La Bruyère/Notice sur La Bruyère


NOTICE
SUR LA PERSONNE ET LES ÉCRITS
DE LA BRUYÈRE



Jean de la Bruyère naquit à Dourdan[1] en 1639. Il venoit d’acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l’histoire à M. le Duc[2] ; et il resta jusqu’à la fin de sa vie attaché au prince en qualité d’homme de lettres, avec mille écus de pension. Il publia son livre des Caractères en 1687, fut reçu à l’Académie françoise en 1693 (le 15 juin), et mourut en 1696 (le 10 mai)[3]

Voilà tout ce que l’histoire littéraire nous apprend de cet écrivain, à qui nous devons un des meilleurs ouvrages qui existent dans aucune langue ; ouvrage qui, par le succès qu’il eut dès sa naissance, dut attirer les yeux du public sur son auteur, dans ce beau règne où l’attention que le monarque donnoit aux productions du génie réfléchissoit sur les grands talents un éclat dont il ne reste plus que le souvenir. On ne connoît rien de la famille de La Bruyère[4], et cela est fort indifférent ; mais on aimeroit à savoir quels étoient son caractère, son genre de vie, la tournure de son esprit dans la société ; et c’est ce qu’on ignore aussi[5].

Peut-être que l’obscurité même de sa vie est un assez grand éloge de son caractère. Il vécut dans la maison d’un prince ; il souleva contre lui une foule d’hommes vicieux ou ridicules, qu’il désigna dans son livre, ou qui s’y crurent désignés[6] ; il eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux que donnent les succès : on ne le voit cependant mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune querelle. Cette destinée suppose, à ce qu’il me semble, un excellent esprit, et une conduite sage et modeste.

« On me l’a dépeint, dit l’abbé d’Olivet, comme un philosophe qui ne songeoit qu’à vivre tranquille avec des amis et des livres ; faisant un bon choix des uns et des autres, ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître ; poli dans ses manières, et sage dans ses discours ; craignant toute sorte d’ambition, même celle de montrer de l’esprit[7]. (Histoire de l’Académie françoise.)

On conçoit aisément que le philosophe qui releva avec tant de finesse et de sagacité les vices, les travers et les ridicules, connoissoit trop les hommes pour les rechercher beaucoup ; mais il put aimer la société sans s’y livrer ; qu’il devoit y être très-réservé dans son ton et dans ses manières, attentif à ne pas blesser des convenances qu’il sentoit si bien ; trop accoutumé enfin à observer dans les autres les défauts du caractère et les foiblesses de l’amour-propre, pour ne pas les réprimer en lui-même.

Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiriques qu’on y remarqua, ou qu’on crut y voir. On ne peut pas douter que cette circonstance n’y contribuât en effet. Peut-être que les hommes en général n’ont ni le goût assez exercé, ni l’esprit assez éclairé, pour sentir tout le mérite d’un ouvrage de génie dès le moment où il paroît, et qu’ils ont besoin d’être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais si la malignité hâta le succès du livre de La Bruyère, le temps y a mis le sceau : on la réimprimé cent fois ; on l’a traduit dans toutes les langues[8], et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copies : car c’est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s efforcent d’imiter.

Sans doute La Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivoit ; mais il peignit les hommes, non en peintre de portrait, qui copie servilement les objets et les formes qu’il a sous les yeux, mais en peintre d’histoire, qui choisit et rassemble différents modèles ; qui n’en imite que les traits de caractère et d’effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/32 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/33 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/34 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/35 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/36 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/37 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/38 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/39 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/40 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/41 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/42 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/43 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/44 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/45 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/46 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/47 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/48 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/49 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/50 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/51 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/52 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/53 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/54 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/55 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/56 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/57 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/58 Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 1.djvu/59 peine à croire que ce soit pour l’auteur des Caractères qu’on a fait ce couplet :

Quand La Bruyère se présente.
Pourquoi faut-il crier haro ?
Pour faire un nombre de quarante,
Ne falloit-il pas un zéro ?

Cette plaisanterie a été trouvée si bonne, qu’on l’a renouvelée depuis à la réception de plusieurs académiciens.

Que reste-t-il de cette lutte éternelle de la médiocrité contre le génie ? Les épigrammes et les libelles ont bientôt disparu ; les bons ouvrages restent, et la mémoire de leurs auteurs est honorée et bénie par la postérité.

Cette réflexion devroit consoler les hommes supérieurs, dont l’envie s’efforce de flétrir les succès et les travaux ; mais la passion de la gloire, comme toutes les autres, est impatiente de jouir : l’attente est pénible, et il est triste d’avoir besoin d’être consolé.


  1. Une note inexacte, mise sur le catalogue de la Bibliothèque du Roi, par le conservateur Nicolas Clément, note reproduite en 1729, par l’abbé d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie françoise, a fait maintenir, jusqu’en 1867, Dourdan ou ses environs comme lieu de naissance de La Bruyère. M. Jal, dans le précieux ouvrage qu’il a publié sous le titre de Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, 1 vol. in-8o, Paris, H. Pion, 1867, a donné l’acte authentique qui rétablit et le lieu et la date de la naissance de l’auteur des Caractères. Voici cet acte, extrait des Registres de la paroisse de Saint-Christophe dans la Cité, près de Notre-Dame : &mdash ; « Le jeudi dix-septiesme aoust 1645 a été baptisé Jehan, fils de noble homme Loys de la Brière (sic), controlleur des rentes de la ville de Paris ; « Et de demoiselle Elisabeth Hamouyn, ses père et mère ; lequel a esté tenu et eslevé sur les saints fonts baptismaux de St Xρ(isto)phe par noble Jean de la Brière (parain) ; la maraine fut dame Geneviesve du Boys, espouse de M. Daniel Hamouyn ; et ont signé : de la bruyère. — ; De La Bruyère. G. Du Bois.  »
  2. M. le Duc Louis III de Bourbon, petit-fils du grand Condé, et père de celui qui fut premier ministre sous Louis XV. Né le 10 octobre 1668, ce prince mourut en 1710. Des biographes ont prétendu que l’élève de La Bruyère avoit été le duc de Bourgogne. Ils se sont trompés.
  3. L’abbé d’Olivet raconte ainsi sa mort : « Quatre jours auparavant, il étoit à Paris dans une compagnie de gens qui me l’ont conté, où tout à coup il s’aperçut qu’il devenoit sourd, mais absolument sourd. Il s’en retourna à Versailles, où il avoit son logement à l’hôtel de Condé ; et une apoplexie d’un quart d’heure l’emporta, n’étant âgé que de cinquante-deux ans. »
  4. On sait au moins qu’il descendoit d’un fameux ligueur du même nom, qui, dans le temps des barricades de Paris, exerça la charge de lieutenant civil.
  5. On ne l’ignore pas totalement ; et l’auteur même de cette notice va citer quelques lignes de l’abbé d’Olivet, où il est question précisément du caractère de La Bruyère, de son genre de vie et de son esprit dans la société.
  6. M. de Malezieu, à qui La Bruyère montra son livre avant de le publier, lui dit : Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d’ennemis.
  7. On peut ajouter à ce peu de mots sur La Bruyère ce que dit de lui Boileau, dans une lettre à Racine, sous la date du 19 mai 1687, année même de la publication des Caractères : « Maximillen m’est venu voir à Auteuil, et m’a lu quelque chose de son Théophraste. C’est un fort honnête homme, et à qui il ne manqueroit rien, si la nature l’avoit fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. Du reste, il a de l’esprit, du savoir et du mérite. » Pourquoi Boileau désigne-t-il La Bruyère par le nom de Maximilien, qu’il ne portoit pas ? Etoit-ce pour faire comme La Bruyère lui-même, qui peignoit ses contemporains sous des noms empruntés de l’histoire ancienne ? Par le Théophraste de La Bruyère, Boileau entend-il sa traduction de Théophraste, ou l’ouvraçe composé par lui à l’imitation du moraliste grec ? Je croirois qu’il s’agit du dernier. Boileau semble reprocher à La Bruyère d’avoir poussé un peu plus loin qu’il ne convient l’envie d’être agréable ; et, suivant ce que rapporte d’Olivet, il n’avoit aucune ambition, pas même celle de montrer de l’esprit. C’est une contradiction assez frappante entre les deux témoignages. La Bruyère, dans son ouvrage, paroît trop constamment animé du désir de produire de l’effet pour que sa conversation ne s’en ressentit pas un peu ; je me rangerois donc volontiers à l’opinion de Boileau. Quoi qu’il en soit, ce grand poète estimoit La Bruyère et son livre : il n’en faudroit pas d’autre preuve que ce quatrain qu’il fit pour mettre au bas de son portrait :

    Tout esprit orgueilleux qui s’aime,
    Par mes leçons se voit guéri,
    Et, dans ce livre si chéri,
    Apprend à se haïr lui-même.

  8. Je doule de la vérité de cette assertion, prise au moins dans toute son étendue. La Bruyère ayant parlé quelque part d’un bon livre, traduit en plusieurs langues, on prétendit qu’il avoit parlé de son propre ouvrage ; et l’opinion s’en établit tellement, que ses ennemis mêmes lui firent honneur de ce grand nombre de traductions. Mais un admirateur, un imitateur et un apologiste de La Bruyère nia que les Caractères eussent été traduits en aucune langue. J’ignore s’il s’en est fait des traductions depuis cette discussion ; mais j’aurois peine à croire qu’il s’en fut fait beaucoup : pour le fond et pour la forme, les Caractères sont peu traduisibles.