La Bruyère/Avertissement

Sommaire Avertissement Notice sur La Bruyère


AVERTISSEMENT.


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C’est un sujet continuel de scandale et de chagrin pour ceux qui aiment les bons livres et les livres bien faits, que de voir avec quelle négligence les auteurs classiques se réimpriment journellement. L’ignorance, l’étourderie, ou le faux jugement des divers éditeurs, y ont successivement introduit des fautes et des altérations de texte, que l’on répète avec une désolante fidélité. On fait plus; on y ajoute chaque fois des fautes nouvelles, et la dernière édition, ordinairement la plus belle de toutes, est souvent aussi la plus mauvaise. Que falloit-il faire pour échapper à ce reproche? Simplement recourir à la dernière édition donnée ou avouée par l’auteur, et la reproduire avec exactitude. C’est ce que nous avons fait pour les Caractères de la Bruyère[1]. Nous ne voulons pas nous prévaloir d’un soin si facile et si peu méritoire; mais nous devons justifier, par quelques exemples, la sévérité avec laquelle nous venons de parler de ceux qui l’ont négligé.

La Bruyère, écrivain original et hardi, s’est souvent permis des expressions qu’un usage universel n’avoit pas encore consacrées; mais il a eu la prudente attention de les souligner: c’étoit avertir le lecteur de ses témérités, et s’en justifier par là même. L’aversion des nouveaux typographes pour les lettres italiques les a portés à imprimer ces mêmes mots en caractères ordinaires. Ce changement, qui semble être sans conséquence, fait disparoître chaque fois la trace d’un fait qui n’est pas sans utilité pour l’histoire de notre langue; il nous empêche de connoître à quelle époque tel mot, employé aujourd’hui sans scrupule, n’étoit encore qu’un néologisme plus ou moins audacieux. Nous avons rétabli partout les caractères italiques[2].

La Bruyère ne peint pas toujours des caractères; il ne fait pas toujours de ces portraits où l’on doit reconnoître, non pas un individu, mais une espèce. Quelquefois il particularise, et écrit des personnalités, tantôt malignes, tantôt flatteuses. Alors, pour rendre la satire moins directe, ou la louange plus délicate, il use de certains artifices qui ne trompent aucun lecteur; il jette, sur son expression plutôt que sur sa pensée, certains voiles qui ne cachent aucune vérité. Ce sont ou des lettres initiales, ou des noms tout en blanc, ou des noms antiques pour des noms modernes. Fiers de pouvoir révéler ce que n’ignore personne, nos récents éditeurs, au lieu de mettre en note un éclaircissement inutile, mais innocent, ont altéré le texte de l’auteur, soit en suppléant ce qu’il avoit omis à dessein, soit en substituant le nom véritable au nom supposé. Ainsi quand La Bruyère dit: « Quel besoin a Trophime d’être cardinal? » bien sûr que ni son siècle ni la postérité ne pourra hésiter à reconnoitre dans cette phrase le grand homme qu’on s’étonna de ne point voir revêtu de la pourpre romaine, et de qui elle eût reçu plus d’éclat qu’il n’auroit pu en recevoir d’elle, ces éditeurs changent témérairement Trophime en Bénigne; et, comme si ce n’étoit pas assez clair encore, ils écrivent au bas de la page: « Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux. »

Mais voici un trait bien plus frappant de cette ridicule manie d’instruire un lecteur, qui n’en a que faire, en élucidant un auteur qui croyoit être assez clair, ou qui ne vouloit pas l’être davantage. Dans le chapitre De la Cour, La Bruyère fait une description qui commence par ces mots: « On parle d’une région, etc. », et qui se termine ainsi: « Les gens du pays le nomment ***; il est à quelque quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. » Pour le moins éclairé, le moins sagace de tous les lecteurs, l'allégorie est aussi transparente qu’elle est ingénieuse et maligne; nul ne peut douter qu’il ne s’agisse de la résidence royale de France; et chacun, en nommant ce lieu, lorsque l’auteur le tait, peut s’applaudir d’un acte de pénétration qui lui a peu coûté. Que font nos malencontreux éditeurs? Ils impriment en toutes lettres le nom de Versailles, et ils ne s’aperçoivent pas que ce seul nom dénaturt; entièrement le morceau, dont tout l’effet, tout le charme consiste à décrire Versailles, en termes de relation, comme on feroit quelque ville de l’Afrique ou des Indes occidentales récemment découverte par les voyageurs, et à nous faire sentir, par cette heureuse fiction, combien les mœurs de ce pays nous sembleroient singulières, bizarres et ridicules, s’il appartenoit à un autre continent que l’Europe, à un autre royaume que la France.

Depuis plus d’un siècle, les éditions de La Bruyère sont accompagnées de notes connues sous le nom de clef, qui ont pour objet de désigner ceux des contemporains de l’auteur qu’on prétend lui avoir servi de modèles pour ses portraits de caractères. Nous avons exclude notre édition celles de ces notes qui nous ont toujours paru une ridicule et odieuse superfluité. Nous allons exposer nos motifs.

Aussitôt que parut le livre de La Bruyère, la malignité s’en empara. On crut que chaque caractère étoit le portrait de quelque personnage connu, et l’on voulut savoir les noms des originaux. On osa s’adresser à l’auteur lui-même pour en avoir la liste. Il eut beau s’indigner, se courroucer, nier avec serment que son intention eût été de peindre telle ou telle personne en particulier; on s’obstina , et ce qu’il ne vouloit ni ne pouvoit faire, on le fit à son défaut. Des listes coururent, et La Bruyère, qu’elles désoloient, eut en outre le chagrin de se les voir attribuer. Heureusement, sur ce point, il ne lui fut pas difficile de se justifier. Il n’y avoit pas une seule clef; il y en avoit plusieurs, il y en avoit un grand nombre: c’est assez dire qu’elles n’étoient point semblables, qu’en beaucoup de points elles ne s’accordoient pas entre elles. Comme elles étoient différentes, et ne pouvoient, suivant l’expression de La Bruyère, servir à une même entrée, elles ne pouvoient pas non plus avoir été forgées et distribuées par une même main; et la main de l’auteur devoit être soupçonnée moins qu’aucune autre.

Ces insolentes listes, après avoir troublé les jours de La Bruyère, se sont, depuis sa mort, attachées inséparablement à son livre, comme pour faire une continuelle insulte à sa mémoire. C’étoit perpétuer un scandale en pure perte. Quand elles circuloient manuscrites, les personnages qu’elles désignoient presque toujours faussement, étoient vivants encore ou décédés depuis peu: elles étoient alors des calomnies piquantes, du moins pour ceux dont elles blessoient l’amour-propre ou les affections; mais plus tard, mais quand les générations intéressées eurent disparu, elles ne furent plus que des mensonges insipides pour tout le monde. Fussent-elles aussi véridiques qu’en général elles sont trompeuses, la malignité, la curiosité actuelle n’y pourroit trouver son compte. Pour un fort petit nombre de noms qui appartiennent à l’histoire de l’avant-dernier siècle, et que nous ont conservés les écrits contemporains, combien de noms plus qu’obscurs, qui ne sont point arrivés jusqu’à nous, et dont on découvriroit tout au plus la trace dans les vieilles matricules des compagnies de finance ou des marguilleries de paroisse? Ajoutons que les auteurs ou les compilateurs de ces clefs, malgré l’assurance naturelle à cette espèce de faussaires, ont souvent hésité entre deux et jusqu’à trois personnages divers, et que, n’osant décider eux-mêmes, ils en ont laissé le soin au lecteur, qui n’a ni la possibilité, ni heureusement l’envie de faire un choix. Ce n’est pas tout encore. Plus d’une fois le nom d’un même personnage se trouve inscrit au bas de deux portraits tout à fait dissemblables. Ici le duc de Beauvilliers est nommé comme le modèle du courtisan hypocrite; et à deux pages de distance, comme le type du courtisan dont la dévotion est sincère.

Quand les personnages nommés par les fabricateurs de clefs seroient tous aussi célèbres qu’ils sont presque tous ignorés; quand l’indécision et la contradiction même d’un certain nobre de désignations ne les feroient pas justement soupçonner toutes de fausseté, il y auroit encore lieu de rejeter ces prétendues révélations du secret de l’auteur. On ne peut douter, il est vrai, que La Bruyère, en faisant ses portraits, n’ait eu fréquemment en vue des personnages de la société de son temps. Mais ne sent-on pas tout de suite combien il est téméraire, souvent faux, et toujours nuisible, d’affirmer que tel personnage est précisément celui qui lui a servi de modèle ? N’est-ce pas borner le mérite, et restreindre l’utilité de son travail ? Si les vices, les travers, les ridicules marqués dans cette image, ont été ceux d’un homme et non de l’humanité, d’un individu et non d’une espèce, le prétendu peintre d’histoire ou de genre n’est plus qu’un peintre de portrait, et le moraliste n’est plus qu’un satirique[3]. Quel profit y auroit-ii pour les mœurs quel avantage y auroit-il pour la gloire de Molière , à prouver que ce grand homme n’a pas voulu peindre l’avarice, mais quelque avare de son temps, dont il a caché le nom, par prudence, sous le nom forgé d’Harpagon?

Il n’est pas interdit toutefois de savoir et de faire connoitre aux autres quels personnages et quelles anecdotes peuvent avoir fourni des traits à l’écrivain qui a peint les mœurs d’une époque sur la scène ou dans un livre, quand ces personnages ont quelque célébrité, et ces anecdotes quelque intérêt. Sans nuire à l’effet moral, ces sortes d’éclaircissements satisfont la curiosité littéraire. Chaque fois donc que La Bruyère fait évidemment allusion à un homme ou à un fait de quelque importance, nous avons pris soin de le remarquer. C’est à ce genre d’explications que nos notes se bornent.

La notice qui suit est celle que M. Suard a placée en tête du petit volume intitulé: Maximes et réflexions morales, extraites de La Bruyère. Ce morceau, qui renferme une analyse délicate et une appréciation aussi juste qu’ingénieuse du talent de La Bruyère, considéré comme écrivain, est un des meilleurs qui soient sortis de la plume de cet académicien, si distingué par la finesse de son esprit, la politesse de ses manières et l’élégance de son langage. Nous y avons ajouté un petit nombre de notes, principalement faites pour compléter ce qui regarde la personne de La Bruyère par quelques particularités que l’auteur a omises ou ignorées.

                                                                              L. S. Auger

                                                                       de l’Académie françoise.

  1. La huitième et dernière édition originale, publiée la bruyère par l'auteur en 1694, est celle qui nous a servie de copie. — Une neuvième édition, portant la date de 1697, était en cours d'impression lorsque La Bruyère mourut: elle ne diffère de la précédent que par une moins bonne correction, dont la responsabilité doit être renvoyée à l'imprimeur.
  2. Nos avons également rétabli en lettres capitales les noms que La Bruyère a voulu ainsi imprimés. (Voyez tome II, page 331, la Préface de son Discours à l'Académie.)
  3. « J’ai peint d’après nature, dit La Bruyère, mais je n’ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celui-là dans mon livre Des mœurs. Je ne me suis point loue au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés. Me rendant plus difficile, je suis allé plus loin : j’ai pris un trait d’un côté un trait d’un autre ; et de ces divers traits, qui pouvoient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par le caractère, ou, comme le disentles mécontents, par la satire de quelqu’un, qu’à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre. » (Voyez la Préface déjà citée, tome II, pages 330, 331.)