péril pût être caché dans ces étroits défilés qui de ce côté fermaient l’horizon. Cependant vers dix heures un régiment de hussards prussiens, sous le major Lutzow, s’approchait déjà en silence de la lisière du bois de Frichermont. Ils remplacèrent les avant-postes anglais sans rencontrer un seul homme pour les inquiéter ou les surveiller. Ils étaient là à une portée de canon de l’armée française, et l’idée qu’il y eût quelque chose à craindre des Prussiens n’entrait encore dans l’esprit de personne. Si une seule brigade de cavalerie eût été envoyée pour éclairer cette direction, elle aurait bientôt immanquablement révélé la présence du corps de Bulow, car son avant-garde à ce même moment gravissait déjà les rampes opposées des hauteurs de Saint-Lambert ; mais ce fut la même sécurité chez les nôtres que le soir précédent. Napoléon, certain du succès, ne fit pas même reconnaître cet ennemi qui était déjà caché sur ses flancs, tant il dédaignait ceux qui devaient lui porter le dernier coup ! Il semblait alors, non pas seulement les mépriser, mais les oublier.

Un peu auparavant, pendant que l’empereur déjeunait, le maréchal Ney était accouru ; il vient de parcourir les avant-postes ; il annonce, dès le seuil, que l’occasion a échappé, que les Anglais se retirent. Si l’on tarde un seul instant, ils vont se dérober, et la forêt de Soignes les couvrira bientôt. Napoléon ne partage ni cette crainte ni cette impatience ; il a mieux vu que son lieutenant, il lui répond qu’il est maintenant trop tard pour les Anglais et qu’il ne leur reste qu’à livrer bataille. En cela, il ne se trompait pas : mais comme si en ce moment ses lumières mêmes devaient servir à l’aveugler, il trouva dans cette certitude une raison de temporiser encore. On remarqua qu’il se plut à préciser mathématiquement devant ceux qui l’entendaient les chances de la journée. Elles étaient, suivant lui, de quatre-vingt-dix sur cent pour la victoire ; il n’y en avait pas dix contre : encore est-il certain que dans ces dix chances contraires il ne fit entrer pour rien l’intervention des Prussiens sur le champ de bataille. C’est à peine s’il devait y croire lorsqu’il la verrait de ses yeux.

La confiance de l’armée n’était pas moindre que celle du chef. Soixante-dix mille Français conduits par Napoléon et par Ney se sentaient une supériorité certaine sur 80,000 ennemis, dont 40,000 seulement étaient de vieilles troupes et le reste formé en partie de landwehrs. Jamais on n’avait été plus sûr de vaincre, et c’est là sans nul doute (bien plus que le mauvais temps) ce qui fit encore une fois différer la bataille ; car il y eut dans cette matinée deux ordres du jour de Napoléon très différens l’un de l’autre. D’après le premier, l’armée sera prête à attaquer à neuf heures du matin, et chacun sera à ce moment précis dans la position indiquée la veille au soir. Un second ordre du jour, distribué un peu plus tard aux chefs de corps, éloigne de beaucoup le moment de l’action ; celui-ci prescrit que l’armée soit rangée en bataille à peu près à une heure après midi, et l’attaque commencera aussitôt. Entre ces deux ordres d’attaque, il y a une différence de quatre heures, et la cause en est la sécurité complète qui s’était emparée des esprits après que les Anglais n’avaient fait aucun effort pour échapper au combat. Du reste, ni l’une ni l’autre de ces instructions ne fut exécutée à la lettre ; probablement elles furent remplacées toutes deux par des ordres donnés de vive voix.

On chercha longtemps quelque habitant du pays pour servir de guide à Napoléon. Un paysan qui s’était enfui comme tous les autres dans les bois revint le matin à Planchenoit ; il se rendait à l’église. car c’était un dimanche. Des généraux l’envoyèrent à Napoléon, qui le garda près de lui sur les hauteurs de Rossomme. Cet homme des champs resta à cheval la journée entière à côté de lui, dans les stations diverses qu’il occupa pendant la bataille. Pour rassurer ce paysan, Napoléon lui dit : « Parlez-moi, mon ami, avec franchise, comme si vous étiez avec vos enfans ; » et le voyant interdit, il lui donna de son tabac, il le questionna sur les villes qu’il avait vues dans sa jeunesse. Plus tard, il le réprimanda et lui reprocha de baisser la tête sous les boulets, ce qui pourrait faire croire de loin que l’empereur était atteint, ajoutant qu’on ne les évitait ni debout ni couché. Ce paysan remarqua que Napoléon donnait ses ordres à ses aides-de-camp avec une grande douceur ; dès qu’il osa parler, il nomma les villages voisins à mesure que l’empereur les montrait de la main, à gauche, parmi des ravins, les clochers en aiguilles de Braine-la-Leud, de Merke-Braine, à droite Planchenoit, Lasnes, Ohain, et à travers le feuillage bronzé des taillis, sur une hauteur, Chapelle-Saint-Lambert, qui n’éveillait alors aucun soupçon.

Le champ de bataille[14] où la destinée du monde allait se décider était alors bordé de forêts au nord et au nord-est comme un vaste champ clos. Un vallon séparait les deux armées ; elles occupaient en face l’une de l’autre des hauteurs à peu près parallèles dans la direction de l’est à l’ouest ; la chaîne de collines où étaient placés les Français formaient une ligne légèrement convexe et enveloppait le côté opposé. La partie la plus élevée de ces deux lignes parallèles est à leur milieu, en sorte que les deux extrémités, plus basses, sont cachées l’une à l’autre ; les deux ailes de la même armée ne peuvent s’apercevoir. Les points culminans sont coupés par la grande route qui se déroule presque perpendiculairement à la position sur les hauteurs, en suivant les ondulations du sol. Du côté des Anglais, le bord du plateau était marqué dans son étendue par un chemin creux, capable de mettre à l’abri le front de leur armée. En avant de cette sorte de fossé, le terrain se relevait brusquement en une vive arête ou escarpement difficile à gravir, surtout au centre. Au-dessous de cette crête prolongée étaient trois postes, comme des forts détachés en avant de la ligne ennemie. Le premier, à l’extrémité de notre gauche, était le château d’Hougoumont, vaste tour carrée flanquée de granges et d’étables, environnée de bois, de vergers, de jardins et d’enclos ; le second, au-dessous du centre, est la grande ferme de la Haie-Sainte, à mi-côte du ravin, sur le bord de la route ; une cour fermée de hauts murs, une vaste porte surmontée d’une sorte de créneau la précède ; le jardin, en terrasse, la défend par derrière ; vers la droite, la vallée est fermée par le village de Smohain et le château de Frichermont ; il fait le pendant du château d’Hougoumont, à l’extrémité opposée.

Ainsi un long plateau profondément ondulé, revêtu d’une crête, au-dessous du plateau, parmi de larges bas-fonds, trois forteresses rustiques, Hougoumont, la Haie-Sainte, Smohain, cet espace planté à gauche de taillis, partout ailleurs couvert de seigles, sans haies, sans ruisseaux, traversé par deux grandes routes pavées qui vont se rejoindre au sommet de l’angle, dans le bourg de Mont-Saint-Jean, tel était le champ de bataille. Les Anglais avaient immédiatement derrière eux le village de Mont-Saint-Jean, qui se prolonge aux deux côtés de la route comme un faubourg, plus en arrière Waterloo, enfin la forêt de Soignes, plantée de hêtres, sans broussailles ni végétation embarrassée. On dispute encore si elle eût été un abri ou un obstacle dans la retraite. L’extrémité gauche de la position anglaise aboutissait à un bois de pins et de chênes dominant ce côté du champ de bataille. Une armée qui se cacherait dans ces épais fourrés, coupés de quelques clairières, pourrait se glisser et déboucher à l’improviste ; elle ne serait démasquée qu’au moment où elle prendrait part à l’action.

Le général anglais avait profité de ce terrain, qu’il avait étudié depuis longtemps. Sa première ligne couronna le bord du plateau ; on vit comme une longue bande rouge se détacher sur la verdure des haies. La gauche se forma de la cavalerie légère de Vivian et de Vandeleur, de la division d’infanterie Picton, de la division hollando-belge Perponcher et de la 8e brigade de Kempt. Ceux des alliés sur lesquels le duc de Wellington comptait le moins se trouvaient ainsi encadrés et contenus dans les rangs des Anglais. À la droite anglaise de la grande route s’étendaient les divisions Alton, Cooke, la 1re et la 2e brigade des gardes. Ces troupes, qui composaient le centre, étaient serrées en colonnes par division, au-dessus et au-dessous de la crête, et elles atteignaient la route de Nivelles. Par-delà, le corps de lord Hill s’appuyait à des ravins en arrière de Merke-Braine ; à l’extrême droite, la division belge de Chassé occupait Braine-la-Leud. En avant de la position, le château d’Hougoumont était occupé par quatre compagnies légères de Nassau, une compagnie de Hanovriens, une partie du bataillon de Lunebourg, la 2e brigade des gardes formant la réserve ; la ferme de la Haie-Sainte par le second bataillon de Hanovre, sous le major Baring ; la ferme Papelotte par un détachement belge ; Smohain par le régiment d’Orange-Nassau, commandé par le prince de Saxe-Weimar.

Telle était la première ligne anglaise. La seconde se composait entièrement de cavalerie. Les colonnes par escadron, à intervalle de déploiement, se tenaient massées en arrière du plateau ; elles échappaient à la vue des Français. Derrière la division Picton était la 2e brigade de Ponsonby.

Les réserves firent une troisième ligne : à la gauche et au centre, la division de cavalerie hollando-belge de Collaerts ; la 10e brigade anglaise dans l’angle d’intersection des routes ; la brigade de Lambert près des fermes de Mont-Saint-Jean ; à l’extrême droite, le corps de Brunswick entre Merke-Braine et la route de Nivelles. Ainsi partout les Belges, les Hollandais et les milices de Hanovre et d’Allemagne étaient flanqués et comme gardés à vue par les vieilles troupes britanniques. Chez celles-ci, l’infanterie était formée sur deux rangs, mais prête à se doubler dès qu’elle serait menacée.

L’artillerie couvrait le front des divisions. Au-dessus de la Haie-Sainte, il y avait une batterie de vingt-quatre pièces de canon. Ces dispositions prises, le duc de Wellington se plaça de sa personne à cent pas du bord du plateau, à l’abri de l’escarpement. Il était là, au plus chaud de la bataille ; il tenait son armée dans sa main ; aucun détail d’exécution ne pouvait lui échapper.

Napoléon, dans la reconnaissance qu’il venait de faire, avait jugé avec son coup d’œil ordinaire les circonstances du champ de bataille : il avait vu la droite et le centre de l’ennemi protégés par les difficultés du terrain, et de plus couverts par deux grands obstacles, Hougoumont et la Haie-Sainte, éloignés à peine de 400 à 300 mètres de la ligne de bataille ; mais lorsqu’il s’était arrêté en face de la droite française, il avait remarqué que de ce côté la crête des terrains s’inclinait en pente douce. D’ailleurs cette première ligne était séparée du château de Frichermont par un intervalle vide de 1,600 mètres qui la laissait suspendue sans appui. Ses colonnes d’attaque pourront aisément passer dans cet intervalle. C’est évidemment de ce côté qu’il aura prise le plus aisément sur la ligne anglaise.

Aussi n’y a-t-il aucun doute sur le plan d’attaque qu’il forma à ce moment ; il le dicta à deux généraux assis par terre, autour de lui, sur une butte d’où son regard embrassait le terrain que les deux armées allaient se disputer. Il trompera l’ennemi par de fausses attaques sur Hougoumont et des démonstrations sur Merke-Braine. Quand l’ennemi aura porté ses renforts de ce côté, Napoléon fera sa véritable attaque au côté opposé, sur la gauche anglaise. En refoulant cette gauche qu’ils trouveront sans soutien, les Français se porteront sur Mont-Saint-Jean, à la croisée des routes. L’ordre est donné aux compagnies de sapeurs du corps du général d’Erlon de se tenir prêtes à se barricader dans ce village. De ce côté, la difficulté sera plus faible et la victoire infailliblement plus grande. Vaincus, les Anglais ne pourront se replier sur les Prussiens ; ils seront même coupés de la route de Bruxelles ; il ne leur restera que les défilés de Braine, et au loin l’Escaut, puis la mer, où l’on achèvera de les précipiter. Napoléon se retrouve tout entier dans ce plan de bataille. Pourquoi, après avoir été essayé dans la première phase de la bataille, a-t-il été si vite abandonné ? C’est ce que la suite des événemens ne tardera pas à montrer.

Tandis que Napoléon donnait ses dernières instructions à ses lieutenans, l’armée française se formait sous ses yeux. Dans la relation de Sainte-Hélène, il marque la position d’attente non-seulement de chaque corps, mais de chaque division, de chaque brigade, avec un soin de détail qu’il n’a mis dans aucun autre de ses récits. On dirait qu’en décrivant aussi minutieusement la place de chacun avant la bataille, il a voulu pour tous prolonger ces momens d’espérance, faire défiler devant lui son armée encore intacte, et en passer une dernière fois la revue.

Les troupes se formaient en effet, comme pour une revue, sur un front de 4,000 mètres, entre les hauteurs de Frichermont, la route de Charleroi et celle de Nivelles. Onze colonnes se mirent à la fois en marche pour aller prendre leur position. Pendant qu’elles défilaient toutes ensemble sur le sommet des collines, elles se déroulaient comme d’énormes serpens revêtus d’éblouissantes écailles ; mais de ce chaos apparent l’ordre ne tarda pas à sortir : l’immobilité remplaça le mouvement, un silence solennel se fit sur le champ de bataille. L’ennemi put contempler à loisir cet ordre nouveau qui ressemblait à une fête militaire.

Les deux premières lignes, à trente toises l’une de l’autre, étaient formées de l’infanterie de Ney. C’était d’abord, sur la droite, le corps du général d’Erlon, qui n’avait pas encore eu de rencontre avec l’ennemi. Il était rangé par inversion, sans doute par suite des contre-marches[15] de la journée des Quatre-Bras ; sa quatrième division était en tête, en face de Smohain, sa première à gauche, appuyée à la chaussée de Charleroi. Ce corps fut prolongé par celui de Reille, aussi sur deux lignes, depuis les hauteurs de la Belle-Alliance jusqu’à la chaussée de Nivelles, Bachelu à droite, Foy au centre, Jérôme à gauche. Les deux corps de cavalerie de Jaquinot et de Piré s’étendirent sur trois lignes, au loin, sur les deux ailes, l’un observant Frichermont et jetant des postes sur Ohain, l’autre éclairant la plaine jusqu’à Braine-la-Leud. C’étaient là les lignes qui allaient aborder les positions ennemies.

À cent toises en arrière de ce premier front de bataille se développaient quatre immenses lignes de cavalerie. Là étaient d’abord les cuirassiers Kellermann et Milhaud, rangés derrière Reille et d’Erlon : ils étaient prêts à soutenir l’infanterie dans son attaque ; puis venaient après eux, encore à cent toises en arrière, et comme pour recueillir les premiers fruits de la victoire, les grenadiers à cheval, les dragons de la garde de Guyot et les lanciers de Lefebvre-Desnouettes. Toute cette cavalerie, étincelant de l’éclat des casques et des cuirasses, avait près d’elle, dans un intervalle de cent toises, le corps de Lobau comme une première réserve. Ce corps seul s’était massé en colonnes serrées sur les deux côtés de la chaussée de Charleroi, son infanterie à gauche, la cavalerie Domont et Subervie à droite. Au sommet de cet ordre de bataille se déployèrent sur six lignes les vingt-quatre bataillons de la garde à pied. Ces bataillons, sombres et massifs, étaient là, au loin, dans la main du chef, au dernier rang, pour finir la lutte. Deux cent cinquante bouches à feu étaient distribuées sur le front des divisions, dans les intervalles, ou sur les flancs ; l’artillerie de réserve, derrière les lignes. Dans les dispositions préliminaires, il était difficile de trouver un indice certain du plan d’attaque. Tous les points de la ligne ennemie sont menacés. Le duc de Wellington ne peut manquer de rester longtemps incertain sur les projets de son adversaire.

Plusieurs historiens ont mis en doute que ces dispositions préparatoires aient été réellement exécutées telles que je viens de les rapporter d’après les récits de Sainte-Hélène. Ceux-là allèguent que cette formation est plutôt une fête militaire qu’une disposition d’attaque. Le terrain onduleux permettait de se concentrer et de couvrir les masses. Ils ajoutent qu’il est absolument impossible que Napoléon ait perdu un temps si précieux à déployer inutilement des lignes démesurées qu’il faudrait rompre en colonnes dès qu’on en viendrait aux mains. D’autres se contentent de blâmer ; mais il est certain, d’après les témoignages les plus dignes de foi, que ces dispositions ont été vraiment exécutées. Sans doute, par ces vastes déploiemens, Napoléon s’était proposé un but qu’expliquent des circonstances suprêmes. Il voulait donner à l’armée le spectacle de l’armée, ajouter par ce spectacle à la confiance du soldat, l’exalter de la pompe et de la grandeur de cette scène militaire. Il est sûr que par le développement de ces lignes concentriques, que prolongeaient au loin les escadrons de cavalerie légère sur les deux ailes, il semblait déjà déborder et envelopper l’ennemi. Non-seulement il est avéré qu’il déploya ainsi l’armée entière, mais il passa devant les lignes pendant que les tambours battaient aux champs, et que les musiques jouaient au milieu des cris enthousiastes des soldats. Ceux qui ont assisté à cette fête militaire sont unanimes ; il n’y avait pas là un homme qui, à cette vue, doutât de la victoire. Il est vrai que les heures s’écoulaient ; mais qui pouvait croire alors que ces heures d’enthousiasme profitassent à l’ennemi ? Celui-ci gardait le silence. Ses colonnes masquées par le terrain, serrées en masse, taciturnes, se dérobaient en partie tristement à la vue. Là, point de bruit de trompettes, ni de roulemens de tambours, ni de vivat, mais une immobilité sinistre. Ainsi, grâce à ces dispositions préliminaires, l’armée anglaise paraissait inférieure de beaucoup à l’armée française. Les nôtres avaient, outre tous les autres motifs d’assurance, la confiance du nombre.

Napoléon mit pied à terre sur la hauteur de Rossomme : il était à un peu plus de 1,500 mètres en arrière du front de bataille ; mais son regard pouvait embrasser de là l’ensemble du terrain que les deux armées allaient se disputer. On apporta d’une chaumière voisine une petite table et une chaise de paille. Il s’assit, il déroula ses cartes ; l’action venait de commencer.

Dans une action telle que celle de Waterloo, il semble que les incidens les plus décisifs devraient aujourd’hui être assez exactement connus pour qu’il fût impossible à l’histoire de s’y méprendre, et c’est le contraire qui arrive. Pour peu que l’on entre sérieusement dans l’histoire de cette journée, on s’étonne de voir combien il reste encore d’obscurités, de contradictions, d’incertitudes dans le récit des événemens importans. Telle phase de la bataille a-t-elle précédé ou suivi telle autre phase ? tel village a-t-il été pris ? telle ferme occupée ? à quel moment perdue et reprise ? Chaque relation diffère sur chacun de ces points, et c’est pourtant de cet enchaînement de causes et d’effets que dépend le caractère réel d’une bataille. Il y a dans ces journées une chronologie implacable ; si vous l’intervertissez d’un moment, tout vous échappe. Je me propose ici, non pas de réveiller les émotions du 18 juin, mais de marquer les phases principales de l’action dans l’ordre exact où elles se sont produites. Je cherche la vérité telle qu’un examen de quarante-six années, admirablement rouvert et continué par M. le colonel Charras et le général Jomini, peut la révéler à un esprit impartial, s’il y en a de tels en semblable matière.


Edgar Quinet.
(La troisième partie au prochain n°.)
  1. Voyez la livraison du 15 août.
  2. Voyez l’ouvrage si justement classique du général Dufour, la Tactique, p. 18.
  3. Voyez Siborne.
  4. Voyez Damitz, Clausewitz.
  5. Il ne s’agit toujours ici que du 15 juin et de la nuit du 15 au 16.
  6. J’ai dit plus haut que la correspondance entre le duc d’Elchingen et le général Jomini est un modèle dans l’art d’appliquer la méthode géométrique à la recherche d’une vérité importante de l’histoire militaire. Quand cette correspondance parut en 1841, je fus frappé de voir que le général Jomini gardait un doute parce qu’il supposait que Napoléon avait eu l’intention d’occuper Sombref le 15 au soir. Persuadé du contraire, j’en cherchai la preuve ; je n’eus pas de peine à la trouver, puisque Napoléon l’a fournie lui-même. C’est par là que je commençai mes recherches sur la campagne de Waterloo. J’en formai un mémoire que je donnai en 1844 au duc d’Elchingen. Par quel hasard la déclaration positive de Napoléon, qui tranchait le problème si habilement débattu entre les deux auteurs de la correspondance, leur a-t-elle échappé ? Par un de ces hasards qui font que ceux qui savent le mieux une chose en oublient quelquefois un détail important et décisif. En voyant cette déclaration formelle de Napoléon, le duc d’Elchingen regrettait de l’avoir omise dans sa correspondance ; il pensait que le général Jomini se serait rendu à l’évidence mathématique. M. le colonel Charras arrive aux mêmes conclusions par une autre voie non moins sûre.
  7. Voyez Damitz.
  8. Mémorial de Sainte-Hélène, t. VII, p. 162.
  9. Vaulabelle.
  10. Ce détail important n’a pas échappé à M. le colonel Charras.
  11. Les Suisses ont emprunté cette disposition de l’infanterie anglaise : l’expérience de la campagne de 1815 prouve que cette formation pourrait être introduite avec avantage même dans les états du continent où les armes touchent de plus près à la perfection. 1857.
  12. M. le duc d’Elchingen.
  13. Ces instructions prétendues sont même en contradiction avec les relations de Napoléon. Dans ses écrits de Sainte-Hélène, on voit qu’il continue d’approuver la marche sur Wavre, et qu’il était, lui aussi, préoccupé de la pensée que l’armée prussienne pouvait se reporter de Gembloux aux Quatre-Bras, sur les derrières de l’armée française (voyez Notes et Mélanges).
  14. Voyez la description détaillée que j’ai publiée dans la Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1836.
  15. Je ne vois pas d’autres raisons à donner de cette formation et de ce chaos, qu’avait déjà remarqués le général Jomini. Précis, p. 204.