LA
CAMPAGNE DE 1815
LA BATAILLE DE WATERLOO.

TROISIEME PARTIE.[1]


I. PREMIÈRE PHASE DE LA BATAILLE.

Il était déjà onze heures et demie. Sur l’extrême gauche, la fusillade éclate dans le bois d’Hougoumont. De moment en moment elle s’étend, elle gagne toute cette partie de la ligne. Les nuages blancs de salpêtre s’élèvent au-dessus des taillis. Dans la pensée de Napoléon, cette attaque ne devait être qu’une feinte. D’arbre en arbre, les tirailleurs de Reille refoulent devant eux les bataillons de Nassau et de Hanovre, dans un terrain inégal, plein de ravins. Foy, à la tête de sa division, marche droit sur Hougoumont. Les gardes anglaises se replient, partie dans le sentier à la droite du château, partie dans l’avenue et le grand verger à gauche. Les nôtres se précipitent au pas de charge vers les clôtures. Ils atteignent cette fameuse haie de charmille qu’ils prennent pour la limite du jardin. Ils vont la franchir. Assaillis à brûle-pourpoint d’une grêle de balles, leurs coups à eux ne portent pas. Longtemps ils luttent ainsi inutilement, sans s’apercevoir que cette haie masque une longue muraille qui a été crénelée dans la nuit. Du haut de cette muraille, les gardes anglaises, embusquées sur des échafaudages, font contre eux impunément un feu plongeant auquel ils ne peuvent répondre. Ils couvrent déjà de leurs cadavres les avenues et la lisière du bois d’aulnes; l’ennemi, retranché derrière ses abris, n’éprouve presque aucun dommage.

En cherchant une brèche dans cette sorte de forteresse, des soldats de Reille, conduits par l’instinct, ont suivi des compagnies de Coldstream à l’angle ouest du château; ils ont pénétré pêle-mêle avec leurs adversaires dans la grande cour, mais la porte s’est refermée, ceux des nôtres qui ont franchi le seuil ont été massacrés. A l’est, le verger, bordé de haies vives, est attaqué et défendu avec la même fureur. Suivant les divers incidens de la lutte, les Français se replient et se pelotonnent dans le bois; ils en sortent de nouveau; ils se jettent sur les mêmes clôtures, qu’ils prennent, perdent, reprennent plusieurs fois en peu d’heures. Tout le corps d’infanterie de Reille, c’est-à-dire 12,000 hommes, est occupé à ce combat de haies, de murs, de taillis, lutte de surprise et d’embûche. Les masses solides du château en brique et des dépendances rurales opposent une résistance invincible aux balles de nos tirailleurs.

Napoléon veut en finir : il fait envoyer douze obusiers de l’artillerie de Kellermann. Les bombes pleuvent sur Hougoumont, elles y allument l’incendie. Le château brûle, les flammes dévorent ceux des combattans qui n’ont pas le temps de fuir; mais le combat continue partout où il reste un enclos, une étable, une cour. A travers les nuages de fumée et de cendre qui s’élèvent des décombres, les batteries de Piré, de Jérôme et de Foy répondent aux batteries de la division Alten et de celle de Cooke sur la colline opposée. Le général Bauduin, chef de la 1re brigade, est tué avec le tiers de ses hommes. Bientôt le général Foy, atteint d’une balle à l’épaule, devra se retirer à l’ambulance. Jérôme aussi est blessé au bras et cède le commandement au général Guilleminot. Au lieu d’une feinte, c’est une lutte acharnée dont le principal résultat est d’attirer de ce côté quelques-unes des meilleures troupes de l’ennemi.

Son attention est portée sur sa droite; c’est le moment de rompre sa gauche, conformément au plan que Napoléon a conçu. Cette grande attaque se prépare; elle s’ouvre par le feu de soixante-quatorze canons qui battent l’ennemi du haut des monticules, en avant de la Belle-Alliance. De ce côté, les lignes allongées du corps du général d’Erlon se plient en colonnes sur les hauteurs, d’où elles doivent se précipiter dans la vallée pour gravir la pente, opposée, et couper en tronçons la ligne ennemie. Chacune de ces colonnes abordera le point qui lui est assigné; les chefs le considèrent d’avance, et en étudient les approches. Ney, placé sur la grande route, surveille le mouvement; il écrit au crayon, sous une grêle de boulets, ses dernières instructions : « Qu’il soit bien entendu que c’est l’échelon de gauche qui marchera en tête. » L’ordre de commencer le mouvement va être donné; on l’attend.

Mais, pendant que cette formation s’achève, un grave événement détourne au loin l’attention de Napoléon. Avant de donner le signal demandé, il a promené ses yeux sur l’horizon, et là, perpendiculairement à sa droite, à une grande lieue du champ de bataille, sur la hauteur où pointe le clocher blanc de Saint-Lambert, il aperçoit comme un nuage qui lui paraît être des troupes. Le temps était très brumeux; les objets se discernaient mal à une certaine distance. Les généraux qui l’entouraient tournèrent les yeux de ce côté : les uns soutinrent que c’étaient des arbres, d’autres des troupes en position. il dit au major-général : « Maréchal, que voyez-vous sur Saint-Lambert? — J’y crois voir cinq ou six mille hommes. C’est probablement un détachement de Grouchy...» Il était alors une heure. Tel fut, d’après toutes les relations, le premier mouvement de Napoléon à la vue de ces troupes. C’était aussi pour lui l’avant-garde de Grouchy. Il le répéta, soit qu’il le crût, soit qu’il feignît de le croire. Dans tous les cas, l’illusion fut courte. Un de ses aides-de-camp, le général Bernard, s’élance au galop pour reconnaître cette colonne. A l’entrée du bois de Lasnes, il descend de cheval et se glisse à pied dans le fourré. En quelques instans, il s’approche des troupes en marche et les reconnaît distinctement. N’ayant plus le moindre doute, il revient en toute hâte auprès de l’empereur. Napoléon se promenait un peu à l’écart, le dos tourné à la bataille, sur les hauteurs de Rossomme. « Sire, ce sont les Prussiens. — Je m’en doutais. » Et aussitôt, se rapprochant des officiers de l’état-major et d’une voix haute, avec un visage assuré : « Voici, messieurs, Grouchy qui nous arrive. »

Napoléon pensait alors que ce n’était là qu’un corps peu nombreux; il s’obstinait d’ailleurs à croire que Grouchy suivait cet ennemi à la trace! La victoire, selon lui, ne sera que plus complète si ce détachement de l’armée prussienne est poursuivi en queue par Grouchy, tandis que lui il l’attaquera de front. Ainsi il tournait cet incident même à son avantage, tant il avait besoin d’espérer et de voir des promesses de victoire dans les plus dures menaces de la fortune !

Grâce à ces hauteurs de Saint-Lambert qui dominent la campagne, les têtes de colonnes prussiennes avaient été démasquées à l’extrémité de l’horizon; elles ne tomberont pas à l’improviste sur le champ de bataille. L’avertissement est donné à l’avance du plus loin que la vue puisse s’étendre. Comment Napoléon en profitera-t-il? Il est indubitable que sa seule précaution à ce moment fut d’envoyer la cavalerie légère de Subervie et de Domon éclairer sa droite. Cette cavalerie prit position en potence en-deçà du bois de Paris; l’ennemi put s’y engager sans trouver aucun obstacle. Les étrangers avouent aujourd’hui qu’une seule division d’infanterie embusquée dans ce bois aurait suffi pour arrêter longtemps Bulow au passage des défilés et le rejeter sur la droite, dans la ligne de marche du corps de Ziethen, qui n’atteignit pas le champ de bataille avant sept heures du soir. Il était, pensent-ils, d’une si grande importance de retarder ou d’empêcher la coopération des Prussiens que l’empereur aurait pu même détacher dès lors contre eux tout le corps de Lobau; mais, après avoir laissé les Prussiens s’engager dans le défilé sans aucun empêchement, on les laissa encore se rallier, se former en toute sécurité sous le couvert du bois de Paris, y organiser leurs mouvemens comme dans un champ de manœuvre.

D’après les relations de Sainte-Hélène, il semble que l’ordre ait été donné à Lobau de sortir des lignes et de se porter avec ses 10,000 hommes au-devant du corps de Bulow presque en même temps que la cavalerie de Domon et de Subervie ; mais on est aujourd’hui unanime à contester cette partie de la relation. Les Anglais, les Prussiens, ont vu distinctement les premiers mouvemens du corps de Lobau. Tout le monde s’accorde à dire que le mouvement de l’infanterie s’est opéré très longtemps après celui de la cavalerie légère, et lorsqu’il était trop tard pour disputer les défilés. Autrement il serait incompréhensible que Lobau fût resté, comme il l’a fait, dans la plaine ouverte, sans point d’appui, en-deçà du ravin, s’il avait été détaché assez tôt pour occuper et défendre le débouché du bois et du ruisseau de Lasnes; mais l’ennemi franchit sans obstacle ce ruisseau, changé alors en marécage. La meilleure raison qu’on puisse donner de ces délais, c’est que Napoléon ne voulut faire qu’à la dernière extrémité un détachement de 10,000 hommes de ses meilleures troupes sur sa droite. Il hésitait à se priver si tôt de cette puissante réserve d’infanterie, à l’engager avec les Prussiens dans le moment même où il allait exécuter sur son front l’attaque décisive contre les Anglais.

En effet, pendant cette délibération, le corps du général d’Erlon avait achevé de se former. Ce corps n’avait eu encore aucune rencontre sérieuse avec l’ennemi. Il était impatient de prendre sa revanche de la journée des Quatre-Bras, où il avait erré, sans coup férir, entre deux batailles. Napoléon, de la butte de Rossomme, était un peu loin pour que le détail des préparatifs n’échappât point à sa vue; mais il pouvait s’en fier à ses généraux du soin d’organiser leurs colonnes : c’étaient de vieux tacticiens rompus à toutes les ressources de l’art. Comment croire qu’il pût y avoir le moindre inconvénient à les laisser faire, sans les surveiller de près, ce qu’ils avaient fait cent fois, et toujours avec la même infaillibilité?

Depuis deux heures, en avant de la Belle-Alliance, dix divisions d’artillerie de d’Erlon, de Lobau et de la garde continuaient de battre le centre et la gauche de l’armée anglaise. Cette furieuse canonnade de soixante-quatorze bouches à feu avait frayé le chemin à l’attaque de l’infanterie. Conformément aux ordres, les quatre divisions Quiot[2], Donzelot, Marcognet, Durutte, devaient marcher en échelons, la gauche en avant, afin de mieux tromper l’ennemi sur le véritable point d’attaque. Pendant que l’échelon de gauche abordera le premier l’ennemi et attirera ses forces de ce côté, les autres échelons se précipiteront sur l’extrême gauche anglaise; ils la rompront. Voilà les dispositions de détail par lesquelles s’exécutera le projet sur lequel repose la première conception de la bataille. L’ordre est donné. On s’ébranle.

Ici nous touchons à l’une des phases les plus obscures, les plus extraordinaires de cette journée. Que s’est-il passé à ce moment? Quelle méprise a eu lieu dans la transmission des ordres? Il est certain qu’il se commit là une erreur des plus étranges, et peut-être la seule de ce genre dans toute la série de nos grandes guerres. Napoléon, à plus de 1,500 mètres de là, n’a pas connu les circonstances fatales de cette première grande attaque; le courage allait s’y trouver impuissant par la suite d’une faute que l’on ne sait encore à qui attribuer.

Une chose est avérée. Les Anglais, rangés sur les hauteurs, abrités comme par un épaulement ou couchés au bord du chemin creux, virent descendre lentement, au milieu de la mitraille, quatre colonnes françaises, énormes, pesantes, espèces de phalanges antiques, profondes, sans intervalles, telles qu’il ne s’en était plus montré au feu, dans une attaque, depuis l’introduction de la tactique moderne. C’étaient des colonnes ou plutôt des phalanges de huit bataillons, tous déployés et serrés en masse l’un sur l’autre, sans aucune distance entre eux. L’ennemi éprouva un grand étonnement à l’approche de ces masses, et pourtant elles offraient par elles-mêmes peu de péril, car elles n’avaient aucun des avantages ordinaires dans un ordre d’attaque[3]. Elles ne pouvaient ni se déployer pour faire usage de leur feu et en couvrir l’ennemi, ni se rompre pour se former en carrés et se défendre sur toutes leurs faces, si elles étaient attaquées et enveloppées. Leur seule force était dans leur agglomération ; mais cette multitude ainsi ramassée ne pouvait manquer d’être labourée, écharpée, désorganisée par l’artillerie, ou sabrée par la première charge de cavalerie sur ses flancs que cette ordonnance laissait entièrement à découvert et désarmés.

Quoi qu’il en soit, les quatre divisions de d’Erlon, ainsi formées, dépassent la ligne de batteries qui les protègent; elles descendent dans la vallée et commencent à gravir les hauteurs opposées. La division Donzelot était sur la gauche. Une de ses brigades se détourne pour attaquer la ferme de la Haie-Sainte; le reste, appuyé à la grande route, continue de marcher en avant, en laissant un rideau de tirailleurs sur la gauche. L’ennemi attendait, couché ventre à terre le long du chemin creux; c’était, en première ligne, la brigade hollando-belge de Bylandt, ses tirailleurs déployés sur son front. Les Anglais racontent qu’à l’approche de la colonne française, qui couvrait le bruit des armes de ses cris de vive l’empereur! les Hollando-Belges cédèrent le terrain; ils s’enfuirent en désordre, à travers les rangs anglais, au milieu des imprécations de l’armée : les Français pénétrèrent dans la ligne, par cette trouée, de l’autre côté du chemin creux; mais les Belges répondent à cette accusation que plusieurs de leurs bataillons, qui jusque-là étaient restés couchés en arrière du chemin, se relevèrent dès que les Français furent arrivés à portée de pistolet. Ceux-ci, au lieu de charger à la baïonnette, s’arrêtèrent pour tirer. On se fusilla de si près que la bourre des cartouches entrait avec la balle dans les blessures. En même temps le général Picton, avec les deux brigades de Kempt et de Pack, déborde la colonne française et l’enveloppe de feux. La colonne cherche vainement à déployer sa lourde masse, elle ne peut y réussir. Bientôt écrasée, sans moyen de résister ou de se venger, elle repasse en désordre le chemin creux, et redescend la pente qu’elle vient de gravir. Le général Picton s’avance pour la poursuivre; il est tué d’une balle qui lui traverse la tempe.

Un peu après Donzelot, les divisions de Quiot, de Marcognet, de Durutte, arrivent successivement sur la crête du plateau : elles traversent le même chemin creux, elles débouchent dans le plus grand ordre; mais là elles rencontrent les régimens déployés des highlanders qui les couvrent de feux croisés, elles ne peuvent y répondre que sur un point et par leur front. Dans les intervalles des bataillons écossais passent les escadrons écossais de la grosse cavalerie de Ponsonby. On les entend crier, en se reconnaissant : Vive l’Ecosse ! Les têtes de colonnes de Quiot, de Marcognet et de Durutte, séparées du gros de leurs divisions par les accidens de terrain, sont fusillées et sabrées. Elles cèdent. Le reste de ces colonnes, qui gravissaient le côté extérieur du plateau, entendant la mousqueterie en avant, croyaient n’avoir affaire qu’à des attaques d’infanterie; elles continuent d’avancer sans prendre aucune précaution contre des charges de cavalerie. Il arriva ainsi que la tête et la queue marchaient en sens inverse, la première reculant et la seconde avançant; elles se choquèrent au centre et commencèrent à se briser elles-mêmes.

A la sortie du chemin creux accoururent les dragons anglais; ils se jettent sur les flancs et sur le front de cette infanterie, déjà désorganisée. Ils avaient encore l’avantage du terrain en pente. Leur force fut irrésistible, lorsque, du haut de l’escarpement, ils s’abattirent sur ces masses, qui allaient se pelotonnant au fond de la vallée, sans pouvoir faire usage ni de leurs feux, ni de leurs baïonnettes. L’artillerie ennemie, partout où elle trouva une place pour ses coups, acheva de démolir ces épaisses murailles d’hommes.

Ainsi les quatre divisions du corps de d’Erlon, après d’inutiles efforts de courage, eurent toutes par une même cause un sort pareil. Lorsqu’elles regagnèrent les hauteurs de la ligne française d’où elles étaient parties, ce n’était plus qu’un rassemblement confus; il en partait à peine quelques rares coups de fusil. La cavalerie de Ponsonby, acharnée à la poursuite des quatre divisions, leur prit ou leur tua en peu de temps 5,000 hommes; c’était le tiers de l’infanterie du corps entier. Que serait-il arrivé si les cuirassiers de Milhaud, les lanciers de Jaquinot, à la vue de ce désastre, ne se fussent précipités à leur tour pour en recueillir les débris et châtier l’ennemi? Le général Subervie accourut aussi de sa personne; je lui ai entendu dire que, sans ce prompt secours de nos cavaliers, pas un fantassin n’eût échappé.

La cavalerie anglaise paya cher son triomphe. Elle s’était élancée témérairement jusque sur la grande batterie, ravageant tout comme une nuée de sauterelles[4] ; elle sabrait les canonniers; elle avait déjà désorganisé trente pièces de canon. En un moment, la scène change : les cuirassiers de Milhaud fondent sur les dragons de Ponsonby, les lanciers de Jaquinot sur la cavalerie légère de Vandeleur. L’infanterie de d’Erlon est vengée : un régiment entier de la brigade de Ponsonby est taillé en pièces; ce général tombe mort, percé de sept coups de lance. Ce tourbillon de cavalerie est balayé au-delà du plateau, jusque sur les réserves. C’est dans cette première charge des cuirassiers de Milhaud que les Anglais ont remarqué ce qu’ils appellent la gaieté de cœur de nos soldats, présage certain de la victoire. Nos cavaliers, armés de sabres plus longs, poussent l’ennemi à coups de pointe dans les reins. Ils riaient entre eux de ce facile triomphe. Quoique vengé si promptement, ce premier échec ne laisse pas d’être considérable. Le corps entier de d’Erlon en reste ébranlé et presque désorganisé pour plusieurs heures. Il fallut le reployer derrière les hauteurs de la Belle-Alliance pour le reformer. La seule division de Donzelot se remit assez vite pour marcher à l’attaque de la ferme de la Haie-Sainte. Elle devait y suffire presque seule. Quant au reste du corps, on ne voit pas qu’il ait rien pu entreprendre de décisif jusqu’à la fin de la journée. C’était là sans doute un premier revers : la grande attaque projetée sur la gauche anglaise avait manqué, elle ne fut pas renouvelée; mais ce qui fit de cet échec un vrai malheur, c’est qu’il obligea Napoléon à changer profondément son plan de bataille. Il est donc vrai qu’une simple erreur de tactique peut décider la chute d’un empire[5]!

II. — CHANGEMENT DU PLAN DE BATAILLE.

A la vue de la cavalerie anglaise qui poursuivait les troupes de d’Erlon, Napoléon avait quitté les hauteurs de Rossomme ; il avait gagné au galop celles de la Belle-Alliance. Lorsqu’il y arriva, l’échec était vengé : les cuirassiers et les dragons, après avoir nettoyé le champ de bataille, revenaient à leur position. Sans avoir vu de près le désordre de l’infanterie, il voit le triomphe de cette cavalerie; il la loue, il lui sourit en passant dans ses rangs, et en ce moment même il médite un nouveau plan d’attaque.

Plusieurs conditions en effet ont manqué à celle qui vient d’être tentée. Le 6e corps d’infanterie, celui de Lobau, qui, dans la première pensée du chef, devait appuyer le général d’Erlon, n’avait pu le suivre. On avait dû garder Lobau en réserve pour l’opposer aux Prussiens dès qu’ils déboucheraient. De ce moment, la pensée de rompre la gauche anglaise et de la déborder ne se montre plus dans aucun des efforts de la journée. Ce projet abandonné, c’est désormais sur le centre seul et la droite que Napoléon portera ses coups. Malheureusement aucun des avantages qui se présentaient dans le premier plan ne se retrouve dans cette autre partie du champ de bataille. D’abord, au-dessous des hauteurs de la Belle-Alliance, un ravin profond; au-delà, à mi-côte, la ferme de la Haie-Sainte, déjà assaillie plusieurs fois, et dont la résistance est acharnée; plus haut, la route coupée par un abatis, et au sommet cette même crête de terrain qui se prolonge sur tout le front, mais la plus difficile aux fantassins, presque impraticable aux cavaliers.

Dans ce changement du plan d’attaque, la ferme de la Haie-Sainte, cette lourde citadelle rustique, est le premier point qu’il faille enlever. Ney est chargé de ce soin. La division de gauche du corps de d’Erlon, celle de Quiot, soutenue bientôt de deux bataillons de Donzelot, enveloppe sur trois faces les bâtimens de la Haie-Sainte. Les soldats de Donzelot pénètrent d’un premier élan dans le verger et le jardin; ils en sont chassés, ils y reviennent. Arrivés au pied des murs crénelés, ils saisissent les fusils à travers les meurtrières, et s’efforcent de les arracher des mains des assiégés.

Sur la chaussée, la grande porte est ébranlée par les nôtres à coups de hache; elle résiste. Les cuirassiers de Milhaud vont aussi à l’assaut de ces murailles d’étables et de granges; ils soutiennent les bataillons jusque sur le seuil; les toits d’ardoise protègent la ferme contre le feu, mais l’incendie s’allume dans l’intérieur de la cour. Les assiégés l’éteignent. Déjà 2,000 des nôtres ont jonché de leurs corps les clôtures de la ferme. Enfin la porte de l’ouest, qui de la cour conduit au verger, est enfoncée, quoique murée à l’intérieur. La ferme est envahie, les bataillons de Hanovriens et de landwehrs qui l’occupaient, chassés ou détruits. Le major Baring et ce qui lui reste de sa garnison se retirent par le jardin et le côté droit de la route.

Il est trois heures et demie. Le grand obstacle du centre a disparu ; il est dans nos mains. À ce moment, toute la ligne française a fait un grand pas. Elle est descendue des hauteurs qu’elle occupait le matin. La position nouvelle s’étend un peu obliquement des clôtures d’Hougoumont à la Haie-Sainte, et de la Haie-Sainte à la ferme Papillotte. Ce grand succès ne peut rester stérile. Le premier ébranlement de la ligne ennemie imprime à la ligne française un élan irrésistible : chacun croit que le moment de la crise est arrivé. Le maréchal Ney répète à Drouot, qui lui apporte des ordres, que l’on va remporter une grande victoire.

Sans doute, pour achever la trouée, il faudrait de fortes colonnes d’infanterie; mais celles de Lobau, sur lesquelles on comptait, viennent d’être détachées sur la droite, vers Planchenoit, contre un autre ennemi. Déjà elles ont manqué deux fois, par la même cause, aux nécessités de l’attaque. Il est vrai que l’infanterie de d’Erlon est sous la main de Ney; mais, à peine remise du grand choc par lequel elle est entrée dans l’action, cette infanterie, éparpillée maintenant en tirailleurs jusque vers Smohain, n’est plus propre à un tel effort contre les réserves anglaises, dont aucune n’est encore engagée.

Sur la gauche, les trois divisions de Reille, concentrées presque entièrement autour d’Hougoumont, suffisent à peine à en disputer ou à en garder les ruines. Elles ne présentent du côté de la Haie-Sainte que de faibles lignes, souvent interrompues, amincies déjà par le canon. Ces troupes ont usé le premier front de l’ennemi; mais dans cette lutte elles se sont consumées. Il en faut de nouvelles pour poursuivre leurs avantages, ou seulement pour remplir les vides qu’elles laissent à cet endroit de la ligne de bataille. Combien ne dut-on pas regretter alors les 3,000 hommes de la division Girard et les 5,000 laissés en arrière, à Ligny et à Fleurus[6]!

Mais si déjà à cette heure de la journée il n’y a plus d’infanterie disponible, excepté la garde, il reste encore, en arrière de ces deux lignes de fantassins épuisés, les quatre lignes, immenses, superbes, de cavalerie qui sont demeurées immobiles, au même endroit, dans le même ordre où elles étaient au commencement de l’action. De ces nombreux cavaliers, tous hommes d’élite, les cuirassiers de Milhaud et les lanciers de Jaquinot sont les seuls qui aient été engagés dans une charge rapide et glorieuse. Les autres sont restés, sans faire un pas, à leur place de bataille, spectateurs de l’action qui se passe dans le ravin et sur les hauteurs opposées. Sous les détonations des batteries, les chevaux secouent la tête et frémissent avec un grand bruit de fer; mais les hommes restent immobiles et silencieux, ils ont encore le sabre dans le fourreau. Là sont les vieilles réserves de Lefebvre-Desnouettes, de Guyot, de Kellermann. A peine si un boulet perdu les a effleurées; jamais elles ne se sont ébranlées que pour frapper le dernier coup sur les armées que l’infanterie leur livre à moitié entamées et détruites. Elles attendent, dans le repos de la force, le signal non de vaincre, mais d’achever le vaincu.

Pendant ce temps, l’artillerie française, avec deux cents bouches à feu sur tout le front, rouvre l’attaque. Comme par la disposition des lieux cette artillerie tient l’arc de la corde formée par la ligne anglaise, les Français concentrent un feu supérieur et enveloppant sur la position de Wellington. Les plus vieux soldats n’ont jamais assisté à une canonnade soutenue avec tant de furie. Pour se soustraire à cette pluie de boulets, l’infanterie anglaise s’est retirée le long du bord intérieur du plateau. Couchée sur la terre, elle ne pouvait être vue; mais elle n’échappait pas aux boulets qui ricochaient au milieu des colonnes serrées, ni aux obus qui se déchiraient sur le sol. Les artilleurs anglais restent seuls en vue sur le front de l’armée.

De notre côté cependant, l’artillerie se tait, et la première ligne de cavalerie se met en marche et la dépasse. De ces 5,400 cavaliers qui s’avancent au trot, il n’y en a pas un seul qui ne croie aller à une victoire certaine et déjà décidée. C’est pourquoi aucune brigade, aucun détachement ne resta en arrière. Qui pouvait songer à conserver un seul escadron de réserve, quand tous étaient si persuadés qu’il s’agissait de poursuivre l’ennemi et de le ramasser prisonnier? Napoléon, à côté de la route, leur sourit au passage; ils le saluent, comme au défilé d’une revue, de leurs cris enthousiastes, vire l’empereur! et déjà les boulets prussiens commençaient à se croiser sur la route avec les boulets anglais.

Plus loin, Ney reçoit cette cavalerie formée en plusieurs colonnes. C’étaient les cuirassiers de Milhaud, vingt et un escadrons; la cavalerie légère de la garde de Lefebvre-Desnouettes, sept escadrons de lanciers, et douze escadrons de chasseurs, en tout quarante escadrons. Ney se met à leur tête ; il les conduit d’abord dans les bas-fonds, à la gauche de la Haie-Sainte; les lignes en arrière obliquaient à gauche, et le front d’attaque s’étendait ainsi de la route de Charleroi aux clôtures d’Hougoumont, c’est-à-dire contre tout le centre et une partie de la droite des Anglais. Comme les escadrons français gravissaient la pente extérieure du plateau, l’artillerie française continua de suspendre son feu. Les flatteries anglaises redoublèrent le leur ; les cuirassiers marchaient en tête. Leurs casques, leurs cuirasses qui étincellent, les désignent de loin aux pointeurs et servent de point de mire. Les premiers rangs sont troués de part en part, avec un bruit sourd, par les boulets. Cette pluie de fer ne causa aucun ébranlement apparent dans les colonnes. Les Anglais auraient pu croire que le fer ne pouvait rien sur ces hommes de fer. Ils arrivent à la gueule des canons. L’effet de la décharge fut terrible ; mais la trompette sonne, les canonniers anglais s’enfuient et abandonnent leurs pièces : ils se jettent en arrière sous la protection des baïonnettes. Les cuirassiers couronnent la crête et s’élancent au galop par-delà le chemin creux. Ils échappent un moment à la vue des escadrons qui les suivent ; les lanciers et les chasseurs de la garde les rejoignent. Tous se trouvent bientôt sur le plateau. Dès leur premier élan, ils ont traversé la mitraille de soixante bouches à feu. Cette artillerie est en leur pouvoir ; mais on a vu les artilleurs en fuyant emmener avec eux les avant-trains. Ainsi on possède les pièces, et on ne peut les enlever. Si du moins on les renversait comme à la Moskova !

Sur le revers du plateau, un spectacle inattendu se présente. Au lieu d’une armée en retraite, toute l’infanterie anglaise est là ; elle semble enracinée dans le sol. Elle est formée sur quatre rangs, partagée en une multitude de carrés en échelons ; la plaine en est couverte. Sans parler de cette formation compacte, dont la force a déjà été éprouvée, ces carrés, ainsi disposés, se soutiennent mutuellement, comme les bastions, les forts avancés, les redans d’une vaste citadelle qui présente partout et dans tous les sens plusieurs fronts et plusieurs lignes convergentes. C’est un réseau de feux directs, obliques, croisés, qui gardent justement entre eux l’intervalle nécessaire pour que l’assaillant soit enveloppé de toutes parts et foudroyé à bout portant. C’est entre ces murailles d’hommes et dans ces défilés de baïonnettes et de feux de trois rangs qu’il faut se précipiter tête baissée. À l’angle de chacun des carrés, qui est le point faible, l’artillerie des divisions a été rassemblée ; elle vomit sa mitraille. Tout ce que Wellington a pu réunir de sa cavalerie est là aussi, prêt à se joindre aux deux autres armes. Du fond des ravins, l’infanterie française du 1er et du 2e corps voit la cavalerie de Ney marcher au trot, sans pouvoir la suivre. Celle-ci s’avance seule, sans soutien. L’ennemi est immobile ; il attend.

Le sabre haut, les escadrons français se précipitent sur les carrés ; ceux-ci réservent leur feu, ils l’ouvrent à trente pas. On vit alors sur de plus grandes proportions ce que l’on avait vu l’avant-veille aux Quatre-Bras. Sous le feu croisé et compacte de l’infanterie, il arrivait souvent que la tête de l’escadron se rompait et obliquait à la droite ou à la gauche, et le reste de la colonne, suivant instinctivement cette direction, passait sur les flancs du carré, dont il absorbait les feux. Souvent aussi les premiers rangs de l’infanterie anglaise étaient écrasés sous les chevaux et mis en pièces ; mais ils se reformaient. Par momens il se fait des brèches dans ces murailles humaines ; elles s’entr’ouvrent sous le flot toujours renouvelé et les coups redoublés ; presque aussitôt ces murailles se relèvent et se réparent. Les carrés diminuent, ils se rétrécissent à vue d’œil, ils semblent se fondre ; mais un commandement se fait entendre : « Serrez les rangs ! » et ils sont encore debout !

À l’approche de la tempête de cavalerie qui s’est déchaînée sur son centre, Wellington a fait revenir de Braine-la-Leud et de sa droite les divisions Clinton et Chassé, qu’il y avait placées le matin faute d’avoir deviné son adversaire. C’est sa droite qu’il replie précipitamment sur son centre. La brigade de cavalerie hollandaise passe entre deux carrés et se déploie sur trois lignes. Partout où il reste un intervalle entre les masses de l’infanterie de l’ennemi, sa cavalerie accourt pour la soutenir et s’opposer à la nôtre.

Ainsi à travers les échelons des carrés comme à travers les rues en droite ligne d’une ville de fer et de feu les escadrons se jettent sur les escadrons. Français, Anglais, Hollandais, Belges, Allemands se mêlent. L’armée anglaise semble toucher à sa ruine. Vienne un seul renfort d’infanterie à nos cavaliers : le centre de cette armée sera percé, les deux ailes rompues. La terreur a saisi des régimens entiers. Un régiment de hussards, celui de Hanovre, refuse d’entrer dans la mêlée. Il tourne bride. Il fuit, son colonel en tête, sur la route de Bruxelles, et avec lui la foule des blessés, des hommes isolés, des équipages.

Mais en même temps les vainqueurs périssent dans leur victoire, s’ils ne sont promptement soutenus. L’artillerie à brûle-pourpoint fait de larges trouées dans leurs rangs, comme le témoigne la foule de cuirasses que l’on ramassera sur le plateau percées à la poitrine et au dos par l’énorme trou des boulets. Nos cavaliers, le sabre teint de sang, tourbillonnent ; ils se croisent, ils se partagent, ils se rallient, ils se précipitent de nouveau dans ce labyrinthe de baïonnettes et s’y fraient un chemin. Sans souci d’eux-mêmes, ils entourent l’ennemi comme ses propres troupes. Maîtres du plateau, ils y sont en spectacle aux trois armées française, anglaise, prussienne. De moment en moment, ils attendent que notre infanterie vienne s’établir sur le terrain conquis. Ney voit périr les siens au milieu de son triomphe. Il envoie son aide-de-camp, le colonel Heymès, à Napoléon pour demander cette infanterie sans laquelle la victoire va lui échapper. L’aide-de-camp trouve Napoléon revenu en arrière sur les buttes de Rossomme. «De l’infanterie! répond Napoléon à Heymès avec humeur; où voulez-vous que j’en prenne? Voulez-vous que j’en fasse? » Heymès, vieux soldat accoutumé à tous les mécomptes de la guerre, vit bien qu’il était trop tôt pour se réjouir. Il se hâte de porter la réponse de l’empereur au maréchal.

À cette nouvelle, Ney prend son parti; c’est celui qui lui coûte le plus : il fait sonner le ralliement. Nos escadrons haletans redescendent au pas une partie de la pente. Souvent ils s’arrêtent, et les hommes et les chevaux reprennent haleine sous la mitraille. Ney les ramène dans les vastes bas-fonds de champs de seigle, à l’ouest de la Haie-Sainte. Il espère qu’ils trouveront là un abri dans un pli du terrain; mais cet endroit, comme tous les autres, reste ouvert au feu de l’ennemi.

Les artilleurs anglais, sortis des carrés, se sont déjà élancés vers leurs pièces. Les carrés se sont rompus, ils se sont déployés en ligne au bord de l’escarpement, et maintenant soixante bouches à feu, soutenues de la mousqueterie de toute la ligne anglaise, écharpent dans les bas-fonds la cavalerie française, serrée en masse, que l’épuisement, les blessures des hommes, des chevaux, retenaient immobile autant que la volonté du chef. Se retirer plus loin est impossible sans jeter l’ébranlement, peut-être le découragement dans toute l’armée; rester à la même place ne se peut davantage.

Indigné de voir cette cavalerie héroïque, victorieuse, se fondre de loin inutilement et sans gloire, Ney se décide à la jeter de nouveau en avant dans le cratère ouvert au sommet du plateau; mais il se fera suivre de la réserve de Kellermann, que Napoléon lui envoie pour soutenir cette nouvelle attaque : sept escadrons de dragons, onze de cuirassiers, six de carabiniers. Même la brigade de grenadiers à cheval, tenue un moment en réserve, suivra la charge. Pas un escadron, pas un homme ne restera en arrière. On s’était déjà ébranlé, lorsque Ney aperçoit dans la plaine la brigade de carabiniers. Il court à elle, il lui reproche son inaction, il lui ordonne de se précipiter sur des carrés anglais placés en échelon sur la pente, près du bois d’Hougoumont, et qui prenaient les colonnes en écharpe. C’était la dernière réserve de 1,000 chevaux sur laquelle Kellermann comptait pour renouveler au besoin le miracle de Marengo. Kellermann s’élance pour l’arrêter; mais il est trop tard, la brigade est déjà engagée.

Trente-sept escadrons nouveaux s’ajoutent aux quarante que Ney a ralliés. Ils forment maintenant dans sa main une seule masse de soixante-dix-sept escadrons; on n’avait pas vu un pareil effort de cavalerie depuis la bataille d’Eylau. Ney prend encore une fois la tête de la charge; il montre de l’épée le chemin du plateau, ayant soin d’incliner davantage vers sa gauche, car à cet endroit la crête semble moins escarpée, et le chemin creux moins profond. Tant d’héroïsme sera-t-il inutile? Ce sont 10,000 hommes d’élite qui s’élancent sur le front de l’ennemi.

Suivant les relations des Anglais, quand l’immense masse de cavalerie commença à s’agiter sur un terrain onduleux, l’espace entre la Haie-Sainte et Hougoumont leur parut comme une mer houleuse pleine de brisans tout à coup soulevée par l’ouragan. Qu’est-il arrivé dans cette seconde attaque désespérée? Encore une fois la cavalerie a gravi le plateau; elle le possède. A peine les batteries anglaises ont-elles tiré, les formidables colonnes de soutien débouchent; le feu de cent pièces de canon a été comme perdu sur ces masses : cuirassiers, lanciers, carabiniers, chasseurs, dragons, couronnent les hauteurs.

Mais si l’attaque a la même furie, la résistance est aussi acharnée. Les mêmes carrés se sont reformés, en première ligne par bataillons, en seconde par régimens et par brigades. De nouveau les fantassins anglais paraissent submergés au milieu d’une mer d’hommes. De nouveau les escadrons français se précipitent à travers les intervalles ouverts des bataillons. Les plus intrépides ou les premiers arrivés se jettent sur la face la plus proche des carrés; ils en essuient les feux, et laissent une meilleure chance à l’escadron qui suit. Partout où se trouve un point faible, il est forcé; on écarte ou l’on rompt les baïonnettes. Là où le sabre ne peut entrer, on se fait jour à bout portant à coups de pistolet.

L’artillerie seule, il semble, eût pu achever de démolir à mitraille et à brûle-pourpoint le réseau de carrés dont chacun sert d’appui à l’autre; il lui a été impossible de suivre les escadrons au-delà de l’escarpement de la position. Douze fois les charges recommencent; mais il y a une différence entre les nouvelles attaques et les précédentes : on ne s’élance plus indistinctement en masse sur l’ennemi dès qu’on l’aperçoit, comme s’il était déjà en fuite. Les mouvemens sont mieux combinés, plus réfléchis : d’abord on modère l’élan des chevaux, et ce n’est qu’en approchant de l’ennemi qu’on se jette sur lui à pleine carrière. Une partie reste en réserve pour fondre sur la cavalerie anglaise, dès que celle-ci débouche par les nombreux carrefours des lignes d’infanterie; l’autre partie s’acharne sur les divers échelons dont se compose la dernière ligne anglaise. Deux de ces échelons sont rompus; les autres, ployés, mutilés, tiennent encore.

Cette lutte inouïe s’étend alors jusque sur les pentes en avant d’Hougoumont. Les cuirassiers ont pénétré de ce côté entre le château en flammes et l’abatis qui ferme la route de Nivelle. De l’extrême gauche anglaise, l’effort a été ainsi porté successivement jusqu’à la droite; il n’est pas un point du centre qui ne soit assailli au même moment. Wellington attire à lui ses dernières réserves, il forme lui-même la brigade du général Adam en arrière des bataillons de Brunswick; il la replie sur quatre rangs de profondeur. A peine les autres réserves paraissent-elles au-dessus d’Hougoumont, elles sont chargées à fond, sans avoir le temps de se reconnaître.

L’armée anglaise est à bout. Le général Asten est grièvement blessé; sa division perd du terrain. Au centre, la brigade Halkett, chargée onze fois, est détruite aux deux tiers. Le 69e régiment et un bataillon de Hanovriens ont été sabrés. Six drapeaux sont pris dans les carrés; des lanciers les ont portés à l’empereur, que ce terrible choc a rappelé vers la Belle-Alliance : il les reçoit comme un gage assuré de la victoire. Tout l’état-major de Wellington est mis hors de combat. Les brigades de Sommerset et de Ponsonby, derrière les débris de la brigade d’Ompteda, avaient dû s’étendre sur un seul rang, pour tromper sur leur épuisement. Lord Uxbridge ordonne à cette cavalerie exténuée de se retirer plus loin, hors du feu. Son commandant, Sommerset, répond que s’il fait un seul pas en arrière, la cavalerie hollando-belge, plus ébranlée encore, quittera incontinent le champ de bataille. Sommerset reste en position et réussit à tromper par ce faible rideau. Dans l’infanterie, les soldats qui n’ont plus de cartouches, harassés ou découragés, s’éparpillent en arrière; 18,000 hommes isolés emportent les blessés, 18,000 sont blessés ou morts. Il ne reste pas 30,000 hommes dans les rangs; mais un espoir les soutient, et cet espoir empêche la décomposition de l’armée anglaise. Elle tend la main aux Prussiens; déjà elle voit le corps de Bulow se développer en amphithéâtre sur le flanc droit de l’armée française; elle suit attentivement des yeux le corps de Lobau, seule réserve de Napoléon. Ce corps, qui, de la position de la Belle-Alliance, avait menacé d’abord de se joindre aux attaques de la cavalerie, s’éloigne; il change de but. C’est contre un ennemi nouveau qu’il est obligé de se détourner.

Le duc de Wellington aperçoit ce mouvement; il se sent sauvé. Au contraire la cavalerie française entend gronder en arrière le canon des Prussiens : elle s’étonne; mais elle a reconnu sur les mamelons de la Belle-Alliance quelques bataillons déployés de la vieille garde. Cette petite troupe d’élite lui ôte toute inquiétude sur sa ligne de retraite. Elle avance encore; elle reprend un terrain repris vingt fois. Si Napoléon peut encore soutenir sa cavalerie par le 6e corps, ou au moins par la garde, nul doute que la victoire ne lui reste; mais il lui arrive à ce moment ce qui est arrivé tant de fois à ses adversaires : il se trouve obligé d’employer ses dernières forces, pendant que l’ennemi garde encore des troupes pour le moment décisif.

Sur le plateau, l’épuisement des Français est égal à celui des Anglais. Sept généraux sont blessés gravement, Lhéritier, Donop, Blancard, Picquet, Delort, Travers, Colbert. Personne n’a donné l’ordre de retraite, personne n’a fait sonner le ralliement. Les rangs diminués, éclaircis par la mitraille, par la fusillade et par le sabre, désunis par trois heures d’une lutte sans exemple, l’anéantissement des forces chez les hommes et plus encore chez les animaux, la nécessité qui met des bornes à tout, ont tenu lieu d’un ordre formel.

Cette cavalerie est redescendue lentement, en bon ordre, au pas, toute sanglante, toute déchirée, ayant laissé sur le terrain plus du tiers de ses soldats, et ceux qui restaient exténués, étonnés de faire un pas en arrière, les chevaux harassés, incapables d’obéir à l’éperon. A peine si les Anglais ont tenté de les suivre. Chez eux aussi, les forces humaines ont été outre-passées. Ils se bornent à revenir au bord de la position, où ils s’épaulent de la crête du plateau. Les carrés se rompent, ils rouvrent le feu. Les divisions en seconde ligne mettent l’arme au pied; elles se reposent.

La cavalerie française, si magnifique il y a peu d’heures, maintenant accablée, abîmée par sa propre victoire, se ramasse entre la Haie-Sainte et Hougoumont, dans le fond du bassin. Mutilée, elle prête le flanc aux batteries, qui ont rouvert leur feu sur sa tête et la prolongent en tous sens. Sans aucun abri sur ces pentes ouvertes, elle couvre du moins de sa masse le centre de l’armée française, qu’elle est incapable de protéger autrement qu’en recevant, sans les rendre, les coups de l’ennemi. Est-ce ainsi qu’elle doit périr, sans se venger, immobile, en bon ordre, à son rang de bataille? La moitié des escadrons ont mis pied à terre. Seul, sans officiers, Ney passe et repasse devant le front des régimens. Il les harangue sous une épaisse mitraille : « Français, ne bougeons pas! » Il ajoute d’une voix forte un mot que l’on n’entendait plus sur les champs de bataille : « C’est ici que sont les clés de nos libertés! »


III. — GROUCHY ENTEND LE CANON DE WATERLOO. — GÉRARD CONSEILLE DE MARCHER AU FEU. — POURQUOI CE CONSEIL EST REPOUSSÉ.

Comment les Prussiens ont-ils échappé à la poursuite du maréchal Grouchy et sont-ils arrivés sur le champ de bataille de Waterloo? C’est le moment de l’expliquer. Nous avons laissé Grouchy à Gembloux, toujours incertain de la direction prise par l’ennemi. A deux heures du matin, il reçoit de ses éclaireurs la nouvelle qu’un corps de Prussiens s’est dirigé par Sart-les-Walhain sur Wavre. Il en conclut que la pensée de Blücher pourrait bien être d’envoyer un fort détachement rejoindre Wellington; mais cette lueur ne fit que traverser son esprit. L’idée que le général prussien méditait un retour offensif sur les derrières de l’armée française par sa gauche persistait encore chez lui ; elle l’empêchait de voir ce qui devenait évident. En proie à cette perplexité, il hésitait à faire un mouvement quelconque, qui, il le sentait, ne pouvait manquer d’être décisif. Voilà pourquoi, partagé jusqu’au dernier instant entre des résolutions contraires dans cette matinée suprême du 18, il n’avait mis son armée en marche qu’entre six et sept heures, attendant des instructions, des lumières qui ne devaient pas venir. Le général Gérard, le plus désespéré de ces délais, ne put même partir qu’à huit heures.

Ici se répéta la même erreur qu’en partant de Ligny. Une fois que Grouchy s’était fixé sur la direction de Wavre, il avait deux moyens d’arriver à ce but. Une route s’ouvrait à lui sur la gauche, qui, passant à Mont-Saint-Guibert, offrait l’immense avantage de le tenir plus rapproché de deux lieues de l’armée française, avec laquelle il resterait nécessairement en communication. Par cette route, il arriverait plus vite, plus sûrement à Wavre, et dans tout le parcours il tendrait la main aux corps français engagés avec les Anglais. Il y avait une autre route, celle de Sart-les-Walhain, plus longue, qui l’éloignait de deux lieues de Napoléon, mais qui le rapprochait d’autant de la direction imaginaire qu’il attribuait à l’armée prussienne. C’est cette seconde route que Grouchy avait malheureusement choisie. Il y marchait en une seule colonne, flanquée à gauche par la division de cavalerie du général Vallin.

À onze heures et demie, Grouchy, toujours plus incertain à mesure que l’événement approche, arrive à Walhain-Saint-Paul. Là, pendant que les troupes traversent le village, il s’arrête dans une maison. Pour tromper l’anxiété qui le ronge, il s’assied à table avec cette sorte d’indifférence qui saisit quelquefois les hommes accablés d’un trop lourd fardeau, et les jette dans une torpeur fatale à l’approche des grandes crises. Il mangeait des fraises, lorsqu’un officier entre dans la salle. Cet officier s’écrie qu’en se promenant dans le jardin de la maison, il a cru entendre sur la gauche le sourd retentissement du canon. On se lève, on court à l’endroit indiqué. Les officiers appliquent l’oreille contre terre. Le bruit augmente ; on ne peut plus s’y tromper : cinq cents bouches à feu font trembler le sol. « C’est une nouvelle bataille de Wagram, » dit Grouchy ; mais aucun ordre nouveau ne suit ces paroles.

À ce moment s’approche le général Gérard. Depuis deux jours, il évitait tout entretien avec Grouchy, dont les fausses manœuvres le navraient et le consternaient. Cependant alors il l’interpelle, il éclate, et ses paroles doivent être conservées pour son éternel honneur : « C’est au feu qu’il faut marcher, car on ne sait plus même où sont les Prussiens. C’est sur le champ de bataille seulement qu’on est certain de les trouver. La cavalerie de Vallin, qui est sur les flancs, est plus proche du canon ; elle ouvrira le chemin. Le 4e corps débouche dans Sart-les-Walhain ; il n’a qu’à changer de direction à gauche. Le corps de Vandamme, plus avancé à Nil-Saint-Vincent, appuiera de son côté sur la Dyle. Par un bonheur inespéré, les deux ponts maçonnés de Moustier et d’Ottignies n’ont pas été coupés ; ils sont entiers. Les Prussiens n’ont là que quelques vedettes, et plus loin aucun obstacle jusqu’à Saint-Lambert et Frichermont. Ainsi c’est la fortune qui a gardé ces passages. Qu’on en profite sans retard. Le général Valazé a sous la main un guide qui offre de conduire l’armée en moins de quatre heures. C’est donc bien avant le coucher du soleil que l’armée aura rejoint la gauche et concourra à la destruction des Anglais et des Prussiens, car il faut être aveugle pour ne pas voir qu’ils font à ce moment leur jonction. Si le maréchal Grouchy refuse cette occasion unique, s’il ne veut pas engager toute son armée dans ce mouvement de flanc, au moins qu’il laisse le général Gérard l’exécuter sous sa responsabilité et pour son compte. Il ira seul avec le 4e corps. Qu’il y soit seulement autorisé ! »

Valazé joint ses instances à celles de Gérard. Par malheur, Balthus, commandant l’artillerie de Valazé, est d’un avis opposé à celui de son chef : exemple mémorable du peu de cas qu’un chef doit faire des impossibilités que soulèvent les inférieurs, sitôt qu’on les consulte dans les momens suprêmes, car ils voient les inconvéniens et ne voient pas la nécessité qui commande qu’on les oublie. Le général d’artillerie Balthus soutient qu’il est impossible de faire passer le canon dans les chemins de traverse que l’on propose de suivre. Il appuie cet avis de sa longue expérience du métier au moment même où toute l’artillerie de 60,000 Prussiens défile, pour ainsi dire, sous ses yeux impunément, dans les mêmes lieux, à travers ces mêmes obstacles qu’il juge insurmontables.

Cette raison fut une de celles dont se couvrit le maréchal Grouchy : il la saisit avec avidité ; mais dans le fond ce qui l’empêchait d’agir, c’était l’idée fausse qu’il s’était faite du mouvement de l’ennemi et le poids de sa propre responsabilité. Elle l’écrasait au point de lui ôter tout autre sentiment. Quand il eût fallu improviser des manœuvres, il se contentait de s’attacher à celle qu’il avait commencée. D’ailleurs, comme il arrive toujours, les motifs à alléguer pour persévérer dans l’inertie ne lui manquaient pas. « Il avait ses instructions, c’était à lui de les suivre. La guerre d’inspiration ne convient qu’au chef ; le lieutenant doit obéir. La maxime de marcher au canon n’est pas toujours la bonne. On vient de retrouver la trace des Prussiens à Wavre ; est-ce le moment de les quitter de nouveau pour s’engager dans une direction inconnue ? Savait-on ce que l’on trouverait dans cette longue marche de flanc où le général Gérard voulait qu’on s’engageât ? Quels défilés, quels escarpemens, et peut-être quelles impossibilités! Avait-on mesuré les distances? Ne savait-on pas à quel point les guides se trompent sur le temps nécessaire à une armée? Fallait-il recommencer la faute de Ney, de d’Erlon, et ne se trouver sur aucun champ de bataille, ni à Mont-Saint-Jean, ni à Wavre? Et si les quatre corps prussiens réunis sur les hauteurs de Wavre saisissaient l’occasion de cette marche de flanc, qu’arriverait-il? Comment ses divisions, désunies par la marche (et il ne faut pas oublier qu’il n’a que 32,000 hommes), ne seraient-elles pas compromises au passage de la Dyle, où l’attendront 90,000 hommes rangés sur l’autre bord? C’est donc une armée battue et dispersée qu’il amènera à Waterloo? Imagine-t-on que les Prussiens lui laisseront faire ce long chemin sans l’inquiéter sur la Dyle ou à Saint-Lambert, dont on aperçoit le défilé? A peine aura-t-il fait un pas dans la direction proposée, les éclaireurs du maréchal Blücher l’en instruiront aussitôt, et l’on verra les corps de Bulow, de Ziethen, de Pirch, tomber sur les flancs des Français. Au contraire, par la route que l’on suit, on va bien rassemblés, en bon ordre, aborder la masse des Prussiens à Wavre. Si, comme il est probable, ils veulent revenir par leur gauche sur les derrières de l’armée française, on sera là pour les en empêcher. D’ailleurs la volonté de l’empereur est formelle. »

Après ces paroles, que j’ai empruntées au général Gérard et au maréchal Grouchy eux-mêmes, les colonnes françaises, qui avaient fait halte un moment, se remettent en marche; il était midi, elles étaient à trois lieues de Wavre,

Les accusations amères répétées contre Ney dans les loisirs du bivac de Ligny avaient fait une impression profonde sur Grouchy. Il était bien décidé à ne pas s’en attirer de semblables, et par conséquent à marcher réuni sur une seule colonne et à ne rien tenter qu’avec toutes ses troupes rassemblées sous sa main. Ainsi le blâme injustement jeté sur Ney eut pour conséquence d’augmenter l’irrésolution et les lenteurs de Grouchy.

Le maréchal Grouchy avait été pendant la retraite de Russie le chef de l’escadron sacré dans lequel les généraux servaient comme capitaines et les capitaines comme soldats. Quand on l’avait vu une fois, on ne pouvait l’oublier : il était grand, la tête haute, le visage osseux, les pommettes des joues étonnamment saillantes, les yeux noirs très écartés et comme éblouis. Il laissait l’idée d’un brillant général d’avant-garde, mais non pas assurément celle de l’un de ces hommes rares sur lesquels la fortune d’un état peut se reposer sans crainte en des circonstances critiques. Lui-même le sentait. Il en donna deux fois la preuve : la première, lorsqu’il refusa le commandement à Ligny, la seconde, lorsqu’il s’en démit dès sa rentrée en France. Au moment même de cette discussion des chefs de l’aile droite française, la masse prussienne se disposait à déboucher de Wavre, dans la direction de Waterloo, avec l’impulsion d’une résolution depuis longtemps préparée. Aucune délibération n’avait suspendu ses mouvemens. Cette armée, après avoir passé la nuit à Wavre et s’y être refaite, marchait au rendez-vous marqué par le chef de l’armée anglaise. Le corps de Bulow, qui n’avait encore eu aucun engagement avec les Français, se mit le premier en marche. Un incendie dans Wavre retarda jusqu’à midi une de ses divisions; il devait passer par Saint-Lambert, point culminant d’où il ne pouvait manquer d’être aperçu de loin. Pirch suivait; Ziethen devait longer la forêt de Soignes à travers de vastes bassins où son approche resterait cachée jusqu’à l’entrée du champ de bataille.

Ainsi dans cet espace compris entre Wavre et Waterloo s’avançaient parallèlement trois noires colonnes prussiennes, Bulow en tête, 30,000 hommes, Pirch en seconde ligne, 17,000, Ziethen à droite, 13,000, total 60,000 hommes. Au moment où les flanqueurs de gauche de Grouchy, en sortant de Sart-les-Walhain, s’approchaient de la Dyle, ils furent aperçus des vedettes prussiennes. Blücher est aussitôt averti ; il crut que les Français renonçaient à marcher sur Wavre pour se diriger à leur tour sur le canon ; il fut confirmé dans cette idée lorsque les têtes de colonnes d’Exelmans et de Vandamme se montrèrent à la hauteur de Corbais, comme si elles allaient déboucher à Moustier. Dans la crainte de ce mouvement, Blücher fait suspendre la marche de Pirch ; il ordonne à Ziethen de se rabattre sur la Dyle. Il ramène ainsi ses colonnes en arrière du côté de Grouchy; mais, ayant bientôt reconnu que celui-ci poursuivait son mouvement vers Wavre, le général prussien, pleinement rassuré, ordonne une nouvelle contre-marche : il reporte ses troupes dans la direction de Waterloo. Quant au corps de Thielmann, 18,000 hommes, il le laisse à Wavre pour couvrir le mouvement et amuser le maréchal Grouchy le plus longtemps possible sur les deux bords de la Dyle. Si ce maréchal, sans se laisser tromper par ce rideau, marche au canon de Waterloo, Thielmann a l’ordre de l’y suivre en toute hâte. L’apparition des éclaireurs de Grouchy eut encore d’autres conséquences que de jeter un moment l’irrésolution dans l’armée prussienne. Nous connaissons aujourd’hui dans le plus petit détail les mouvemens de cette armée, que la rapidité de sa fuite avait dérobés à nos soldats. Tout était obscur dans sa marche, et l’événement restait inexplicable. Il s’éclaire maintenant par les détails qui suivent.

En arrivant près de lieux-Sart, la cavalerie française de Vallin se trouva un moment entre la tête et la queue du corps de Bulow. Dès que le détachement français fut signalé, le général prussien laissa en arrière deux régimens de cavalerie de la réserve pour lui faire tête. La même chose arriva au général Pirch. Il reçoit la nouvelle que l’avant-garde d’Exelmans se montre sur les hauteurs en avant de la Baraque ; aussitôt Pirch laisse en arrière la brigade de cavalerie du lieutenant-colonel de Sohr, le 11e régiment de hussards et quatre pièces d’artillerie attelée. Toutes ces troupes manqueront à la bataille.

Ainsi une démonstration involontaire de quelques troupes légères de Grouchy sur sa gauche a porté un trouble réel, profond dans les dispositions de l’ennemi. Déjà à cette seule apparence que de faux mouvemens de la part des Prussiens ! quelle marche désunie ! Blücher lui-même un moment incertain, le corps de Bulow séparé en deux par un intervalle de plusieurs lieues où les nôtres ont pénétré, Pirch affaibli d’une partie de ses troupes, la réserve de cavalerie et celle d’artillerie de la 7e et de la 8e brigade arrêtées et paralysées, le détachement de Ledebur coupé du reste de l’armée et obligé de se rouvrir un chemin de vive force, tout cela à la seule apparition d’une avant-garde de cavalerie ! Que sera-ce donc si Grouchy se ravise, si, au lieu de quelques éclaireurs épars, aventurés, c’est tout son corps qui marche résolument, de propos délibéré, dans les flancs des Prussiens ! Il est peut-être temps encore de revenir à la résolution audacieuse du général Gérard ; outre les circonstances que je viens de dire, il en est une autre qui conseille la hardiesse. Le gros de l’armée ennemie est en ce moment retardé sur les ponts étroits de Wavre ; elle a peine à déboucher.

Si la discussion du matin n’avait pas persuadé Grouchy, elle l’avait du moins profondément agité. Il galopait seul, en avant et sur le flanc de ses colonnes ; il s’avança de sa personne jusqu’à l’extrémité du bois de Limelette. Là, il écouta de plus près le retentissement croissant de la bataille qui n’avait pas encore de nom ; il chercha, des hauteurs où il était, à pénétrer les secrets de l’horizon, vers Saint-Lambert ; puis tout à coup il se rassure : la dépêche que Napoléon lui a envoyée à dix heures du champ de bataille vient de lui parvenir. Il se hâte de s’en prévaloir ; on l’entend s’écrier : « Nous sommes sur la bonne route. L’empereur nous approuve ; il nous ordonne de marcher sur Wavre ; c’est à Wavre qu’il faut aller. » Et, l’esprit dégagé d’un grand poids, il achève tranquillement le mouvement funeste où il s’est engagé avec anxiété.


IV. — SUITE DE LA BATAILLE. — INTERVENTION DU CORPS DE BULOW.

C’est à quatre heures que le général Bulow atteignit les bois de Frichermont. Il n’avait pas paru à la bataille de Ligny ; sa hâte n’en était que plus grande. Ses troupes marchaient sur un large front aux deux côtés du chemin encaissé qui avait été réservé à l’artillerie. En traversant ces défilés boisés, ces ravins marécageux de Lasnes à Planchenoit, on s’étonnait de ne trouver aucun obstacle. ; à chaque pas, les éclaireurs s’attendaient à une surprise. Les officiers, en se montrant le ruisseau de Lasnes, se disaient qu’il eut suffi de quelques bataillons français pour disputer longtemps le passage ; mais, ayant trouvé les chemins ouverts, tous doublèrent le pas : ils descendirent des hauteurs en amphithéâtre, d’où la bataille se montra à leurs yeux jusque dans ses moindres replis.

D’abord l’intention des généraux prussiens avait été d’attendre et de concentrer la masse de leurs troupes avant d’attaquer ; mais Blücher, qui marchait avec les colonnes de Bulow, vit du haut des collines de Maransart que la crise de la bataille approchait. Son impatience naturelle le conseilla trop bien. Il décida au premier coup d’œil qu’il fallait user de ce premier moment de surprise et se jeter tête baissée sur la droite française, sans lui laisser le temps de se reconnaître. Le danger déjà imminent où se trouvait l’armée anglaise ne souffrait pas un instant de retard. On apercevait distinctement les réserves de Napoléon sur les hauteurs de la Belle-Alliance ; plus loin, les charges de cavalerie sur le plateau attiraient tous les regards. Si l’infanterie de Lobau marchait en avant, si elle allait soutenir ces attaques, le dernier moment de l’armée du duc de Wellington était arrivé. Il fallait donc sur-le-champ attirer à soi et occuper cette infanterie de manière à l’empêcher de se raviser. Par ces raisons qui plaisaient à son impétuosité, Blücher fit commencer le feu à une grande distance sur la cavalerie Domon et Subervie ; il annonça ainsi son arrivée.

Ces premières salves de quarante, bientôt même de quatre-vingt-six pièces de canon, firent impression sur les deux armées aux prises. Les Anglais respirèrent, les Français s’étonnèrent ; mais, sûrs de la prévoyance de leur chef, ils n’éprouvèrent aucune crainte. Un peu après, la 15e et la 16e division de Bulow débouchèrent en rase campagne ; elles se dirigèrent sur le flanc droit de l’armée française.

Depuis trois heures que les Prussiens étaient en vue. Napoléon n’avait rien fait de ce que ceux-ci craignaient le plus. Il aurait pu, ou leur disputer les défilés, ou devancer leur arrivée et précipiter toutes ses réserves dans une attaque désespérée contre l’armée anglaise. Au lieu de cette résolution extrême, il avait pris un moyen terme : observer de loin les Prussiens, n’attaquer les Anglais qu’avec la moitié de ses forces, conserver l’autre moitié intacte. Sans doute il pensa que le moment n’était pas venu de recourir aux moyens suprêmes ; d’ailleurs il serait toujours à temps de renoncer aux règles de prudence pour chercher le salut dans la témérité et dans le désespoir. Cependant Lobau, avec ses deux divisions d’infanterie Simmer et Jeannin de 7,500 hommes, avait changé sa première direction; il marchait résolument au-devant de ces nouveaux ennemis. Pour s’appuyer, il n’avait que le village de Planchenoit, au milieu des champs ouverts, où les Prussiens ont élevé un petit monument de fer pour consacrer le souvenir de cette première rencontre. Canonnée par des batteries qui la prenaient en écharpe, la cavalerie de Domon et de Subervie, après un engagement avec les escadrons du prince de Prusse, dut se retirer en seconde ligne. Tant que Lobau n’eut en tête que la moitié du corps de Bulow, il le contint, il fit même des progrès sur lui; mais en moins d’une heure, c’est-à-dire à cinq heures et demie, les deux autres divisions restées en arrière, celles de Hacke et de Ryssel, avaient atteint à leur tour le champ de bataille : elles débouchaient de Lasnes en colonnes serrées. Aussitôt Blücher, présent à l’attaque, fit déployer les masses sur la gauche prussienne, de manière à déborder Lobau et à le séparer de Planchenoit. Les Prussiens menaçaient ainsi la chaussée de Charleroi, seule retraite de l’armée. C’était le moment où Ney demandait avec instance l’appui d’un corps d’infanterie pour s’établir sur le plateau. Ainsi Napoléon pouvait alors se croire vainqueur sur le front; mais le flanc droit était ébranlé, presque entrouvert : il n’y avait pas un moment à perdre pour le raffermir et arrêter de ce côté le progrès de l’ennemi. Descendues des hauteurs, les quatre-vingt-six bouches à feu de Blücher prenaient l’armée française en écharpe et à revers. Leurs boulets ricochaient sur la ligne de retraite.

Débordés sur les deux ailes, les 10,000 hommes de Lobau sont obligés de céder en plaine aux 30,000 de Bulow. Cependant Lobau les retire en échiquier, lentement, posément; la première ligne se replie par les intervalles. Elle se remet en bataille derrière la seconde, qui ouvre alors le feu et soutient le combat jusqu’à ce qu’elle cède à son tour pour faire volte-face un peu plus loin et repousser les assaillans. Lobau dirige cette suite de combats alternatifs avec la régularité d’un champ de manœuvre; mais il est menacé de perdre son point d’appui dans le village. Napoléon lui envoie le général Duhesme avec huit bataillons de la jeune garde et vingt-quatre pièces de canon. Les deux divisions prussiennes Hiller et Ryssel se massent en trois colonnes; elles enveloppent Planchenoit, elles y pénètrent, elles vont l’arracher à la jeune garde. On se fusille à trente pas dans le cimetière. Ce village avec ses vergers, ses jardins, ses enclos, ses débouchés vers Maison-le-Roi, c’est le bastion qui flanque la ligne de retraite. Il est emporté. Le général Morand, avec quatre bataillons de la vieille garde, accourt pour le reprendre. Sans tirer, il en chasse les Prussiens à la baïonnette; ses bataillons s’établissent à un grand intervalle sur l’extrême droite, comme la garde consulaire au soir de Marengo. A l’abri de cette troupe d’élite, le corps de Lobau et la jeune garde reviennent à la charge. Les Prussiens sont débordés à leur tour; ils plient, leur artillerie s’éloigne.

Dans ce combat de plus en plus inégal, qui se prolongera jusqu’au soir, le poste de Planchenoit est un poste de sacrifice. Les troupes n’y sont point soutenues par les regards de toute l’armée comme sur le plateau; elles sont aux prises en quelque sorte à l’écart, dans un bas-fond où les colonnes ennemies affluent par torrens. Comme si toutes les formes du courage devaient être rassemblées dans cette journée, la cavalerie sur le plateau venait de montrer l’impétuosité indomptable, la joie guerrière, la témérité héroïque d’une troupe sûre de vaincre; maintenant le corps de Lobau et la garde montrent ce qu’il y a de plus austère dans le devoir militaire, la volonté stoïque de mourir à son poste, pour empêcher la destruction de l’armée et la captivité du chef. Le général Durrieu donne l’exemple de ce stoïcisme; blessé d’une balle à la cuisse, il reste tout sanglant à la tête de l’état-major.

À ce moment, Napoléon crut que cette inondation du champ de bataille par l’armée prussienne était à son terme. L’artillerie fit silence un moment; dans cet intervalle, on entendit pour la première fois très distinctement au loin le canon de Grouchy. Il était donc enfin aux prises avec ce qui restait des corps prussiens ; il les occupait. On pouvait dès lors tenir pour certain qu’après la retraite de Bulow il n’y avait plus rien à redouter de ce côté du champ de bataille. Ainsi c’est le moment de se retourner contre le centre anglais, de rallier, d’engager les réserves, d’achever enfin la victoire que cet incident de Bulow a tenue suspendue depuis quatre heures.

Outre la force d’espérance que Napoléon entretint jusqu’au dernier instant, il y avait une circonstance matérielle du champ de bataille qui explique comment l’illusion fut si tenace chez lui. Nous avons dit que des bois, des taillis épais, qui ont été coupés depuis, étendaient alors leurs fourrés sur sa droite. Ces bois empêchèrent de voir les noires colonnes de Ziethen, qui s’approchaient en silence; elles avaient déjà rallié à Ohain la cavalerie anglaise. Maintenant elles étaient à un quart de lieue du champ de bataille ; elles se pressaient d’arriver à travers les taillis par le plus court chemin, et personne dans l’armée française n’en soupçonnait encore l’existence. Les massifs d’arbres devaient couvrir jusqu’au dernier moment cette troisième armée. C’était comme une dernière embûche tendue par 30,000 hommes de troupes fraîches qui s’apprêtaient à s’élancer tête baissée hors des bois d’Ohain et de Frichermont.

V. — LES DEUX ATTAQUES DE LA GARDE.

Pendant ce temps, l’attaque du maréchal Ney contre le centre n’avait pas été abandonnée. Les masses de cavalerie dans les bas-fonds ne sont pas restées longtemps immobiles. Les cavaliers qui peuvent agir encore se distribuent en tirailleurs. Ils harcèlent l’ennemi, ils l’empêchent de respirer. Ils attirent à eux le feu des batteries; ils s’étendent en rideau pour protéger de leur dernier effort l’infanterie, épuisée comme eux, et qui de nouveau se jette en avant. C’est encore la division Quiot et la division Donzelot. L’une et l’autre à ce moment semblent renaître. Après leur désastre du matin, après un combat acharné de quatre heures, elles portent encore sur le front d’attaque tout le poids de la bataille. À ce moment, quel incident, quelle parole, quel ordre a aiguillonné ces braves et les a mis hors d’eux-mêmes? Ney court à d’Erlon et lui dit: « Toi et moi, nous devons périr ici, car tous deux, si la mitraille anglaise nous épargne, nous sommes destinés à être pendus. » Il semble que tous les soldats des divisions de gauche de d’Erlon aient entendu ces paroles, tant ils mettent de désespoir et de furie à renouveler leur attaque. Le souvenir de leur effort suprême a été longtemps confondu avec les derniers momens de la garde; c’est par l’aveu des historiens anglais qu’on peut restituer à cette portion de la ligne la gloire qui lui revient.

Les deux divisions ralliées sortent de la Haie-Sainte par toutes les issues. Elles se répandent en nuée de tirailleurs sur la pente des plateaux. Courbés dans les blés comme des moissonneurs, les soldats de Quiot et de Donzelot avancent jusqu’au-dessous de l’escarpement. Là ils couvrent de leurs feux les troupes harassées d’Alten, d’Ompteda, de Maitland. Ces feux hardis, incessans, succédant aux grandes charges, ne laissent pas à l’armée anglaise un intervalle de repos. Ils l’exténuent et la désespèrent. Ce fut comme un essaim de guêpes qui se jettent sur un corps abattu et sanglant. Tel fut le caractère de la bataille sur le front depuis cinq heures jusqu’à sept. Les Anglais avouent qu’à ce moment leur armée n’offrait plus qu’un lambeau de ce qu’elle avait été le matin. De tous côtés, les chefs envoyaient demander des renforts ; il ne restait, disaient-ils, de leurs corps que les squelettes. À ces demandes la réponse du duc de Wellington était uniforme : qu’il fallait rester jusqu’au dernier homme. Les brigades de Sommerset et de Ponsonby ne formaient plus que deux escadrons. Les bataillons étaient réduits à des poignées d’hommes. On n’entendait qu’un seul commandement : serrez les rangs! Du haut du plateau, Wellington apercevait au loin le clocher de Planchenoit ; mais les incidens de la lutte sur cette partie éloignée du champ de bataille lui échappaient. Il ne savait qui l’emportait des Français ou des Prussiens. Dans son anxiété, il envoyait officiers sur officiers à Blücher pour le presser d’arriver.

Napoléon sentit que le moment était venu et qu’il fallait tout oser, restaient encore en réserve dix bataillons de la garde à pied, les seuls qui n’eussent pas été engagés. Ils attendaient, l’arme au pied, sur les hauteurs de la Belle-Alliance. Malgré tout, la certitude de vaincre était encore entière chez eux. Les cinq premiers bataillons sont formés en colonnes d’attaque, et ils doivent se succéder, à quelque distance, par échelons; des batteries marchent avec eux dans les intervalles. Napoléon, à gauche de la route, galope sur l’éminence. Il montre de la main la position anglaise. Les soldats se répètent ses paroles : « Mes amis, je veux aller ce soir souper à Bruxelles. » Il enflamme de ses regards cette poignée d’hommes, en qui il a mis sa dernière espérance. Ils lui répondent par des cris enthousiastes qui tous veulent dire : « Sois tranquille. » En défilant à gauche de la Haie-Sainte, ils rencontrent les cavaliers démontés qui s’y étaient réunis en grand nombre; ils les rassurent en passant avec une gaieté héroïque. » C’était à eux d’enlever l’affaire à la baïonnette, » et ils marchaient l’arme au bras, alignés comme à la parade.

Ici les Anglais interrompent le récit pour rapporter une chose qui paraît impossible. Ils racontent qu’à ce moment suprême un officier français de cuirassiers galopa vers eux et passa dans leurs rangs. Il prévint que leur ligne allait être attaquée par la garde impériale et Napoléon en personne. On cite les colonels, les généraux auxquels cet officier fut adressé. Vérité ou mensonge, le duc de Wellington n’avait nul besoin de cet avertissement. Les préparatifs de l’attaque étaient assez visibles. Pour la troisième fois le général anglais répare la brèche qui s’est faite dans son centre. De la gauche il rappelle la cavalerie Vivian et Vandeleur; elle se replie en toute hâte derrière le front. Il comble avec les bataillons de Brunswick les vides ouverts entre la brigade de Nassau et celle de Halkett. La division Chassé se masse en colonnes profondes à la gauche de la brigade Maitland. Pour donner quelque apparence à la brigade de Nassau, on déploie derrière elle, sur un seul rang, les restes des Écossais gris et des hussards de la légion germanique. Sur la gauche, l’infanterie était déployée derrière la haie, le long du chemin creux, un régiment en carré, à l’angle des deux routes. Sur le front de l’armée, l’artillerie est presque entièrement désorganisée.

A ce moment de crise, un événement extraordinaire attire l’attention des trois armées. Une fusillade se fait entendre à l’extrémité droite de la ligne française : c’est la fusillade nourrie, ardente, précipitée d’une troupe fraîche qui se hâte de prendre part à la bataille. Elle tourne ses coups contre l’extrême gauche anglaise. Formée de la brigade du prince de Saxe-Weimar, celle-ci, atteinte par ce feu imprévu, s’effraie, lâche pied. On la voit se disperser en arrière à un quart de lieue du champ de bataille. À ce bruit, au spectacle de cette fuite, des cris de joie se font entendre sur toute la ligne française. Voilà enfin Grouchy qui arrive. Napoléon fut plus que personne empressé à croire à ce retour de la fortune. Il envoie son aide-de-camp Labédoyère répandre dans les rangs cette nouvelle, que Grouchy arrive, qu’il est là sur la hauteur de Smohain; on l’a reconnu à ses coups.

Cette nouvelle, confirmée par la fusillade qui ne fait qu’augmenter vers la droite, porte au comble l’exaltation des troupes chargées de frapper le dernier coup. Toute la ligne, d’Hougoumont à la Haie-Sainte, à Papelotte, avance avec la garde. Les blessés rentrent dans les rangs. Les tirailleurs de d’Erlon, de Quiot et de Donzelot couvrent la garde d’un rideau de fumée; ils la précèdent rapidement, pendant que, loin derrière eux, les tambours battent la charge et annoncent l’approche des colonnes d’attaque, qui les suivent au pas. Il faut que le feu de ces tirailleurs, exaltés par l’approche et l’exemple de la garde, ait été terrible en effet pour que les historiens anglais déclarent que l’armée anglaise était absolument hors d’état d’y répondre, et qu’elle était sur le point d’être rompue. En peu d’instans, sous ce feu désespéré, le 27e régiment anglais perd plus de la moitié de son monde. Une batterie française, en avant du jardin de la Haie-Sainte, marche avec les tirailleurs; elle foudroie le carré de gauche de la brigade de Kielmansegge, à cent pas ; un des côtés de l’autre carré est broyé; le reste se forme en triangle. Bientôt après, sous la mitraille, il se réduit à une poignée d’hommes. Le prince d’Orange, à la tête de la brigade de Nassau, tente de charger les tirailleurs; il est frappé d’une balle à l’épaule. Déjà Alten, Halkett, presque tous les officiers supérieurs de la division ont été blessés ou tués.

Enfin le rideau des tirailleurs s’entr’ouvre, la garde le dépasse; elle s’avance seule. Ney la conduit. A mesure qu’elle approche, elle pousse de grands cris. La seconde ligne anglaise ne voyait rien encore des têtes de colonnes en marche; mais ces cris seuls la terrifient. Elle recule et va lâcher pied. Les dragons de Vandeleur serrent les rangs et ferment le passage à ceux qui sont tentés de fuir. L’artillerie anglaise concentre son feu sur ces 2,900 hommes qui s’avancent, l’arme au bras, à la rencontre de toute une armée. Ils ne répondent pas au feu, mais ils serrent leurs rangs diminués; ils s’alignent, en passant sur leurs morts, comme dans un jour de revue. L’artillerie ennemie redouble à cinquante pas. Friant est blessé, Michel tué; Ney est renversé de cheval (c’est le cinquième qui a été tué sous lui dans cette journée). Il se relève, l’épée à la main. Le 1er bataillon s’est arrêté. En voyant cette légion de héros chanceler sous la mitraille, Ney s’indigne. Il leur crie : «Lâches! ne savez-vous donc plus mourir? » Le général Poret de Morvan mêle ses cris à ceux du maréchal. La colonne reprend le pas de charge; elle a atteint le sommet de l’escarpement. Sur cette éminence, quand les grenadiers, avec leurs hauts bonnets à poil, couronnèrent la cime, ils semblèrent gigantesques à l’ennemi[7]. Devant eux se présentent en colonnes serrées les bataillons de Brunswick. Ces bataillons sont dispersés; ceux de Nassau les remplacent. La garde avance; les soldats de Nassau sont rejetés jusque sous la tête des chevaux du 10e de hussards anglais. Wellington s’élance au-devant des Brunswickois; il les rallie, puis il court à la batterie placée à la droite de Maitland. Cette batterie prend en flanc les colonnes de grenadiers. Ils avancent encore; ils touchent à l’endroit où étaient couchés à terre les régimens des gardes. Une voix crie : « Gardes, debout, et visez bien! » Les régimens se dressent de terre en une ligne étendue, et ils ouvrent leur feu. En un instant, les premiers rangs français sont abattus. Le colonel Mallet, les chefs de bataillon Cardinal, Agnès, les deux frères Angelet tombent morts ou blessés. On vit alors les officiers se détacher en tête et sur les flancs des colonnes mutilées, et commander de déployer pour se servir de leur feu; mais à mesure que les têtes de colonnes se reformaient, elles étaient continuellement broyées sous la fusillade et la canonnade croisée de toute une armée. Les plus rapprochés tourbillonnent sans vouloir céder le terrain, ou ils disparaissent sur les flancs, pendant que d’autres en arrière font feu par-dessus la tête de ceux qui les précèdent. L’espoir reste encore d’emporter le centre anglais, si la dernière réserve, laissée à quinze minutes en arrière, arrive à temps; mais cette réserve est encore loin, et l’on dit que sur les 2,900 hommes qui ont gravi le plateau, il en reste à peine 700 en état de combattre. Étonnés, ceux-ci redescendent des hauteurs. Les blessés les précèdent en foule et se dispersent. Cette nouvelle incroyable se répand que la garde a été repoussée, qu’elle bat en retraite. À ce premier bruit, les rangs d’une partie de la ligne commencent à flotter.

Mais il reste un grand espoir. La première attaque de la garde a échoué; il s’en prépare une seconde. C’est Napoléon lui-même qui cette fois range les cinq nouveaux bataillons presque encore intacts qui viennent de la Belle-Alliance. Ce qu’il ne faisait jamais dans les guerres précédentes, il le fait à ce moment suprême. Il marque aux soldats leur place, il forme deux bataillons en bataille, deux autres comme arcs-boutans, en colonnes sur la droite et sur la gauche : la seconde brigade suivra en échelons. C’est ce même ordre de bataille qui a été irrésistible au Tagliamento, dans la dernière journée des guerres d’Italie; c’est aussi la disposition de la division de Desaix au soir de Marengo. Qui sait si ces souvenirs ne brillèrent pas aux yeux de Napoléon à ce dernier instant de sa vie militaire? Le général Friant, qu’on emportait blessé, lui dit que tout allait bien sur le plateau, que l’ennemi serait infailliblement rompu dès que cette réserve déboucherait. Napoléon reprend espoir : il s’obstine à vouloir forcer la fortune.

La nouvelle colonne se composait du 1er bataillon de chasseurs, de deux bataillons du 2e de deux bataillons des 2e et 3e régimens de grenadiers. Sans s’inquiéter de ce qui se passe dans le reste de l’armée, elle s’avance seule, à son tour, vers le plateau déjà pris et abandonné tant de fois. Les troupes de Maitland, qui l’aperçoivent, se retirent en désordre par-delà l’escarpement; elles vont se reformer sur quatre rangs de profondeur. On a pu réunir un petit corps de cuirassiers français qui protègent d’abord l’attaque. Ces cuirassiers font un dernier effort contre les batteries anglaises; mais, trop affaiblis, ils sont renversés. La colonne se trouve encore une fois seule et sans soutien sur ses ailes. Le 52e régiment anglais en profite pour venir audacieusement se déployer sur le flanc gauche. En tête, elle a les masses encore profondes de Maitland, de Chassé, des gardes, sur sa droite la batterie Napier. C’est dans ce triangle qu’elle se jette tête baissée. Quand le régiment anglais l’eut débordée tout entière, il ouvrit son feu à brûle-pourpoint. La colonne surprise s’arrêta, et, déployant ses bataillons de gauche, elle répondit à la fusillade qui l’écrasait; mais alors la batterie de Napier se démasque sur son front à soixante pas et la mitraille. Au même instant, sur son flanc droit, elle essuie les décharges de la plus grande portion de la ligne des gardes anglaises. Ce n’était plus là un combat soumis aux chances de la guerre, mais une extermination. Le moment était venu où aucun effort de la bravoure humaine, aucune inspiration du soldat ne pouvait plus conjurer le désastre et remédier aux illusions obstinées du chef. Et pourtant c’est encore aujourd’hui un débat entre les Anglais et leurs alliés de savoir qui a porté les derniers coups à cette poignée d’hommes. On ne peut, ce me semble, disconvenir qu’une batterie des Hollando-Belges, celle de Vandermissen, ne soit venue aussi se démasquer à une portée de pistolet; elle vomit sa mitraille sur la colonne déjà écharpée, et contribua ainsi à lui arracher le champ de bataille. Cette gloire ne peut être refusée à ceux qui la réclament.

VI. — IRRUPTION DU CORPS DE ZIETHEN. — MARCHE EN AVANT DE l’ARMEE ANGLAISE.

Pendant ce temps, un cri était parti des hauteurs de Smohain. Ce cri est le hourrah d’une attaque nouvelle. Toute la portion de la ligne française qui se tenait encore suspendue à mi-côte chancelle. Le centre et la droite sont enfoncés en même temps; ils se rompent. L’un se débande au premier pas que la garde fait en arrière, l’autre par une cause inconnue. On devait l’appeler panique jusqu’à ce que l’on sût avec précision à quelle force irrésistible il avait fallu céder. Ainsi, à ce dernier moment, deux causes très distinctes agissent simultanément sur deux points éloignés de la ligne et la brisent en tronçons. Au centre, tout se précipite vers la garde; on y cherche un refuge. Les troupes rompues, les hommes isolés, les intrépides tirailleurs de Donzelot et de Quiot, s’abritent derrière cette forteresse vivante ; mais ils l’embarrassent de leur foule. Décimés, les bataillons de la garde se retirent au pas, dans les bas-fonds, au sud de la Haie-Sainte. Là, ils se forment en carrés pour faire face à l’ennemi, qui s’abat sur eux de tous les côtés de l’horizon.

Jusque-là Napoléon, dans le ravin, avait suivi des yeux les mouvemens de sa dernière réserve. Il lui avait été d’abord impossible de s’expliquer la confusion soudaine de la partie la plus éloignée du champ de bataille. Obstiné à espérer, il ne pouvait s’arracher du lieu où il était; mais lorsqu’il vit sa garde invincible céder elle-même le terrain et repasser la Haie-Sainte, pour la première fois il renonça à l’espérance, et (s’il faut en croire le rapport de son guide) il s’écria : « C’est fini! »

Comme déjà les cavaliers ennemis s’approchaient, il lança contre eux son escorte de quatre escadrons de service. Ces 400 hommes furent aussitôt enveloppés et culbutés. Le général Guyot, qui les conduisait, est blessé de deux coups de feu ; le général Jamin est tué à la tête de ce qui restait des grenadiers à cheval. Napoléon, n’ayant plus alors même un seul homme d’escorte, tourna bride. Il entra dans le carré du 2e régiment de grenadiers, que commandait le lieutenant-colonel Martenot.

Que s’était-il donc passé à l’extrême droite? Le corps d’armée de Ziethen avait débouché à l’improviste des bois d’Ohain avec sa 1re brigade, sa cavalerie de réserve et quatre batteries. D’abord Ziethen avait établi une batterie sur la hauteur; mais presque aussitôt il avait jeté ses troupes en avant. Elles avaient pris en écharpe celles de d’Erlon, qui marchaient en ce moment en colonnes pour flanquer l’attaque de la garde. Cela avait été comme le dernier coup. On a accusé l’extrême droite d’avoir laissé percer la ligne de bataille ; mais que pouvait ce corps de 2,000 hommes exténués, disséminés, surpris, devant le torrent d’ennemis qui se précipitaient des hauteurs? Ceux-ci devaient emporter l’obstacle par le poids seul de leur masse. Napoléon a reproché à la division Durutte de ne s’être pas crénelée dans Smohain; mais c’est encore aujourd’hui une question de savoir si ce village, vaillamment défendu par le prince de Saxe-Weimar, a été emporté et occupé plus de quelques instans par les soldats de Durutte. Puis l’étonnement, la stupeur s’y joignirent. On avait vu d’abord les nouveaux assaillans, trompés par l’uniforme bleu des troupes de Nassau, diriger leurs feux contre elles et les disperser à un quart de lieue; maintenant, revenus de leur méprise, c’est contre les nôtres que ces mêmes corps s’étaient retournés avec fureur. Un changement si imprévu déconcerta d’abord l’infanterie de Brue, de Marcognet, qui tenaient la droite, et pourtant les Prussiens rapportent que cette aile française ainsi surprise a fait plus de résistance que l’on n’a coutume de dire. Pendant une demi-heure, elle ferma aux nouveau-venus l’entrée du champ de bataille; elle disputa le débouché des fermes de Papelotte et de Smohain. Les Prussiens y furent arrêtés assez longtemps pour perdre 500 hommes. La division Durutte avait ainsi gardé le champ de bataille pendant la première attaque de la garde : le centre de d’Erlon avait même pu se retirer pendant quelque temps avec ordre; mais enfin la brèche avait été faite à l’extrémité de la ligne. Les 13,000 hommes de Ziethen, troupe fraîche, s’y étaient précipités, la cavalerie en tête. Ils avaient pénétré entre d’Erlon et Lobau, dans l’intérieur même de l’armée française. Ainsi écrasés de front, de flanc et à revers, il n’était pas besoin de la panique ou de la trahison pour que tout fût perdu. Le cri de sauve qui peut n’était pas nécessaire; d’ailleurs qui y aurait pris garde au milieu des feux croisés, des caissons renversés, des canons qui tiraient leur dernière charge, des bataillons épars, des escadrons serrés sous le poids desquels la terre tremblait? Jusqu’ici on n’a trouvé personne qui affirme l’avoir entendu. La force des choses, l’insurmontable nécessité, l’obstination ou l’aveuglement du chef dans une lutte devenue impossible, suffirent. Les armes, les corps, les régimens se mêlent. Cette magnifique armée n’était déjà plus, vers la Belle-Alliance, qu’une multitude confuse; mais la masse française était encore si épaisse que la cavalerie ennemie la refoulait au pas sans pouvoir y pénétrer ni l’entamer. La cavalerie prussienne marchait droit dans la direction de Rossomme; elle semblait portée sur les flots d’une mer houleuse. Le général Durutte se retira le dernier. Il se retourna un moment pour regarder l’ennemi. Des cavaliers prussiens se jettent sur lui, ils le sabrent au visage, ils lui abattent le poignet droit. Aveuglé par son sang et ne pouvant conduire son cheval, la foule l’entraîne vers la grande route de Charleroi. Il y cherche quelque temps le maréchal Ney pour lui remettre un dernier détachement rallié de la brigade de Brue.

À ce commencement du désastre, une chose frappe dans le récit des Anglais : c’est la louange enthousiaste qu’ils adressent au duc de Wellington pour avoir osé poursuivre la vieille garde décimée et écharpée. Quelle idée se faisait-on donc de cette garde, et quel éloge vaudra jamais un pareil aveu? Il est certain en effet que, même à ce moment de calamité où l’armée française sembla se fondre, le duc de Wellington usa d’une extrême prudence. Que de précautions encore contre cette foule désorganisée! que de circonspection dans la victoire! Il fut lent à croire à un pareil désastre. Quand il le vit, il fut lent encore à commettre toute l’armée anglaise contre de tels débris. Il retint la masse de ses troupes immobile sur les hauteurs, et il ne lâcha dans la plaine que les brigades de Vivian et de Vandeleur, comme pour s’assurer d’une victoire qu’il ne pouvait croire si complète.

Des batteries tiraient encore de différens points. La fusillade continuait autour des ruines enflammées d’Hougoumont, puis elle cessa. Il était huit heures et demie, le soleil se couchait: il jeta un dernier rayon à travers les arbres de Merke-Braine. La fumée se dissipa sur presque tout le champ de bataille; l’affreux spectacle resta un moment à découvert. A mi-côte de la position française, on voyait encore çà et là des carrés d’infanterie et des canons sur les flancs et dans les intervalles. Où était alors cette invincible cavalerie de Milhaud, de Kellermann, de Guyot, de Lefebvre-Desnouettes? Il y avait çà et là des escadrons qui restaient immobiles. Ce n’étaient que des débris et, comme disent les Anglais, de vrais fantômes de ce qu’ils avaient été le matin. Ils étaient là épars, quelques-uns sans chefs, partout où le hasard de la bataille les avait dispersés. La foule passait à leurs pieds, comme les grandes eaux se précipitent à travers les arches d’un pont ruiné dont il ne reste que quelques piliers que l’inondation n’a pu emporter; mais tels qu’ils étaient, au milieu de la confusion générale, ces carrés et ces escadrons imposaient à l’armée anglaise. Wellington crut ne pouvoir prendre assez de précautions pour les aborder.

La brigade de cavalerie légère de Vivian, formée en échelons par escadrons, est lancée la première dans le centre des Français. Elle y fait la trouée. Les lanciers, les dragons de la garde impériale se retournent et chargent les dragons et les hussards de la légion germanique. On parle aussi d’un corps de cuirassiers qui contint par un feu de carabines la cavalerie allemande. Par là ils donnèrent aux carrés de la garde le temps de sortir du ravin de la Haie-Sainte.

Sur la droite anglaise, la brigade de Vandeleur descend au trot vers les clôtures d’Hougoumont; elle refoule les tirailleurs sur la ligne de retraite. Là, l’aile gauche française, séparée de la droite par des hauteurs, n’avait pas vu le débordement des Prussiens. Elle s’obstinait autour des ruines d’Hougoumont. Quand elle se retira, elle le fit d’abord lentement, ne soupçonnant pas le désastre. La cavalerie légère de Piré s’éloigna au pas sans même être inquiétée. Si le général Reille eût pu imaginer ce qui se passait à la droite et au centre, au lieu de venir fondre ses colonnes dans la partie déjà désorganisée de l’armée, sur la route de Charleroi, il eût fait sa retraite par la route de Nivelle.

Cependant la cavalerie anglaise était déjà harassée par ses charges; elle s’était désunie et mêlée aux fuyards. Le désastre était contagieux même pour les vainqueurs. Déjà les généraux qui commandaient cette cavalerie s’étonnaient de se voir si loin seuls en avant de la ligne anglaise. Ils n’étaient pas sans inquiétude au milieu de leur triomphe. Ils arrêtèrent leurs escadrons pour attendre l’infanterie qui les suivait.

La première qui les atteignit fut la brigade d’Adam, formée sur quatre rangs, comme dans l’extrême danger; elle marchait sur la gauche anglaise de la route. Alors les deux armées, réunies sur les hauteurs de la Belle-Alliance, se jetèrent successivement sur les carrés de la garde. Les ennemis étaient si nombreux qu’ils se frappaient et se canonnaient les uns les autres. En arrivant près de la Belle-Alliance, les troupes anglaises d’Adam tombent dans la ligne de feu d’une batterie prussienne. Le 18e de hussards britanniques sabre un régiment allemand; mais à la fin ils se reconnaissent : tous se ruent sur les carrés de la vieille garde qui subsistent encore.

Ces carrés servaient de refuge aux généraux qui n’avaient plus de soldats; ils s’ouvraient surtout pour recevoir les drapeaux que l’on venait de toutes parts leur confier. C’étaient autant de citadelles où s’abritait ce qui faisait l’âme de l’armée, et il est certain que, dans cette journée, où presque tout le matériel fut perdu, les drapeaux furent sauvés avec la religion militaire des vingt dernières années. Il fallut démolir les carrés homme à homme, et même ils ne furent pas rompus par une attaque combinée. Nul régiment, nulle brigade ennemie ne s’attribue l’honneur d’avoir brisé leurs rangs. Ils ne cédèrent qu’à la pression des trois armées anglaise, prussienne et même française, qui s’amassaient sur eux de tous les points de l’horizon, car le poids des fuyards les écrasa autant que celui des vainqueurs. Au milieu de cette mer d’hommes, trois carrés subsistaient encore. Par moment ils s’arrêtaient, croisaient le fer, et se dégageaient par un feu à bout portant des masses ennemies qui les pressaient. A la fin, il n’en resta plus qu’un seul. Le colonel Halkett, à la tête des Hanovriens, l’enveloppe sur trois faces; il crie entre chaque décharge : « Rendez-vous! » Une voix répond : « La garde meurt et ne se rend pas[8]! » C’était la voix de Cambronne; une nouvelle décharge le renverse d’un éclat d’obus à la tête. Il reste évanoui parmi les morts. Le carré reprend sa marche et s’éloigne.

Dans cette dernière mêlée, les étrangers[9] parlent avec une admiration particulière d’un régiment français de cavalerie : c’était le reste des grenadiers à cheval; ils marchaient au pas, en colonne serrée, dans un ordre magnifique : on eût dit qu’ils étaient étrangers au chaos qui les environnait. Le 12e de dragons anglais osa les charger : le régiment français se retourne tranquillement, les culbute, et reprend sa marche majestueuse. Un peu plus tard, le régiment étant de nouveau pressé, un officier sort des rangs et va décharger ses pistolets sur le colonel Murray. Comme Napoléon se retirait alors le long de la grande route, à la droite de cette cavalerie, on a pensé qu’elle voulut assurer par là le salut du chef de l’armée.

À ce moment, Wellington, voyant que son avant-garde avait atteint, avec Vivian, Vandeleur et Adam, la position française, se crut enfin vainqueur. Alors, mais seulement alors, il lâcha la bride à son armée, qu’il avait retenue jusque-là sur le plateau. Il ordonna un mouvement général en avant de la ligne entière. C’est le moment dont parle le général Foy, quand cette armée, immobile, enracinée à la même place depuis le matin, s’ébranla, comme un seul homme, des hauteurs d’Hougoumont et de Smohain. Dès ce premier pas, la division Lambert traverse la Haie-Sainte, que l’on trouva abandonnée aux blessés et aux morts. Les Anglais tiennent beaucoup à maintenir qu’entre la retraite de la garde et le mouvement en avant de leur ligne il s’est passé au moins douze minutes, car ils en concluent que ce sont eux qui ont percé le centre français avant l’irruption générale des Prussiens. Ce sont ces douze minutes que les historiens se disputent, et voilà le comble de la gloire humaine!

En face de l’armée anglaise qui se précipite, un homme s’était arrêté de l’autre côté du ravin; il était à pied, appuyé sur le bras d’un caporal de la vieille garde : c’était le maréchal Ney. Il s’opposait aux fuyards. Vers la Belle-Alliance, meurtri, les habits troués de balles, mais encore invulnérable, il cherchait autour de lui un détachement, une compagnie, un peloton pour se remettre à leur tête et les ramener au feu. A ceux qui passaient, il criait : «Venez! suivez-moi, je vais vous montrer comment meurt un maréchal de France sur le champ de bataille! » Ceux qui l’ont entendu assurent encore aujourd’hui que l’accent de ces paroles ne sortira jamais de leur mémoire; mais c’était là un courage surhumain qui étonnait les plus braves.

Napoléon passa près de la butte de Rossomme. C’est de là qu’il avait vu à ses pieds le matin cette héroïque armée, qui remplissait, disait-il, la terre d’orgueil. Maintenant il la voyait du même endroit désorganisée, presque anéantie, toutes les armes confondues, les bagages, les caissons, les hommes mêlés qui fuyaient sans le reconnaître à l’approche de la nuit. Il y avait là deux bataillons et une batterie : il ordonna de tirer. Le dernier coup de canon emporta la cuisse de lord Uxbridge, qui commandait la dernière charge de cavalerie.


VII. — SUITE. — DÉFENSE DE PLANCHENOIT PAR LOBAU.

Le corps prussien de Ziethen n’était pas le seul qui se fût jeté à l’improviste sur l’armée française. Presque en même temps tout le corps de Pirch déboucha derrière Bulow et prolongea sa droite et sa gauche. C’étaient encore 15,000 hommes qui tombaient sur Lobau, affaibli de douze bataillons de la garde.

La destruction entière des Français dépendait de la prise de Planchenoit. Les Prussiens s’avancent par bataillons serrés dans la direction de l’église, qui était déjà remplie de morts et de mourans. Les toits de chaume s’étaient allumés. L’incendie, réfléchi dans les vitres de l’église, éclairait le cimetière, que défendait un bataillon de chasseurs au milieu des cadavres qui leur faisaient un second retranchement. Bulow et Pirch réunis ne peuvent forcer le village de front; ils le débordent et l’enveloppent jusqu’au bois de Chantelet. La défense des Français de Lobau, au milieu des fermes en flammes, pendant que derrière eux s’écoulait toute l’armée, excite encore aujourd’hui l’étonnement des historiens étrangers. Pendant une heure et demie, cette troupe se laissa écraser pour le salut des autres. C’est là que la garde put réellement combattre. Quoique débordée de toutes parts, elle dispute chaque maison, elle se défend de haie en haie, d’arbre en arbre. Les généraux Barrois et Duhesme sont blessés grièvement. Si Planchenoit eût été pris une demi-heure plus tôt, la retraite eût été coupée ; quand ce poste fut abandonné, tout ce qui restait de l’armée avait passé. Les chasseurs du 3e régiment de la garde furent les derniers à quitter le village. Le général Pelet en avait réuni 250, Faisant front dès qu’ils étaient menacés, ils se retirèrent par Maison-le-Roi. Cette poignée d’hommes et la nuit sauvèrent Napoléon.

Les hommes avaient fait ce que comportaient les forces humaines. Ils cédèrent à une force supérieure que presque tous appelèrent trahison, car personne n’eût voulu y voir le résultat des erreurs du chef. Il fallait plus d’un demi-siècle avant qu’on admît que le général était pour quelque chose dans le désastre de tous. On aima mieux alors croire à la perfidie d’un grand nombre qu’à une seule faute d’un chef idolâtré, réputé infaillible même après Moscou et Leipzig.

La nouvelle que Grouchy arrivait produisit une sorte de vertige. Quand, à la place de Grouchy, on vit 60,000 Prussiens déboucher par toutes les issues, alors les imaginations même furent envahies. Chacun se crut livré, les armes tombaient des mains, et comme on avait fait au-delà des forces humaines, on paraissait céder, non pas à l’ennemi, mais à la fatalité. Il s’ensuivait que même les chefs aimés n’avaient plus aucun empire sur leurs hommes. Tous, hormis un seul, étaient devenus suspects. De là l’impossibilité de rallier une arrière-garde. La défaite se changea en désastre, et qui voulait s’y opposer, ou seulement marcher contre le courant, était tenu pour ennemi. Dans les premiers momens de la déroute, le secrétaire de Napoléon se précipite de la ferme du Caillou au-devant des fuyards. Il conduisait un cheval à Napoléon, qu’il supposait encore dans la mêlée, peut-être blessé ou à pied. Deux cuirassiers français, le sabre haut, viennent à lui : « Où vas-tu ? — Je cherche l’empereur. — Tu en as menti ; tu vas rejoindre les Anglais ! » Ils allaient le sabrer, quand des officiers le reconnurent et le sauvèrent.

Wellington arrêta l’armée anglaise dès qu’elle eut atteint la position des Français vers Rossomme. C’était assez d’occuper la place de Napoléon. D’ailleurs les troupes épuisées n’eussent pu faire un pas de plus pour poursuivre les Français. Blücher s’était chargé de ce soin ; il plaisait à sa haine, à son désir de vengeance. Les Anglais bivaquèrent dans les lignes des Français, à droite de la route de Charleroi, qu’ils laissèrent libre à leurs alliés. En revenant du côté de la Belle-Alliance, Wellington rencontra Blücher. Tous deux mirent pied à terre et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. La ferme de la Belle-Alliance avait servi de point de direction à l’armée prussienne ; Blücher voulait qu’on appelât de ce nom la bataille ; l’orgueil des Anglais l’a emporté. Ils ont choisi le nom de leur quartier-général, quoique le bourg de Waterloo soit resté en dehors de l’action pour les trois armées.


VIII. — POURSUITE DE NUIT.

Blücher communique sa fureur à ses officiers : il veut que la poursuite soit une extermination. Bulow et Ziethen suivront les fuyards l’épée dans les reins. La cavalerie du 2e et du 4e corps a déjà passé sur le front, à travers les intervalles de l’infanterie. Pirch retournera en arrière vers Ayviers; il passera la Dyle, pour couper la retraite à Grouchy et l’envelopper, lui aussi, dans la déroute. Déjà entre Rossomme et Maison-le-Roi on a pris la plus grande partie de l’artillerie et des bagages : les artilleurs ont coupé les traits de leurs chevaux et se sont dérobés. La nuit vint, et ce que l’on n’avait jamais vu à la guerre, elle n’apporta aucun répit aux vaincus. Au contraire, elle redoubla leur détresse, car dans toutes les guerres précédentes les troupes victorieuses avaient craint de se commettre dans les ténèbres, qui rétablissent l’égalité entre le fort et le faible. Sur la Bérésina même, la nuit avait été une trêve. Ici, le sentiment que tout était fini avait envahi les deux armées; il empêche l’une de résister et l’autre de s’arrêter dans son triomphe. Après tant de calamités, on connut la détresse d’une poursuite de nuit, dernière innovation de la haine. Dans les ténèbres, on tenait pour ennemis tous ceux qui approchaient, et les fuyards dispersaient les fuyards. D’ailleurs la lune se leva, et elle aussi vint en aide au vainqueur. A peine les nôtres se sont-ils réfugiés par groupes dans une cour, une étable, une ferme, ils y sont découverts, pris ou taillés en pièces. Les blessés sont arrachés de la paille sanglante où ils sont étendus. On accuse, je ne sais si c’est avec raison, le général Ziethen d’avoir joint ses insultes à celles de ses soldats.

A onze heures du soir, cette masse d’hommes, qui ne forme plus même une seule compagnie, arrive au défilé de Génappe. Napoléon croyait que le pont était de la même largeur que la chaussée ; en réalité, il était moins large de moitié. La Dyle était là peu profonde, mais elle était retenue par des écluses, et la berge dominait de haut le cours encaissé de la rivière. Tout va s’encombrer, au bout d’une rue sinueuse, sur le pont, déjà barricadé et obstrué par les voitures du parc. Personne n’indique les gués qui se trouvent au-dessous. Napoléon mit près d’une heure à traverser la foule compacte, immobile, frappée de stupeur. Il échappe avec peine, sans escorte, presque seul. Sa voiture n’a pu franchir le défilé. Elle reste aux mains de l’ennemi, et comme tout s’amplifie dans la bouche du peuple, j’ai entendu les habitans de Génappe raconter qu’elle était pleine de diamans. Ney arrive aussi près de ce même défilé. Il est encore à pied; mais un officier qui mérite que son nom soit conservé Schmidt, lui donne son cheval : l’ennemi ne se glorifiera pas d’avoir pris à Génappe le héros de la Moskova. Lobau est moins heureux ; il a tenté de former une arrière-garde et n’a pu y parvenir. Son cheval s’abat sous lui au milieu de la cohue. Il est enveloppé et pris; sans respect pour tant d’intrépidité et de persévérance, on lui arrache ses insignes et jusqu’au portrait de sa femme, caché sur sa poitrine.

Les Prussiens, arrivés sur les hauteurs, y établissent des batteries. Comme si la haine les éclairait, ils font pleuvoir à minuit dans ce gouffre une grêle de mitraille et d’obus sur la foule, que les ténèbres ne protègent pas, car elle se trahit par ses cris, ses gémissemens, ses imprécations, sans répondre par un seul coup de fusil. Les blessés qui ont pu se traîner à pied jusque-là succombent à cet endroit. Les voitures chargées des plus gravement atteints se renversent au bord du chemin ; il en sort des plaintes qui se perdent dans la détresse universelle. Quant aux hommes valides, le désespoir leur fait trouver des issues; mais dans ce chaos tout achève de se mêler. L’armée fugitive, débandée, méconnaissable, devient à elle-même la plus grande cause d’épouvante.

A minuit, Blücher arrive à Génappe; il s’y arrête, comme pour jouir pleinement du désastre. C’est de là qu’il date sa première dépêche aux souverains réunis à Heidelberg. Dans la maison où il plaça son quartier-général se trouvait le général Duhesme, qu’une grave blessure avait forcé de s’arrêter. Les Prussiens disent qu’il a été recueilli et soigné par leurs chirurgiens; les habitans affirment qu’étant sur la porte de la maison, il fut égorgé par des hussards, déjà mourant de sa blessure de Planchenoit. L’inscription de son tombeau, que j’ai vue à Huy, est moins explicite; on y lit : Atteint d’un coup mortel au champ d’honneur le 18 Juin, décédé le 20 à Génappe, soit qu’on ait ignoré la vérité, soit qu’on l’ait trouvée trop odieuse pour la consacrer sur un tombeau.

Au-delà de Génappe, un tambour prussien monte sur un des chevaux dételés de la voiture de l’empereur, et, battant la charge, il entraîne après lui les troupes prussiennes dans l’ivresse et l’orgie de la victoire. Les Français ne marchaient plus que par groupes de centaines d’hommes. A peine reprenaient-ils haleine dans un bivac, ils étaient forcés de le quitter. Il suffisait alors d’un bruit de trompettes ou de tambours pour disperser cette armée, deux jours auparavant invincible dans ces mêmes lieux, et ce qui faisait que l’on ne tentait nulle part de résister, c’était d’abord la nuit, qui grossissait partout l’ennemi, mais c’était surtout la persuasion que l’on ne pouvait rien contre l’universelle trahison dans laquelle on se croyait enveloppé. La poursuite fut acharnée jusqu’à Frasnes. Là les Prussiens crurent apercevoir un fort détachement de cavalerie française; ils s’en approchèrent : tout avait disparu. Le général Gneisenau, à la tête de ses escadrons, atteignit l’auberge qui porte encore, par une sorte de dérision de la fortune, cette enseigne : à l’Empereur. Il s’y arrêta et y attendit le jour.

Un peu auparavant, à une heure du matin, Napoléon avait mis pied à terre aux Quatre-Bras. Tout était horrible autour de lui, sur ce champ de bataille du 16. Les morts n’étaient pas encore enterrés; mais ils étaient dépouillés et nus. A la lueur de la lune, quarante mille hommes dispersés s’écoulaient à grands pas au milieu de ces cadavres de trois jours. C’est de ce lieu sinistre que Napoléon instruisit Grouchy du désastre de Waterloo. La nouvelle d’où dépendait le salut de tout un corps d’armée fut portée par un seul officier, qu’un accident pouvait facilement arrêter. On se fiait à lui du soin de tout raconter de vive voix. Le temps, le lieu, ne permettaient pas d’écrire. On dit qu’on fit chercher dans les ténèbres la division Girard, laissée en arrière à Ligny; mais elle aussi s’était dissipée sans qu’on sache comment. On ne put la trouver.

Une lieue avant Charleroi, Napoléon descendit de nouveau de cheval; il fit à pied le reste du chemin, accompagné du général Bertrand et de cinq ou six de ses officiers. Sur les bords de la Sambre, il trouva quelques cavaliers qui l’avaient précédé. Ayant traversé Charleroi sans y donner aucun ordre, il s’arrêta dans une prairie nommée Marcinelle, de l’autre côté de la ville. On lui fit en plein air un feu de broussailles et on lui apporta à boire[10]. Tandis que son cheval mangeait tout bridé, tant la hâte était grande, il s’approcha un instant d’un bivac et partagea la grossière nourriture d’un soldat, sur quoi il remarqua, dit-on[11], « combien il faut peu de choses à l’homme pour vivre : » philosophie tardive chez celui qui venait de jouer et de perdre en quatre jours l’empire du monde et la fortune de la France.

Vers six heures du matin, il repartit en voiture; après lui, l’armée, affamée, désespérée, entra dans Charleroi, et bientôt, comme il était arrivé dans les guerres précédentes, cette ville, où l’on croyait pouvoir respirer et se refaire, ne fut plus qu’un lieu d’horreur. Au milieu des approvisionnemens de toute sorte, on souffrait la disette. Le vin, l’eau-de-vie, coulaient dans les rues, et les soldats mouraient de faim et de soif à la porte des magasins; puis aucune disposition cette fois encore pour faciliter la retraite, — un seul pont, une seule issue; il faut s’y précipiter sans prendre aucun repos. A peine a-t-on touché ce que l’on croyait devoir être un abri, il faut rentrer dans le torrent de la déroute. « C’étaient, dit un écrivain que j’aime à citer, les horreurs de Vilna aux portes de la France[12]. »

Napoléon, arrivé à Philippeville, presque seul, y est rejoint par son secrétaire et quelques-uns de ses aides-de-camp, Drouot, Labédoyère, Dejean. Il se jette sur un pauvre lit d’auberge, une larme tombe de ses yeux. C’est dans cette maison d’auberge qu’il dicta le bulletin de la bataille. Il le fit lire devant ses généraux. Ceux-ci le trouvèrent exact à l’exception d’un seul point. Napoléon avait tout avoué, hormis la prise de sa voiture. Ce détail avait quelque chose d’humiliant pour lui; il avait voulu se l’épargner, sachant bien que l’imagination des foules glorifie les grands désastres et dégrade les petits. Ses généraux insistèrent; il céda. Alors tout fut consommé. La France et le monde apprirent de Napoléon lui-même ce que renfermait le nom encore inconnu de Waterloo.


IX. — RÉSUMÉ DES OPINIONS ÉMISES SUR LA BATAILLE DE WATERLOO.

Telle fut cette bataille de Waterloo, qui retentira dans la plus lointaine postérité, avec celles d’Arbelles et de Zama, quoiqu’à vrai dire elle soit sans exemple dans l’histoire par la prodigieuse fortune qui s’écroula en un moment. Les Français y laissèrent 25,000 hommes, sur lesquels 6,000 prisonniers. Cinq généraux avaient été tués, Bauduin. Desvaux, Jamin, Michel, Duhesme, dix-huit blessés. On avait fait en hommes des pertes presque doubles à des journées tenues avec raison pour des victoires, par exemple à la Moskova. Les Anglo-Hollandais perdirent 15,094 tués ou blessés, près du quart de leur armée; les Prussiens, 7,000 hommes. Ceux-ci tirent un orgueil légitime des forces que Napoléon dut leur opposer. Ils en font l’énumération suivante : Lobau, 16 bataillons; la garde, 14 ; la division Durutte, 8; total, 38 bataillons, auxquels il faut joindre les 3,000 chevaux de Domon et de Subervie. C’est donc presque la moitié de l’armée française qui a été occupée par l’armée prussienne.

Des historiens ont compté jusqu’à treize fatalités dans cette courte campagne. Réduisons-les à une seule. S’il y eut des traîtres, ils furent, Dieu merci, en trop petit nombre pour avoir pu influer sur les événemens. Napoléon, pendant ces quatre jours, ne fut trahi que par son génie.

Dès que la matinée du 18 avait été perdue par une confiance trompeuse qui laissait aux corps prussiens le temps d’arriver, la journée était presque sans ressource. Quant à l’excuse du mauvais temps et de la pluie, personne que je sache ne l’admet aujourd’hui, car il est trop évident que cette justification couvre mal la sécurité fausse dans laquelle on est resté. Deux heures ne suffisent pas pour étancher des terrains tels que ceux de la Belgique. C’était la première fois qu’on avait vu la volonté de Napoléon céder à de pareils obstacles. D’ailleurs le corps de Reille, qui avait passé la nuit à Génappe, se mit en marche le 18 à trois heures du matin; il était le premier en ligne à Waterloo. Ce que fit ce corps, les autres le pouvaient faire. Rien au monde n’empêchait que l’action ne commençât à huit heures au lieu de midi, et que le coup de collier ne fût donné dès neuf heures du matin[13].

Napoléon resta aveugle sur les mouvemens des Prussiens jusqu’au moment où il lui fallut bien reconnaître à leurs coups que les troupes en vue à Saint-Lambert étaient des ennemis. Quand Blücher se montra au loin, il y avait trois partis à prendre, qui certainement s’offrirent à l’esprit de l’empereur.

Premièrement la retraite. Personne ne dit qu’il y ait arrêté un seul instant sa pensée, et pour moi, je l’avoue, je n’ai pas le courage de lui reprocher de ne s’y être pas décidé vers une heure, quand assurément la retraite était très possible et qu’il ne tenait qu’à lui d’aller chercher un autre champ de bataille. Nous voyons, nous savons aujourd’hui que c’eût été le parti le plus sage. C’est à quoi se seraient probablement résolus César, Turenne, le prince Eugène, Frédéric, et c’est ce que M. le colonel Charras démontre avec beaucoup de force; mais on était déjà dans une telle situation que la plus grande prudence était dans la plus grande hardiesse. Était-on sûr d’ailleurs que cette avant-garde de Bulow cachât derrière elle les trois autres corps? Fallait-il, à cause d’un danger probable, se jeter dans une quasi-certitude de ruine? Si l’ennemi avait le bonheur insigne de recevoir un renfort, ne pouvait-on pas compter sur une bonne fortune du même genre ? Quand Napoléon interrogeait l’horizon, le souvenir de Desaix à Marengo, de Ney à Eylau, se dressait devant lui. Il voyait Grouchy derrière Bulow, car il avait depuis longtemps coutume de s’aveugler de sa propre gloire. Et puis ce n’était rien de se retirer, il fallait vaincre, car on allait retrouver derrière soi une opinion irritée qui demanderait compte pour la première fois du sang de la France. Déjà les armées russe, autrichienne, bavaroise, étaient en marche sur le Rhin. La politique forçait le général à la témérité. Voilà pourquoi le caractère de la bataille a été de chercher une victoire éclatante jusqu’au milieu de la crise du désastre. Ce sont là les motifs de ceux qui approuvent même jusqu’à voir dans cette persistance une des grandes résolutions de sa vie.

Mais ceux-là mêmes avouent qu’il en fut tout autrement le soir, à mesure que la nuit s’approcha, que la mauvaise fortune s’obstina, que l’ennemi s’accrut. Il n’y avait plus aucune chance de voir paraître Grouchy, dont le canon s’entendait à plus de trois lieues. Alors il eût été sage de céder à l’impossible. Sans penser davantage à la victoire pour ce jour-là, il n’y avait plus qu’à se servir de la réserve de la garde pour couvrir la retraite et sauver l’armée. Et certes il y avait pour Napoléon une grande différence à quitter le champ de bataille à la tête d’une troupe d’élite encore invincible, ou à se retirer en fugitif, laissant derrière lui son armée taillée en pièces; car la raison peut exiger que le général ne veuille pas l’impossible, et qu’il ne brise pas contre cette impossibilité les instrumens héroïques qui lui sont donnés pour vaincre.

Or Napoléon, le soir même, à sept heures et demie, à l’approche des masses noires de Ziethen et de Pirch, s’obstine encore, lui seul, à forcer la fortune ; il se croit encore la puissance de tirer un éclatant triomphe de cette crise désespérée. Le mot de retraite ne peut sortir de sa bouche; il jette en avant son dernier bataillon, son dernier peloton d’escorte, son dernier homme. Il reste seul, sans songer encore à la retraite, comme si par cette persévérance il allait épuiser l’adversité et contraindre le sort. Ce n’est plus là le génie du général toujours maître de soi; c’est le caractère de l’homme qui éclate tout entier à ce moment suprême. On dit qu’Annibal a fait de même à Zama. Son armée était déjà enveloppée, les deux ailes en fuite; il s’obstinait encore à arracher une victoire impossible. Peut-être est-ce à cause de cette dernière ressemblance qu’à tous les autres capitaines de l’antiquité Napoléon préféra toujours Annibal.

Voilà l’opinion des tacticiens. Ajoutons-y celle du moraliste, car les plus grandes opérations stratégiques ont pour théâtre l’âme du général, et vous n’expliquerez jamais une journée telle que Waterloo, si vous ne vous rendez compte de ce qui se passait alors dans l’esprit de Napoléon.

Son activité avait diminué, mais non pas son inflexibilité de caractère. Celle-ci s’était même accrue de cette sorte de raideur qu’apportent avec elles les années, les victoires ou même les défaites, et de cette disproportion voici ce qui s’ensuivit. A l’heure décisive, il se ramassa en lui-même dans une sorte d’immobilité stoïque. Comme il agissait moins, il laissa ses fautes produire tous leurs résultats; le mal s’accumula jusqu’à se changer en un désastre non-seulement sans remède, mais sans exemple.

Dans sa jeunesse, il avait su plier à propos sous la nécessité. Il avait cédé quelque chose même à Arcole, et plus tard à Marengo, où il avait fait une retraite de deux lieues. Il avait cédé encore à Saint-Jean-d’Acre, et même à Essling il avait repassé un bras du fleuve pour se chercher ailleurs une meilleure occasion sur un meilleur terrain; mais ce fut là sa dernière complaisance pour la mauvaise fortune. Depuis lors il semble que ses cent victoires l’aient enchaîné, et que tout eût été perdu s’il eût cédé d’un pas. Moscou, Leipzig, Waterloo, trois résultats uniformes du même enjeu, trois conséquences semblables de la même pensée : ne rien céder sur aucun point, tout perdre ou tout regagner d’un seul coup. Pour ne s’être pas retiré à temps de Moscou et de Leipzig, il avait trouvé les désastres de 1812 et de 1813; pour ne s’être pas retiré à temps de Waterloo, il trouva les désastres de 1815. Le même principe amena la même catastrophe, mais tout ici renfermé et résumé dans quelques heures.

Plutôt que d’ajourner la victoire, il aima mieux s’abîmer lui et son armée : grand spectacle pour celui qui n’envisage les choses humaines que comme une tragédie de Corneille, où le plus obstiné joue toujours le plus beau rôle; mais spectacle éternellement lamentable, quand on songe qu’il s’agissait du meilleur de notre sang et du salut de la patrie. Un général chargé de moins de gloire et de puissance, un Turenne, un Hoche, un Kléber, un Joubert, n’eût probablement pas vaincu; mais comme il n’eût pas manqué de faire retraite vers deux heures, ou au moins vers six, il n’eût pas causé la catastrophe où l’imagination même reste accablée. De telles chutes ne sont possibles que chez les hommes dont nous faisons nos idoles; car alors, s’ils perdent l’équilibre, ils entraînent tout avec eux. C’est du haut de leur piédestal qu’ils se précipitent tête baissée sur les peuples qui se sont mis à leurs genoux.

Deuxièmement, le parti que choisit Napoléon au moment de l’arrivée en ligne du corps de Bulow fut d’envoyer, quoique tardivement, le corps de Lobau et les réserves prendre position au-devant des Prussiens et leur barrer le passage. Ce moyen était prescrit par la force des choses; nul n’a reproché au chef de l’armée française de l’avoir employé, il semble répondre à toutes les nécessités, et pourtant il n’a pu conjurer le désastre ni même le diminuer. Par là on est conduit à rechercher s’il n’existait pas un autre parti à prendre, qui laissât au moins une chance de victoire, parti désespéré, aujourd’hui facile à indiquer, difficile à admettre dans la journée du 18, tant qu’il put rester une espérance de vaincre par les combinaisons ordinaires.

Cela posé, on reste convaincu que la coopération des Prussiens à la bataille de Waterloo ne laissait qu’une seule chance de victoire à Napoléon. Depuis le moment où Bulow se montra à Saint-Lambert jusqu’à l’instant où il entra dans l’action vers Planchenoit, il se passa trois heures et demie. Toutes les chances qui restaient aux Français dépendaient de l’emploi de ces momens. Au lieu de porter Lobau et ses réserves au-devant des Prussiens et de différer les nouvelles attaques sur les Anglais, une autre résolution, a-t-on dit, était possible. Napoléon, en supputant les trois heures et demie qu’il fallait encore à Bulow pour entrer en ligne, eût pu négliger ce corps sur son flanc droit, de la même manière qu’à Rivoli il avait négligé le corps de Lusignan, qui venait lui couper la retraite. Dans ce cas, il eût opposé à Bulow un rideau de cavalerie et de flanqueurs embusqués dans les bois de Lasnes pour retarder encore son arrivée. Sans un instant de délai, il eût renouvelé sur la gauche anglaise une attaque à fond, désespérée. Cette même cavalerie, qui s’est dépensée inutilement à l’endroit le plus difficile du champ de bataille, eut été lancée sur la gauche anglaise, là où la crête s’abaisse, et lui eût offert un passage plus libre. D’ailleurs elle n’eût pas été seule, elle eût été soutenue de tout ce qui avait été rassemblé du corps de d’Erlon, de toute l’infanterie de Lobau, et cette infanterie elle-même eût eu pour appui les vingt bataillons de la garde à pied. On n’avait, il est vrai, que trois heures et demie pour vaincre ; mais combien ces heures ainsi employées eussent pu produire de résultats ! La cavalerie seule a mis en grand péril la ligne anglaise ; que serait-il arrivé si cette même cavalerie eût été suivie de cette masse d’infanterie qui bientôt à son tour allait aussi se consumer inutilement et sans soutien! Certainement on ne s’aventure pas beaucoup en avançant que la gauche anglaise eût été enlevée et toute l’armée prise à revers. C’est là ce que craignait Bulow, ce qui lui inspira de se jeter prématurément dans la mêlée avec la moitié de son corps d’armée, le reste en arrière encore de plusieurs lieues.

Voilà une des choses qui pouvaient très vraisemblablement arriver; mais il se pouvait aussi, quoique cela soit moins probable, que ces trois heures ne fussent pas suffisantes pour emporter la gauche anglaise, que la crise ne fut pas assez préparée, que l’ennemi, ayant encore ses forces, ses réserves intactes, opposât à une attaque désespérée une défense également désespérée. Dans ce cas, Bulow arrivait presque sans obstacle sur les derrières de l’armée française, qui aurait été tout entière engagée sur son front, n’ayant plus un seul homme de réserve. La victoire lui aurait encore été une fois enlevée, mais plus tôt, quoique avec des suites, ce semble, moins funestes, puisque les corps de Pirch et de Ziethen ne pouvaient prendre part à la lutte.

Telles sont les deux chances qui se présentaient et que peuvent peser ceux qui aiment à remplir l’étendue de ce grand désastre par des conjectures faciles aujourd’hui à former. Ceux-là arriveront à cette conséquence, que la seule chance de vaincre que Napoléon s’était ménagée par ses fautes était encore si pleine de périls et d’embûches, si contraire aux règles de la guerre, qu’ils hésiteront assurément à regretter qu’il ne l’ait pas tentée. Il fut prudent, la prudence le perdit. Qui peut assurer que la témérité l’eût servi davantage ?


X. EXAMEN DES JUGEMENS PORTÉS SUR LA CONDUITE DU MARÉCHAL GROUCHY. — CONCLUSION.

Au reste, le nom de Grouchy a tout couvert : fautes, trahison, malheurs, fatalités, il dit tout. Nous avons affaire ici à une opinion arrêtée, irrévocable; tâchons pourtant d’être juste, quand même pour cela il serait trop tard d’un demi-siècle.

C’est en effet une discussion, toujours pendante depuis quarante-six ans, de savoir ce qui serait arrivé si le maréchal Grouchy, suivant le conseil de Gérard, eût marché par le plus court chemin au canon de Waterloo. « Grouchy était à deux heures du champ de bataille, » a écrit Napoléon dans les relations de Sainte-Hélène. Deux heures! ces mots ont saisi toutes les imaginations. Il n’en fallait pas tant pour faire travailler les esprits et donner matière à d’innombrables hypothèses. Tous, nous nous sommes représenté Grouchy débouchant, avant le soir, vers Planchenoit, à la place des Prussiens, et faisant subir aux Anglais le désastre de Waterloo. Sans tenir compte des lieux, des distances, des obstacles divers, une seule chose nous a comme transportés et éblouis : cette terrible attente où l’on fut la journée entière du 18 juin sur la butte de Rossomme nous possède encore, dès que nous touchons à ces événemens.

Chose singulière, entre tant de récits, tous diffèrent même sur le point capital, la distance qui séparait Grouchy du champ de bataille. La relation de Sainte-Hélène dit deux heures, Valazé trois, Gérard quatre heures et demie, Jomini cinq heures, le colonel Charras huit ou neuf heures. J’ai fait mesurer exactement le chemin. Un homme à pied, marchant isolément au pas ordinaire par les chemins de voiture, va de Sart-les-Walhain par Moustier au clocher de Planchenoit en cinq heures vingt-sept minutes[14]. Que l’on calcule sur cette donnée positive la marche d’un corps d’armée avec son artillerie, que l’on tienne compte du défilé sur les deux ponts étroits de la Dyle, et l’on se rapprochera des huit heures que M. le colonel Charras assigne à cette marche avec une exactitude dont j’ai trouvé la preuve à chaque pas.

Après les distances, considérez les lieux. Si Grouchy eût marché au canon, il eût trouvé devant lui jusqu’à Nil-Saint-Vincent un terrain découvert, de vastes prairies, puis, par-delà Corbaix, un sol ondulé, qui se termine en ravin. Là, il fût descendu par une pente aisée vers la Dyle, large de 7 mètres, profonde et rapide. Il l’eût passée sur les deux ponts maçonnés de Moustier et d’Ottignies, à un quart de lieue l’un de l’autre. De Moustier à Giroux, d’abord un court défilé, puis bientôt des plateaux étendus sur une terre sablonneuse. C’est seulement sur le revers de ces plateaux, vers Maransart, qu’il eût rencontré un terrain escarpé; mais alors il était près du champ de bataille, il le dominait, il serait vu de toute l’armée : ce voisinage doublerait ses forces. Ce n’est pas en arrivant au but qu’il pouvait le manquer.

Tels sont les lieux et les distances; voyons quelle lumière il en peut ressortir. Les uns pensent que Grouchy eût pu arriver sans obstacle, vers sept heures, sur le champ de bataille; ceux-là s’autoriseront de la facilité des lieux, tels qu’ils viennent d’être décrits. D’autres supposent avec plus de raison que l’armée prussienne eût attaqué Grouchy dans quelque position intermédiaire, rangée derrière la Dyle, et lui eût barré la route; mais ils reconnaissent que si la victoire était devenue difficile aux Français, le désastre eût été infailliblement moindre, puisque la moitié des troupes prussiennes n’eussent pu paraître à Waterloo. D’autres enfin, et de ce nombre est M. le colonel Charras, pensent que la marche de Grouchy au canon n’eût diminué en rien ni l’étendue, ni les chances du désastre; les motifs que M. le colonel Charras en apporte sont assurément considérables. Il allègue en effet que, les corps prussiens, partis de Wavre à midi, ayant mis sept heures et demie pour atteindre le duc de Wellington, l’armée de Grouchy aurait mis certainement plus de temps, puisqu’elle avait un chemin plus long à faire; elle serait arrivée à neuf heures, peut-être à dix, après que tout aurait été fini. En supposant que Blücher eût voulu arrêter Grouchy dans sa marche, il se serait contenté de lui opposer en tête, en queue et sur les flancs les corps de Pirch et de Thielmann, et il aurait continué d’aller frapper le grand coup à Waterloo avec les corps de Bulow et celui de Ziethen, dont la seule intervention à la fin de la bataille a suffi pour rendre la victoire au duc de Wellington. Tout ce qu’il y aurait eu de changé en suivant le conseil de Gérard, c’est que le corps de Grouchy aurait été enveloppé dans la déroute. Ce qui rendait ce résultat inévitable, c’est la trop grande différence numérique entre le corps de Grouchy, de 33,000 hommes, et les 90,000 de Blücher, différence telle que, même si Grouchy eût pris la ligne droite à partir de Gembloux, par Mont-Saint-Guibert, l’issue de la campagne aurait été encore la même. Quarante mille Prussiens auraient arrêté Grouchy vers Mont-Saint-Guibert. Cinquante mille autres auraient débouché à Waterloo, et l’effet eût été tout semblable.

Ces raisons sont graves : elles empruntent une nouvelle force de la précision savante avec laquelle elles sont exposées par M. le colonel Charras. Et pourtant il me reste plus d’un doute : malgré moi, je résiste; soit habitude d’un préjugé difficile à déraciner, soit besoin de garder je ne sais quelle fausse espérance jusque dans le récit d’un désastre passé, soit enfin qu’une fois entré dans le champ des conjectures, on ne consente pas aisément à en sortir, je combats des suppositions par des suppositions. Aux observations profondes du colonel Charras, je ne puis m’empêcher d’opposer celles-ci : on ne doit pas mesurer exactement les distances par le temps que les corps prussiens ont mis à les parcourir, puisqu’il est constant qu’une partie de ces corps sont revenus sur leurs pas, et ont perdu un temps précieux en inutiles contre-marches. — D’ailleurs, pour que deux corps d’armée agissent l’un sur l’autre, il n’est pas nécessaire qu’ils se rencontrent et qu’ils se touchent. Ils se contiennent, ils se neutralisent à distance. La vue seule produit quelquefois autant d’effet que le choc. Aussi n’était-il pas besoin à Grouchy d’arriver jusque sur le champ de bataille de Waterloo pour exercer une grande influence sur l’issue de la journée. La seule apparition lointaine des colonnes de Gérard, de Vandamme, d’Exelmans, sur le plateau de Corbaix, eût produit un effet immanquable. N’a-t-on pas vu dans cette même campagne ce que peut un corps même éloigné qui se montre à l’improviste? Deux fois toutes les dispositions de Napoléon avaient été changées par la découverte d’une troupe encore éloignée et inconnue : à Ligny, par la vue de d’Erlon; à Waterloo, par celle de Bulow. Il est donc permis de croire que l’annonce de l’arrivée de Grouchy eût produit un effet semblable sur l’ennemi. Dira-t-on que Blücher aurait montré la résolution qui manqua à Napoléon? Le contraire est certain, puisque Blücher avait suspendu son mouvement au seul rapport que les flanqueurs français s’approchaient de la Dyle. Qu’aurait-il donc fait, s’il eût eu derrière lui, non pas quelques flanqueurs, mais toute l’aile droite française? Ce ne sont pas seulement quelques régimens prussiens qui se seraient arrêtés, de Bulow et de Pirch, mais vraisemblablement tous leurs corps. Cela eût pris du temps; il eût profité aux Français. Ziethen eût continué de marcher. Oui, sans doute; mais quand il serait arrivé, vers sept heures, privé de Bulow et de Pirch, il eût pu trouver l’armée anglaise en fuite. Voilà une des chances qui s’ouvraient par l’intervention de Grouchy.

Et qui peut dire quel trouble elle eut jeté dans l’esprit des généraux prussiens? Supposer qu’ils eussent agi en tout de la manière la plus conforme à leurs intérêts, c’est leur attribuer la connaissance précise de la situation telle que nous la possédons aujourd’hui, et qu’ils ne pouvaient posséder alors. Restait donc le grand chapitre des accidens et des fautes à commettre. Si Blücher avait trompé Grouchy depuis trente-six heures, était-il impossible que Grouchy, avec sa nombreuse cavalerie, trompât durant trois heures le général Thielmann et le retînt dans Wavre pendant qu’il passerait la Dyle trois lieues plus haut?

La différence de 33,000 Français à 90,000 Prussiens est sans doute immense; mais on a vu aux Quatre-Bras les 20,000 hommes de Ney arrêter les 50,000 Anglais de Wellington. Il n’était pas question pour Grouchy de vaincre, mais seulement de disputer le passage à Pirch, à Ziethen, au moins de retarder leur marche pendant quelques heures, et de les empêcher de submerger avant la nuit le champ de bataille. Cela eût suffi, non pour assurer une victoire décisive à l’armée française, qui depuis cinq heures n’avait plus de réserve, mais pour lui donner, avec le champ de bataille, l’avantage de la journée. C’est du moins la conséquence qui semble la plus probable au milieu de ces conjectures opposées, où il est impossible de trouver un motif éclatant de certitude.

Dans tous les cas, une question est résolue : Grouchy doit-il supporter seul la responsabilité de l’absence de l’aile droite à Waterloo? Ici les faits, les choses, ne permettent plus de doute. L’art profond avec lequel a été cachée, dans le récit de Sainte-Hélène, cette partie de l’histoire de la campagne de 1815 a pu faire illusion pendant près d’un demi-siècle. Ce moment est passé; la légende se dissipe sur ce point, l’histoire la remplace.

Napoléon a quitté Grouchy le 16 à Ligny, à midi, avec la seule instruction vague de poursuivre les Prussiens Depuis cet instant aucune communication suivie avec son lieutenant, aucune lumière transmise à ce général; nul pressentiment de ce que se propose l’ennemi; le soir du 17, en atteignant l’armée anglaise, les plus simples précautions omises; pas une seule reconnaissance sur la droite, du côté de Grouchy; le défilé de Lasnes laissé libre à l’ennemi, sans qu’on y eût un seul poste; les éclaireurs de Bulow déjà sur le flanc à Ciroux et ignorés; pendant la nuit du 17 au 18, nulle instruction positive au commandant de l’aile droite, alors que Wellington et Blücher communiquent à chaque instant; toute cette longue nuit perdue dans l’incertitude, car on ne peut croire à des ordres portés par un seul officier, dont il ne reste aucune trace, pas même dans les ordres postérieurs, et le matin le même oubli persistant, quand déjà les hussards de Blücher sont en vedettes dans le bois de Frichermont, et y remplacent les avant-postes anglais; l’aveuglement ne cessant que lorsque les Prussiens débouchent en masse sur les hauteurs de Saint-Lambert, et à ce moment même, depuis une heure jusqu’à quatre heures et demie, nulle mesure efficace pour leur disputer le défilé du bois de Lasnes, où, d’après leur propre aveu, quelques bataillons les eussent arrêtés, mais une espérance vague de voir Grouchy derrière eux, et cette espérance tenant lieu de toute précaution efficace pour les prévenir; dans le premier ordre envoyé à ce maréchal, vers dix heures, un peu avant la bataille, une simple instruction de lier les opérations; la marche sur Wavre approuvée et confirmée, mais pas même à cette heure-là l’ordre formel de se rabattre en tout ou en partie sur Waterloo. Cet ordre n’est donné qu’à une heure après midi, sous le coup de la nécessité; il ne parviendra à Grouchy qu’à sept heures du soir, à cinq lieues du champ de bataille, quelques instans avant que la catastrophe ne soit consommée. Ces fautes-là n’appartiennent pas à Grouchy; elles appartiennent toutes à Napoléon.

Le désastre de Waterloo n’est donc pas le résultat d’une faute seule, mais d’une série de fautes, les unes éloignées, les autres immédiates, que l’on peut résumer ainsi : — le peu d’élan donné à l’esprit public, la nation tenue endormie pendant trois mois sur l’imminence du péril : d’où la faible augmentation de l’armée, accrue seulement de 43,000 hommes; dès le lendemain de l’entrée en campagne, la lenteur de Napoléon à prendre un parti à Charleroi : d’où la perte de la matinée entière du 16, qui ne permit pas de profiter de la victoire de Ligny; les 20,000 hommes de d’Erlon en vue de Saint-Amand négligés et rendus inutiles; la nuit entière du 16 au 17 donnée à l’ennemi pour se refaire et se rallier, ce qui lui permit de se préparer à rentrer en ligne dès le lendemain avec les Anglais; toute la matinée du 17 perdue en vaine attente : d’où l’impossibilité de joindre les Anglais ce jour-là et de les battre séparément; l’erreur prolongée jusqu’au bout sur les projets de Wellington et de Blücher, et cette erreur persistant au moment même où déjà ces projets s’exécutaient; le mépris d’un ennemi que l’on croyait détruit entraînant à ne plus le craindre; la matinée entière du 18 perdue dans une fausse sécurité, et les Anglais attaqués trop tard à Waterloo, comme les Prussiens l’avaient été trop tard à Ligny; le plan de bataille changé après l’échec du général d’Erlon; la formation malheureuse du premier corps, cause de ce changement et de cet échec ; les Prussiens de Bulow regardés comme un simple détachement, ce qui fit que l’on ne prit ni le parti le plus sensé, qui était la retraite, ni le parti le plus audacieux, qui était de profiter du temps accordé encore pour vaincre, renouveler l’attaque à fond avec toutes ses forces et gagner de vitesse l’armée prussienne; enfin, et comme résultat inévitable de ces retards, de ces ajournemens, de ces incertitudes, de ces illusions, de ce mépris exagéré de l’ennemi, les 60,000 Prussiens de Bulow, de Ziethen et de Pirch inondant le champ de bataille...

La part d’erreur de Grouchy est manifeste; il aurait dû, dès le 18 au matin, marcher par Mont-Saint-Guibert, et, ne l’ayant pas fait, il aurait dû au moins vers midi marcher de Sart-les-Walhain à Waterloo. Telles sont ses fautes; elles ont été commentées, agrandies par l’imagination et par un travail de conjectures où se sont donné carrière tous les contemporains.

Les erreurs de Napoléon ne sont pas moins évidentes : elles sont plus nombreuses, elles datent de plus loin; mais tandis que l’imagination des hommes a commenté les erreurs de Grouchy, elle a couvert et caché celles de Napoléon. On a écrasé la mémoire du lieutenant en le chargeant et de ses fautes et de celles de son chef. On a laissé au chef la gloire du désastre ; mais la responsabilité lui a été épargnée. La gloire passée a empêché qu’il ne fût soupçonné d’erreurs par les contemporains, ceux-ci ayant mieux aimé accuser l’injustice de la fortune que de s’exposer par un examen plus attentif à trouver que Napoléon vaincu avait été lui-même le premier auteur de sa défaite.

Au reste, si j’en crois les juges les plus compétens[15], on connaît bien peu de généraux qui eussent pris sur eux-mêmes la résolution conseillée à Grouchy, car dans ces occasions suprêmes l’élan guerrier ne suffit pas toujours. Il faut de plus un détachement subit de soi-même tout entier et de sa renommée, une hauteur d’esprit, une fierté d’âme qu’étouffent presque nécessairement la trop longue obéissance dans un rang secondaire et la crainte d’un maître. Kléber. Hoche, Joubert, Desaix eussent exécuté ce mouvement à leurs risques et périls; mais l’empire ne produisait plus de tels hommes : il en fut puni par sa ruine.

Pour moi, je ne croirai pas avoir perdu trop de jours dans le spectacle et l’examen de cette grande chute, si je contribue à ramener dans l’histoire cette vérité utile à tous, que nul ne périt que par sa faute. Napoléon a-t-il échappé à cette dure condition de la nature humaine? L’adversité prolongée n’avait-elle rien pu sur lui? N’avait-elle usé en rien sa force d’impulsion et sa foi en lui-même? Tous les autres étaient-ils diminués, et lui seul invulnérable? Non, une pareille inégalité ne s’est pas vue sur la terre. Si les autres avaient perdu quelque chose, lui aussi avait été atteint au dedans, quoiqu’il fût plus habile à le cacher. Plus lent à se décider que dans les autres campagnes (car il avait appris que lui aussi ne pouvait se tromper impunément), il ne donnait presque plus rien à la bonne fortune. En pesant toutes choses, il laissait l’occasion passer. L’ordre arrivait plus tard; il eût fallu qu’il eût été déjà exécuté quand il était à peine donné. D’ailleurs Napoléon avait enseigné la guerre à ses ennemis. Il leur avait surtout appris l’audace. Celle de Blücher, malgré ses soixante-dix ans, fut incroyable. enfin on n’avait plus affaire aux armées d’Alvinzi et de Wurmser, qui se battaient seulement par métier. Les Prussiens montrèrent dans cette guerre une passion qui allait jusqu’à la fureur. Les nôtres furent ce qu’ils avaient toujours été : ce furent les anciens soldats vainqueurs dans cent batailles; mais l’ennemi était différent. La haine d’une servitude longtemps subie, le désir des représailles, donnaient aux armées étrangères la force d’un soulèvement national. Ces armées étaient peuples, et les peuples étaient devenus plus hostiles que les rois.

Telles sont, autant que j’ai pu les rechercher par un travail persévérant, les causes naturelles du désastre de Waterloo. J’y ai insisté, persuadé que, pour dominer de si grandes calamités, la première chose est de les comprendre. On n’y échappe qu’en les expliquant. Lorsqu’à la douleur publique se joint un reste de superstition antique pour la fatalité, la raison d’un peuple en demeure bouleversée; la défaite entre jusque dans le cœur; car le pire en de pareils maux sera toujours ce que l’imagination y ajoute de suppositions et de conjectures, mer sans fond où la pensée s’égare. Ramener les événemens à leur cause, substituer aux imaginations la raison, aux conjectures la certitude, c’est en quelque sorte borner l’adversité elle-même.


EDGAR QUINET.

  1. Voyez les livraisons du 15 août et du 1er septembre.
  2. Le général Alix, qui avait le commandement nominal de cette division, était absent, en mission.
  3. On dit pourtant que ce même ordre a été employé à Albuéra et à la Moskova. Voyez Jomini, sur la bataille d’Essling.
  4. Relation du colonel Heymès.
  5. Aujourd’hui c’est une grande question de savoir quelle put être la cause de la formation insolite, désastreuse du 1er corps. — Ce fut une folie, dit le plus récent et le plus complet écrivain de cette campagne, M. le colonel Charras, avec un accent tout militaire; mais par quel concours de choses, par quel hasard cette folie a-t-elle été possible avec des chefs aussi consommés dans l’art de la guerre que l’étaient les chefs du 1er corps? Le général Jomini répond à cette question que ce fut peut-être la faute de la pénurie de la langue militaire, laquelle n’a qu’un seul mot, division, pour exprimer des choses aussi différentes que le sont une simple compagnie et le rassemblement de quatre ou six régimens. Cette hypothèse explique bien pourquoi chaque colonne se composait d’une division entière; mais elle ne donne aucune raison de cette formation monstrueuse de bataillons massés l’un sur l’autre et déployés sans intervalles sous le feu de l’artillerie.
    En y réfléchissant, il me semble qu’on peut en découvrir au moins la cause éloignée ; pour cela, il faut considérer que Napoléon, lorsqu’il renouvela le soir sur le centre l’attaque manquée le matin sur la gauche, disposa lui-même en personne les colonnes d’attaque. Il attachait tant d’importance à cette formation, qu’après plusieurs années il a pris plaisir à la décrire en détail. Cette ordonnance, souvent employée d’ailleurs, était celle-ci : deux bataillons déployés, et sur les ailes deux bataillons en colonnes par division. Cela posé, n’est-il pas probable, n’est-il pas raisonnable de croire qu’il a voulu le matin quelque chose de semblable à la formation qu’il a lui-même dirigée le soir de ses propres mains, et qui, selon lui, réunissait tous les avantages, ceux de l’ordre mince et de l’ordre profond?
    Voilà sans doute ce qu’il a voulu vers deux heures dans l’organisation des colonnes d’attaque du général d’Erlon : une redoute, un bastion vivant, dont les deux flancs pussent au besoin se plier en nombreux carrés prêts à se couvrir de feux et de baïonnettes, s’ils étaient assaillis. Par une méprise quelconque dans la transmission de ses intentions, la moitié seulement aura été exécutée. Les bataillons se seront déployés l’un sur l’autre, sans se rompre sur les ailes. On aura eu ainsi l’ordre profond sur vingt-quatre rangs sans aucun mélange de l’ordre mince : soit précipitation, soit crainte de redemander une explication d’un chef trop redouté, soit confiance aveugle dans la moindre partie de ses ordres, même imparfaitement entendus, car il faut qu’une volonté très haute ait pesé sur l’ordonnance de ces colonnes, ce ne fut pas erreur, hasard, oubli dans la mêlée, mais résolution arrêtée d’avance. Un des chefs de ces bataillons, ayant voulu rompre le sien en colonne d’attaque, suivant la coutume en pareil cas, en fut empêché par ces mots du général Durutte : « Déployez! c’est l’ordre. » Ainsi l’art militaire, comme tous les autres arts, s’altère par son exagération même.
  6. Mémoires de Napoléon, liv. IX, p. 126.
  7. Siborne.
  8. D’après les Souvenirs d’un Officier, on a entendu Cambronne, revenu à Nantes, répéter lui-même ses paroles : Des gens comme nous ne se rendent pas! La première version s’est imposée à l’histoire. Il ne serait plus possible de revenir à la vérité nue sans paraître l’altérer.
  9. Voyez Siborne.
  10. Ces détails sont tirés de la relation de son guide.
  11. Mémorial de Sainte-Hélène.
  12. Le colonel Charras.
  13. Jomini, Précis, p. 224.
  14. Détail de cet itinéraire : ¬¬¬
    De Sart-les-Walhain à Walhain-Saint-Paul » heures 20 minutes.
    De Walhain-Saint-Paul à Nil-Saint-Vincent — 55 —
    De Nil-Saint-Vincent à Corbaix — 15 —
    De Corbaix à Moustier 1 — 45 —
    De Moustier à Ciroux — 50 —
    De Ciroux à Maransart — 40 —
    De Maransart à Planchenoit — 42 —
    Total 5 heures 27 minutes.
  15. Jomini, Précis, p. 224.