La Brute des cavernes (recueil)/Texte entier

Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Hachette (p. 5-TdM).
LA BRUTE DES CAVERNES

I


Rapidement, Sam Stubener se mit à dépouiller son courrier.

Ainsi qu’il convient à un manager de boxeurs professionnels, sa correspondance coutumière était aussi bizarre que variée.

Tout imbécile qui, de près ou de loin, touchait aux sports, tout réformateur plus ou moins chimérique des usages du ring n’hésitait pas à prendre sa plume et à lui communiquer ses idées.

Depuis les menaces les plus terribles contre sa vie, si le scripteur n’était pas écouté, jusqu’à celle, plus mignonne, de lui assener, à la première occasion, un bon coup de poing en plein visage ; depuis l’offre des plus modestes paris pour telle ou telle prochaine rencontre, jusqu’aux défis de deux cent cinquante mille dollars proposés par des gens n’ayant pas le sou, il connaissait d’avance la teneur de son courrier.

On lui expédiait également, sous pli fermé, des fétiches divers. Pattes de lièvre, par exemple, ou fers à cheval porte-bonheur.

Il avait, un jour, ainsi reçu un doigt flétri, desséché par le soleil, et qui avait été coupé, disait la notice qui l’accompagnait, sur le cadavre d’un homme blanc trouvé dans la Vallée de la Mort. Et, mieux encore, un cuir à rasoir, fait de la peau d’un nègre lynché.

Depuis lors, Sam Stubener savait d’avance que rien de ce que lui apporterait le facteur ne saurait plus l’étonner.

De toutes les lettres décachetées ce matin-là, une seule retint sérieusement son attention. Car, l’ayant lue, il la relut une seconde fois. Puis il la mit dans sa poche et l’en tira cinq minutes après, pour une tierce lecture.

La lettre en question portait le cachet postal d’un village inconnu du Comté de Siskiyou. Elle était ainsi conçue :

« Cher Sam,

« Tu ne me connais évidemment que de réputation. Car tu es plus jeune que moi et voilà longtemps que j’ai abandonné le ring.

« Ne crois pas, cependant, que dans ma retraite je me sois totalement endormi, sans plus songer désormais à ce qui se passait en ce bas monde.

« C’est ainsi que je t’ai suivi depuis le jour où, pour tes débuts, Kal Aufman t’a mis knock-out, jusqu’à l’époque où tu t’es fait manager. Excellent manager, tout ce qu’il y a de mieux en l’espèce, chacun le proclame.

« Eh bien ! j’ai une proposition à te soumettre. Je possède ici, sache-le, le plus illustre champion, et le plus inconnu qui ait jamais existé. Je te parle sans blague aucune et te dis la pure vérité.

« Que penserais-tu, en effet, d’un gaillard qui, à vingt-deux ans, pèse ses deux cents livres, et qui frappe deux fois plus fort et plus vite que je ne savais le faire moi-même au temps où j’étais le plus en forme ?

« Le phénomène en question est mon propre garçon, Pat Glendon, Pat le jeune. C’est sous ce nom qu’il combattra. J’ai tout réglé d’avance. Le mieux est donc de te mettre immédiatement en route et d’arriver sans tarder.

« C’est moi-même qui l’ai instruit et entraîné. Toute la science acquise par moi au cours de ma carrière, je la lui ai solidement enfoncée dans la tête.

« J’ajouterai, c’est invraisemblable mais rigoureusement exact, qu’il y a encore ajouté du sien. Bref, c’est le boxeur-type. D’ici peu, il deviendra une incomparable merveille. Il frappe, en quelque sorte, automatiquement, sans avoir besoin de réfléchir. La moindre de ses chiquenaudes est, pour l’adversaire, un narcotique plus puissant que le swing à plein bras d’un boxeur ordinaire.

« Ce garçon-là est, on peut le dire sans exagération aucune, le plus magnifique espoir de la race blanche sur le terrain de a boxe. Viens donc, je te le répète, jeter ici un coup d’œil.

« Alors que tu étais le manager de Jeffries, tu adorais la chasse, paraît-il. De chasse et de pêche je te comblerai par-delà tes vœux. Mon garçon t’accompagnera. Moi, je n’en serais plus capable.

« C’est la raison, d’ailleurs, pour laquelle je fais appel à toi. J’avais songé à être personnellement son manager. Mais c’est, hélas ! impossible.

« Je suis au bout de mon rouleau et, d’une heure à l’autre, je ferai mes paquets pour l’autre monde.

« C’est, pour vous deux, la fortune assurée. Ne tarde pas trop, mon cher Sam. Hâte-toi ! Je tiens à rédiger le contrat.

« Cordialement,

« Pat Glendon. »

Sam Stubener était fortement intrigué.

Il avait cru tout d’abord, les gens de la boxe étant des farceurs notoires, à une plaisanterie.

Et, le nez sur la longue lettre qu’il avait devant lui, il tenta d’y repérer l’élégante écriture de Corbett ou la grosse main de Fitzsimmons. Mais non…

S’il s’agissait réellement de Pat Glendon, si la lettre était sincère, la chose valait qu’il y prêtât attention.

Pat Glendon avait, depuis de longues années, quitté le ring. Il était pour lui un ancêtre.

Mais Stubener se souvenait fort bien de l’avoir vu combattre une fois au bénéfice de Jack Dempsey.

Déjà l’appelait-on le « vieux Pat ». Il avait fait ses débuts au temps des anciens règlements anglais régissant la boxe, et avait terminé sa carrière sous les lois nouvelles, édictées par le marquis de Queensbury.

Qui donc, s’intéressant peu ou prou à la boxe, pouvait ignorer Pat Glendon ?

Ceux qui l’avaient connu dans toute sa force étaient peu nombreux aujourd’hui. Pour beaucoup d’autres, il était un homme du passé.

Son nom s’était, cependant, fidèlement conservé dans l’histoire du ring et un annuaire sportif qui eût omis de le mentionner eût été notoirement incomplet.

La gloire qui l’enveloppait était, à première vue, paradoxale. Pat Glendon avait, en effet, été porté aux plus grands honneurs sans avoir jamais décoché le titre de champion.

C’est que la déveine l’avait toujours poursuivi et pour cette raison avait-il été dénommé « le père la Guigne ».

À quatre reprises différentes, il avait été à deux doigts d’emporter le championnat des poids lourds.

La première fois, le combat auquel il prenait part s’était déroulé dans la baie de San-Francisco, sur un chaland aménagé à cet effet. Et, au premier round, il tomba si malheureusement, ayant heurté une inégalité du plancher, qu’il se cassa l’avant-bras.

Une seconde fois, ce fut sur un îlot de la Tamise, où avait lieu la rencontre, qu’il se brisa une jambe.

Une troisième fois, c’était dans le Texas. Au moment précis où il allait avoir son adversaire, la police fît irruption dans la salle et dressa contravention à tous les assistants. Ce fut un coup de théâtre inoubliable.

Ce fut enfin au Pavillon des Machines de San-Francisco qu’eut lieu, avec solennité, la quatrième rencontre.

Pat Glendon, s’il ne subit pas cette fois d’accident, fut vilainement floué par un arbitre malhonnête vendu à un syndicat de parieurs.

Quand Pat eut abattu son homme d’un coup à la joue, de son poing droit, et d’un autre coup au plexus solaire, de son poing gauche, froidement l’arbitre le disqualifia pour déloyauté dans le combat.

Tous les spectateurs du ring, tous les gens de métier avaient pu constater par eux-mêmes que les deux coups portés avaient été parfaitement loyaux. Et personne n’en a jamais douté.

Paf, cependant, qui, comme tous les lutteurs, avait accepté par avance la décision de l’arbitre, se résigna et mit cette nouvelle déception au compte de sa coutumière déveine.

Tel fut Pat Glendon.

Mais avait-il réellement écrit la lettre reçue par Sam Stubener ?

Celui-ci, pour se renseigner, descendit donc à San-Francisco, ayant, dans sa poche, la missive énigmatique.

— Qu’est devenu à cette heure Pat Glendon ? Où niche-t-il ? Et que sait-on de lui ?

Ce sont les questions que Stubener posa, successivement, à tous les sportifs à qui il alla rendre visite.

Mais personne n’était renseigné. Les uns assurèrent que Pat était mort. Les autres eurent un geste vague.

L’éditeur d’un journal de sport consulta ses fiches et, cela fait, fut en mesure d’affirmer à Stubener que si Pat était décédé, personne en ce cas n’avait reçu d’avis officiel.

Tim Donavan fut enfin plus substantiel.

— Non, Pat n’est pas mort, déclara-t-il à son interlocuteur. C’était un homme fortement trempé et qui fut toujours d’une sobriété exemplaire.

« L’argent ne lui manquait pas non plus pour se donner ses aises. Car il avait su se mettre de côté la plus belle part de ses bénéfices et les avait fait habilement fructifier.

« Lui qui ne buvait jamais que de l’eau, il était simultanément propriétaire de trois cabarets bien achalandés, qu’il faisait gérer et qui lui rapportaient gros.

« Quand il les vendit, ce fut encore une meilleure affaire.

« C’est à la suite de cette opération, je me souviens, que je rencontrai Pat pour la dernière fois. Il y a vingt ans.

« Sa femme venait de mourir et il allait prendre le train. Je lui demandai :

« Vieux, où t’en vas-tu ?

« — Dans les bois… me répondit-il. J’ai assez du monde. Adieu, Tim !

« Depuis lors, je ne l’ai pas revu. Mais j’ai la conviction qu’il vit toujours.

— Sa femme était morte, dis-tu. Mais avait-il des enfants ?

— Un seul, car il s’était marié sur le tard. Un bébé encore, qu’il portait sur ses bras ce jour-là.

— Était-ce une fille ou un garçon ?

— Impossible à savoir. L’enfant était en jupon. Son sexe ne m’intéressait point et je ne l’ai pas demandé.

Sam Stubener n’hésita plus et, la nuit même qui suivit, il roulait dans un Pullman vers les sauvages régions de la Californie du Nord.



II


De bonne heure, le lendemain matin, Stubener débarqua à Deer Lick et, pendant une heure, il dut battre la semelle en attendant que l’unique auberge du village ouvrît sa porte.

Non, l’aubergiste ne savait rien de Pat Glendon, n’en avait jamais entendu parler et, si le personnage en question habitait quelque part dans cette contrée, ce devait être assez loin.

Quelques flâneurs, interrogés, ignoraient pareillement Pat Glendon.

Ce fut seulement lorsque s’ouvrirent la factorerie et la poste que la piste cherchée se dessina.

Oui, oui, Pat habitait là-bas. Il fallait prendre la diligence pour Alpine, qui se trouvait à soixante kilomètres et qui était un campement de bûcherons.

À Alpine, on enfourchait un cheval, afin de traverser la Vallée de l’Antilope et la chaîne des montagnes avoisinantes jusqu’au ruisseau de l’Ours.

Pat Glendon habitait dans ces parages. Les gens d’Alpine sauraient dire où.

Oui, il y avait un jeune homme, prénommé Pat, comme son père. Le gérant de la factorerie l’avait vu. Et voilà deux ans qu’il était venu à Deer Lick.

Le vieux Pat ne s’était pas montré depuis cinq ans. Il commandait par écrit les provisions dont il avait besoin et toujours payait par chèques. C’était un vieillard à cheveux blancs, d’allures bizarres.

Voilà tout ce qu’on savait à la factorerie.

Mais les gens d’Alpine pourraient fournir des renseignements complémentaires.

Stubener était satisfait. Ceux qu’il cherchait existaient bien.

Le manager passa la nuit suivante au campement de bûcherons d’Alpine et, dès l’aube, monté sur un cheval de montagne, il s’engageait dans la Vallée de l’Antilope, d’où il gagnait, ayant franchi la haute crête rocheuse, le ruisseau de l’Ours.

Toute la journée il chevaucha à travers la contrée la plus sauvage et la plus rude qu’il eût jamais vue et, au coucher du soleil, il contournait la Vallée du Pinto par un sentier si raide et si étroit que plus d’une fois il préféra descendre de sa monture et continuer à pied.

Il était onze heures du soir quand, la nuit tombée, il s’arrêta devant une cabane de bois, accueilli par les aboiements de deux énormes chiens.

Alors Pat Glendon ouvrit la porte de la cabane, se jeta au cou de Stubener et le fil entrer.

— Je savais bien que tu viendrais, mon cher Sam, dit Pat, tandis qu’en traînant la jambe il construisait et allumait le feu, faisait bouillir le café et frire une côtelette d’ours.

— Le petit n’est pas, cette nuit, à la maison. Il est parti, au coucher du soleil, afin de renouveler notre provision de viande et tuer quelque daim.

« Je ne te dirai rien de lui. Il sera de retour dans la matinée de demain et tu pourras, de tes propres yeux, juger ce qu’il est. C’est préférable ainsi. Voici toujours ses gants…

« En ce qui me concerne, ma carrière est terminée. J’aurai quatre-vingt-un ans en janvier prochain. Ce n’est pas mal pour un ancien boxeur. Mais je n’ai fait d’excès d’aucune sorte, ni brûlé la chandelle par les deux bouts.

« La chandelle était bonne et je l’ai fait durer le plus longtemps possible. Regarde-moi et donne ton avis.

« J’ai élevé le petit dans les mêmes principes. Que penses-tu d’un gamin de vingt-deux ans qui n’a jamais, à son âge, bu une goutte d’alcool ni fumé une pipe ou une cigarette. Épatant, ça ?

C’est un vrai géant, demeuré un enfant de la nature. Tu m’en diras des nouvelles quand il t’emmènera chasser avec lui.

« C’est lui qui portera l’équipement, et le gibier par surcroît, si lourd qu’il soit. Et tu t’essouffleras à le suivre.

« Hiver comme été, il dort en plein air quand la fantaisie lui en prend. Ce qui me tracasse, c’est de savoir comment il s’habituera, dans une ville, à ne jamais passer la nuit dehors.

« Et comment aussi il supportera, sur le ring, la fumée du tabac. C’est terrible, cette fumée qui alourdit l’atmosphère lorsque l’on est en plein combat, et vous empêche de respirer.

« Pour le quart d’heure, je t’en ai assez dit, mon cher Sam. Tu parais fatigué et sûrement tu ne demandes qu’à dormir. Tu le verras, mon garçon. Et quand tu l’auras vu, tu me donneras ton avis.

Mais comme tous les vieillards, le vieux Pat était terriblement loquace. Au bout d’une minute, il reprit de plus belle :

— Il est capable, sais-tu ? d’attraper un daim à la course. La vie de chasseur est, pour les poumons, un entraînement merveilleux.

« Là se borne son éducation, je l’avoue. Ouoiqu’il ait lu quelques livres et qu’il ait un penchant marqué pour la poésie, il y a chez lui, sur ce point, un vieil atavisme irlandais. La chose est indéniable.

« Parfois, quand je le vois rêvasser au crépuscule, je m’imagine qu’il croit aux fées et aux fantômes et autres boniments du même tonneau.

« La vue d’une prairie verte, d’un bouquet de pins derrière lequel émerge la lune, du lever ou du coucher du soleil, qu’il contemple, au souffle de la brise, du haut de la Montagne Chauve, tout cela le transporte de joie.

« Certaines nuits, à la lueur des étoiles, il déclame, sur Lucifer ou la Nuit, des vers qu’il a appris dans un volume que lui a prêté l’institutrice aux cheveux rouges.

« Il a aussi le goût du dessin et il est toujours prêt à crayonner, sur un morceau de papier, ce qu’il voit devant lui.

« Mais ce sont là d’innocentes manies, qui lui passeront, j’en prends Dieu à témoin ! dès qu’il aura pris contact avec le ring. Avec les muscles qu’il possède, il ne s’attardera pas longtemps à ces sornettes.

« Comme je l’ai dit, il s’habituera difficilement à vivre dans les villes.

« Tout ce qu’il a jamais vu, en fait de villes, est Deer Lick. Un fameux trou ! Et il a trouvé que la population y était trop nombreuse. Aussi nombreuse que la mauvaise herbe qui y pousse dans les rues…

« Il y a deux ans de cela. C’est l’unique fois où il ait vu une locomotive et un train.

« Je me demande, parfois, si j’ai eu raison de l’élever ainsi. Toujours est-il qu’à ce système il a pris le souffle et la vigueur des taureaux sauvages.

« Pas un adulte de la ville ne serait capable de lutter contre lui. Jeffries en personne, je ne crains pas de l’affirmer, quand il est le mieux en forme, pourrait le tracasser un peu. Un tout petit peu. Mais le gamin, s’il le voulait, le briserait comme paille. La qualité de ses muscles, voilà qui est incroyable !

« Une bonne chose encore. Il a des femmes une peur bleue.

« Plusieurs années se passeront avant que, comme les autres, il se décide à en tâter. Pour l’instant, il ne comprend rien à ces créatures.

« La seule qu’il ait connue d’un peu près est la maîtresse d’école de Deer Lick. Celle qui lui a fourré dans la tête le goût de la poésie.

« Elle était folle du gamin et il ne s’en doutait pas.

« C’était une fille aux cheveux de flamme, qui lui courait après, ouvertement. Elle lui écrivit, pour se faire comprendre, des lettres désespérées. Il dédaignait même de les lire.

« — Brûle-les, me disait-il.

« Et je les brûlais.

« Deux fois elle vint ici sur un cheval de montagne. J’avais grand-pitié de la pauvre fille. Il était visible qu’elle dépérissait, tant elle désirait le gamin.

« Sais-tu ce que fit celui-ci et ce qu’il comprit à tant d’amour ? Il prit peur comme un lapin et, emportant avec lui fusil, munitions et couvertures, il décampa de la maison pour s’en aller vivre dans les bois.

« Je ne le revis pas un mois durant. Il reparut furtivement, un soir, pareil à un homme traqué, passa la nuit chez nous, après avoir constaté qu’il n’y avait personne, et repartit dès l’aube.

« Pendant trois mois, il renouvela de temps à autre ce petit jeu. Jusqu’au jour où je lui annonçai que, désespérée, son amoureuse avait quitté l’école de Deer Lick pour n’y plus revenir.

« Alors seulement il se rassura et revint au logis.

« Les femmes ont causé la ruine de plus d’un boxeur. Mais cela ne sera pas son cas.

« Le petit rougit jusqu’aux oreilles s’il croise sur un chemin quelque jeunesse en jupons qui tant soit peu le regarde. Et toutes n’ont d’yeux que pour lui.

« Son seul amour est le combat. Alors, bon Dieu ! s’il fait marcher ses poings ! Quel enthousiasme bout en lui !

« Mais ne crois pas qu’il s’emballe et perde la tête. Jamais, dans mon meilleur temps, je ne fus, sur le ring, aussi calme que lui. J’y mettais trop de feu, je m’en rends compte aujourd’hui. Et toutes mes déveines, j’en suis persuadé, proviennent de là.

« Mais le gamin est, dans le même moment, froid et brûlant. C’est un ressort qui se détend dans de la glace. »

Stubener s’était assoupi. Afin de le réveiller, le vieux le tira par le bras. Et vaguement il entendit :

— De mon fils, vois-tu, mon cher Sam, j’ai fait un homme, dans toute la force du terme. Un homme avec des poings, deux jambes bien droites et un clair coup d’œil.

« Non seulement je lui ai enseigné ma façon de me battre, mais je me suis, à son intention, tenu au courant du jeu moderne.

« Le crouch ? Il en connaît à fond le mécanisme et ne se déplacera pas de deux pouces quand un pouce et demi fait l’affaire. Et s’il faut sauter, il sautera comme un kangourou.

« L’in-fighting ? Tu m’attendais là… Eh bien, rassure-toi. Encore meilleur que son out-fighting ! Il y peut battre, sans aucun doute, Jackson et Corbett.

« Je lui ai tout appris, te dis-je. Et il a, de lui-même, amélioré mon enseignement. Il a le génie du ring.

« Tandis que je l’initiais aux moindres subtilités du jeu, il s’est, en ce qui concerne les coups durs, entraîné avec les solides gaillards de la montagne.

« Ces gars sont de vrais bœufs mugissants, de gros ours grizzlies. Oui, voilà ses entraîneurs. Et il joue avec eux comme nous ferions, toi et moi, avec de jeunes chiens.

Une fois encore, Stubener se réveilla, pour entendre le vieux marmotter :

— Le plus curieux, quand il se bat, est qu’il n’a pas l’air de prendre la lutte au sérieux. Tomber l’adversaire lui est si facile qu’il ne voit là qu’un amusement. Mais patience ! Quand il sera sur le ring…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans l’aube grise et froide, Stubener fut soudain tiré de ses couvertures par le vieux Pat, déjà levé, qui lui cornait dans l’oreille :

— Allons, debout ! Dépêche-toi ! Il vient, là-bas, sur la piste ! Tu vas contempler un phénomène qui n’est visible qu’une fois tous les mille ans.

Frottant ses yeux lourds de sommeil, Sam Stubener se dirigea vers la porte ouverte, comme arrivait justement, devant la cabane, un jeune géant qui tenait d’une main un fusil et portait, jeté sur ses épaules comme un fardeau léger, un énorme daim.

Le nouveau venu était grossièrement vêtu d’un pantalon de toile blanche et d’une chemise de laine ouverte à la gorge. Il n’avait pas de veste et ses pieds étaient chaussés de mocassins.

Souple et féline, sa démarche ne paraissait nullement se ressentir des deux cent vingt livres qu’il pesait, auxquelles s’ajoutait le poids du daim.

L’impression qu’éprouva le manager fut immédiate et incomparable.

Le jeune homme était évidemment formidable. Mais quelque chose de plus se trahissait en lui. C’était un être exceptionnel, une créature du désert, un personnage hors cours au xxe siècle, sorti, de pied en cap, de quelque vieux conte de fées.

Ce dont Stubener ne tarda pas non plus à s’apercevoir, c’est que le jeune Pat n’était pas bavard.

Son père les ayant tous deux présentés l’un à l’autre, le jeune homme tendit la main au manager sans mot dire. Puis il se mit, non moins silencieusement, à préparer le déjeuner.

Aux questions que lui posait son père, il répondait le plus souvent par monosyllabes.

— Où as-tu tué le daim ? demanda le vieux Pat.

— À la Fourche-du-Sud.

Sans un mot de plus.

— Hé ! Hé ! s’exclama fièrement le vieux, à l’adresse de Stubener. À la Fourche-du-Sud… Tu l’entends !

« C’est-à-dire à près de dix-sept kilomètres d’ici, en pleine montagne. Et il a rapporté la bête sur ses épaules. Une piste à vous briser le cœur !

Le déjeuner consista en café noir, en pain aigre, fait sans levure, et en larges tranches de viande d’ours grillées sur des charbons ardents.

De ces grillades le jeune Pat absorba une quantité prodigieuse. Mais de légumes il ne fut point question. Le père et le fils étaient de vrais carnivores.

Tout en mangeant, le vieux Pat parlait pour trois. Ce ne fut, cependant, qu’au terme du repas qu’il aborda le sujet qui, par-dessus tout, l’intéressait.

— Pat, mon fils, prononça-t-il, tu sais qui est notre hôte ?

Le jeune Pat fit un signe de tête affirmatif et cligna de l’œil d’un air entendu.

— Bon ! Il va t’emmener avec lui à San-Francisco.

— Père, je préférerais rester ici.

Stubener se sentit quelque peu désappointé par cette réponse. Puis il réfléchit qu’il s’agissait là d’une chasse à l’oie sauvage et qu’il n’y avait lieu, de prime abord, de se décourager.

La colère du vieux Pat tonna, en effet, et sa voix se fit dure et impérieuse :

— Tu iras à San-Francisco, mon garçon ! Et dans d’autres villes également. Ce n’est pas pour rien que j’ai fait de toi un boxeur. Tu obéiras.

— Bon… répliqua le jeune Pat, d’une voix indifférente, qui roula sourdement dans sa vaste poitrine.

— Et tu te battras comme un diable !

— Bon… Quand partons-nous ?

— Attends un peu. Il faut auparavant que Sam sache exactement ce que tu vaux.

Le manager approuva de la tête.

— Dépouille-toi donc et enfile tes gants.

Incontinent, le jeune Pat se déshabilla et Sam Stubener fut comme médusé par le spécimen superbe d’humanité qu’il avait devant les yeux.

— Regarde, roucoulait le vieux Pat, si ce garçon est bien bâti. Admire-moi la souplesse générale du corps, la courbe harmonieuse des épaules et la puissance du thorax.

« Plus que quiconque, tu es un excellent juge, toi, un ancien poids lourd, qui s’y connaît dans le métier.

« Et pas l’ombre d’une tare ! Pas une déformation d’aucun membre ! Pas un muscle noué !

« L’homme que tu as devant les yeux n’est pas un forain qui soulève des poids sur les places publiques. Ce n’est pas davantage un amateur qui a pratiqué, pour s’amuser, les exercices variés du « Sandow ».

« Ses muscles sont, au repos, pareils à de gros serpents paresseusement endormis. Mais, l’instant venu, ils se tendent, que c’en est étourdissant.

« Le petit est bon pour quarante rounds, pour cinquante, pour cent ! Mets bas tes vêtements et renseigne-toi par toi-même, si le cœur t’en dit.

C’est ce que fit Sam Stubener. Le jeune Pat et lui enfilèrent une paire de gants.

— Vas-y doucement, mon garçon, conseilla Pat à son fils. Sam n’est plus l’homme qu’il a été autrefois.

Piqué au vif, Stubener donna, dans la lutte, tout ce dont il était capable et usa de ses tours les plus réputés. Vainement, d’ailleurs. Car le jeune Pat, l’air rêveur comme s’il était absorbé dans la contemplation du paysage, les parait et les déjouait tous.

— C’est d’inspiration chez lui, commentait le vieux Pat. Sur ce chapitre, je n’ai rien à lui apprendre. Il devine sans le voir le coup qui vient. Il estime d’instinct sa vitesse et sa force. C’est dans sa nature.

Quand il ripostait, le jeune Pat, en revanche, n’y allait pas de main morte.

Dans un corps à corps, Sam Stubener lui appliqua un direct en plein sur la bouche. Et il y avait, dans la manière dont le coup était porté, une nuance de méchanceté.

La riposte ne se fit pas attendre et dans le corps à corps suivant, ce fut Stubener qui écopa d’un coup équivalent.

Le jeune Pat s’était gardé de toute hargne. Mais la pression de son poing fut nonobstant si forte que Stubener en eut la tête renversée, que ses vertèbres craquèrent et qu’il crut, sur le moment, avoir le cœur rompu.

Tant bien que mal, il se redressa, trébucha, laissa tomber ses bras pour indiquer que l’expérience était suffisante, et il balbutia, haletant :

— C’est… bien… Il fera… l’affaire.

Les yeux du vieux Pat étaient humides d’orgueil et de joie.

— Et que penses-tu maintenant, mon cher Sam, demanda-t-il, des mauvais drôles qui, sur le ring, tenteraient de tricher avec lui ?

— Il les tuera, je n’en doute point.

— Non pas… Il a trop de sang-froid pour assassiner son homme. Mais il le corrigera de façon à lui ôter l’envie de recommencer.

— Maintenant, déclara le manager, dressons le contrat.

— Pas encore ! répondit le vieux Pat. Les conditions seront dures, je t’en préviens. Alors il faut que tu apprennes à connaître complètement le gamin.

« Tu iras en sa compagnie chasser le daim dans la montagne. Et tu seras fixé sur la solidité de ses jarrets et de ses poumons.

« Nous rédigerons et signerons ensuite un traité en bonne forme qui ne laissera place à aucune fausse interprétation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La chasse dura deux jours, Stubener en revint harassé et très humble, pleinement convaincu que le vieux Pat n’avait pas exagéré l’exceptionnelle endurance de son garçon.

Pendant ces deux jours, le manager avait étudié de plus près la mentalité du jeune Pat. Et il avait pu constater que si ce grand gosse était, sur plus d’un point, étonnamment naïf, il était loin pourtant d’être un imbécile.

Son esprit était inculte, soit, mais non dépourvu d’une certaine finesse. Sa sérénité d’âme était surtout extraordinaire.

D’une patience à toute épreuve, il ne se troublait ni ne se tracassait de rien. Jamais il ne proférait un juron, si innocent fût-il.

Et comme Stubener lui en faisait la remarque, il se contenta de répondre :

— Je n’en ai jamais ressenti le besoin. Un temps viendra peut-être où je serai amené à jurer comme les autres hommes. Jusque-là, à quoi bon ?

Le contrat fut finalement signé et l’heure du départ arriva.

— Pat, mon garçon, dit le vieux, j’espère entendre bientôt parler de toi par les journaux.

« J’aurais été heureux de t’accompagner. Mais je ne suis plus d’âge à quitter mes montagnes. Adieu donc et bonne chance !

Puis, tirant à part Stubener, d’un geste quasi sauvage :

— Souviens-toi bien, mon cher Sam, de ce que je t’ai dit et répété. Le petit est pur et honnête. Il ne connaît rien des malhonnêtetés courantes du ring. Je les lui ai toujours soigneusement cachées.

« L’idée de toute tricherie, si profitable soit-elle pour qui l’accepte, lui est totalement étrangère. Il est toute bravoure et toute loyauté.

« Il ignore qu’il y a des hommes qui, pour une somme d’argent, se font battre volontairement. Et je prétends qu’il demeure honnête.

« Lui-même aurait la nausée de pareilles tractations. Ne t’y risque pas avec lui !

« C’est pourquoi j’ai inséré, dans le contrat, la clause prévoyant qu’à la moindre incorrection de ce genre, celui-ci serait rompu d’office.

« Il y a, pour vous deux, de l’or en barre dans cette affaire. Mais joue franc jeu avec mon garçon. Compris ?

Sam Stubener et le jeune homme avaient enfourché déjà leurs chevaux.

— Et toi, fiston, prononça solennellement le vieux Pat qui avait pris dans sa main la bride de la bête, souviens-toi bien de ceci : la femme a été créée pour la damnation de l’homme !

« Il y a femme et femme, entends-moi bien ! Il y a celle qui s’amuse du mâle et qui est infailliblement, un jour ou l’autre, cause de sa perte. De celles-là tu trouveras à foison.

« Mais il y a aussi la vraie femme, la bonne femme, qui est le génie bienfaisant de l’homme.

« Elle est plus rare et si tu la rencontres jamais sur ton chemin, empoigne-la et ne la laisse pas échapper. Plus encore que la fortune et que la gloire, elle constituera pour toi le bonheur.

« Mais attention, je le répète ! Ne te laisse pas séduire par les apparences. C’est mon dernier conseil. Adieu, mon garçon !



III


Dès l’arrivée des deux hommes à San-Francisco, les tracas de Sam Stubener commencèrent.

Non point que le jeune Pat eût mauvais caractère. Il était, au contraire, étonnamment affable et doux.

Mais il ne cessait de gémir sur la perte de ses montagnes bien-aimées et d’exprimer son horreur pour la grande ville, dont il parcourait les rues bruyantes, imperturbable en apparence comme un Indien Peau-Rouge.

Huit jours passèrent et Pat déclara :

— Je suis venu ici pour me battre. Qu’est-ce que nous attendons ? Je veux sans tarder me rencontrer avec Jim Hanford.

Stubener sifflota et répondit :

— Jim Hanford est un des premiers champions de l’heure présente. Il hausserait les épaules devant ton défi et te jetterait au nez :

« Je ne me commets pas avec des inconnus. Commence, mon garçon, par te faire une réputation égale à la mienne et nous pourrons alors utilement causer. »

— Je suis cependant capable de me battre ?

— Je n’en doute pas. Mais, hors moi, qui le sait ? En le battant, tu deviendrais du coup champion du monde. C’est un titre que personne n’a décroché pour ses débuts. Il te faut suivre la filière.

— Je n’en vois pas la nécessité. Je peux. Cela suffit.

— La foule, mon cher Pat, ne raisonne pas ainsi. En admettant même que Jim Hanford consentit à se mesurer avec toi, ce qui est, je le répète, parfaitement invraisemblable, le public n’y comprendrait rien.

« Il ne viendrait pas et j’en serais pour mes frais. Car c’est le public qui fournit la recette.

« En ce moment, d’ailleurs, Jim Hanford paraît chaque soir sur la scène du music-hall avec lequel il a signé un engagement de six mois, à mille dollars par semaine.

« Il ne va pas, pour t’être agréable, rompre son traité. Cela tombe sous le sens.

— Alors, comment faire ?

— Te rencontrer tout d’abord avec des champions de second plan, tels que Chub Collins, Kelly le Démolisseur et le Hollandais Volant.

« Quand tu les auras battus, tu auras gravi le premier échelon. Et tu monteras ensuite comme un ballon.

— Très bien, approuva Pat. C’est l’affaire d’une soirée. Je les battrai tous les trois. Prends sans tarder les dispositions nécessaires.

Stubener ne put s’empêcher de rire.

— Qu’est-ce donc encore qui ne va pas ? demanda Pat. Crois-tu que les trois me font peur ?

— Pas le moins du monde. Mais cela ne peut avoir lieu en une seule soirée.

« Tu les battras à tour de rôle, en trois rencontres différentes.

« Je suis ton manager et il faut, dans notre intérêt commun, me laisser agir selon les usages en cours.

« Je connais mieux que toi les pratiques du ring et ton devoir est de suivre docilement mon avis.

« Ainsi s’établira ta réputation. Si la chance te favorise, en deux ans, pas plus, tu seras au faîte de l’échelle et pour chacun de nous une mine d’or s’ouvrira.

Pat esquissa une moue significative.

— Deux ans !… protesta-t-il. C’est bien long !

Puis son visage s’éclaira soudain.

— Alors, dans deux ans, dit-il, je pourrai m’en retourner chez nous ?

Stubener sursauta.

Il allait répondre que ce n’était pas le jour où la mine d’or s’ouvrirait qu’il conviendrait de la déserter.

Mais il se contint en songeant à part lui que le succès et la renommée qui la suit griseraient Pat, comme il s’était produit avec tant d’autres et, cette heure venue, l’attacheraient pour toujours au ring.

Il faudrait jusque-là faire preuve de patience avec son jeune champion et mener avec habileté une barque particulièrement difficile à conduire.

Tandis que pour exhiber son poulain Stubener poursuivait ses démarches près des managers des différents clubs de la ville, Pat déclara qu’il s’ennuyait de plus en plus.

Il ne sortait même plus, sinon pour se rendre à la Bibliothèque municipale et y emprunter des volumes de vers ou des romans dans la lecture desquels il demeurait plongé du matin au soir.

Si bien que, craignant de le voir dépérir, Stubener décida de l’envoyer à la campagne, sous la surveillance de Spider Walsh, son homme de confiance.

Pat s’en fut donc de l’autre côté de la baie, dans un ranch de Contra-Costa, où il reprit sa vie libre accoutumée, escaladant montagnes et collines, pêchant la truite dans les torrents, chassant la caille et le lièvre, ou s’acharnant, jusqu’à ce qu’il l’eût forcé, un vieil oreillard rusé qui, jusque-là, avait nargué et lassé tous ses poursuivants.

Spider Walsh se faisait du lard et, sans qu’il eût à s’en occuper, son pupille se maintenait en forme.

Stubener, pendant ce temps, n’arrivait pas à convaincre les gens des extraordinaires qualités de son poulain.

Les forêts, lui répondait-on en ricanant, ne regorgeaient-elles pas de phénomènes ignorés, prêts à tout renverser ?

Pat serait admis, un soir, à figurer au programme pour quatre rounds, mêlé au commun de ses congénères. C’était entendu.

Mais l’inscrire comme clou du spectacle… Jamais de la vie !

Néanmoins, Stubener était tenace. Il prétendait que Pat fît un début sensationnel et, grâce à son prestige personnel, il eut gain de cause au bout d’un mois.

Non sans se faire beaucoup prier, le Club de la Mission consentît à ce que Pat Glendon se rencontrât, en quinze rounds, avec Kelly le Démolisseur, sur un enjeu de cent dollars.

Disons en passant que c’était une habitude, chez les jeunes lutteurs, de se parer des noms des vieilles gloires du ring. Si bien que personne ne soupçonnait qu’il pût s’agir du fils du fameux Pat Glendon.

Stubener avait tenu à conserver sur ce point un secret absolu. Après coup seulement, la presse serait informée et reflet produit par cette révélation inattendue en serait décuplé.

Le fameux soir arriva enfin.

L’inquiétude de Stubener était vive. Sa réputation professionnelle était en jeu. Comme il l’avait partout annoncé, les débuts de son poulain devaient être sensationnels.

Aussi son émotion fut-elle grande quand, dans un coin de la coulisse, il trouva Pat mélancoliquement assis sur un tabouret, Pat qui avait perdu la belle couleur de ses joues et dont le visage tournait au jaune livide.

Il lui frappa sur l’épaule.

— Allons, mon ami, du courage ! dit-il. La première fois qu’on va paraître sur le ring, cela produit à quiconque un effet bizarre.

« Et plus se prolonge l’attente, pire est l’énervement éprouvé.

« Aussi est-ce un truc ordinaire de Kelly de faire, de la sorte, languir son adversaire.

— Tu n’y es pas du tout, répondit Pat. Je n’éprouve aucune peur. Mais la fumée de tabac, qui emplit la salle, pénètre jusqu’ici. Voilà ce qui m’écœure. »

Stubener poussa un soupir de soulagement. Si Pat avait eu réellement le trac, il était vaincu d’avance. Samson en personne n’eût pas valu, dans ces conditions, les quatre fers d’un chien.

Il en allait autrement de la fumée de tabac. Pat s’y habituerait, voilà tout.

Lorsque le jeune homme fit son entrée sur le ring, un silence glacial l’accueillit.

Mais quand passa sous la corde Kelly le Démolisseur, il y eut une explosion de cris et d’acclamations enthousiastes.

L’homme était, au surplus, digne de ce nom. Une mine féroce, le poil noir, des muscles énormes et noueux, il pesait bien dans les deux cents livres.

Pat le regarda curieusement. Kelly lui lança, en retour, un coup d’œil oblique et sauvage.

Les deux adversaires échangèrent, selon l’usage, un mutuel shake-hands. Et, lorsque leurs deux mains se touchèrent, Kelly grinça des dents, en marmottant, avec une affreuse grimace :

— Tu en as du culot, camarade !

Puis, avec un sifflement strident, il repoussa lentement la main de Pat, tout en complétant à mi-voix sa pensée :

— Je vais te bouffer, chiot !

Devinant les paroles qui l’accompagnaient, le public éclata de rire devant le geste de Kelly.

Les deux hommes s’écartèrent l’un de l’autre et s’en furent s’asseoir, chacun de son côté, en attendant le coup de gong qui donnerait le signal du combat.

— Pourquoi, demanda Pat à Stubener, est-il en colère contre moi ?

Il n’est pas du tout en colère. C’est une feinte de sa part, un autre truc dont il est coutumier.

— Ce n’est pas de la boxe, cela… observa Pat, dont les yeux bleus avaient conservé leur habituelle sérénité.

Le gong retentit, annonçant le premier round.

— Attention ! jeta Stubener à Pat, qui se levait. Il va se ruer sur toi comme un cannibale.

Comme un cannibale, en effet, Kelly s’élança vers Pat, en une sauvage furie.

Pat, sans se troubler, calcula la longueur du bond de son adversaire et fit simplement deux pas en avant. Puis, à la seconde opportune, s’écartant légèrement, appliqua sur la mâchoire de Kelly un crochet du droit.

Après quoi il attendit.

Le combat était terminé, Kelly avait chu sur le sol, comme un bœuf assommé.

Et il restait étendu, sans un mouvement, tandis que l’arbitre, penché sur lui, comptait très haut à son oreille, sans aucun succès, les dix secondes réglementaires.

Les seconds de Kelly vinrent alors pour le ramasser.

Mais Pat, les écartant, souleva tout seul la lourde masse inerte, qu’il alla porter sur son tabouret, où il la laissa aux mains des soigneurs.

Au bout d’une demi-minute, Kelly releva la tête et ses yeux clignotèrent. Il promena autour de lui un regard stupide et murmura, d’une voix enrouée :

— Que diable m’est-il donc arrivé ? J’ai eu l’impression que le plafond de la salle me tombait dessus.



IV


Comme suite à cette première rencontre, et bien que l’opinion générale fût qu’il avait triomphé de Kelly par un simple coup de chance, Pat fut matché avec Rufe Mason.

Le combat se déroula, au bout de trois semaines, au Club de la Sierra.

Rufe Mason était un poids lourd renommé pour son adresse autant que pour sa force.

Quand le gong annonça le premier round, les deux hommes marchèrent tranquillement l’un vers l’autre et se rencontrèrent en plein milieu du ring.

Aucun d’eux ne cogna. Mais ils se saisirent mutuellement dans un corps à corps étroit, leurs gants se touchant presque.

Ils demeurèrent ainsi de cinq à six secondes. Puis Rufe Mason, dégageant à l’improviste sa main droite, tenta de frapper.

Au même instant, Pat décocha son « punch ».

Les deux adversaires étaient à un tel degré collés l’un à l’autre que son poing n’eut à parcourir qu’une distance infime, quelque huit pouces. Encore une torsion de l’épaule dut-elle lui fournir l’élan nécessaire.

Les spectateurs, au nombre d’une centaine, n’y virent que du feu.

Toujours est-il que le coup vint s’appliquer sur le bout du menton de Rufe Mason, qui flageola sur ses jambes et s’écroula sur le plancher, devant l’assistance ébahie.

L’arbitre compta les dix secondes et Rufe Mason ne se releva pas.

Comme il l’avait fait avec Kelly, Pat le prit dans ses bras et alla le porter sur son tabouret.

Douze minutes furent nécessaires à Rufe Mason pour reprendre ses sens et, les yeux vitreux, ses genoux fléchissant sous lui, quitter le ring avec l’aide de ses soigneurs, qui le soutenaient.

À un reporter qui, dans son vestiaire, vint l’interviewer, il répondit sans plus :

— Maintenant, je comprends comment Kelly le Démolisseur a pu déclarer que le plafond de la salle lui était tombé sur la tête !

Une troisième rencontre eut lieu entre Pat et Chub Collins.

Le combat était de douze rounds. À la quatorzième seconde du premier round, Chub Collins était par terre.

Stubener, du coup, fit à Pat un sérieux sermon.

— Sais-tu, lui demanda-t-il, quel surnom t’est maintenant donné ?

Pat ébaucha un geste vague.

— Eh bien, on ne t’appelle plus que « l’Emporte-pièce ».

Pat Glendon daigna sourire. Mais il riposta que la chose en elle-même ne l’intéressait pas. Il devait accomplir, avant de s’en retourner à ses chères montagnes, une tâche donnée. Il s’en acquittait de son mieux. Un point c’est tout.

— Cela ne peut continuer ainsi, poursuivit Stubener en fronçant les sourcils d’un air soucieux. Tu triomphes trop rapidement de tes adversaires.

« Il convient de les ménager davantage.

Pat parut fort étonné.

— Je ne comprends pas, dit-il. Mon rôle n’est-il pas de les abattre ?

— Nous sommes d’accord, reprit Stubener. Mais, je le répète, il y faut des formes. Sois, envers eux, magnanime et généreux. Sans quoi ils te prendront tous en grippe. Tu leur ficheras la frousse et personne ne voudra plus se mesurer avec toi.

« Puis il faut songer au public. Penses-tu attirer la foule avec des combats de quatorze secondes ?

« Voyons, réfléchis un peu. Payer d’un dollar à cinq dollars pour quatorze secondes d’agrément… Toi, le premier, tu trouverais que c’est trop cher.

— Évidemment, approuva Pat. Je préférerais, en ce qui me concerne, aller à la pêche.

« C’est entendu. Désormais, ils en auront pour leur argent.

Les véritables sportsmen, aurait pu ajouter Stubener, n’étaient pas satisfaits davantage. Des combats si peu disputés ne leur disaient rien qui vaille. Ils s’amusaient du mot, désormais célèbre, de Kelly le Démolisseur et ne voyaient, dans ces surprenants et brefs triomphes de Pat, que reflet d’une veine extraordinaire. Au point de vue du métier, ils refusaient de le coter.

Un nouveau match fut donc, après cette entente, organisé par Stubener avec Pete Sosso, un boxeur portugais fixé en Amérique.

Il fut impossible au jeune Pat de se livrer, en vue de cette rencontre, à un entraînement préalable.

Un triste devoir l’avait, en effet, rappelé chez lui. Le vieux Pat, qui souffrait d’une maladie de cœur, était mort subitement et son fils avait dû partir, pour l’ensevelir.

De cette triste et longue course, et quelque diligence qu’il eût faite, Pat ne revint à San-Francisco que juste à point pour échanger ses vêtements de voyage contre le caleçon de boxeur.

On désespérait de le voir arriver et, le temps qu’il soufflât un peu et se déshabillât, le public dut attendre un bon quart d’heure.

Stubener, durant ce bref délai, avait, d’une façon plus pressante, renouvelé ses recommandations.

— Joue raisonnablement, avait-il dit. Attends, pour le battre, le dixième ou douzième round.

Pat obéit.

Il lui eut, pourtant, été facile de mettre incontinent Sosso hors de combat. Mais il n’en fit rien. Ce fut une jolie exhibition et les spectateurs furent ravis.

Les attaques en tourbillon de Sosso, ses feintes, ses reculs et ses bonds exigeaient de Pat, en se prolongeant, une attention qui ne lui était pas habituelle. Il avait grand mal à ne pas écoper.

Pendant chaque repos, Stubener le félicitait chaudement de la maîtrise dont il faisait preuve, et tout se serait bien passé jusqu’au bout si, au quatrième round, Sosso n’eût mis en œuvre un de ses tours favoris.

Pat ayant, dans la mêlée, appliqué un crochet des plus mesurés sur la mâchoire de Sosso, celui-ci, à sa grande surprise, laissa tomber ses mains, roula des yeux blancs et, fléchissant sur ses jarrets, donna l’impression qu’il était « groggy ».

Quoi ? pensait-il. Son adversaire allait, pour si peu, s’écrouler ? C’était invraisemblable.

Il laissa lui-même tomber ses bras, en observant Sosso, qui trébuchait.

Celui-ci toucha presque le sol, puis se redressa aussitôt et fonça de l’avant, en biaisant.

Pour la première fois et la dernière, dans sa carrière de boxeur, Pat n’était pas sur ses gardes.

Avant qu’il eût pu se garer ou s’écarter, il recevait sur la mâchoire le poing du Portugais. Et le choc fut si formidable qu’il en grinça de toutes ses dents.

Une immense acclamation s’éleva dans la salle. Mais Pat ne l’entendit pas. Il ne vit que Sosso, debout devant lui, insolent et railleur, et nullement battu.

Il comprit alors la supercherie dont il avait été victime et une furieuse colère s’empara de lui.

Le coup reçu, si dur qu’il eût été, ne l’avait pas ébranlé. Il secoua la tête comme pour se débarrasser de la souffrance éprouvée, et rapidement se ressaisit.

La seconde d’après, il laissait s’avancer à nouveau son adversaire, qui se croyait déjà maître de la situation, et lui assenait simultanément un coup de son poing droit sur la mâchoire, un coup de son poing gauche sur le plexus solaire.

Sosso tomba.

Les médecins de service eurent fort à faire pour le ranimer. Une demi-heure y fut nécessaire. Onze points de suture furent alors pratiqués sur sa bouche.

Après quoi Sosso fut enfourné dans une voiture d’ambulance qui l’emporta au plus proche hôpital.

— Je suis navré, expliquait Pat à Stubener, d’avoir ainsi perdu mon sang-froid. Jamais plus, je le jure, cela ne m’arrivera.

« Père m’avait cependant bien mis en garde sur ce chapitre spécial. Pour n’être pas demeuré maître de lui quand il le fallait, il avait, me contait-il, perdu plus d’un combat au cours de sa carrière.

« Je ne m’oublierai plus désormais.

— Puisque tu le dis, je n’en doute point, répondit Stubener. Ma confiance en toi est totale.

« À quoi bon, d’ailleurs, t’irriter, puisque tu tiens d’avance tes adversaires ?

— Je les tiens en effet, affirma Pat, à tout instant, à toute seconde. Je puis les mettre knock-out dès qu’il me plaît.

« C’est une faculté innée et surprenante que je possède, père me le disait bien. Il y a chez moi, d’après lui, un synchronisme complet entre la conception de l’acte et l’acte lui-même, entre l’esprit et le muscle.

« J’en doutais autrefois. Mais le fait, maintenant, n’est plus contestable, »

Stubener buvait les paroles du jeune homme et entrevoyait, dans l’avenir, une accumulation de dollars susceptible de faire dresser, dans sa tombe, le vieux Pat Glendon.

— Très bien ! Parfait ! approuva-t-il. Et nous continuerons à régler d’avance le nombre de reprises de chaque combat.

« Tu te rencontreras, la fois prochaine, avec le Hollandais Volant. Pousse le match jusqu’au quinzième round. Ainsi le public pourra pleinement apprécier tes qualités, qu’il te sera loisible, de ton côté, de mettre en pleine valeur.

« Et tu triompheras, je n’en doute point, à l’heure fixée, exactement.

— Compris. Et si je manque à ma parole, je m’engage à ne plus ouvrir désormais un volume de Longfellow[1]. Pour une punition, c’en sera une !

— À ton aise ! Mais tu sais, ces balivernes me laissent indifférent.

Pat émit un profond soupir. Et il songea à l’institutrice aux cheveux roux qui le pourchassait jadis, jusque dans les bois, un livre de poésie à la main.

V


— Où vas-tu ? interrogea Stubener étonné, en regardant sa montre.

La main déjà posée sur le bouton de la porte, Pat fit halte et se retourna.

— À l’Université, répondit-il. Un des professeurs donne, ce soir, une conférence sur Browning[2].

« Or, Browning est un auteur fort délectable, mais un peu obscur parfois et qui, pour être bien compris, a besoin d’être expliqué.

— Sapristi ! s’exclama Stubener, horrifié. C’est ce soir même que tu te rencontres avec le Hollandais Volant. L’aurais-tu, par hasard, oublié ?

— En aucune façon. Mais je ne parais sur le ring qu’à dix heures. La conférence se termine à neuf heures un quart. J’ai tout le loisir nécessaire.

« Tu peux, d’ailleurs, venir me chercher dans ton auto si tu crains que je ne sois en retard.

Stubener haussa les épaules d’un air désolé, et se résigna.

— Tu devrais, au contraire, observa Pat, être heureux de trouver en moi un homme capable d’assister à une conférence littéraire, le soir même où il se bat.

« Père disait toujours que les heures immédiates qui précèdent une rencontre sont, pour un champion, les plus pénibles à passer.

« L’attente dans le vide est nocive au suprême degré. En se tournant les pouces, on use ses forces et son courage.

— Va, mon garçon. Peut-être as-tu raison.

Et tandis que, ce soir-là, Pat jouait consciencieusement ses quinze rounds, Stubener se demandait, amusé, ce que pourrait bien penser cette salle de sportsmen si on lui apprenait que le jeune et magnifique champion, qui la faisait palpiter, sortait tout chaud d’une conférence sur Browning.

Le Hollandais Volant était renommé pour son ardeur dans la lutte. Sans se lasser jamais, il prenait toujours l’offensive.

Infatigable, il balançait et faisait tournoyer ses bras comme des fléaux, sautait et bondissait de droite et de gauche autour de son adversaire, qu’il enveloppait, en quelque sorte, d’une fusillade ininterrompue de ses poings.

D’où le sobriquet qui lui avait été donné.

Plus encore qu’avec Sosso, Pat éprouvait quelque difficulté à se garer et à retenir ses propres coups.

Mais l’assaut forcené qu’il subissait constituait pour lui un admirable entraînement et, somme toute, ne lui déplaisait pas.

Il encaissait bien un peu de temps à autre, mais des coups sans gravité.

— Penses-tu l’avoir quand l’instant sera venu ? lui murmurait anxieusement à l’oreille Stubener, à chaque repos.

— Maintenant ou tout à l’heure, j’en suis certain.

— Bon. Laisse aller, en ce cas.

Au quatorzième round, encouragé par les applaudissements frénétiques du public, le Hollandais Volant se surpassa.

Sous l’avalanche déchaînée des poings qui s’abattirent sur lui, Pat demeura impassible, sans une riposte, et se contentant de parer si habilement que, pas une seule fois, il ne fut touché.

Les spectateurs du premier rang virent nettement de quoi il retournait et apprécièrent à sa valeur le jeu ironique de Pat.

Mais ceux qui occupaient les travées supérieures ne saisirent point. Pas un instant ils ne doutèrent que Pat reçût une formidable peignée et ils ne cessaient de pousser, en l’honneur du Hollandais, de sauvages hurlements.

Aussi leur stupeur ne connut-elle plus de bornes quand ils virent, au terme du round. Pat, nullement en bouillie, regagner tranquillement son tabouret, d’un pas ferme.

— Maintenant l’heure est venue ! dit Stubener à son poulain. Tu vas l’abattre ?

— En dix secondes.

Le gong résonna et Pat se mit fièrement sur ses pieds.

Il n’y eut personne qui ne comprit, dans la salle, qu’il allait désormais, et pour de bon, s’occuper de son adversaire.

Le Hollandais Volant comprit, lui aussi. Un vague malaise s’empara de lui et, en marchant vers Pat, il parut visiblement hésiter.

Les deux hommes se rencontrèrent au centre du ring, prêts au combat et, pendant une fraction de seconde, mutuellement ils se dévisagèrent.

Puis le Hollandais, en un saut fantastique, bondit sur Pat qui, avec l’exactitude d’un chronomètre, l’arrêta net dans son élan, d’un coup merveilleusement précis, et l’envoya rouler par terre.

C’est de ce jour-là que Pat commença son ascension réelle vers la gloire.

Les sportsmen le prirent en considération. Non, ses précédentes victoires n’avaient pas été de simples coups de chance. Avant de triompher, il s’était longuement et superbement défendu. Avec sa taille de géant, il irait loin.

Les reporters des journaux sportifs affirmèrent qu’il devait maintenant ne plus s’attarder à regarder en arrière, mais se mesurer hardiment avec les grands maîtres du ring.

Avis en était donné à son manager, et qu’il se pressât d’organiser les sensationnelles rencontres que tout le monde attendait ! Un astre nouveau s’était révélé. Ne l’avait-il pas compris ?

C’est à ce moment que Stubener dévoila le fameux secret. Son fameux poulain n’était autre que le propre fils du vieux Pat Glendon, l’ancien héros du ring.

L’admiration universelle pour « Pat le jeune » s’en accrut et les reporters écrivirent, sur cette brillante hérédité, des articles étincelants.

Successivement, Pat combattit et mit knock-out Ben Menzies, Rege Rede, Ernest Lawson et Bill Tarwater.

Ce fut l’affaire de plusieurs mois. Car il fallut beaucoup voyager pour ces quatre rencontres, qui eurent lieu à Goldfield, à Denver, dans le Texas et à New York.

Des combats de cette envergure nécessitaient, en outre, des préliminaires assez compliqués, les champions qui étaient défiés demandant eux-mêmes le temps nécessaire à un entraînement suffisant.

Au cours de la seconde année, ces mêmes voyages se renouvelèrent et Pat battit, l’un après l’autre, la demi-douzaine de boxeurs qui occupaient l’avant-dernier échelon de l’échelle des poids lourds, au sommet de laquelle Jim Hanford se tenait solidement planté.

Ce fut d’abord Will King, que Pat, toujours flanqué de Stubener, dut aller chercher en Angleterre.

Puis Tom Harrison. Les deux hommes firent, à sa poursuite, presque le tour du globe et le joignirent en Australie, où Pat le défit au jour, justement, du Boxing-Day.

Les bourses devenaient de plus en plus fortes.

Pat recevait maintenant de vingt à trente dollars par soirée. Sans compter les grosses sommes que, pour les films pris par elles, versaient les sociétés cinématographiques.

Stubener prélevait, sur ses gains, son pourcentage légal, que lui avait reconnu le contrat rédigé par le vieux Pat.

Et tous deux, malgré les inévitables dépenses qu’il fallait défalquer du bénéfice net, devenaient des gens riches.

Stubener plaçait son argent en immeubles, aux multiples étages, qui faisaient, à San-Francisco, merveilleuse figure. Et Pat s’étonnait de voir croître, au-delà, lui semblait-il, de la sienne propre, la fortune de son manager.

Certains syndicats de parieurs, avec qui Stubener était mystérieusement en rapport d’affaires, auraient pu lui expliquer cette anomalie.

Il y avait aussi les pots-de-vin versés en sous main par les compagnies concurrentes de cinémas et dont Pat ne touchait pas un maravédis.

Le jeune homme ignorait totalement les dessous pourris du ring et Stubener s’appliquait soigneusement à maintenir son innocence.

Ce qui, au surplus, n’était pas bien difficile. Sur toutes les questions d’argent, Pat s’en rapportait entièrement à lui.

Timide de sa nature, il ne se mêlait pas au monde sportif.

Ses entraîneurs avaient, d’autre part, reçu de Stubener l’ordre impérieux de ne point bavarder avec lui de choses étrangères à leurs fonctions. Et si le glorieux champion était interviewé par un reporter, c’était toujours en présence du même Stubener, qui dirigeait à son gré l’entretien.

Il advint pourtant, peu de temps avant sa rencontre avec Henderson, que Pat, tandis qu’il était seul, fut accosté par un inconnu, dans un des couloirs de l’hôtel où il logeait.

Le quidam lui chuchota furtivement à l’oreille une offre de mille dollars s’il consentait à lui révéler à quel round il mettrait son adversaire knock-out.

Heureusement pour son interlocuteur, Pat contint sa colère. Il se contenta de hausser les épaules et passa son chemin.

Puis il alla conter l’histoire à Stubener, qui lui répondit :

— Le type qui t’a interpellé est un farceur. Il a voulu se moquer de toi.

Dans les yeux bleus de Pat, Stubener vit luire un éclair d’indignation. Il poursuivit :

— Se moquer de toi… ou pis, peut-être. Si tu avais écouté le bonhomme, celui-ci n’eût pas manqué d’en faire toute une histoire dans les journaux, et tu étais fini. C’était là un moyen comme un autre de te « tomber ».

« Ces tractations, d’ailleurs, n’ont plus cours aujourd’hui. Jadis, évidemment, de pareilles malpropretés étaient tacitement admises. Mais à cette heure, pas un champion, pas un manager ne les risquerait.

« Les boxeurs sont d’aussi honnêtes gens que les joueurs de tennis ou de football. Leur loyauté est au-dessus de tout soupçon.

Tandis qu’il articulait fortement, avec une apparente conviction, ces belles paroles, Stubener n’ignorait pas que la rencontre en question, réglée entre Pat et lui à douze rounds, de concert avec une société de cinéma, ne saurait de toute façon être poussée au-delà de la quatorzième reprise.

D’énormes paris avaient été clandestinement engagés sur ce dernier chiffre, avec l’approbation intéressée d’Henderson, qui avait promis de ne pas durer plus longtemps.

Pat, demeuré à souhait candide et naïf, ne poussa pas plus loin l’entretien.

Il oublia l’incident qui l’avait provoqué et, à ses moments perdus, s’adonna, en guise de distraction, à une nouvelle marotte : la photographie en couleurs.

C’était, à ses yeux, un compromis avec l’art de peindre, qui le tentait beaucoup, mais qui dépassait ses capacités.

Il acheta un appareil ad hoc, se procura tous les livres qui traitaient des divers procédés en usage et, durant des heures entières, s’enferma dans la chambre noire, en compagnie d’une lanterne rouge.

Jamais champion ne s’était comme lui, tenu à l’écart du monde de la boxe.

Si quelqu’un tentait d’engager avec lui la conversation, un « oui » ou un « non » étaient toutes ses réponses.

Aussi fut-il universellement traité d’homme insociable, incapable d’échanger quatre paroles avec son prochain.

La presse le dépeignit comme un taureau stupide, un animal tout en muscles et sans cerveau, et un reporter, complètement ignorant de sa psychologie intime, beaucoup plus fine et compliquée que ne le supposait le vulgaire, lui conféra spirituellement le sobriquet de « Brute des Cavernes ».

Les confrères applaudirent en riant, firent leur ce nouveau surnom et celui-ci fut, dès lors, manifestement accolé au nom de Pat Glendon.

Souvent même, la Brute des Cavernes, en lettres majuscules, servait de titre unique à un article de journal ou de légende à une photographie. Il n’était personne pour ignorer quelle était cette brute.

Pat s’en irrita secrètement. Mais il garda pour lui ses réflexions, devint, si c’était possible, plus renfrogné encore que par le passé et prit davantage en grippe journaux et journalistes.

En revanche, il commençait à se passionner au métier qu’il exerçait.

Les champions qu’on lui opposait étaient triés sur le volet et constituaient une élite. La victoire n’était plus aussi aisée et chaque combat comportait une part d’inconnu.

Il arriva que, dans certaines rencontres, il lui fut impossible d’abattre son adversaire au round arrêté par Stubener.

Ainsi advint-il avec Sulzberger, un colosse allemand, qu’il ne put avoir au dix-huitième round, qu’il rata encore au dix-neuvième et dont il ne réussit, qu’au vingtième, à briser la garde déconcertante.

Il maintint intacte, cependant, sa supériorité, grâce à la vie sobre, exempte de toute débauche, qu’il continuait à mener, se conservant chaste et ne buvant jamais d’alcool.

Plus heureux que son père, il n’écopa d’aucun accident, ne se foula jamais aucun membre et ne se brisa jamais la moindre phalange.

Stubener continuait à se frotter les mains en voyant la passion du ring croître chez son poulain, qui ne parlait plus maintenant de s’en retourner dans ses montagnes quand il aurait, contre Jim Hanford, décroché le championnat du monde.

VI


Entre Pat et Jim Hanford, il ne restait à éliminer que quatre autres candidats au titre envié : Kid MacGrath et Jack MacBride de Philadelphie, qui furent heureusement battus au cours des six mois qui suivirent ; Nat Powers et Tom Cannam, qui demeuraient les derniers.

Tout aurait continué à marcher droit comme par le passé, si Stubener n’avait accepté de laisser interviewer Pat Glendon par le Courrier-Journal de San-Francisco.

Le reporter envoyé était une femme, une jeune fille du monde, de la meilleure société, qui s’était lancée dans le journalisme et signait ses articles « Maud Sangster ».

Ce n’était point là un pseudonyme, mais son nom véritable.

Les Sangster constituaient une famille fort connue dans la ville et riche à millions.

Celui qui l’avait fondée, le vieux Jacob Sangster, était parti de rien. Il avait, dans sa jeunesse, mis un beau jour sa couverture roulée sur son épaule et, au petit bonheur, s’en était allé droit devant lui.

Il avait, dans le ranch, débuté comme valet de ferme.

Puis, ayant amassé un petit pécule, il s’était remis en route et avait finalement, dans l’État de Nevada, découvert un gisement de borax.

Il en avait, sans tarder, commencé l’exploitation, dont il expédiait le produit à l’aide de chariots tirés par des mules.

Le gisement s’était révélé inépuisable et les bénéfices croissant sans cesse, il construisit ensuite, à ses frais, une ligne de chemin de fer, qui centupla le trafic.

Jacob Sangster gagna des sommes folles et acquit, grâce à elles, pour les exploiter à leur tour, des centaines, puis des milliers de kilomètres de forêts, dans les États d’Oregon et de Washington.

Par la suite encore, il mêla la politique aux affaires, acheta des hommes d’État, des juges et des chefs de parti, et devint un puissant capitaine d’industrie.

Lorsqu’il mourut, gavé d’honneurs et plein de scepticisme sur l’honnêteté qui a cours sur cette terre, il laissait derrière lui un nom qui n’était pas sans tache et, à ses fils, quelque deux cents millions de dollars.

Ces fils étaient au nombre de quatre. Ils se prirent incontinent en une inexplicable haine et s’intentèrent mutuellement, pour la répartition de ce fantastique héritage et concernant la valeur comparée des biens qu’il englobait, des tas de procès, où toutes les influences furent mises en jeu et dont la Californie s’amusa durant toute une génération.

Le plus jeune des fils, Théodore Sangster, était le plus honnête du quatuor. Le plus romanesque, si vous préférez.

Un jour vint où il eut honte de l’infamie paternelle, qu’il tenta de racheter par tous les moyens en son pouvoir.

Il vendit ses écuries de courses et consacra la majeure partie de sa fortune à lutter contre les trusts, les accapareurs et tous les exploiteurs du peuple.

Maud Sangster était sa fille aînée.

Elle était fort jolie, comme tous les spécimens du beau sexe dans cette famille.

Sans doute avait-elle hérité aussi, de sa race, du goût de l’aventure. Car aussitôt devenue femme, elle avait accompli quantité de prouesses réservées d’ordinaire au sexe fort et qui, étant donné sa fortune, ne s’étaient pas autrement imposées à elle.

Parti souhaitable entre dix mille, elle était demeurée célibataire. De ses séjours en Europe elle n’avait rapporté pour mari aucun comte, ni aucun duc et tous les prétendants qui, parmi la riche société qu’elle fréquentait en Amérique, avaient brigué sa main, avaient été pareillement éconduits.

Elle raffolait des sports de plein air, était championne de tennis et les petites gazettes hebdomadaires, qui ont pour spécialité de colporter tous les potins mondains, étaient bourrées de ses excentricités.

C’est ainsi qu’elle avait parié de couvrir à pied, en une seule étape, le long trajet de San-Mateo à San-Francisco. Et elle avait gagné.

Elle avait provoqué encore une notable sensation en prenant part à une partie de polo, mêlée à une équipe d’hommes. Et dans le Quartier Latin de San-Francisco, elle s’était plu, en un contraste original, à ouvrir un studio d’art.

Ces divertissements, de surcroît, n’avaient été chez elle que passagers et ne lui avaient toujours pas fourni l’occasion de rencontrer le mâle auquel on soumet joyeusement son indépendance.

Finalement, elle avait mis le comble à ses méfaits sociaux en quittant, un beau jour, la maison paternelle et en s’engageant comme reporter au Courrier-Journal de San-Francisco.

Elle y débuta à vingt dollars par semaine et ses appointements montèrent rapidement à cinquante dollars.

Elle s’occupait principalement de la rubrique musicale et dramatique, mais ne dédaignait point, parfois, les reportages de presse, s’ils promettaient d’être intéressants.

C’est ainsi qu’elle obtint de Pierpont Morgan une interview fameuse que n’avaient pu décrocher les as les plus réputés du journalisme.

À la Porte d’Or, qui est le goulet donnant accès à la baie de San-Francisco, elle descendit en scaphandre au fond de la mer et s’éleva dans les airs avec Rood, l’homme-oiseau, qui essayait victorieusement une des premières machines volantes.

Pour une sportive, loin de ressembler à quelque cow-boy, Maud Sangster n’en était pas moins demeurée entièrement femme.

Ses traits étaient fins et délicats. Elle avait la peau du visage pareille à du satin, des yeux gris d’une grande douceur, des mains mignonnes, merveilleusement effilées. La taille, moyenne, était onduleuse et souple. Et l’esprit n’était pas moins raffiné.

Ce fut elle-même qui se proposa pour aller interviewer Pat Glendon.

Elle n’avait jamais pris contact avec aucun champion de boxe. Sauf une fois, où elle s’était croisée, dans un bar, avec Bob Fitzsimmons, qui y paradait en habit de soirée. Rencontre totalement dénuée d’intérêt.

La réputation de Pat Glendon, dont tout le monde parlait, éveilla sa curiosité. Quel pouvait bien être cet homme ? La psychologie de la « Brute des Cavernes » valait d’être étudiée de près.

D’après ce que partout on écrivait de lui, ce type étrange ne pouvait être qu’un monstre stupide, quelque animal de la jungle, morose et brutal, qui n’avait pour lui que sa force incomparable.

Les portraits de Pat, qui se voyaient aux vitrines, montraient, en revanche, un visage poupin, qui n’annonçait rien de féroce, bien au contraire. Mais les muscles énormes du torse et des bras répondaient à cette réputation de sauvage bestialité.

Au fond de ces bizarres contradictions, qu’y avait-il exactement ? Voilà ce qu’il était intéressant de tirer au clair.

Accompagnée d’un photographe du Courrier-Journal, Maud Sangster se rendit donc au quartier d’entraînement de Cliff-House, à l’heure indiquée par Stubener.

Pat était enfoncé dans un fauteuil, l’une de ses grandes jambes pendantes sur un des bras du siège. Il tenait d’une main les Sonnets de Shakespeare, retournés sur son genou, et fulminait contre les mœurs inconvenantes des femmes d’aujourd’hui.

L’instant était mal choisi et, lorsque Stubener lui annonça l’arrivée de Maud Sangster, il s’irrita violemment.

— De quoi, demanda-t-il, cette pécore vient-elle se mêler ? Voilà maintenant que les femmes s’occupent de la boxe et des boxeurs. Les hommes sont déjà d’une incompétence totale en la matière.

« Qu’elles aillent donc plutôt tenir leur intérieur. Je ne suis pas un phénomène, une bête curieuse. Qu’elle me fiche la paix !

— Cette femme, expliqua Stubener, n’est pas semblable aux autres. Tu as certainement entendu parler des Sangster ?

Pat fit un signe de tête affirmatif.

— Eh bien, la femme en question appartient à cette riche et célèbre famille. Son vieil homme de père vaut cinquante millions de dollars comme un sou.

« Elle aurait pu, s’il lui avait plu, parader orgueilleusement dans les salons les plus huppés. Pas du tout. Elle a préféré travailler pour gagner sa vie.

— Singulière idée ! Elle a pris, dans le journal où elle opère, la place de quelque pauvre diable. Pourquoi cela ?

— Elle y a été contrainte, car elle s’est brouillée avec son paternel pour des raisons qu’il serait trop long de t’exposer. Elle a quitté le somptueux logis familial et s’est trouvée, du jour au lendemain, sur le pavé.

« Elle a, je t’assure, un réel mérite et c’est quelqu’un de tout à fait intéressant.

— S’il en est ainsi, c’est différent… approuva Pat.

— Elle n’exerce pas seulement le métier de reporter, renchérit Stubener. Elle s’adonne, comme toi, à la poésie et a publié un volume de vers. Ce que tu n’as pas fait.

« Elle écrit également pour le théâtre et une de ses pièces a connu un succès plus qu’honorable.

« C’est pour toi, crois-m’en, un véritable honneur qu’elle ait songé à venir t’interviewer. Elle ne te rasera nullement, j’en suis persuadé.

« Je serai là, d’ailleurs, et t’aiderai dans tes réponses, s’il est nécessaire. Pour une fois, sors de ta coquille et deviens homme du monde !

« Il faut, au surplus, te résigner à ces interviews. C’est pour nous deux une publicité gratuite, que rien ne peut remplacer. Elle aguiche le public, attire la foule, et c’est la foule qui fait les bonnes recettes.

— Je ne veux pas te contrarier, acquiesça Pat. Introduis-la.

Il retira sa jambe du bras du fauteuil, posa sur la table voisine les Sonnets de Shakespeare, prit une pose décente, et lorsque Stubener s’en revint, en compagnie de Maud Sangster, Pat paraissait plongé dans la lecture d’un article de journal, qu’il avait empoigné.

Il leva les yeux vers la jeune femme et leurs regards se croisèrent.

Il y eut un choc mental. Ses yeux gris pénétrèrent au fond des yeux bleus, et les yeux bleus au fond des yeux gris.

Une lueur soudaine et triomphale illumina les quatre prunelles, comme si, longtemps, elles s’étaient cherchées et rencontrées enfin.

Cela dura le temps d’un éclair. Maud Sangster reprit, la première, la maîtrise d’elle-même et ce fut avec simplicité qu’elle tendit la main à Pal, qui s’était mis debout.

Une minute durant, il retint la fine main dans la sienne. Sans qu’il s’en rendît compte exactement, il lui paraissait avoir soudain devant lui la femme idéale dont son père lui avait jadis parlé.

— Celle-là, quand tu la rencontreras, avait dit le vieux Pat Glendon, ne la laisse pas échapper…

Maud Sangster n’était pas moins troublée. Quoi, c’était la « Brute des Cavernes » qu’elle avait devant elle ? Elle ne pouvait le croire.

— Voulez-vous me rendre ma main, monsieur Glendon ? dit-elle en souriant. J’en ai réellement besoin, je vous assure.

Pat laissa tomber, d’un geste brusque et maladroit, cette main qu’il pressait inconsciemment, et son visage s’empourpra.

Mais il continua à fixer, comme en extase, les yeux étranges qui le fascinaient.

Ce fut Stubener qui mit fin, prosaïquement, à cette double béatitude.

— Vous le voyez, dit-il, par vous-même, miss Sangster, mon champion est en excellente forme.

« N’est-il pas vrai, Pat ? Jamais tu ne t’es senti plus sûr de toi.

Dérangé de son rêve, Pat fronça les sourcils d’un air maussade et ne répondit pas.

— Il y a longtemps, déclara gentiment Maud Sangster, que je désirais vous connaître, monsieur Glendon.

« Je n’entends rien, d’ailleurs, je vous le dis franchement, au métier que vous exercez, et si je lâche quelque bourde, il faudra m’excuser.

« C’est promis, n’est-ce pas ?

— Le plus simple serait peut-être, proposa Stubener, que vous le voyiez en action. Je vais faire venir un de ses entraîneurs et, tandis qu’ils se battront, c’est moi qui parlerai.

— Je n’accepte pas, grogna rudement Pat Glendon, d’une voix rauque.

« Miss Sangster peut me poser toutes les questions qui l’intéressent. Je ne suis pas un idiot, j’imagine, et saurai répondre congrûment.

La conversation s’engagea, Stubener s’obstinant à la diriger à son idée, ce qui avait pour unique résultat d’irriter Maud Sangster et Pat pareillement, qui ne répondait que par monosyllabes.

La jeune femme n’en étudiait pas moins, avec une attention passionnée, la physionomie si originale qu’elle avait devant elle, ces yeux d’un bleu clair, d’un écartement si parfait, ce nez légèrement aquilin, où s’esquissait le bec de l’aigle, ces lèvres d’un pur dessin, dont la courbe souple trahissait une douceur virile, exempte, dans son énergie même, de toute bestialité.

Les descriptions, données dans les journaux, de cette déconcertante personnalité, n’étaient incidemment que fantaisie absolue. La « Brute des Cavernes » était inventée de toutes pièces. Voilà qui était certain.

Maud Sangster se trouvait beaucoup plus embarrassée pour engager l’interview proprement dite, ayant trait au jeu du ring. Elle-même n’avait-elle pas avoué que la question était hors de sa compétence ?

Dès qu’elle se risquait sur ce chapitre, Stubener intervenait, pour la reprendre aussitôt et lui couper la parole.

— Simplifions les choses, monsieur Glendon, voulez-vous ? dit-elle enfin, un peu honteuse.

« Pourquoi vous êtes-vous, un jour, adonné à la boxe ? Est-ce l’appât du gain qui a agi sur vous ? Ou cela fut-il, chez vous, une vocation irrésistible ? Éprouvez-vous un réel plaisir à vous battre ?

Le bavard Stubener tenta, une fois encore, de répondre pour Pat. Mais celui-ci ne le laissa pas faire et trancha brusquement :

— Le métier, dit-il, me parut, au début, totalement dénué d’intérêt. Trop facilement je mettais bas les adversaires qui m’étaient opposés.

« Quand je me trouvai aux prises avec des champions dignes de moi, qui exigeaient, pour que j’en vinsse à bout, un sérieux effort, je me sentis… Comment dire ?

— Piqué au jeu… suggéra Maud Sangster.

— C’est bien cela. Piqué au jeu. Alors je m’intéressai vraiment aux luttes engagées. Pas autant, cependant, qu’on pourrait le croire.

« Chaque bataille demeure un jeu, en réalité. Un jeu où je dois conduire avec attention mon esprit et mes muscles. Mais la victoire finale ne fait, pour moi, aucun doute.

— Exact ! Très exact ! s’écria Stubener. Mon poulain est invincible.

— Et c’est justement cette certitude de toujours gagner qui m’enlève le grand frisson du combat.

— Peut-être l’éprouveras-tu un brin quand tu te mesureras avec Jim Hanford, dit le manager.

Pat se contenta de sourire.

— Précisez un peu vos impressions, insista, pressante, Maud Sangster. Elles doivent tout de même varier suivant vos adversaires ?

— Je crois inutile de vous parler de toutes ces choses. Il ne manque pas d’autres sujets sur lesquels vous et moi pourrions nous entretenir avec plus de profit. Par exemple…

— C’est cela ! s’écria-t-elle. Parlons de vous. La personnalité intime de l’homme du jour, voilà ce qui, à mon sens, constitue le côté le plus passionnant d’une interview.

Mais Pat demeura silencieux et Stubener s’égara dans une comparaison de poids et de dimensions entre son champion et Sandow, le terrible Turc, Jeffries, et autres pugilistes modernes.

Ces données ne passionnaient guère Maud Sangster, qui ne tarda pas à manifester son ennui. Ses yeux tombèrent par hasard sur les Sonnets de Shakespeare. Prenant le livre, elle jeta un coup d’œil interrogateur à Stubener,

— Il appartient à Pat, expliqua-t-il. Il raffole de toutes ces balivernes, photographie en couleurs, salons de peinture et tout ce qui touche l’art en général. Mais, pour l’amour de Dieu, n’en soufflez pas un mot dans votre article. Cela suffirait pour ruiner sa réputation.

Elle lança à Glendon un regard étonné qui le mit mal à l’aise. Mais au fond elle trouvait délicieux que ce jeune athlète, au corps de géant, un des rois des cogneurs, s’intéressât à la poésie, à la peinture et à la photographie en couleurs.

Sa timidité même était due non à la stupidité, mais à une extrême sensibilité. Les Sonnets de Shakespeare dans les mains de ce boxeur ! Quel sensationnel sujet d’enquête ! Elle se disposait à l’interroger, mais Stubener lui en enleva l’occasion en débitant de nouveau ses sempiternelles statistiques.

Après la découverte du livre des « Sonnets », l’attraction qu’il avait exercée sur Maud Sangster la troubla de nouveau. La stature magnifique de Pat, son visage régulier, ses lèvres pures, ses yeux au regard clair, son front large et découvert, l’impression de santé physique et morale qui se dégageait de toute sa personne, tout cela attirait la jeune fille vers lui. Jamais un homme n’avait jusque-là produit sur elle une pareille séduction.

Cependant, l’esprit préoccupé par certaines rumeurs circulant la veille encore dans les bureaux de rédaction du Courrier-Journal, elle fît dévier l’entretien sur une question scabreuse.

— Vous avez raison, lui dit-elle. Nous devrions aborder des sujets plus sérieux. Je désirerais précisément connaître votre avis sur un point qui m’a toujours rendue perplexe. Me permettez-vous d’aller jusqu’au bout de ma pensée ?

Pat acquiesça de la tête.

— Même si je suis très franche ? brutalement franche ?

Nouveau geste affirmatif du jeune boxeur.

— Eh bien, voici. J’ai souvent entendu parler de boxe et de paris et, sans m’y passionner outre mesure, j’ai cru discerner qu’on s’y livrait à pas mal de tricheries. Pourtant, quand je vous regarde, il me semble impossible que vous puissiez vous prêter à de telles malhonnêtetés. J’admets qu’on aime le sport pour lui-même et pour le gain qu’il vous rapporte, mais je n’arrive pas à comprendre…

— Ne cherchez pas à comprendre, interrompit Stubener, tandis que Pat esquissait un sourire. Tous ces combats réglés d’avance, tout ce chiqué dont on parle sont de vulgaires histoires de brigands. Il n’y a rien de fondé dans ces racontars, croyez-moi, miss Sangster. Et maintenant, laissezmoi vous raconter comment j’ai découvert M. Glendon. Un jour, je reçus une lettre de son père…

Maud Sangster, s’obstinant à poursuivre son sujet, s’adressa directement à Pat.

― Écoutez-moi, monsieur Glendon. Je veux vous citer un cas particulier, en l’espèce un combat de boxe qui eut lieu voilà quelques mois. Le nom des adversaires m’échappe pour l’instant, mais peu importe. Un des rédacteurs du Courrier-Journal me confia qu’il comptait toucher la forte somme. Remarquez, je vous prie, qu’il n’espérait pas seulement gagner : il en avait la certitude. Il avait l’intention de miser sur le nombre de rounds, à savoir dix-neuf, ajouta-t-il.

« Cette conversation avait lieu la veille du match. Le lendemain, mon confrère m’annonçait triomphalement qu’il avait gagné et appuyait sur le fait que le combat s’était terminé exactement au dix-neuvième round.

« J’avoue que je n’en pensai ni bien ni mal, le ring ne m’intéressant guère à cette époque. N’empêche que mes vagues soupçons sur les louches combinaisons de la boxe se trouvèrent pleinement confirmés. Vous voyez donc qu’il ne s’agit pas là de contes en l’air !

— Je sais à quel combat vous faites allusion, dit Glendon. Le match se disputait entre Owen et Murgweather. En effet, il a duré dix-neuf rounds, n’est-ce pas, Sam ? Mlle Sangster vient de nous dire que ce round final était connu la veille, qu’as-tu à répondre là-dessus, Sam ?

— Comment veux-tu que je t’explique pourquoi un homme tire un bon numéro à la loterie ? répliqua évasivement le manager en se creusant la cervelle pour essayer d’y dénicher des arguments plus convaincants.

« Voici, d’ordinaire, comment la chose se produit : à force d’étudier les méthodes, le tempérament des boxeurs, les qualités des seconds, certains amateurs finissent par déterminer le nombre de rounds, comme d’autres prévoient les chevaux gagnants aux courses.

« Mais n’oubliez pas ceci : pour un homme qui gagne, il y a un perdant qui s’est trompé dans ses calculs. Mademoiselle Sangster, je vous le jure sur mon honneur, le chiqué et la tricherie… n’existent pas dans la boxe.

— Quelle est votre opinion, monsieur Glendon ? demanda-t-elle.

— La même que la mienne, s’empressa d’ajouter Stubener. Il sait que mes paroles expriment la pure vérité. Jamais lui-même n’a livré de combat qui ne fût loyal. N’est-ce pas vrai, Pat ?

— Oui, c’est vrai, affirma Pat.

Chose étrange, Maud Sangster fut convaincue qu’il était sincère.

Elle se passa la main sur son front pour chasser le mauvais soupçon qui, tout à l’heure, avait assombri son cerveau comme d’un nuage.

— Écoutez-moi encore, reprit-elle. Hier soir, le même rédacteur m’a annoncé que, pour votre prochain match, le round final était fixé d’avance.

Stubener commençait à s’affoler, mais son poulain vint à la rescousse.

— Ce type-là est un menteur ! éclata la voix de Pat.

— Il n’a tout de même pas menti en ce qui concerne l’issue de l’autre combat ! répliqua-t-elle d’un petit air de défi.

— Alors, à quel round doit se terminer ma rencontre avec Nat Powers, selon votre journaliste ?

Sans donner à Maud le temps de répondre, le manager intervint comme un bolide :

— Je t’en prie, Pat, n’insiste pas. Ne comprends-tu donc pas qu’il s’agit là d’un ramassis de potins ! S’il fallait croire tout ce qu’on entend dire sur le ring, où en serions-nous, bon Dieu ! Poursuivons plutôt l’interview.

Glendon feignit de ne point prêter attention aux paroles de son manager, dont les yeux, perdant leur bleu tendre, devinrent durs et agressifs.

Maud Sangster venait de provoquer une discussion orageuse dont le résultat dissiperait sûrement tous ses doutes.

Elle frissonna au son de la voix de Pat et devant la force de son regard. Voilà au moins un gaillard capable de maîtriser la vie et d’en tirer la quintessence !

— À quel round doit se terminer mon match ? réitéra Glendon.

— De grâce, Pat, ne fais pas l’imbécile ! supplia Stubener.

― Je vous saurais gré de me laisser placer un mot, monsieur Stubener, dit Maud.

— Et moi je suis assez grand garçon pour parler seul avec Mlle Sangster, protesta Glendon. Fiche-nous la paix, Sam. Occupe-toi plutôt de ce que fait ce photographe de malheur.

Les deux hommes s’entre-regardèrent un instant, puis le manager se dirigea lentement vers la porte, l’ouvrit et se détourna pour écouter.

— Alors, quel nombre de rounds a-t-il dit ?

— Si je ne me trompe, répondit-elle d’une voix frémissante, je crois bien que c’est le seizième round.

La colère et la surprise montèrent au visage de Glendon. Le coup d’œil accusateur qu’il lança à son manager apprit à Maud que le coup avait porté juste.

La rage de Glendon était amplement justifiée. Lui et Stubener avaient décidé de terminer le match au seizième round, afin d’en donner au public pour son argent et de ne pas prolonger inutilement le combat.

Et voici qu’une journaliste, inconnue de lui jusqu’alors, lui citait ce même round !

Stubener se tenait toujours dans l’encadrement de la porte, pâle et prêt à s’écrouler, maintenant avec peine son équilibre.

— Je te reverrai plus tard, lui dit Pat. Sors et ferme la porte derrière toi.

Une fois la porte fermée, Maud et Pat demeurèrent en tête à tête. Pat Glendon, le visage inquiet, se taisait.

— Eh bien ? demanda Maud.

Il se leva de son siège, la domina de sa haute taille, puis se rassit, humectant ses lèvres de sa langue.

— Je vais vous apprendre ceci, prononça-t-il : le combat ne s’achèvera pas au seizième round.

Elle ne dit mot, mais son sourire sceptique et railleur blessa l’amour-propre du boxeur.

— Attendez et vous verrez, mademoiselle Sangster, continua-t-il. Vous ne tarderez pas à reconnaître que votre journaliste s’est fourré le doigt dans l’œil.

— Vous entendez par là qu’il y aura un changement au programme ? interrogea-t-elle, audacieuse.

Il frémit à ces paroles tranchantes.

— Je n’ai point pour habitude de mentir, dit-il sèchement, « même aux femmes ».

— Je l’admets volontiers. N’empêche que vous n’avez pas répondu à ma question. Vous allez peut-être me traiter de sotte, monsieur Glendon, mais que m’importe, à moi, que le match prenne fin à ce round-ci ou à celui-là, du moment qu’il est fixé et connu d’avance ?

— Je vais vous confier, à vous seulement, le numéro de ce round. Personne autre que vous ne le saura.

— On en dit autant d’un tuyau de courses, monsieur Glendon. Sachez que je ne suis pas aussi naïve que je le parais peut-être : je devine qu’il se passe ici quelque chose d’anormal. Pourquoi vous êtes-vous mis en colère au simple énoncé de ce round par moi-même ? Pourquoi vous en êtes-vous pris à votre manager ? Pourquoi, enfin, l’avez-vous prié de sortir ?

Pour toute réponse, Glendon marcha vers la fenêtre, comme pour regarder dehors, puis, se ravisant, il se tourna de profil. Sans même le regarder, Maud sentait qu’il étudiait son visage. Il revint à son siège et se rassit.

— Vous voulez bien m’accorder que je ne vous ai pas menti, mademoiselle Sangster, et vous ne vous trompez pas. Non, je n’ai pas menti !

Il s’interrompit, cherchant péniblement à exposer la situation.

« À présent, allez-vous croire ce que je vais vous dire ? Accepterez-vous la parole d’honneur d’un… boxeur professionnel ? »

Elle inclina gravement la tête, le fixant droit dans les yeux, et convaincue de sa sincérité.

— J’ai toujours combattu loyalement. Jamais je n’ai touché d’argent malhonnêtement gagné, jamais je n’ai essayé de tricher. Cela dit, vos propos de tout à l’heure m’ont profondément ébranlé, et je ne sais que conclure.

« Incapable, pour l’instant, de me former une opinion raisonnable, j’avoue néanmoins que cette histoire me paraît passablement embrouillée, et voilà ce qui m’intrigue, au fond. Stubener et moi avons discuté de ce match et décrété ensemble qu’il se terminerait au seizième round. Or, vous m’avez répété ce même nombre. Comment ce journaliste pouvait-il le savoir ? L’indiscrétion ne vient certes pas de moi. Stubener a dû bavarder… à moins que…

Il se tut quelques instants pour tenter de résoudre le problème.

— À moins que ce rédacteur n’ait réussi à lire dans notre pensée ? Cela me dépasse. En tout cas, j’ouvrirai l’œil, car je veux absolument tirer cette affaire au clair. Tout ce que je viens de vous dire est l’expression de la pure vérité, je vous le jure.

De nouveau il se leva et sa puissante stature domina la jeune fille, qui se mit également debout. Sa menotte fut saisie aussitôt par la vaste main du boxeur. Ils échangèrent tous deux un regard plein de franchise, puis leurs yeux s’abaissèrent inconsciemment sur leurs mains unies.

Jamais, jusque-là, Maud ne s’était si pleinement rendu compte de sa féminité. Le contraste entre ces deux mains — la main fine et fragile de la femme et celle, lourde et musclée, de l’homme — était frappant. Le premier, Glendon reprit la parole.

— On pourrait si facilement briser cette petite main là ! dit-il, et au même instant Maud sentit sa ferme poigne se relâcher avec la douceur d’une caresse.

Elle évoqua en son esprit la prédilection légendaire de ce vieux roi de Prusse pour les géants et, tout en retirant sa main, sourit devant cette association de pensées pour le moins incongrue.

— Je suis heureux que vous soyez venue me voir aujourd’hui, continua-t-il, puis il se hâta de fournir une explication que démentait la chaude admiration de son regard.

« Je veux dire… je vous remercie de m’avoir ouvert les yeux sur ces combinaisons plus ou moins louches.

— Votre ignorance me déconcerte, assura-t-elle. Comment, vous, un de nos plus célèbres champions, vous doutez encore que la boxe soit un vaste chiqué, alors que le dernier des profanes sait à quoi s’en tenir ? Je m’attendais naturellement à ce que vous fussiez au courant de toutes ces tricheries ; or, vous venez de m’en convaincre ; vous êtes aussi innocent à cet égard que l’agneau qui vient de naître. Vous êtes, sans conteste, fait d’une autre pâte que les autres boxeurs.

Pat Glendon hocha la tête.

— Vous venez sans doute de trouver la véritable clef de l’énigme. Voilà ce qui se passe quand on se tient à l’écart des boxeurs, des managers et autres sportifs. Parbleu ! il était si facile de me jeter de la poudre aux yeux ! Toutefois, il reste à savoir si l’on m’a réellement trompé, et j’en aurai d’ici peu le cœur net.

— Et vous supprimerez toutes ces honteuses coutumes ? demanda-t-elle, haletante, à demi persuadée qu’il pouvait décrocher la lune, s’il le voulait.

— Pas du tout. Je quitterai le ring. Si le jeu n’est pas franc, je ne veux plus rien savoir. Un fait reste certain : ma prochaine rencontre avec Nat Powers ne s’achèvera pas au seizième round, tenez-vous-le pour dit. Si le tuyau de votre journaliste contient quelque vérité, je les roulerai tous. Au lieu de mettre mon adversaire knock-out à la seizième reprise, je ferai durer le combat jusqu’à la vingtième, ou davantage. Prenez patience, vous ne perdrez pas pour attendre !

— Et je n’en soufflerai mot à mon confrère ?

Maud s’était levée, prête à partir.

— Gardez-vous-en bien ! S’il se contente de deviner le nombre de rounds, laissons-le courir sa chance. S’il trempe lui-même dans ces combines, eh bien, il méritera de perdre tous ses paris.

« Que ce petit secret demeure entre nous. Écoutez, voici mes intentions : je n’irai pas jusqu’à vingt rounds, je tomberai Nat Powers au dix-huitième.

— Je resterai muette comme un tombeau, assura-t-elle.

— Je voudrais vous demander un service, un immense service.

Les traits de Maud témoignant qu’elle acquiesçait d’avance, il poursuivit :

— Je suis certain que, dans votre article, vous ne ferez pas même allusion à cette histoire de truquage. Mais je désire davantage encore. Je vous prie de ne rien publier du tout.

Elle lui lança un vif coup d’œil de ses yeux gris et pénétrants, puis fut tout éberluée de sa propre réplique :

— Entendu. Non seulement ma copie ne paraîtra point, mais je n’en écrirai pas une ligne.

— Je le savais ! dit-il simplement.

Un instant, Maud fut peinée de ce qu’il n’ajoutât pas un mot de remerciement, puis aussitôt après sa déception se dissipa. Comprenant qu’il attachait un sens particulier à leur entrevue d’une heure, elle risqua cette question :

— Comment le saviez-vous ?

Glendon hocha la tête.

— Il me serait impossible de vous l’expliquer. Cette pensée m’est venue tout naturellement. D’ailleurs, il me semble que nous nous connaissons de longue date.

— Mais pourquoi ne laissez-vous point passer l’interview ? Comme le dit votre manager avec juste raison, cela constitue une publicité excellente !

— Je n’en doute pas, répondit-il lentement. Je crains seulement que cette publication ne brise le charme qui existe déjà entre nous. Je voudrais effacer de mon esprit le fait que je vous ai connue dans l’exercice de votre profession, et ne conserver de notre rencontre que le souvenir d’une conversation amicale entre homme et femme. Je me demande si vous saisissez bien le fond de ma pensée… en tout cas, voilà exactement ce que je ressens.

Tout en parlant, il enveloppait Maud d’un regard de tendresse. Elle se sentait subjuguée et étrangement mal à l’aise devant cet homme qu’on prétendait gauche et timide. Or, il s’exprimait plus nettement et de façon plus persuasive que la plupart des hommes, et Maud discernait dans ses propos une franchise pure et simple plutôt que d’adroits artifices. Il l’accompagna jusqu’à son automobile et, de nouveau, elle frissonna lorsqu’il lui tendit la main et prit congé.

— Je vous reverrai quelque jour prochain, lui dit-il. J’y tiens essentiellement. J’ai l’impression que le dernier mot n’a pas été prononcé entre nous.

Comme la voiture s’éloignait, Maud éprouvait un sentiment identique. Elle reverrait encore ce déconcertant Pat, ce roi des faiseurs de bleus, cette « Brute des Cavernes ».

De retour dans la salle d’entraînement, Glendon y retrouva son manager, tout bouleversé.

— Pourquoi m’as-tu mis à la porte ? demanda Stubener. Mes compliments, mon vieux, tu as fait du propre ! Nous sommes positivement fichus ! Quelle idée d’affronter seul une journaliste ! Tu vas voir ce qui se passera quand sortira ton interview.

Glendon, qui l’observait froidement et d’un regard amusé, avait pris le parti de se taire, mais il se ravisa.

— Il ne se passera rien du tout, annonça-t-il, pour la bonne raison que l’interview ne paraîtra pas.

Stubener le regarda, ahuri.

— J’ai prié cette jeune femme de ne pas la publier.

Alors, Stubener éclata :

— Alors, tu crois cela, toi ? Tu t’imagines que, pour tes beaux yeux, elle va rater une si riche occasion ?

Glendon répondît d’une voix rauque :

— Je te répète que son article ne paraîtra pas. Elle me l’a formellement promis. Et douter de sa parole serait la traiter de menteuse.

Une flamme brillait dans ses yeux et, de colère, il crispait inconsciemment les poings. Stubener, qui en connaissait toute la force, n’insista plus.

VII


Soupçonnant Glendon de vouloir prolonger le combat, Stubener essaya, d’ailleurs en pure perte, de connaître à quel nombre de rounds le jeune champion avait l’intention de battre son adversaire.

En désespoir de cause, il s’entendit secrètement avec Nat Powers et son manager. Powers comptait maints partisans et il ne fallait pour rien au monde que le Syndicat des parieurs fût frustré de ses bénéfices.

Le soir de ce fameux match, Maud Sangster, plus audacieuse que jamais, se rendit coupable d’une nouvelle excentricité, mais tout se passa si bien qu’aucun scandale n’éclata.

Grâce à la complicité du journaliste, elle occupait un fauteuil non loin du ring. Ses cheveux et son visage disparaissaient presque sous un chapeau de feutre rabattu, et un pardessus lui tombait jusqu’aux talons.

Elle s’était mêlée au gros de la foule sans se faire remarquer et ses confrères, installés juste devant elle dans la tribune réservée à la presse, ne la reconnurent même pas.

Ainsi que la coutume commençait à s’en généraliser, il n’y eut pas de combats préliminaires.

À peine Maud avait-elle gagné sa place qu’une salve d’applaudissements annonça l’entrée de Nat Powers, entouré de ses seconds.

La jeune fille fut presque effrayée à la vue de cette masse formidable. Cependant le boxeur sauta par-dessus les cordes aussi légèrement qu’un homme de la moitié de son poids, et grimaça un sourire pour remercier la salle de cette tumultueuse ovation.

Certes, il ne ressemblait guère à un Adonis, avec ses oreilles en chou-fleur qui attestaient la brutalité de sa profession, et son nez cassé avait été tant de fois aplati sur sa figure qu’il défiait l’art de la chirurgie pour lui restituer sa forme primitive.

De nouveaux rugissements saluèrent, cette fois, l’arrivée de Pat Glendon.

Maud, le suivant avidement du regard, le vit passer à travers les cordes et se rendre à son coin.

Après l’intermède fastidieux des présentations au public, les deux adversaires enlevèrent leurs peignoirs et se trouvèrent face à face en costume de ring.

Une clarté éblouissante se déversait sur eux du plafond, pour faciliter la prise de vues cinématographiques. Maud observa le contraste frappant qui existait entre ces deux hommes : Glendon, au visage régulier et aux formes nettes, d’une beauté massive et douce à la fois, lui apparut comme l’athlète parfait ; et Nat Powers, presque asymétrique, raboteux et couvert de poil, lui fit l’effet de la brute des cavernes.

Tandis qu’ils affectaient des poses avantageuses pour les caméras et s’affrontaient dans des attitudes de combat, le regard de Pat Glendon tomba pas hasard sur le visage de Maud. Bien qu’il ne lui fit aucun signe, elle comprit, avec un tressaillement au cœur, qu’il l’avait reconnue.

Peu après le gong résonna et le speaker cria :

— Allez !

Et la bataille commença.

Ce fut une lutte magnifique, sans effusion de sang ni blessures, car les deux boxeurs connaissaient à fond leur métier.

Ils passèrent la moitié du premier round à se tâter, néanmoins Maud Sangster s’intéressa fort au jeu des feintes et des claquements de gants.

Quand ils en vinrent plus tard au corps à corps, l’enthousiasme de la jeune femme était tel que le journaliste, son voisin, dut lui rappeler qui elle était et en quel lieu elle se trouvait.

Powers combattait avec aisance et précision, ainsi qu’il sied au champion d’une cinquantaine de matches de boxe, et une claque d’admirateurs soulignait bruyamment chacun de ses coups d’adresse.

Cependant, il comptait ses mouvements et ne se montrait qu’en certains assauts violents qui soulevaient toute la salle, hurlante de joie à la pensée qu’il tenait déjà son homme.

À ce moment le journaliste, jugeant que l’œil inexpérimenté de Maud l’empêchait de discerner les coups sérieux que parait Glendon, se pencha vers elle et lui dit à voix basse :

— Le jeune Pat gagnera quand même ! En voilà un qui arrivera et personne ne pourra arrêter son élan. Vous allez voir : il tombera l’autre au seizième round, et pas avant.

— Ni après ? demanda-t-elle.

Elle faillit éclater de rire devant l’assurance de son compagnon, qui lui répondit négativement. Car elle savait à quoi s’en tenir.

Powers avait la réputation de n’accorder aucun répit à son adversaire, qu’il harcelait d’un round à l’autre. Glendon se plia à cette tactique et opposa une défense admirable, ne prenant de temps à autre l’offensive que pour aiguiser l’intérêt des spectateurs.

Bien que Powers sût par avance qu’il devait perdre, il possédait une trop grande expérience du ring pour hésiter à mettre son adversaire knock-out si l’occasion s’en présentait. On l’avait si souvent trompé qu’il n’éprouverait pas le moindre scrupule à rendre la pareille aux autres. Pourquoi donc se priverait-il de remporter la palme si la chance le favorisait ? Au diable le Syndicat !

Grâce à une habile publicité dans la presse, l’idée s’était répandue que le jeune Glendon venait enfin de trouver son maître.

Cependant, en son for intérieur, Powers savait pertinemment qu’il avait affaire à forte partie. Maintes fois, dans les rapides corps à corps, il avait encaissé certains coups dont la faiblesse était délibérément voulue, et il n’en était pas dupe.

Plus d’une fois aussi, Glendon s’était rendu compte qu’une faute ou une erreur de jugement auraient pu l’exposer aux coups de massue de son antagoniste et lui faire perdre la victoire. Mais doué de l’instinct miraculeux du temps et de la distance, Pat ne laissa pas ébranler sa confiance par les nombreuses alertes qu’il dut subir dans la suite.

Jamais il n’avait perdu un match, jamais personne ne l’avait mis knock-out et il avait témoigné jusqu’alors d’une telle maîtrise sur ses adversaires que pareille éventualité lui paraissait inadmissible.

À la fin de la quinzième reprise, les deux hommes se trouvaient encore en excellente forme, bien que Powers respirât avec certaine difficulté. Plusieurs spectateurs assis près du ring pariaient déjà qu’il « claquerait ».

Quelques secondes avant que le gong annonçât le seizième round, Stubener, se penchant vers Glendon derrière son coin, lui glissa dans l’oreille :

— Vas-tu l’avoir maintenant ?

Glendon hocha légèrement la tête et considéra avec un rire gouailleur le visage inquiet de son manager.

À peine le dernier coup de gong venait-il de retentir que Powers se précipita sur le ring comme un taureau déchaîné, au point que Glendon dut se démener activement pour éviter de sérieux dommages. Il bloqua, plongea, esquiva, fut rejeté contre les cordes et accueilli par une nouvelle avalanche quand il sauta vers le centre.

À plusieurs reprises, Powers lui fit des avances, mais Glendon refusa d’assener le coup final qui abattrait son adversaire.

Ce coup-là, il le réservait pour plus tard, dans deux rounds.

Pendant deux minutes, Powers revint de plus belle à la charge. Une minute encore, le round allait se terminer et la chance porterait un rude coup au Syndicat des parieurs.

Mais les événements prirent une tournure différente.

Les deux boxeurs se retrouvèrent au centre de l’estrade dans un corps à corps habituel, à cela près que Powers paraissait déployer maintenant des efforts inouïs pour soutenir l’assaut de l’autre.

Glendon lui appliqua de sa main gauche, sur la joue, un léger coup semblable à la vingtaine de chiquenaudes qu’il lui avait données depuis le début de la rencontre.

À son étonnement, il sentit Powers s’affaler dans ses bras et glisser à terre, les jambes vacillantes comme si elles refusaient de supporter son poids. Il frappa le parquet de son pouce, roula à demi sur le côté et demeura étendu, immobile et les veux fermés,

L’arbitre, se penchant sur lui, comptait les secondes à haute voix.

Lorsqu’il cria : « Neuf ! » Powers fît de violents efforts comme s’il cherchait à se relever.

— Dix et hors jeu ! annonça l’arbitre.

Puis il saisit la main de Glendon et la leva en l’air pour proclamer à la salle délirante qu’il était vainqueur.

Depuis ses débuts dans le ring, jamais Glendon n’avait été surpris de la sorte. Il aurait juré sur sa vie que le coup final n’avait pas mis son adversaire knock-out. Glendon n’avait pas frappé à la mâchoire, mais sur la joue, et là seulement.

Cependant, l’homme était à terre, l’arbitre avait compté les dix secondes et joué la farce de main de maître. Ce coup de pouce sur le plancher constituait un chef-d’œuvre de duperie.

Le public n’y avait vu que du feu et dès le lendemain les cinémas propageraient ce mensonge du knock-out.

Le journaliste, somme toute, ne s’était pas trompé.

Glendon jeta un rapide coup d’œil derrière les cordes et chercha Maud Sangster. Leurs regards se croisèrent, mais il discerna une expression sévère dans les yeux de la jeune fille.

Elle tourna la tête d’un air indifférent et feignit d’échanger quelques paroles avec son voisin.

Les soigneurs de Powers l’emportaient à son coin, comme une loque. Ceux de Glendon s’avançaient vers lui pour le féliciter et lui enlever ses gants. Stubener les avait devancés, la face rayonnante. Il serra de ses deux mains le gant droit de Glendon et s’écria :

— Bravo, Pat ! Je n’en attendais pas moins de toi !

Glendon arracha brusquement son gant. Pour la première fois depuis qu’ils travaillaient ensemble, son manager l’entendit jurer.

— Que le diable t’emporte ! s’exclama-t-il, puis il se détourna et tendit la main gauche aux seconds, qui lui retirèrent son autre gant.



VIII


Après avoir entendu le journaliste lui assurer, d’un ton péremptoire, qu’aucun boxeur ne jouait loyalement, Maud Sangster monta chez elle, se prit à sangloter sur le bord de son lit, en proie à une violente colère, et s’endormit enfin, profondément dégoûtée d’elle-même, des boxeurs professionnels et du monde entier.

Le lendemain dans l’après-midi, elle s’attela à la rédaction d’une interview qu’elle avait eue avec Henry Addison, mais il était écrit qu’elle n’achèverait jamais cet article.

La scène se passait dans le bureau particulier que lui accordait l’administrateur du Courrier-Journal.

Elle s’était interrompue dans son travail pour lire un en-tête d’un journal de l’après-midi annonçant que Glendon devait prochainement se rencontrer avec Tom Cannam, quand un des grooms lui apporta une carte, celle de Pat Glendon lui-même.

— Réponds-lui que je ne suis pas visible.

Une minute après le gamin était de retour.

— Ce Monsieur dit que de toute façon il vous verra. Mais il préfère que vous consentiez à le recevoir.

— Lui as-tu bien dit que j’étais occupée ?

— Oui, Mademoiselle, mais il veut entrer quand même

Elle ne répliqua pas et le gosse, les yeux brillant d’admiration pour le visiteur importun, poursuivit :

— Glendon jeune, le gagnant du match d’hier soir. Je le connais, vous savez. C’est un rude costaud, et pas commode, je vous assure. Si on le pousse à bout, en un rien de temps il aura démoli la boutique.

— Très bien, alors, fais-le entrer. Je ne tiens pas à ce que, par ma faute, il démolisse la boutique.

Lorsque Glendon fut introduit, ils n’échangèrent aucune salutation. Froide et renfrognée comme un jour gris, elle ne lui offrit pas de siège et ne lui accorda pas même un regard. À demi tournée vers son bureau, elle attendait qu’il exposât l’objet de sa visite.

Il ne manifesta nullement l’ennui que lui produisait cet accueil glacial, mais alla droit au but.

— Je voudrais seulement vous dire un mot… Le combat… s’est terminé… à ce round…

Elle haussa les épaules.

— Je le savais d’avance.

— Vous ne le saviez pas d’avance ! répliqua-t-il. Non ! non ! et non ! Moi-même je l’ignorais.

Elle se tourna vers lui, affectant un air de lassitude.

— À quoi bon ? prononça-t-elle. La boxe… c’est la boxe, et nous savons tous à quoi nous en tenir. Le match ne s’est-il pas terminé hier soir comme je l’avais annoncé ?

— C’est exact. Mais vous ne le croyiez pas. Seuls, vous et moi savions que Powers ne serait pas mis knock-out au seizième round.

Elle se taisait.

— Je vous le répète : vous saviez cela.

Il parlait d’un ton impératif et, comme Maud s’obstinait dans son mutisme, il avança d’un pas vers elle.

— Répondez-moi ! ordonna-t-il.

Elle hocha la tête.

— Vous n’allez tout de même pas nier que Powers a été mis knock-out au seizième round ?

— Je vous jure que non ! Il n’a pas été mis knock-out du tout. Comprenez-moi bien. Je vous supplie d’écouter mes explications. Je ne vous ai pas menti. Entendez-vous ? Je ne vous ai pas menti ! Je suis un vulgaire imbécile, ils se sont moqués de moi et de vous à la fois. Vous avez cru voir Powers hors de combat ; or, non seulement le coup frappé par moi n’était pas assez fort, mais il n’a pas porté au bon endroit. Powers a tout simplement simulé ce knock-out.

Il fit une pause et la regarda, quêtant sa réponse.

Elle fut convaincue de la sincérité de ses paroles, et une vague de bonheur l’envahit tout entière. Cet homme, orgueilleux et fier, qui ne signifiait rien encore pour elle et qu’elle voyait seulement pour la deuxième fois, n’avait pas craint de s’humilier pour se justifier à ses yeux et regagner son estime.

— Eh bien ? insista-t-il.

Le ton autoritaire de sa question troubla de nouveau la jeune femme jusqu’au fond de son être. Elle se leva et lui tendit la main.

— Je vous crois ! dit-elle. Et vous m’en voyez heureuse, très heureuse.

Pat lui emprisonna longuement la main et l’enveloppa d’un regard brûlant auquel, inconsciemment, les yeux de Maud répondirent.

La première, elle baissa les yeux, son compagnon l’imita et, comme la veille, tous deux considérèrent leurs mains unies. Instinctivement il s’avança vers elle comme pour la saisir dans ses bras, puis refréna son désir avec un visible effort.

À sa grande surprise, Maud fut sur le point de s’abandonner à la forte étreinte de ses bras. Elle éprouva une sorte de vertige quand il recula en pressant davantage ses doigts entre les siens d’un mouvement si brutal qu’il faillit les briser. Puis il lâcha la main de Maud et l’écarta de lui.

— Maud, vous êtes pour moi la femme idéale !

Il se détourna légèrement et se passa la main sur le front.

Au fond d’elle-même, elle redoutait qu’il proférât, en pareil moment, un mot d’excuse ou la moindre explication. Mais Pat garda un silence religieux. Il agissait toujours, semblait-il, suivant ses vœux à elle.

La jeune femme se rassit dans son fauteuil. Lui, en fit autant et plaça son siège de façon qu’ils se trouvèrent séparés par un angle du bureau.

— J’ai passé la nuit dernière dans un bain turc, dit-il. J’ai envoyé chercher un vieux boxeur fini, un ancien ami de mon père. Sachant que rien de ce qui concerne la boxe ne lui était étranger, je le fis parler. Le plus amusant de l’affaire, c’est que j’eus toutes les peines du monde à le convaincre de mon entière ignorance sur les questions que je lui posai. Il me traita de « bébé des bois[3] ». Et, de fait, il ne se trompait pas, car j’ai été élevé dans les bois, et je ne connais pour ainsi dire rien de la vie.

« Eh bien, le bonhomme éclaira ma religion sur le ring, encore plus pourri, paraît-il, que vous le croyez. Tout ce qui y touche de près comme de loin est corrompu. Les fonctionnaires municipaux qui délivrent des permis reçoivent des pots-de-vin des organisateurs de combats ; les promoters, les managers et les boxeurs eux-mêmes s’entendent comme larrons en foire pour duper le public.

« Les révélations du vieux m’ont absolument suffoqué. Et dire que depuis des années j’ai trempé moi-même dans ces combines sans en connaître le premier mot ! C’est exact : j’ai été innocent comme un bébé des bois.

« Hélas ! je comprends un peu trop tard pourquoi ils se sont joués si facilement de moi. Grâce à ma constitution exceptionnelle et à mon entraînement spécial, j’étais à même, dès le début, de venir à bout de n’importe quel adversaire, mais on me fit toujours battre pour les besoins de la cause.

« Vous pensez bien que Stubener, le premier intéressé, se gardait bien de me dévoiler leurs trucs malhonnêtes ! Loin de fréquenter les milieux sportifs, j’employais mes loisirs à la chasse, à la pêche et à faire de la photo en couleurs.

« Devineriez-vous le surnom que m’ont octroyé Spider Walsh, mon premier entraîneur, et Stubener ? Le « puceau » ! Walsh me l’a seulement appris ce matin même, et j’en ai souffert comme d’un arrachage de dent. Pourquoi, après tout, leur donnerais-je tort ? N’étais-je pas, pour eux, le petit agneau qui vient de naître ?

« Au cours de toutes ces années, j’ai donc été, à mon insu, le complice de Stubener. Si je n’ai pas vu clair plus tôt dans ses louches machinations, c’est qu’en réalité je m’intéressais trop peu aux dessous du ring pour y suspecter le moindre mal. Je suis venu au monde avec un corps solide et une tête froide. J’ai constamment vécu en plein air et mon père m’a initié à la boxe, qu’il connaissait mieux que quiconque.

« Ce sport m’était devenu si naturel que jamais les combats proprement dits n’ont accaparé mes efforts. Il faut dire que jamais je n’ai éprouvé non plus le moindre doute quant au résultat d’un match. Mais à présent, c’est fini, je quitte définitivement le ring.

Elle désigna du doigt l’en-tête annonçant sa rencontre avec Tom Cannam.

― Ça, c’est l’œuvre de Stubener, expliqua-t-il. Voilà des mois qu’il a organisé ce match. Mais je m’en moque ! Je regagne mes montagnes. Ma résolution est irrévocable.

Elle parcourut d’un coup d’œil l’article inachevé sur son bureau et poussa un léger soupir.

— La puissance des hommes est incommensurable ! s’exclama-t-elle. Ces maîtres du destin agissent toujours suivant leur bon plaisir.

— Si j’en crois la rumeur, il me semble que vous n’avez personnellement rien à leur envier sur ce chapitre. Mais votre indépendance est une des qualités qui me plaisent en vous, et j’apprécie non moins la façon dont nous nous sommes compris mutuellement dès le premier abord.

Il fit une pause et la considéra avec des yeux ardents.

— Pour quelle raison, d’ailleurs, en voudrais-je au ring ? Ne m’a-t-il pas rendu un fier service en me permettant de vous connaître ? Vous êtes la femme que j’attends depuis toujours. Et maintenant que je vous tiens, je ne veux pas vous laisser échapper. Venez, partons ensemble pour les montagnes !

C’était venu avec la soudaineté d’un coup de tonnerre, et pourtant Maud s’y attendait un peu. Son cœur, battant presque à l’étouffer, lui causait une douleur délicieuse. L’être primitif et simple prenait enfin sa revanche !

Maud semblait nager dans un rêve. Pareils dénouements ne se produisent pas d’ordinaire dans les bureaux de rédaction d’un journal moderne. L’amour n’éclate ainsi que sur la scène ou dans les romans.

Glendon, debout devant elle, lui tendait les mains.

— Je n’ose pas, lui dit-elle dans un murmure. Non, je n’ose pas…

Elle se sentit foudroyée par l’éclair de mépris qui, fulgurant dans les yeux de Glendon, se mua aussitôt en une expression d’incrédulité.

— Vous n’hésitez jamais à faire ce que bon vous semble. Ne me dites pas le contraire. À présent, il ne s’agit pas d’oser, mais de vouloir. Voulez-vous ?

Elle aussi s’était levée et vacillait comme dans une transe. Elle se demanda si elle était le jouet de quelque force magnétique et jeta un regard aux objets familiers de la pièce, essayant de reprendre contact avec la réalité, mais elle ne pouvait détacher ses yeux des siens, ni prononcer une parole,

Il s’était approché d’elle et avait posé sa main sur son bras. Instinctivement elle se pencha vers lui.

Tout cela s’incorporait à son rêve et il ne dépendait plus d’elle de poser d’autres questions. Elle devait passer maintenant aux actes. Pat avait raison : elle savait tout oser pour la réalisation de ses souhaits, et, en ce moment même, Maud ne désirait rien moins que de défier le sort.

Il l’aida à mettre sa jaquette. Elle ajustait son chapeau sur sa tête et, avant même de s’en rendre compte, elle marchait à côté de Pat et franchissait la porte de l’immeuble.

Arrivé sur le trottoir, il héla un taxi, mais elle l’arrêta en lui touchant le bras.

— Où allons-nous ? murmura-t-elle.

— Prendre le bac. Nous avons juste le temps d’attraper le train pour Sacramento.

— Mais je ne puis partir ainsi ! protesta-t-elle. Je n’ai même pas un mouchoir de rechange.

Il leva de nouveau la main avant de répondre.

— Qu’à cela ne tienne ! Vous achèterez tout ce dont vous avez besoin à Sacramento. Nous nous marierons dans cette ville et la nuit même nous nous mettrons en route vers le Nord.

Comme la voiture décrivait une courbe pour s’arrêter devant eux, Maud jeta un regard d’adieu à la rue familière puis, tout à coup alarmée, elle dévisagea son compagnon.

— Mais… je vous connais à peine… balbutia-t-elle.

— Nous nous connaissons parfaitement tous les deux, fut sa réponse.

Il l’invita à monter, et elle posa son pied sur le marchepied. La portière à peine refermée, Pat s’assit à côté de la jeune femme et le taxi se dirigea vers Market Street.

Pat lui passa son bras autour de la taille, l’attira près de lui et l’embrassa. Quand elle releva les yeux, elle crut s’apercevoir que le visage de Pat se teintait d’une légère rougeur.

— J’ai entendu dire… quelque part… qu’il existe… un art… du baiser, murmura-t-il. Personnellement, je n’y connais rien, mais… j’apprendrai. Car, voyez-vous, vous êtes la première femme que j’aie embrassée.



IX


Un homme et une femme se tenaient appuyés contre un pic déchiqueté dominant la vaste forêt vierge. Au-dessous d’eux, à la lisière des arbres, deux chevaux étaient attachés par une longe et on voyait, amarré derrière chaque selle, un petit sac de voyage. Les arbres atteignaient une taille déconcertante : la plupart mesuraient une trentaine de mètres de hauteur sur trois à quatre mètres de diamètre, et certains même dépassaient ces dimensions prodigieuses.

Toute la matinée les deux voyageurs avaient gravi la ligne de partage des eaux à travers la forêt compacte et, arrivés à cette pointe de rocher, ils découvraient pour la première fois le paysage.

À perte de vue leur regard plongeait sur une chaîne de montagnes au sommet desquelles flottait une vapeur pourpre ; elles s’évanouissaient à l’horizon, mais on devinait que leur moutonnement se prolongeait à l’infini. On ne distinguait aucune clairière ; de tous côtés la terre disparaissait sous d’immenses frondaisons.

Les deux jeunes gens, immobiles et se tenant par la main, savouraient des yeux ce spectacle grandiose. Ils se trouvaient dans la forêt de séquoias de Mendocino. Venus à cheval de Shasta, ils avaient parcouru toute la région qui borde la côte de Californie, sans aucun but précis, au gré de leur fantaisie, en jeunes mariés passant leur lune de miel.

Ils portaient des vêtements plutôt grossiers : elle, un costume kaki défraîchi par le voyage, lui un pantalon de toile et une simple chemise de flanelle échancrée sur sa poitrine hâlée par le soleil. Ce rude cavalier semblait tout à fait à sa place parmi les géants de la forêt, et le visage de sa compagne s’épanouissait de bonheur.

— Mon grand homme ! s’exclama-t-elle en se redressant sur un coude pour le regarder. Que tout cela est donc beau ! Plus beau encore que tu me l’avais promis ! Et dire que nous avons le bonheur d’admirer cette merveille l’un tout près de l’autre !

— Tu sais, il nous reste, dans le monde, pas mal de merveilles à voir ensemble ! répondit-il en changeant de position de façon à lui emprisonner sa main dans les siennes.

— Mais pas avant que nous soyons rassasiés de ce pays, supplia-t-elle. Je ne me lasse pas de ces grands bois… ni de toi, mon amour.

Il s’assit sans effort et la prit dans ses bras.

— Chéri adoré ! Songe qu’avant de te connaître j’avais abandonné tout espoir de trouver un homme tel que toi !

— Peuh ! Moi je ne me tracassais même pas à espérer : j’étais sûr de te rencontrer quelque jour. Alors, tu es heureuse ?

Pour toute réponse, elle appuya doucement sa main sur le cou du jeune homme et durant d’interminables minutes ils contemplèrent, perdus dans leurs rêves, la vaste forêt autour d’eux.

— Te rappelles-tu l’histoire de ma fuite pour échapper aux assiduités de cette institutrice aux cheveux roux ? lui dit-il au bout d’un moment. Je voyais alors cette contrée pour la première fois. Je marchais à pied, mais que représentait pour moi, à cette époque, une distance de soixante ou quatre-vingts kilomètres ? Un jeu d’enfant. J’allongeais le pas comme un vrai Indien. Le gibier était plutôt rare dans les séquoias ; en revanche, les truites abondaient dans les rivières. Je campai sur ce même rocher. J’étais loin de m’imaginer qu’un jour je reviendrais ici avec toi, avec toi !

— Et que tu deviendrais champion de boxe ? suggéra-t-elle.

— Quant à cela, je ne m’en souciais pas le moins du monde. Mais papa me le rabâchait si souvent que j’avais fini par en accepter l’idée. Tu comprends, il était avisé et voyait loin.

— Pourtant il ne prévoyait pas qu’un jour tu lâcherais le ring ?

— Je ne sais pas. Peut-être redoutait-il cette éventualité, à en juger par toutes les précautions qu’il prenait pour m’en cacher le côté malhonnête. Je t’ai parlé de mon engagement avec Stubener, mais en oubliant ceci : mon père lui-même fit insérer la clause suivante ; au premier truquage dont se rendrait coupable mon manager, le contrat serait rompu de droit.

— Cependant, tu vas combattre ce Tom Cannam. Est-ce vraiment utile ?

Il la regarda vivement.

— Cela te déplaît ?

— Mon petit chéri, je veux que tu agisses entièrement à ta guise.

Ces paroles lui résonnant encore à l’oreille, elle s’étonna, en son for intérieur, qu’elle, la plus farouchement autoritaire de la race des Sangster, les eût prononcées. Mais comme elles étaient sincères, Maud ne les regretta pas.

— Bah ! C’est histoire de m’amuser, dit-il.

— Mais je ne connais pas les joyeux détails de cette rencontre !

— Je t’avoue que jusqu’ici je n’y ai pas encore songé moi-même. Tu pourrais peut-être m’aider de tes conseils. D’abord je me propose de rouler dans les grandes largeurs Stubener et le Syndicat des parieurs. Mais ce n’est pas tout. Le combat ne sera pas pour rire, je te prie de le croire. Je compte mettre ce pauvre Tom Cannam knock-out dès le premier round. Tant pis s’il est sacrifié dans l’affaire ! L’animal ne vaut, après tout, pas plus cher que les autres ! En outre, j’ai l’intention de prononcer un petit discours sur le ring, en général, chose assez rare en son genre mais qui obtiendra un franc succès, puisque je dévoilerai aux spectateurs les dessous du jeu. Remarquons que ce sport serait en soi excellent, n’était l’exploitation commerciale dont il est l’objet. Voilà ce qui le discrédite ! Mais je m’aperçois que je te débite mon boniment au lieu d’en réserver la primeur au public.

— Que je voudrais donc être là pour t’entendre !

Il la considéra d’un air songeur.

— Je ne demanderais pas mieux que de t’emmener avec moi, mais je crains une soirée orageuse. Qui sait ce qui se produira quand j’aurai proclamé ma profession de foi ? Quoi qu’il en soit, je reviendrai près de toi sitôt la séance terminée. Cette fois-ci est la dernière où Glendon jeune paraît sur le ring !

— Mais, chéri, tu n’as jamais parlé dans une salle. Et si tu allais avoir le trac ?

Il secoua violemment la tête.

— Ne suis-je pas Irlandais ? s’exclama-t-il. As-tu jamais connu un Irlandais qui ne sût s’expliquer en public ?

Il s’interrompit pour rire à son aise.

— Stubener me prend pour un imbécile. Il prétend qu’un homme marié ne peut continuer à s’entraîner pour la boxe. Que sait-il sur le mariage, sur moi, sur toi ou sur toute autre chose ? À part les achats de propriétés et les combats fixés d’avance, il est d’une ignorance crasse. Mais ce soir, je me promets de lui apprendre à vivre, ainsi qu’à ce malheureux Tom. Cela me fait quelque peine pour celui-ci, mais tant pis pour lui, après tout !

— Ma chère brute des cavernes va se déchaîner. Je sens qu’il y aura de la casse. Ne te montre pas trop brutal !

— Je m’évertuerai à demeurer noble jusque dans ma brutalité, lu le sais, c’est ma dernière exhibition sur l’estrade. Après quoi, je ne me consacrerai plus qu’à toi, à toi ! Mais si tu désapprouves cet ultime combat, tu n’as qu’un mot à dire.

— Mais non, je ne le désapprouve pas. J’aime mon grand homme tel qu’il est, et je veux qu’il reste lui-même. Si tu tiens à cette rencontre, eh bien, moi aussi j’y tiens, pour toi-même autant que pour moi. Suppose un instant que je manifeste le désir de paraître sur les planches, d’aller dans les mers du Sud ou au Pôle Nord ?

Il répondit lentement, d’un ton presque solennel.

— Eh bien, je te dirais : « Vas-y ! » Parce que toi aussi tu dois demeurer toi-même et agir à ton gré. Je t’aime précisément parce que tu es toi-même !

— Nous faisons là un couple d’amoureux stupides, dit-elle quand il eut relâché son étreinte.

— N’est-ce pas admirable ? s’écria-t-il.

Il se leva, mesura de l’œil la position du soleil et étendit la main sur les hautes frondaisons qui recouvraient les montagnes pourpres.

— Allons dormir quelque part de ce côté-là. Nous sommes à une cinquantaine de kilomètres du campement le plus proche.



X


Les spectateurs n’oublieront pas de sitôt la fameuse soirée qui eut lieu aux Arènes de la Porte d’Or, à San-Francisco, et au cours de laquelle Glendon jeune mit non seulement hors de combat Tom Cannam mais un personnage d’une autre envergure que ce simple boxeur.

Pendant une heure d’horloge, Pat Glendon souleva l’indignation du nombreux public, qui faillit envahir le ring. Il dénonça les pots-de-vin distribués aux fonctionnaires municipaux, accusa les organisateurs, les contrôleurs, et jeta l’anathème sur tous les combats de boxe en général.

Les gens ne revenaient pas de leur étonnement. Stubener lui-même était loin de s’attendre à pareil coup de théâtre. Évidemment, son poulain, révolté à la suite de l’incident Nat Powers, l’avait quitté pour se marier ensuite ; mais tout cela était de l’histoire ancienne. En fin de compte, le jeune Pat avait fait exactement ce qu’on espérait de lui : après avoir ruminé quelque temps ses rancœurs, il s’estimait trop heureux de remonter sur le ring.

Les Arènes de la Porte d’Or — le plus vaste établissement sportif de San-Francisco — étaient nouvellement construites et on y donnait ce soir-là le combat d’inauguration. La salle, contenant vingt-cinq mille places, était pleine à craquer. Les amateurs de sport, accourus de tous les coins du pays et même de l’étranger, avaient payé cinquante dollars les fauteuils de premier rang. Les places les moins chères s’étaient vendues cinq dollars.

Les applaudissements crépitèrent lorsque Billy Morgan, le vétéran des speakers, passa sous les cordes et découvrit sa tête grise.

Comme il ouvrait la bouche pour parler, un craquement formidable se fit entendre à peu de distance de l’estrade, où plusieurs gradins venaient de s’effondrer. La foule éclata de rire et lança les plaisanteries d’usage aux victimes, dont aucune, fort heureusement, n’était blessée.

Devant cette hilarité bruyante du public, le capitaine de police de service ce soir-là se tourna vers un de ses lieutenants et fronça les sourcils comme pour lui faire comprendre que la séance s’annonçant très mouvementée, ils auraient fort affaire pour maintenir l’ordre.

L’un après l’autre et salués par de frénétiques vivats, sept vieux héros du ring, champions poids lourd du monde, montèrent sur l’estrade pour être présentés à la salle. Billy Morgan les annonçait sous des épithètes ou des surnoms appropriés :

Il appelait celui-ci « l’Honnête John », celui-là « Franc comme l’Or », un autre était « le plus loyal lutteur à deux poings que le ring eût jamais connu ». Et d’autres encore : « le héros de cent batailles qui n’a jamais été mis à terre » ; « le plus brave de la vieille garde » ; « le seul qui en soit revenu » ; « le plus fameux guerrier de tous » ; « le costaud dont on vient difficilement à bout ».

Cet intermède prit quelque temps. On réclamait de tous les boxeurs une allocution qu’ils marmottaient avec maladresse et en rougissant. Le plus long discours, prononcé par le vieux « Franc comme l’Or », dura presque une minute.

Puis il fallut les photographier. Le ring était rempli de célébrités de la boxe : champions, entraîneurs, vétérans du chronomètre et arbitres.

Les poids légers et les poids moyens fourmillaient. On eût dit que chacun cherchait à lancer un défi à son voisin. Nat Powers, présent lui aussi, ainsi que toutes les étoiles de la boxe que Glendon avait fait pâlir, demandaient leur revanche.

Tous défiaient également Jim Hanford. Celui-ci dut déclarer qu’il accorderait le prochain combat au gagnant de l’assaut qui allait se disputer ce soir même. Aussitôt le public se mit à hurler le nom du vainqueur présumé : la moitié de la salle acclamait déjà Glendon, et l’autre moitié se prononçait pour Powers.

Au beau milieu de ce pandémonium, une autre rangée de gradins s’écroula ; des disputes éclatèrent entre les porteurs de billets, frustrés de leurs sièges, et les placeurs, qui avaient fait une abondante recette en laissant entrer des spectateurs en surnombre.

Le capitaine de police crut utile de dépêcher un de ses hommes au quartier général pour demander du renfort. Néanmoins, dans l’ensemble, la foule paraissait d’assez bonne humeur.

Lorsque Cannam et Glendon firent leur entrée, les Arènes ressemblaient à une vaste réunion publique. Chacun des deux champions fut applaudi pendant cinq bonnes minutes.

Une fois le ring évacué, Glendon, entouré de ses seconds, s’assit dans son coin. Comme d’habitude, Stubener se tenait derrière lui.

Cannam fut, le premier, présenté au public. Après avoir fait sa révérence en plongeant la tête à la façon des canards, il dut céder aux vociférations des spectateurs qui exigeaient un discours de lui. Il balbutia, s’arrêta court, mais parvint à sortir quelques idées :

— Je suis fier de me trouver parmi vous ce soir, commença-t-il., et, grâce au tonnerre d’applaudissements qui s’ensuivit, il eut le temps de saisir au vol une autre pensée :

« Toute ma vie j’ai combattu loyalement. Je défie quiconque de me contredire. Et ce soir je vous promets encore de faire de mon mieux !

Des cris s’élevèrent.

— Bravo, Tom ! Nous savons cela ! À la bonne heure, Tom ! À toi la timbale !

Puis vint le tour de Glendon. On lui réclama de même une allocution, encore que, pour un champion, le fait de parler au public sur le ring fût sans précédent. Billv Morgan leva la main pour imposer le silence, et Glendon, d’une voix claironnante, débuta en ces termes :

— Un de mes camarades vient de vous dire qu’il était fier de se trouver parmi vous ce soir. Eh bien, laissez-moi vous apprendre que moi je ne le suis pas du tout !

La foule fut saisie d’étonnement.

Glendon fit une pause pour que ses paroles produisissent leur plein effet.

— Je suis écœuré de ce qui se passe autour de moi. Vous désirez un discours ? Eh bien, vous allez être servis. C’est la dernière fois, ce soir, que je parais sur le ring, que je quitte pour toujours. Pourquoi ? Parce que mon métier me répugne. La boxe est une vaste escroquerie. Tout y est pourri jusqu’à la moelle, depuis les petits clubs professionnels jusqu’aux grandes exhibitions comme celle-ci.

La sourde protestation du public s’enfla soudain en un long rugissement, dominé par les éclats de voix et les sifflements. Certains se mirent à hurler :

— Le combat ! Le combat ! Le combat !

Glendon remarqua que les principaux perturbateurs étaient les managers et les boxeurs. En vain essaya-t-il de se faire entendre. Alors la salle se divisa en deux clans : une moitié criait : « Le combat ! » et l’autre moitié : « Laissez-le parler ! »

Pendant dix minutes régna une démence collective. L’organisateur du match, ainsi que Stubener, arbitre et copropriétaire des Arènes, supplièrent Glendon de commencer l’assaut. Devant son refus, l’arbitre annonça qu’il allait déclarer Tom Cannam vainqueur et Glendon forfait si celui-ci ne commençait la lutte à l’instant même.

— C’est illégal ! rétorqua Glendon. Je vous poursuivrai devant tous les tribunaux du pays si vous violez les règles du jeu. Et je ne vous promets pas que vous sortirez d’ici avec tous vos membres si vous frustrez le public de la sorte. J’ai l’intention de me battre, mais auparavant je tiens à terminer mon discours.

— C’est contraire aux usages ! protesta l’arbitre.

— Erreur ! Pas un mot dans les règlements n’interdit à un boxeur de prendre la parole dans le ring. Les champions présentés ce soir à la salle s’en sont-ils privés ?

— Ils n’ont prononcé que quelques mots ! hurla l’organisateur dans l’oreille de Glendon. Et toi, tu veux nous imposer une conférence !

— Rien ne s’oppose non plus aux conférences. Et vous autres, faites-moi le plaisir de descendre du ring, ou je vous en délogerai moi-même !

L’organisateur du combat, se débattant et soufflant comme un phoque, fut hissé au-dessus des cordes par son faux-col. Malgré la forte stature de l’autre, Glendon effectua l’opération avec une telle aisance que la salle en trépigna de joie.

De nouveau on demandait la parole à cor et à cri.

Stubener et l’autre propriétaire de l’établissement battirent prudemment en retraite. Glendon leva les mains pour réclamer le silence, sur quoi ceux qui exigeaient le combat vociférèrent de plus belle.

Deux ou trois rangs de sièges s’effondrèrent avec fracas. Les spectateurs qui avaient perdu leurs places ajoutèrent au tumulte en envahissant d’autres bancs, et ceux qui se trouvaient derrière, dans l’impossibilité de voir le ring, hurlaient pour faire asseoir les importuns.

Glendon s’approcha des cordes, se pencha vers le capitaine de police et lui cria dans l’oreille :

— Si l’on m’empêche de parler, je vous préviens qu’il y aura du grabuge d’ici peu. La foule une fois déchaînée, vous ne parviendrez pas à la maîtriser. Le mieux serait donc de m’aider. Faites évacuer le ring et je me charge du reste.

Il revint au centre de l’enceinte et, de nouveau, leva la main.

— Voulez-vous que je continue ! hurla-t-il d’une voix tonitruante.

Des centaines de spectateurs, assis près du ring, l’ayant entendu, crièrent :

— Oui ! Oui !

— Alors faites taire les braillards !

Le conseil fut suivi. Chacun de ceux qui désiraient entendre Glendon réduisit au silence le tapageur le plus proche de lui.

Lorsque l’orateur répéta cette phrase, sa voix porta plus loin, si bien que peu à peu le calme se rétablit. Au bout d’un instant, on ne distingua plus qu’un bruit sourd de coups décochés aux récalcitrants par leurs voisins. La salle était à peine apaisée que, pour la troisième fois, une rangée de gradins s’écroula. Cette chute fut saluée de gros éclats de rire. Puis une voix solitaire s’éleva distinctement du dernier rang de fauteuils :

— Vas-y, Glendon ! Nous t’écoutons !

À l’instar d’un Celte, Glendon comprenait par intuition la psychologie de la foule. À présent il tenait en main ce qui, voilà cinq minutes, formait une cohue indescriptible. Afin de produire tout son effet, il attendit quelques instants, juste le temps nécessaire.

Pendant trente secondes, on eût entendu voler une mouche. Tout le monde observait un silence presque religieux. Dès que les premiers signes d’impatience se manifestèrent, Glendon reprit la parole :

— Mon discours terminé, dit-il, je combattrai comme il est prévu au programme. Mais ce soir je vous promets un match pour de bon, un match sans chiqué, comme il vous a été rarement donné d’en voir jusqu’ici. Je me propose de tomber mon compétiteur dans le moins de temps possible. Bill Morgan vous annoncera tout à l’heure que la rencontre comporte quarante-cinq reprises. Eh bien, je vous déclare, moi, qu’elle ne durera peut-être pas quarante-cinq secondes !

« Lorsqu’on m’a interrompu voilà un instant, je vous déclarais que le ring était pourri. Il l’est, en effet, du haut en bas de l’échelle. On le réduit à une simple affaire commerciale et vous savez, comme moi, ce que vaut l’honnêteté mercantile. Ceux d’entre vous qui ne tirent pas profit de la boxe peuvent se considérer comme des victimes ou, si vous préférez, les dindons de la farce. Pourquoi les gradins se sont-ils effondrés ce soir ? Parce qu’il y a eu corruption de fonctionnaires. Tout comme le combat de boxe, les sièges ont été fournis par de vulgaires marchands.

Plus que jamais, Glendon possédait maintenant son public, et il le savait.

— Je vois un peu partout autour de moi des spectateurs qui s’écrasent les uns contre les autres. Pourquoi ? En voici la réponse : Corruption ! Les placeurs ne recevant aucun salaire s’ingénient à loger le plus de monde possible moyennant pourboires.

« Qui fait les frais de toutes ces combines ? Vous mêmes, cela va sans dire. Comment les organisateurs obtiennent-ils leurs permis ? En offrant des pots-de-vin. Maintenant, permettez-moi de vous poser une question : si les fabricants de sièges réalisent des bénéfices illicites, si les placeurs se laissent graisser la patte, si les autorités acceptent des « cadeaux », pour quelle raison les hommes planant dans les hautes sphères n’en feraient-ils pas autant ? D’ailleurs, ils ne s’en gênent pas, et c’est toujours vous qui payez.

« Et surtout n’accusez pas les boxeurs. Ce n’est pas eux qui tiennent les ficelles, mais les promoters, véritables hommes d’affaires agissant dans la coulisse. Les boxeurs ne sont, après tout, que des boxeurs. Ils débutent assez loyalement ; s’ils refusent de se plier aux règles en usage, on les y oblige ou bien c’est la porte.

« Il existe, certes, des boxeurs incorruptibles, mais leur nombre diminue de plus en plus et il est rare qu’ils s’enrichissent. Peut-être y a-t-il également des managers intègres. Autant que je sache, le mien serait encore le meilleur de la bande. Mais demandez-lui donc à combien s’élève la somme placée par lui en propriétés et en immeubles de rapport ?

À ce moment le vacarme menaça de couvrir la voix de l’orateur.

— Que ceux qui désirent m’entendre fassent taire leurs voisins ! hurla-t-il.

De nouveau, tel le murmure des vagues, monta un bruit étouffé de gifles, de coups de poings et de bourrades, puis le silence régna.

— Pourquoi chaque boxeur est-il monté ici même pour protester de sa loyauté ? Pourquoi les nomme-t-on Honnête Johns, Honnête Bills, Honnêtes Blacksmiths et ainsi de suite ? Croyez-vous que ces gens-là aient la conscience tout à fait tranquille ? Lorsque Pierre ou Paul s’avisent de vous crier dans les oreilles qu’ils sont honnêtes, votre méfiance s’éveille aussitôt à leur égard. Mais si un boxeur professionnel vous rabâche le même boniment, vous y mordez sans broncher.

« Que la victoire appartienne au meilleur ! » Combien de fois avez-vous entendu Bill Morgan prononcer cette phrase rituelle ? Laissez-moi vous dire que le meilleur champion ne gagne pas souvent et, quand il gagne, ne vous détrompez pas : le programme est fixé d’avance.

« La plupart des championnats auxquels vous avez assisté ou dont vous avez entendu parler ont été truqués de cette façon. Je vous le répète : toute la boxe n’est qu’un formidable chiqué. Vous imaginez-vous que promoters et managers viennent ici en partie de plaisir ? Que non pas ! Ce sont, avant tout, des hommes d’affaires.

« Tom, Dick et Harry sont trois boxeurs. Dick, le plus qualifié d’entre eux, pourrait démontrer sa valeur en trois assauts. Mais que se passe-t-il d’ordinaire ? Tom bat Harry, Dick met Tom knock-out et Harry tombe Dick. Le public n’est pas plus avancé.

« Aux matches de revanche, Harry possède Tom, Tom, à son tour, vient à bout de Dick et Dick triomphe d’Harrv. Les spectateurs restent Gros-Jean comme devant. Alors les adversaires remettent la partie. Dick proteste : il tient absolument à remporter une victoire. Cette fois-ci, Dick met Tom à terre et Dick flanque une peignée à Harry,

« En résumé, il faut huit combats pour attester la supériorité de Dick, alors que deux auraient suffi. Tout cela est cuisiné d’avance, et vous payez. Estimez-vous encore très heureux de ne point vous casser la figure quand vos sièges dégringolent.

« S’il était conduit loyalement, ce sport serait certes magnifique. Les boxeurs ne demanderaient d’ailleurs pas mieux que d’être honnêtes si on leur en fournissait l’occasion. Mais le truquage règne sur une trop grande échelle. Songez donc qu’une poignée d’individus sont parvenus à se partager un million de dollars pour trois combats…

Des cris sauvages noyèrent la voix de Glendon. Au milieu de ce tumulte, il parvint à distinguer ces questions :

— Explique-toi ! De quel million de dollars s’agit-il ? Et de quels combats ? Dis-nous-le !

Puis une avalanche de coups de sifflets et d’insultes.

— Voulez-vous m’entendre ? tonitrua Glendon. Alors, faites silence !

Une fois de plus, il ramena le calme.

— Connaissez-vous le programme de Jim Hanford ? Et celui de mon clan et du sien ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, le voici.

« Ils savent que je puis battre Jim Hanford, et lui-même n’ignore pas davantage que je suis capable de le tomber en un seul combat. Mais il est champion du monde et si je ne me soumets pas à leurs exigences, ils ne me permettront jamais de me rencontrer avec lui. Le match prévoit trois combats et je dois gagner le premier. S’il est impossible de le donner à San-Francisco, il aura lieu quelque part dans le Nevada.

« Nous allons soi-disant livrer un combat sensationnel et, afin de mettre le public en confiance, chacun de nous s’inscrira pour un enjeu fictif de vingt mille dollars. Nous verserons effectivement l’argent, mais il rentrera en notre possession aussitôt après le match.

« Quant à la bourse, nous en recevrons chacun la moitié, bien que le gagnant soit censé en toucher soixante-cinq pour cent et l’autre trente-cinq.

« La bourse, les droits de cinéma, la publicité et autre profits n’atteindront pas moins de deux-cent cinquante mille dollars, que nous partagerons en frères. Ensuite, nous nous entraînerons pour un match de revanche. Cette fois-là, Hanford remportera la victoire et nous diviserons en deux les bénéfices,

« Au troisième combat » je serai proclamé vainqueur à mon tour. En résumé, nous vous aurons soutiré, Messieurs, la coquette somme de 750.000 dollars.

« Maintenant, vous connaissez le programme aussi bien que moi. Mais cet argent me semble si malpropre que j’ai pris la résolution de quitter définitivement le ring ce soir même.

À ce moment Jim Hanford, repoussant d’un coup de pied un policeman qui cherchait à le retenir, haussa son énorme stature à travers les cordes et beugla :

— Tout cela est faux ! Il en a menti !

Puis il s’élança comme un taureau furieux sur Glendon, qui sauta en arrière et évita ainsi le coup. Dans son élan, Hanford alla buter contre les cordes qui, agissant à la manière d’un ressort, le firent rebondir.

Comme il se retournait pour attaquer de nouveau Glendon, celui-ci, le regard froid et calculateur, lui porta un coup terrible à la mâchoire, le plus violent qu’il eût assené de toute sa carrière.

Hanford perdit connaissance à l’instant où le poing de Glendon prenait contact avec sa mâchoire. Ses pieds quittèrent le plancher, il fut projeté en l’air et retomba sur la corde supérieure. Son corps inerte se balança quelques fractions de secondes et tomba sur la tête des représentants de la presse.

Déjà des spectateurs quittaient la salle, amplement satisfaits. Jim Hanford, le célèbre champion du monde, ne venait-il pas d’être mis knock-out du premier coup ? Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu pareil spectacle.

Glendon, furieux, regarda ses phalanges endolories et jeta un coup d’œil à travers les cordes sur Hanford qui, lentement, revenait à lui, puis il leva de nouveau la main pour se faire entendre.

— À mes débuts dans le ring, continua-t-il, on me surnommait « Glendon l’Emporte-pièce ». Vous avez vu ce « punch » donné par moi voilà un instant ? Eh bien, je poursuivais mes adversaires et les abattais de cette façon, en évitant toutefois d’employer toute ma force.

« C’est alors que mon manager entreprit de faire mon éducation. Selon lui, je décevais le public. Il me faudrait désormais faire durer les assauts et lui en donner pour son argent. J’étais un niais à cette époque. Fraîchement débarqué de mes montagnes, je pris tous ses conseils pour paroles d’Évangile.

« À partir de ce jour, Stubener arrêta avant chaque match, de concert avec moi, le nombre de rounds auquel je mettrais mon adversaire hors de combat, puis il communiqua le précieux renseignement au Syndicat des parieurs, qui misait en conséquence.

« À vous autres, Messieurs, on demandait simplement de payer. Mais je m’honore de n’avoir jamais touché un centime de cet argent. Ils n’ont pas osé m’en offrir, persuadés d’avance que je vendrais la mèche.

« Vous vous souvenez sans doute de ma rencontre avec Nat Powers ? Eh bien, sachez que je ne l’ai jamais mis knock-out. Toute la bande était de connivence avec lui, à mon insu. Mais comme je flairais quelque louche combinaison, je décidai secrètement de prolonger de deux reprises le combat fixé par eux à seize rounds.

« Le dernier punch au seizième round l’ébranla à peine, mais il simula si bien le knock-out que personne dans le public ne s’est aperçu de la supercherie.

— Et le combat de ce soir ? cria quelqu’un. Est-ce encore un coup monté ?

— Oui ! répondit Glendon. Savez-vous ce qu’à parié le Syndicat ? Eh bien, je vais vous le dire. Il a parié que Cannam tomberait à la quatorzième reprise.

Des hurlements s’élevèrent. Pour la dernière fois, Glendon réclama e silence.

— C’est à peu près tout ce que j’avais à vous dire. Cependant, je tiens à ajouter ceci : ce soir, le Syndicat en sera pour ses frais. Non seulement Tom Cannam ne durera pas jusqu’au quatorzième round, mais il ne dépassera pas même le premier.

Cannam se leva dans son coin et s’écria, frémissant de colère :

— Je t’en défie ! L’homme n’est pas né qui peut me battre en un round !

Feignant de ne pas l’avoir entendu, Glendon poursuivit :

— Je n’ai frappé de toute ma force qu’une seule fois dans ma vie. Vous m’avez vu à l’œuvre il y a un instant lorsque j’ai cogné sur Hanford. Ce soir, je recommencerai pour la deuxième fois, à moins que Cannam ne saute immédiatement pardessus les cordes et ne disparaisse de ma vue. Et maintenant, je suis prêt !

Il regagna son coin et on se précipita pour lui enfiler ses gants.

Dans le coin opposé, Cannam fulminait de rage et ses soigneurs essayaient en vain de le calmer.

Enfin, Billy Morgan réussit à annoncer au public :

— Ce combat comportera quarante-cinq rounds. Règlements du marquis de Queensbury ! Et gagne le meilleur homme ! Allez-y !

Le gong retentit et les deux adversaires s’avancèrent l’un vers l’autre, Glendon la main droite tendue pour le shake-hands, mais Cannam, secouant rageusement la tête, refusa de serrer la main de l’autre.

À la surprise générale, il ne fonça pas sur Glendon. Malgré sa colère, il combattait avec prudence, préoccupé surtout de prolonger le match au-delà du premier round. Il décocha plusieurs coups adroitement calculés, mais sans quitter la défensive.

Glendon le poursuivait sans cesse autour du ring et de son pied gauche tambourinait impitoyablement le sol. Non seulement il ne cherchait pas à attaquer, mais il laissa tomber ses mains le long de son corps et harcela l’autre pour l’inciter à frapper. Cannant, grimaçant d’un air de défi, refusait néanmoins de profiter de ses avantages.

Deux minutes passèrent, puis Glendon changea soudain d’attitude. Chacun de ses muscles, chaque ligne de son visage annonçaient que l’heure venait de sonner pour lui de tomber son homme. Implacable comme une machine d’acier, il jouait admirablement son rôle.

Cannam, dès lors, redoubla sa défense.

Brusquement Glendon l’accula dans un coin, sans lui décocher le moindre coup. Cette nouvelle période de suspens décupla l’inquiétude de Cannam : il tenta vainement de se dégager, mais il hésitait à se jeter dans un corps à corps, qui eût pourtant apporté quelque répit à ses nerfs surexcités.

Puis l’inévitable se produisit : une rapide série de simples feintes qui aveuglèrent Cannam, de même que le public. Aucun spectateur n’aurait pu ensuite expliquer exactement ce qui s’était passé.

Cannam évita une feinte et au même moment para une autre feinte à sa mâchoire, après quoi il essaya de changer de position sur ses jambes. Des témoins jurèrent avoir vu Glendon, le coude droit à la hauteur de la hanche, bondir en avant comme un tigre pour ajouter au coup donné par lui le poids de son corps. Toujours est-il que le coup atteignit Cannam à la pointe du menton à l’instant même où il se retournait. Tout comme Hanford, il fut projeté en l’air sans connaissance, alla heurter les cordes et choir sur la tête des reporters.

Les policiers parvinrent à dégager le ring, mais demeurèrent impuissants à rétablir l’ordre.

Dans le branle-bas général, pas un siège ne resta debout. La foule, prise de folie furieuse, arracha les planches et mit la salle sens dessus dessous.

Les champions demandèrent protection à la police, mais les agents n’étaient pas assez nombreux pour les escorter dehors. Le public tomba à bras raccourcis sur les boxeurs, les managers et les organisateurs du match.

Seul Jim Hanford fut épargné, grâce à sa mâchoire prodigieusement enflée, qui inspirait pitié.

L’établissement enfin évacué, les spectateurs s’acharnèrent, dans la rue, sur une automobile toute neuve, d’une valeur de sept mille dollars, appartenant à un organisateur de boxe bien connu. En un instant ils réduisirent la voiture à l’état de ferraille.

Après le pillage des vestiaires, Glendon, incapable de s’habiller, gagna son automobile en costume de boxe et enveloppé d’un peignoir, mais il ne réussit pas à s’échapper. Une foule nombreuse entoura aussitôt la voiture et l’empêcha d’avancer, malgré tous les efforts des policiers. Enfin on parvint à s’entendre : l’auto roula au pas, escortée par cinq mille individus poussant des acclamations frénétiques.

Il était minuit lorsque cette tempête humaine passa sur Union Square et envahit la place de Saint-Francis. À cor et à cri, on exigeait que Glendon prit de nouveau la parole. Bien qu’il fût arrivé à la porte de son hôtel, les gens lui en barrèrent l’entrée. Il tenta de s’esquiver en sautant par-dessus la tête de ses admirateurs enthousiastes, mais ses pieds ne purent toucher terre.

Porté en triomphe, il fut ramené à son automobile, où il dut prononcer une allocution.

D’une fenêtre de l’hôtel, Maud Glendon contemplait son jeune Hercule debout sur le siège de la voiture et dominant la foule.

Jamais elle n’avait douté de son intention lorsqu’il lui répétait qu’après ce dernier combat, il

quitterait le ring pour toujours.
UN DRAME AU KLONDIKE

Le dernier morceau de lard fumé de Morganson tirait à sa fin. Morganson n’avait jamais eu le loisir, dans sa rude vie, de choyer beaucoup son estomac qui, repu sans plus, constituait pour lui une quantité négligeable. Mais depuis qu’en ces derniers temps il avait dû réduire ce viscère à la portion congrue, il le sentait délicieusement chatouillé par l’aspect de ce bout de lard salé, tout desséché et coriace qu’il était.

Le visage de l’homme trahissait le désir ardent de sa faim. Sa joue était creuse et la peau s’y tendait sur les pommettes. Ses yeux, d’un bleu pâle, étaient troubles. La fixité de leur regard disait l’imminence d’une catastrophe terrible. Ils décelaient, à la fois, l’incertitude et l’angoisse, et dans leurs prunelles vitreuses passait le reflet d’on ne sait quels sombres pressentiments. Les lèvres, naturellement minces, semblaient s’amincir encore, et une convoitise, à grand-peine refrénée, les allongeait vers le bienheureux morceau de lard, que paraissait réclamer la poêle à frire.

Morganson, s’étant levé, fit quelques pas de long en large, puis se rassit et tira une pipe d’une de ses poches. Il en scruta le fourneau et le cogna sur sa paume ouverte. Il était vide.

Il sortit sa blague, tissée de poils de phoque, la retourna soigneusement et en épousseta la doublure. Cela fait, il réunit, entre le pouce et l’index, les saletés qui en étaient tombées, et parmi lesquelles se trouvaient mêlées quelques bribes microscopiques de tabac.

Il isola celles-ci, avec un soin méticuleux, puis leur adjoignit délibérément de petits déchets de laine, provenant de l’envers de ses vêtements, et qui s’étaient depuis longtemps accumulés au fond de ses poches. Au bout d’un quart d’heure de ce travail, la pipe était à moitié pleine.

Il l’alluma à son feu de campement, dont il se rapprocha davantage, et devant lequel il s’assit sur ses couvertures. Tout en tirant de parcimonieuses bouffées, il fit sécher les mocassins qu’il avait aux pieds.

Lorsque la pipe fut terminée, il se remit debout et, tout en considérant la flamme du feu qui se mourait, il se plongea dans une profonde méditation.

Peu à peu son regard s’éclairait et, sous ses paupières contractées, une résolution farouche apparut dans ses yeux. Dans le chaos de sa misère il avait enfin vu clair et il avait pris une détermination. Elle n’était pas très noble, sans doute, car son visage se durcit et un ricanement sardonique crispa ses lèvres.

L’idée trouvée, il convenait de la mettre en action. Morganson, levant son camp, roula et empaqueta ses couvertures, puis les chargea sur son traîneau, en compagnie de son poêle de tôle, de son fusil et de sa hache, de la poêle à frire et du bout de lard fumé. Ensuite il lia le tout avec une courroie.

Un instant encore, il se réchauffa les mains aux débris du feu, puis enfila ses moufles. Ses pieds le faisaient souffrir et ce fut en boitant visiblement qu’il alla prendre place à la tête du traîneau.

Il passa sur son épaule la boucle de la corde qui servait au halage et donna de toute sa force, pour faire démarrer le traîneau. Il eut un recul sous la souffrance qui en résultait pour lui. Car la corde lui avait, sous ses vêtements, au cours de longues journées de ce labeur, écorché la peau, et il dut s’y reprendre à deux fois pour se mettre en route.

La piste longeait le lit gelé du Yukon. Au bout de quatre heures de marche, elle décrivait une courbe, par laquelle Morganson atteignit Minto.

C’était une ville en herbe, perchée sur le faîte d’un haut coteau, au milieu d’une clairière récemment ouverte. Elle se composait, au total, d’une maison en rondins, couverte en chaume de joncs, d’un cabaret et de quelques cabanes.

Morganson laissa son traîneau à la porte du cabaret, où il pénétra.

Il déposa sur le comptoir un petit sac à or, qui semblait vide, et demanda :

— Y en a-t-il assez, là-dedans, pour boire un coup ?

Le tenancier du lieu jeta un coup d’œil rapide sur le sac, puis sur l’homme, et sortit un verre avec une bouteille.

— Ne t’inquiète pas pour le paiement, dit-il.

— Prends toujours ce qui reste… insista Morganson.

Le cabaretier se saisit du sac, le tint renversé sur un des plateaux de ses balances, le secoua, et quelques bribes de poudre d’or en tombèrent.

Morganson reprit le sac, le retourna pour bien s’assurer qu’il était vide et déclara, d’un air étonné :

— Je croyais qu’il y en avait davantage. Pour un demi-dollar, au moins…

— II s’en faut de peu, répondit le cabaretier, tout en effectuant sa pesée. Ça ira ainsi. Je me rattraperai du poids qui manque sur un autre client plus fortuné.

Morganson inclina la bouteille de whisky et, discrètement, n’emplit son verre qu’à moitié.

— Allons, allons, sers-toi une part d’homme ! prononça le patron, en guise d’encouragement.

Du coup, Morganson pencha à fond la bouteille et remplit le verre à ras le bord.

Lentement il but la merveilleuse liqueur, dont il sentait le feu lui mordre la langue, mettre dans sa gorge une vive chaleur et descendre, finalement, jusqu’à l’estomac, sa réconfortante et douce caresse.

— Toi, dis donc, tu as le scorbut ? interrogea le cabaretier.

— Je l’ai, c’est un fait… répondit Morganson. Mais si peu que rien. Je n’ai seulement pas commencé à enfler. J’espère arriver à Daya sans encombre et là, avec des légumes frais, j’arrêterai les progrès du mal.

— Toutes les déveines, alors ? riposta l’autre, en riant d’un bon gros rire sympathique. Toutes à la fois ? Pas de chiens, pas d’argent et, par-dessus le marché, le scorbut. Si j’étais de toi, je prendrais, sans plus attendre, de la tisane de bourgeons de sapin.

— C’est bien ce que je fais, affirma Morganson[4].

Au bout d’une demi-heure d’un bienfaisant repos, l’homme fit ses adieux à son hôte et quitta le cabaret. Il repassa sur son épaule écorchée la corde du traîneau et reprit, dans la direction du Sud, la piste du fleuve.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure plus tard, il s’arrêtait. Un vallon, marécageux l’été, et planté de peupliers, faisait angle, à cet endroit, avec la vallée du Yukon.

Vers la droite, en s’avançant un peu sur le marécage, on découvrait au loin la piste neigeuse, qui filait dans la direction de Selkirk. Vers la gauche, au contraire, dans la direction de Minto, une hutte, couverte de sapins, interceptait la vue.

Morganson, laissant derrière lui son traîneau, vint examiner le site avec attention, avançant et reculant alternativement, jusqu’à trouver un point qu’il jugea exactement propice.

Puis, satisfait de son inspection, il rebroussa chemin vers le traîneau, qu’il ramena avec lui.

La neige, non battue, était molle, et l’homme s’escrimait dur à la besogne. Les patins s’enlisaient à tout moment et, lorsque Morganson eut achevé les huit cents mètres qu’il y avait à parcourir, il haletait.

La nuit vint, tandis qu’il dressait sa petite tente parmi le boqueteau de peupliers, montait son poêle de tôle et préparait le bois du foyer.

Il fit cuire son ultime morceau de lard et avala, en guise de boisson, une potée de thé. Puis, comme il n’avait pas de chandelle pour pouvoir veiller, il rampa dans ses couvertures.

Au matin, et sitôt levé, il enfila ses moufles, descendit sur ses oreilles les rabats de sa casquette et, prenant son fusil, s’en revint vers le Yukon.

Il se tint sur le haut de la berge et observa du regard, durant un assez long temps, la piste vide. Il battait des mains, par moments, et frappait des pieds le sol, afin de maintenir la circulation du sang.

Quand l’heure du déjeuner fut arrivée, il regagna son campement. Ce qui restait de thé, dans la boîte de fer-blanc, était bien peu de chose. Une demi-douzaine de pincées, tout au plus. Mais celle qu’il mit dans la théière était si mince qu’il escompta, à part lui, que la provision pourrait durer encore longtemps.

Tous les vivres dont il disposait consistaient en un demi-sac de farine et en une boîte enfermant une certaine quantité de levure.

Avec ces deux éléments, il se fabriqua des biscuits, les fit cuire et, lentement, mâchant chaque bouchée avec des délices infinies, il en mangea trois.

Après le troisième, il s’arrêta et parut hésiter. Il en atteignit un quatrième, et une bataille se livra en lui, pour savoir s’il devait ou non l’absorber.

Il considéra le sac de farine, dont le contenu avait notablement diminué, et le soupesa. Finalement, il mit de côté tous les biscuits qui restaient.

— En économisant la nourriture, je puis tenir deux semaines…, dit-il tout haut.

Puis, après un instant de réflexion :

— Peut-être trois.

Il renfila ses moufles, rabattit les oreilles de sa casquette et, reprenant son fusil, se dirigea derechef vers la berge du fleuve, où il se remit à l’affût.

Il s’aplatit dans la neige, afin d’être invisible à quiconque, et attendit, immobile, l’œil aux aguets.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées dans cette inaction que le gel commença de mordre. Morganson s’assit, mit son fusil en travers de ses genoux, et battit des bras de l’avant et de l’arrière.

Mais la piqûre de ses pieds devint intolérable. Alors il se releva tout à fait et, gagnant un terrain plat, l’arpenta de long en large, de son pas pesant.

De temps à autre, il revenait vers la berge et, de ses yeux dilatés, continuait à interroger la piste du Yukon, comme si, par la tension de sa volonté, il avait pu y matérialiser enfin la forme attendue d’un homme. Mais rien n’apparut.

Il revint se réchauffer un peu à son feu de campement, qu’il ranima. Puis il recommença son même manège.

La température monta légèrement, pendant l’après-midi, et la neige se mit à tomber, fine et dure comme du cristal, il n’y avait pas de vent. Les blancs flocons descendaient tout droit, en une paisible monotonie.

Morganson se tapit dans un creux du sol, sous l’avalanche inlassable, les yeux fermés, et à demi courbé, la tête sur ses genoux. Il ne pouvait voir, mais ses oreilles montaient la garde.

Mais pas un glapissement de chiens, pas un crissement de traîneaux, pas un cri des conducteurs ne rompait le silence.

Au crépuscule, l’homme rallia sa tente, se coupa une nouvelle provision de bois, mangea deux biscuits et se fourra sous ses couvertures.

Mais il avait insuffisamment mangé. Aussi ne dormit-il que d’un sommeil agité, se retournant sur lui-même à tout moment, en geignant et en grognant. À minuit, il dut se relever et absorber un autre biscuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au cours des jours qui suivirent, le froid se fit plus intense.

Morganson constata que quatre biscuits par jour étaient insuffisants à fournir à son corps le calorique nécessaire, en dépit des innombrables tasses de bourgeons de sapin dont, pour soigner son scorbut, il assaisonnait sa nourriture. Il dut augmenter sa ration.

Son menu fut, dès lors, de trois biscuits le matin, de thé à midi, de trois autres biscuits le soir. Entre temps, de la tisane de bourgeons de sapin, à discrétion.

Il y eut un jour où Morganson se surprit à augmenter la dimension des biscuits qu’il confectionnait. Il soutint une lutte âpre contre lui-même et revint au calibre primitif.

Le cinquième jour, la piste de Yukon se ranima. Vers le Sud, apparut une silhouette sombre, qui grossit peu à peu. Morganson, du coup, s’alerta.

Afin de s’assurer si le mécanisme fonctionnait bien, il fit jouer son fusil, chassa du magasin une cartouche, qu’il remplaça par une autre, avec laquelle il recommença la même expérience.

Ensuite il s’agenouilla dans son trou, releva lentement la détente de son arme, et la rabaissa avec des précautions identiques. Puis il la couvrit de sa moufle, afin de tenir tiède le métal.

À mesure que s’avançait l’ombre noire, il put discerner que c’était un homme qui voyageait à pied, seul, sans chiens ni traîneau, ni aucune sorte d’équipement.

Morganson devint nerveux. Le gibier était maigre. D’une main hésitante, il arma cependant son fusil. Mais il se trouva, en fin de compte, que le voyageur était simplement un Indien.

Morganson poussa un soupir désappointé et laissa retomber son arme. L’Indien, poursuivant paisiblement sa route, passa devant lui et disparut, peu après, dans la direction de Minto, derrière le contrefort boisé de la vallée.

Cet échec ne découragea point Morganson. Il songea, au contraire, à parfaire son embuscade. Il se reporta, avec son fusil, un peu en arrière, jusqu’à l’entrée du marécage, parmi les premiers peupliers et les buissons touffus dont ils émergeaient.

Sur le tronc d’un des arbres, il pratiqua, avec sa hache, une large encoche, sur laquelle il posa son fusil. Puis il repéra, à loisir, la direction du canon, qu’il pointa exactement vers la piste du fleuve, à hauteur d’homme.

Ainsi, nul besoin n’était plus de contrôler constamment son tir ; nulle crainte de mal viser, par suite d’un tremblement intempestif, dû au froid de ses mains. Et non moins impossible était-il, au passant éventuel, de deviner le traquenard, de se douter seulement qu’une arme invisible était, à demeure, braquée sur lui.

On était dans l’arrière-saison. À mesure que les nuits devenaient plus longues, la lumière du jour, qui permettait de surveiller la piste, diminuait d’autant.

Il y eut un soir où, tandis que Morganson était à souper, un traîneau, qui allait dans la direction du Sud, passa dans les ténèbres, en faisant tinter ses clochettes.

Dans son impuissance d’agir, Morganson se mit à mâcher ses biscuits, avec une morne colère. Le mauvais sort conspirait contre lui. Seul, un misérable Indien, depuis qu’il attendait, avait passé, songeait-il, tandis qu’il faisait clair. Et le traîneau avait, au contraire, filé dans la nuit. Voilà qui était souverainement injuste !

Dans son désespoir, il se le figura, ce traîneau qu’il n’avait pas vu. Il portait sa vie à lui.

Tandis qu’il était là, perdu dans la neige, sous sa tente glacée, à sentir sa propre vie s’évanouir ou s’épuiser ; tandis que le défaut de nourriture l’avait affaibli à ce point qu’il en était devenu incapable presque de se porter, le traîneau miraculeux avait des chiens pour le tirer, des vivres pour ranimer sa vie, de l’or qui lui permettrait de gagner la mer, qui lui rendrait le soleil et la civilisation.

De quel droit ce traîneau, qui synthétisait toutes ces bonnes choses, s’était-il ainsi éclipsé ? Il lui appartenait légitimement, et non à d’autres. Il était sa vie.

Cette pensée lui fut, toute la nuit, une obsession exaspérée.

La farine tirant à sa fin et étant sur le point de manquer bientôt, Morganson revint à sa ration de quatre biscuits, deux le matin et deux le soir. Sa faiblesse s’en accrut et la morsure du froid en devint plus cruelle.

Et, jour après jour, il continuait à épier la piste morte, qui refusait de s’animer pour lui.

Puis ce fut au tour du scorbut, de passer de la première phase à la seconde. La peau devint incapable d’éliminer par transpiration les impuretés du sang, et le résultat en fut que le corps commença d’enfler.

Les chevilles, d’abord, se boursouflèrent, et la souffrance, chaque nuit, tint éveillé Morganson durant de longues heures. L’enflure gagna ensuite les genoux et la somme de douleurs se décupla pour l’homme.

Là-dessus, survint une nouvelle saute de froid. La température baissa, baissa, baissa. Quarante, quarante-cinq, cinquante degrés sous zéro.

Morganson ne possédait pas de thermomètre. Mais il se rendait compte de la marche du gel par une série de signes et de phénomènes naturels, que connaissent tous les hommes du Klondike : le craquement soudain de l’eau, tiède ou bouillante, jetée sur la neige ; la rapidité aiguë de la morsure du froid ; la promptitude avec laquelle la respiration gelait et se condensait, comme un verglas, sur les murs de toile de la tente et à son plafond.

En vain Morganson tenta de lutter contre cette froidure excessive et s’efforça de continuer à monter la garde sur la berge du fleuve. Sa faiblesse le rendait une proie facile à l’inclémence de la température et le gel eut le temps d’enfoncer profondément ses dents dans son être, avant qu’il se résignât à rentrer sous sa tente et à s’accroupir près de son poêle.

La conclusion de son équipée fut la perte d’un de ses pouces, qui resta gelé jusqu’à la première jointure.

Et, comme par une monstrueuse ironie, tandis que Morganson était, par le froid, ainsi refoulé sous sa tente, la piste soudain fourmilla de vie.

Deux traîneaux passèrent le premier jour. Puis deux autres, le second jour. Une fois, chaque jour, il essaya de se frayer un chemin jusqu’au peuplier d’où il devait, pour tirer, braquer son fusil. Il succomba à la tâche et dut battre en retraite, étant arrivé trop tard. Et chaque fois, une demi-heure après qu’il avait regagné sa tente, un second traîneau passa.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le froid ayant décru, Morganson put à nouveau revenir observer la piste du Yukon. Mais la piste était redevenue déserte.

Huit jours durant, il resta tapi dans la neige, et âme qui vive ne se montra. Il avait, sans que seulement son estomac s’en aperçût, réduit sa ration à un biscuit, soir et matin. Il s’émerveillait, par moments, de constater avec quelle ténacité l’existence s’accrochait à lui. Il ne se serait jamais cru capable d’une telle endurance.

Puis la piste s’anima de nouveau. Mais c’était de la vie avec laquelle il ne pouvait se mesurer. Ce qui passait devant lui était un détachement de la Police du Nord-Ouest, Une vingtaine d’hommes, avec autant de traîneaux et une armée de chiens.

Morganson s’aplatit davantage sur le sol et les policiers ne virent rien de la menace de mort qui se tenait en embuscade, à proximité d’eux, sous la forme d’un homme à demi mort lui-même.

La perte de son pouce était, pour Morganson, une grande gêne. Tout en continuant à observer la piste, il avait pris l’habitude d’enlever sa moufle, de temps à autre, et d’enfoncer vivement sa main sous sa veste jusqu’à l’aisselle, afin de ramener la chaleur dans ce malheureux pouce.

Un autre homme seul passa sur la piste. Morganson reconnut le porteur du courrier. Mais s’attaquer à lui eût été imprudent. La disparition d’un personnage de cette importance ne serait pas restée inaperçue. Il était sage de s’abstenir.

Le lendemain du jour où la provision de farine fut complètement épuisée, il neigea. La neige coïncidait toujours avec un adoucissement sensible de la température.

Durant huit heures consécutives, Morganson, ce jour-là, resta dehors à l’affût, sans faire un mouvement, aussi affamé que patient, et semblable à une araignée monstrueuse guettant sa proie.

Mais la proie s’obstina à ne pas venir et, dans la nuit tombée, Morganson, de son pas pesant, s’en retourna vers sa tente, où il but avant de se coucher plusieurs litres de tisane de bourgeons de sapin et d’eau chaude.

Le jour suivant, le mauvais sort desserra son emprise. Comme il sortait de sa tente, Morganson aperçut un énorme élan qui, à quelque quatre cents mètres, traversait le marécage.

Il sentit aussitôt le sang bouillir et circuler dans ses veines, et il se dressa debout, rapide comme l’éclair. Mais une faiblesse le prit, sans qu’il sût pourquoi, et des nausées lui montèrent de l’estomac. Il lui fallut se rasseoir, pendant quelques instants, afin de récupérer des forces.

Il courut à son fusil, épaula et visa soigneusement. La balle avait certainement porté. Mais la bête, insuffisamment atteinte, fit volte-face et partit d’un trait dans la direction de la colline boisée qui, vers le Nord, bordait le marécage.

À travers arbres et broussailles, Morganson déchargea farouchement plusieurs cartouches sur l’élan qui s’enfuyait. Puis il cessa de tirer, ayant songé qu’il convenait de ne pas gaspiller ses munitions, dont il avait besoin pour le traîneau chargé de vie qu’il attendait.

Il prit méthodiquement la poursuite de l’énorme animal, qui laissait derrière lui une rouge traînée de sang. Il le rejoignit dans une clairière de sapins.

L’élan était à demi affaissé sur le sol. À l’aspect de l’homme, il se releva et se prépara à reprendre sa course. Mais Morganson dont la main tremblait terriblement, appuyant son fusil, pour mieux viser, sur le tronc d’un sapin tombé, risqua encore une balle.

Frappé à mort, l’élan exécuta en l’air, de ses quatre pattes, une cabriole formidable. Puis, quelques mètres plus loin, il retomba sur la neige, où il s’écrasa, la faisant voler autour de lui, telle une blanche poussière impalpable qu’aurait soulevée le vent.

Morganson se précipita vers l’animal abattu. Il le tenta plutôt. Car il n’avait pas fait deux pas qu’il tombait sans connaissance.

Lorsqu’il revint de son évanouissement, ce fut pour se traîner, sur ses genoux, vers le tronc de sapin et tenter de l’escalader.

Il y parvint après maint effort et, se raffermissant sur ses jambes vacillantes, il atteignit l’élan toujours gisant.

Lourdement, il se laissa tomber assis sur l’énorme carcasse, et se prit à rire comme un dément. Puis il enfouit sa figure dans ses mains, et derechef les éclats de rire recommencèrent.

Quand il eut réussi à calmer ses nerfs, il tira de sa gaine un couteau de chasse et s’attaqua à l’élan, aussi vite que le lui permettaient et son pouce gelé et son extrême faiblesse. Il ne s’attarda pas à dépouiller la bête, mais en découpa les morceaux avec la viande attenante encore à la peau. C’était bien là une vraie chair du Klondike !

Cette besogne terminée, Morganson choisit un quartier de viande qui pesait une centaine de livres, et se mit en devoir de le traîner jusqu’à sa tente. Mais la neige était molle et c’était un travail au-dessus de ses forces. Il y dut renoncer.

Il échangea son morceau contre un autre, qui pesait dans les vingt livres, et, après s’être maintes fois arrêté à reprendre haleine, il parvint à la tente, avec sa charge. Il fit griller une partie de la viande, et eut la sagesse de n’en manger, tout d’abord, qu’avec une prudente parcimonie. Précaution nécessaire envers un estomac longtemps affamé.

Un peu restauré, il revint, comme un automate, à la berge du fleuve. Sur la neige, fraîchement tombée, des empreintes étaient marquées. Le traîneau chargé de vie avait passé, une fois de plus, cependant que lui, Morganson, était occupé à découper l’élan.

Mais il n’en prit qu’un souci relatif. Il n’avait plus que faire de ce traîneau. L’élan, abattu par lui, avait fait germer en son esprit un nouveau plan. La viande de la bête valait, commercialement, cinquante cents la livre, et il n’y avait pas cinq kilomètres jusqu’à Minto,

La vie qu’il attendait, il la tenait dans sa main. Il vendrait l’élan et, avec l’argent qu’il en tirerait, il s’achèterait deux chiens, quelques provisions et du tabac. Alors les chiens le tireraient vers le Sud, sur la piste de la mer, du soleil et de la civilisation.

La faim renaissait. Non plus une douleur morne et monotone, comme celle qu’il avait si longtemps subie. Mais un désir aigu, irrésistible. Il revint vers la tente, de son même pas pesant, et se fit frire une nouvelle tranche de viande. Après quoi, il fuma deux pipes, bourrées de feuilles de thé. Puis il remit à frire une troisième tranche.

Il sentit, du coup, un renouveau de forces s’épandre dans tout son être, et il sortit pour aller fendre d’autres bûches. Cela valait bien une quatrième tranche d’élan. Il n’hésita point à s’en gratifier.

Sa faim, aiguillonnée par la nourriture, s’exaspéra. Sans arrêt, par l’effet d’une force invincible, les tranches succédaient aux tranches. Il se raisonna et diminua leur épaisseur. Mais il s’aperçut que plus rapidement venait le tour des tranches suivantes.

Vers le milieu de la journée, il songea aux bêtes sauvages qui pouvaient venir dévorer sa viande et il grimpa de nouveau sur la butte où il avait abandonné les quartiers d’élan. Il emportait avec sa hache la corde de halage du traîneau et la courroie qui en maintenait ordinairement la charge.

Comme il était encore très faible, la construction de la cache aérienne, où il pourrait abriter son précieux gibier, lui prit tout l’après-midi.

Il coupa de jeunes sapins, les élagua, en planta la base dans le sol, et les assembla, tant bien que mal, en un haut échafaudage. La construction n’était pas aussi solide qu’il l’eût souhaité. Mais il avait fait de son mieux.

Hisser la viande sur cet abri fut une besogne non moins ardue. Il faillit s’en crever le cœur. Afin de mettre en place les gros morceaux, il lui fut nécessaire de faire passer sa corde pardessus une branche d’arbre élevée, qui surplombait l’échafaudage. Alors il fixait sa viande à l’une des extrémités de la corde et, pour l’élever, se suspendait, de tout son poids, à l’extrémité opposée.

Ce grand œuvre achevé, Morganson regagna sa tente et s’y livra à une orgie solitaire et prolongée. Il n’avait point, pour cela, besoin de compagnon ni d’ami. Sa propre société et celle de son estomac lui suffisaient.

Les biftecks recommencèrent, interminablement, à succéder aux biftecks. Il engloutit des livres de viande. Il les arrosait d’innombrables tasses de thé, de vrai thé, qui était autrement délectable que la tisane de bourgeons de sapin, et qu’il fit très fort. Toute la provision y passa. Cela importait peu. Sans difficulté, le lendemain, il la renouvellerait à Minto.

Lorsqu’il fut gavé, il fuma. Il fuma les feuilles de thé usagées, qu’il fit, au préalable, sécher dans son poêlon. Le lendemain, il fumerait du tabac, du vrai tabac ! Cette pensée le plongea dans une telle joie qu’il y alla encore, avant de se coucher, d’une dernière tranche d’élan.

Mais il n’était pas, depuis cinq minutes, dans ses couvertures, qu’il se releva. Il était bourré à éclater, et ce n’était pas encore assez. Il ingurgita un morceau de viande supplémentaire.

Le lendemain, en s’éveillant, il sembla à Morganson qu’il sortait de l’engourdissement de la mort. À ses oreilles résonnaient des bruits insolites. Ne se souvenant plus exactement du lieu où il était, il regardait stupidement autour de lui. Ses yeux tombèrent sur la poêle à frire, qui contenait encore le reliquat du dernier bifteck entamé par lui.

Alors la réalité lui revint d’un coup. Pris d’un tremblement soudain, il concentra son attention sur les bruits étranges qu’il entendait.

Il bondit hors de ses couvertures, en lançant un juron, et il voulut enfiler ses mocassins. Ses jambes, ravagées par le scorbut, refusèrent de plier, et l’effort qu’il fit pour les faire céder lui arracha un cri de douleur. Il recommença plus lentement l’opération et, ayant réussi à se chausser, il quitta la tente.

De la butte boisée qui lui faisait face et où il avait dressé son échafaudage, s’élevait un concert de grognements confus, ponctués de glapissements, brefs et aigus. Malgré ses souffrances, il hâta sa marche, en poussant de grands cris menaçants.

Comme il débouchait dans la clairière, il vit une bande de loups qui détalait dans la neige, parmi les broussailles. L’échafaudage était par terre. Les loups avaient dévoré toute la viande. Ils se sauvaient, la panse lourde, aussi vite qu’ils le pouvaient, ne laissant derrière eux que les gros os.

Morganson se rendit compte immédiatement du processus du désastre. Utilisant le tronc d’arbre tombé, et où des empreintes de pattes étaient encore visibles sur la neige, un premier loup avait dû bondir, d’un saut formidable, jusqu’au faîte de l’échafaudage. Jamais Morganson n’aurait cru qu’un loup pût réussir un pareil bond.

Un second loup avait suivi le premier, puis un troisième et un quatrième, jusqu’à ce que la frêle construction se fût écroulée sous le choc et le poids des bêtes. Et toute la bande, alors, avait fait ripaille à son aise.

Durant un instant, l’homme demeura immobile, à contempler, d’un regard farouche, l’étendue de la catastrophe. Plus rien ne subsistait du bonheur rêvé.

Puis il reprit la maîtrise de soi. L’éternelle et stoïque patience reparut dans ses yeux, et il se mit en devoir de réunir les débris abandonnés par les loups.

Les os rongés, et grattés à blanc, renfermaient intérieurement de la moelle. Et, en fouillant bien dans la neige, il retrouva quelques reliefs du festin des brutes qui, vu l’abondance de la proie, les avaient dédaignés.

Morganson passa le reste de la matinée à charrier jusqu’à sa tente les morceaux de l’élan et ses débris bienheureux. Une dizaine de livres de bonne viande lui demeuraient, en outre, de ce qu’il avait, la veille, apporté avec lui. Il évalua le tout, mis en tas, et déclara :

— Il y en a là pour plusieurs semaines. Tout va bien !

Ce n’était pas d’aujourd’hui qu’il avait appris à ménager la nourriture et à vivre quand même.

Il nettoya son fusil et compta les cartouches qui lui restaient. Il y en avait sept. Il rechargea l’arme et alla reprendre son embuscade sur la berge du Yukon. Toute la journée, il demeura tapi dans la neige, en observant la piste déserte.

Rien ne vint, et pas davantage au cours de la semaine suivante. Mais, grâce à la viande, et quoique son scorbut empirât, lui causant d’intolérables douleurs, il avait repris quelques forces.

Outre les petits biftecks dont il se régalait, il se fabriqua, avec les os de l’élan, du bouillon, dont il buvait à satiété. À mesure qu’il pilait et écrasait les mêmes os, afin de les faire bouillir à nouveau, le potage se faisait aussi de plus en plus maigre. N’importe ! Morganson s’en arrangeait. Grâce à l’élan, son état général s’était, au total, sensiblement amélioré.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces huit jours écoulés, une nouvelle préoccupation vint troubler le cerveau de Morganson.

À quelle date se trouvait-on ? Le temps avait certainement marché, depuis son passage à Minto. Combien de temps exactement s’était-il écoulé ?

Cette curiosité, vaine en apparence, lui devint une obsession. Il se perdit en méditations et en calculs, dont la conclusion variait toujours. Le matin, en s’éveillant, la journée, en montant la garde sur la piste, le soir, avant de s’endormir, il en revenait sans cesse à cette idée fixe, qui ne le lâchait point. La nuit même, il s’éveillait et demeurait, des heures entières, les yeux grands ouverts, à chercher la solution de cet irritant problème.

Connaître cette date était sans aucun intérêt pratique. Il ne s’en butait pas moins à ce désir irraisonné qui en arrivait, chez lui, à dépasser en intensité le souci de la nourriture, et celui même du fameux traîneau qui devait lui apporter le salut et la vie.

Finalement, n’y pouvant plus tenir, il décida de se rendre à Minto, afin d’y quérir le renseignement désiré.

Les jours étaient devenus de plus en plus courts, et la nuit était déjà tombée, lorsqu’il fit son entrée dans l’embryon de ville qu’était Minto. Toutes les cabanes y étaient closes. Il gravit la berge du fleuve, sans être vu de personne, et se dirigea vers le cabaret hospitalier.

Quand il en ouvrit la porte, il recula, tout ébloui. Cette grande clarté, qui l’offusquait, ne provenait que de quelques chandelles. Mais il avait depuis si longtemps passé ses soirs et ses nuits sous sa tente, sans le moindre luminaire, qu’elle suffisait à lui brûler les prunelles.

Lorsque ses yeux se furent ajustés, il discerna trois hommes qui étaient assis autour du poêle. Il reconnut immédiatement, à leur accoutrement, que c’étaient des voyageurs, en cours de route sur le Yukon.

Puisqu’il ne les avait pas vus passer pendant la journée, c’est qu’ils remontaient le fleuve, dans la direction de son embuscade. Après avoir, ici, dormi la nuit, ils reprendraient la piste, le lendemain matin, sans aucun doute.

« Bon, cela ! » pensa, à part lui, Morganson.

À son aspect, le cabaretier, qui l’avait aussitôt reconnu, émit un long sifflement, qui témoignait de son émerveillement de le revoir vivant.

— Bonjour, vieux ! dit-il. Je te croyais mort.

— Ah ! Pourquoi ? demanda Morganson, d’une voix hésitante.

Il avait perdu l’habitude de soutenir une conversation. Sa voix était rauque et bizarre.

— Voici plus de deux mois que tu es passé ici, reprit le cabaretier. Tu allais à Selkirk, disais-tu ? Je vois que tu n’y es pas parvenu. Où as-tu été, pendant tout ce temps ?

Mentant effrontément, Morganson expliqua :

— J’ai été occupé à abattre et à fendre du bois, pour un agent de la Compagnie des Vapeurs du Yukon. Elle prépare, dès cette saison, ses provisions d’été.

Il débita son mensonge sans broncher, et d’un air indifférent. Car en dépit de son vacillement mental, il comprenait qu’il importait, avant tout, de ne point se trahir.

De son pas lourd il traversa la salle, afin de se rapprocher du comptoir et, quand il frôla les trois voyageurs assis autour du feu, son cœur battît furieusement. Car ils possédaient de la vie, sa vie !

Le cabaretier revint à la charge.

— Et où diantre as-tu fendu ton bois, camarade ?

— Oh ! pas bien loin d’ici… répliqua Morganson, Dans les forets qui se trouvent en face, sur la rive gauche du fleuve. Et j’en ai aligné un fameux tas !

— C’est cela, c’est cela… approuva le cabaretier, en hochant la tête d’un air convaincu. J’ai entendu plusieurs fois, quand le vent portait, le bruit sourd de coups de hache. Alors c’était toi qui opérais ? Parfait… Tu veux bien accepter un verre !

Morganson s’arc-bouta au comptoir, pour ne point choir de joie. Un verre ! Il se serait volontiers agenouillé devant son hôte, en lui jetant les bras autour des jambes. Il lui aurait, en guise de remerciements, baisé les genoux, embrassé les pieds !

Il essaya de balbutier son acquiescement. Les mots lui restaient dans la gorge. Mais le cabaretier n’avait pas attendu sa réponse et lui tendait déjà la bouteille.

Il n’était point quitte, cependant, des questions de son bienfaiteur, qui demanda :

— Et qu’est-ce que tu as trouvé à boulotter ? Couper du bois est excellent pour se réchauffer, mais n’emplit pas l’estomac. Je crois, d’ailleurs, que tu te vantes, car tu me parais bien mal en point pour une telle besogne.

Morganson couvait des yeux la bouteille, qui s’attardait. L’eau lui en venait à la bouche.

— J’ai eu la chance, tout au début, répondit-il, d’abattre un élan. J’ai vécu sur lui et fait bombance. C’est étonnant comme j’avais repris des forces… Mais mon scorbut s’est aggravé par la suite. C’est lui qui m’a mis en cet état.

Le cabaretier lâcha la bouteille et Morganson s’emplit son verre. Il la remit ensuite sur le comptoir et, avant de boire, ajouta :

— La tisane de bourgeons de sapin me guérira, j’espère.

— Allons, encore un verre… proposa le cabaretier.

Ces deux verres successifs de whisky ne firent pas attendre leur effet sur un tempérament délabré. Morganson sentit la tête lui tourner et il tomba sur une caisse, qui était voisine du poêle.

Il vit comme dans un nuage qu’un des voyageurs, un escogriffe aux larges épaules et à la barbe noire, payait au cabaretier ses consommations et celles de ses deux compagnons. De ses yeux troubles, il l’aperçut qui tirait de sa poche une liasse de banknotes et qui tendait un billet vert.

Morganson revint, d’un coup, à la réalité et son regard s’illumina d’un feu ardent. C’étaient des billets de cent dollars ! C’était de la vie ! Et quelle vie ! Il lui fallut user de toute sa force de volonté, pour s’empêcher de se jeter sur l’homme, de lui arracher la liasse et de s’enfuir dans la nuit.

L’homme à la barbe noire fit signe à l’un de ses compagnons, qui se leva comme lui, et qui tira par sa veste le troisième voyageur, une sorte de géant aux cheveux blonds et à la trogne vermeille, qui somnolait.

— Allons, dit-il, viens, Oleson… il est temps d’aller nous coucher.

Oleson se mit sur pied, en bâillant et s’étirant.

— Vous allez vous coucher de bien bonne heure, observa le cabaretier, en faisant la moue. Rien ne vous presse.

— Nous devons partir de bonne heure, demain matin, répondit l’homme à barbe noire. Car nous voulons être, le soir, à Selkirk.

— Pour y fêter Noël ?

— Justement ! répliqua l’homme, en riant.

Les trois voyageurs disparurent par la porte intérieure et Morganson, songeant derechef à l’idée qui le tourmentait, conclut de ce qu’il venait d’entendre qu’on était à la veille de la Noël.

Ce lui fut un grand contentement de connaître maintenant ce qui justement, l’avait amené a Minto. Mais la vision des trois hommes et de la liasse des banknotes était une bien autre satisfaction, qui éclipsait la première.

La porte s’était refermée, en claquant.

— Celui qui a une barbe noire, dit à Morganson le cabaretier, est John Thomson. Il a récolté deux millions de dollars sur le Sulphur-Creek, et il lui en viendra d’autres. Je vais faire comme le trio et, moi aussi, me coucher… Avant de partir un dernier verre, veux-tu ?

Morganson hésitait à dire oui, car sa poche était vide.

— Celui-là sera pour Noël. Ne te refuse pas ça… Tu me le paieras quand tu toucheras le prix de ton bois.

La tête de Morganson lui tournait complètement. Mais il maîtrisa suffisamment son ivresse pour avaler le whisky et faire, quand il sortit, bonne contenance.

Il regagna, sous le clair de lune, la piste du Yukon et il reprit le chemin de son gîte. Il allait en clopinant, sur le fleuve glacé, dans la sérénité argentée de la nuit, le regard fixé sur une liasse de banknotes de cent dollars, qui dansait féeriquement devant lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était encore nuit quand il s’éveilla.

Il se retrouva dans ses couvertures, avec ses mocassins et ses moufles, qu’il avait omis d’enlever, et les rabats de sa casquette encore sur ses oreilles.

Il se leva, aussi vite que pouvait le lui permettre son scorbut, construisit un feu et y mit de l’eau à chauffer. Comme il jetait dans la bouillotte en ébullition une pincée de bourgeons de sapin, il vit que la pale lumière de l’aube hivernale apparaissait au ciel.

Pris de panique, il se saisit de son fusil et courut vers la berge du Yukon. Tandis qu’il s’aplatissait dans la neige, le souvenir lui vint qu’il avait, sur le feu, laissé en plan son infusion. Une seule pensée avait occupé son cerveau. John Thomson n’aurait-il pas changé d’avis, et aurait-il renoncé à voyager le jour de Noël ?

L’aurore se leva et se fondit dans la lumière du jour. Le temps était froid et clair. Approximativement, Morganson estima la température à cinquante degrés sous zéro. Pas un souffle de vent ne troublait la quiétude glacée de Northland.

Soudain Morganson qui, par la tension de ses muscles, avivait la souffrance de son scorbut, se redressa à demi. Il venait d’entendre le son éloigné de voix d’hommes et les aboiements plaintifs de chiens houspillés par le fouet.

Il commença par se battre les flancs avec ses bras. C’était une sérieuse affaire que d’armer un fusil avec cinquante degrés sous zéro. Aussi voulait-il, pour cette opération, développer tout le calorique dont sa chair était susceptible.

Cachée d’abord par le contrefort boisé de la vallée, la petite caravane, quand elle l’eut dépassé, apparut dans le champ visuel de Morganson.

En avant marchait le troisième homme, dont il ignorait le nom, et qui avait charge de reconnaître la piste. Derrière lui venaient huit chiens, attelés au traîneau. À côté de celui-ci allait John Thomson, qui le maintenait en ligne, s’il y avait lieu, à l’aide de la barre de direction.

Oleson, le Suédois, fermait la marche. C’était, à coup sûr, un beau spécimen d’homme, avec son corps colossal, enveloppé dans sa « parka » en peaux d’écureuils. Morganson, en le regardant, ne put s’empêcher d’admirer.

La silhouette des hommes et des chiens se détachait nettement sur la neige. On eût dit des personnages en carton découpé, dont une ficelle invisible réglait les mouvements.

Morganson gagna rapidement son affût dans le boqueteau de peupliers, et installa son fusil dans l’encoche de l’arbre préparé à cet effet. Il se rendit compte, à ce moment, que les doigts de sa main droite, qui se trouvait nue, étaient glacés. Il avait, sans qu’il s’en rendît compte, laissé tomber sa moufle, qui pendait devant lui. Il la renfila hâtivement.

Gens et bêtes se rapprochaient de plus en plus. Il pouvait voir leur haleine jaillir, en se condensant, dans l’air froid.

Lorsque l’homme qui allait en tête ne fut plus qu’à cinquante mètres, Morganson découvrit sa main droite, appuya son index sur la détente et visa.

Le coup partit. L’homme, touché en plein ventre, virevolta sur lui-même et s’écroula.

Les chiens s’étaient arrêtés net, devant le cadavre qui obstruait la piste. Il y eut, chez les hommes qui suivaient, un court moment de désarroi, dont Morganson profita pour lâcher un second coup, à l’adresse, celui-là, de John Thomson.

Il avait visé un peu bas. Atteint aux jambes, John Thomson chancela et tomba à la renverse sur le traîneau. Morganson tira de nouveau, et John Thomson ne fut plus.

Restait le Suédois qui, complètement affolé, au lieu de prendre rapidement la fuite vers Minto, décrivait sur place des cercles et des zigzags. Grotesque était le géant, avec la queue de sa longue pelisse, qui traînait dans la neige. Morganson, d’un mouvement balancé, tira sur lui, coup sur coup, à trois reprises, et trois fois le manqua.

Alors il réfléchit qu’il avait, en tout, tiré six cartouches et qu’une seule lui restait. Il devenait impérieux de ne point la gâcher.

Il quitta son embuscade et se rapprocha. Oleson, à son aspect, déguerpit à toutes jambes. Morganson sentait son doigt devenir gourd. À peine pouvait-il presser la détente.

— Dieu me soit en aide ! dit-il tout haut, dans une prière désespérée.

Et il lâcha son dernier coup.

Frappé dans le dos, Oleson piqua du nez en avant. Sa tête vint heurter la piste glacée. Il rebondit, puis retomba, se roula plusieurs fois sur lui-même, en agitant les bras, puis ne bougea plus.

Morganson triomphait. Il laissa tomber son fusil, maintenant vide et inutile, et, ayant remis ses moufles, sous lesquelles il sentait se crisper ses doigts gelés, il fonça vers le traîneau sauveur. Comme il en approchait, les grognements de l’attelage le contraignirent à s’arrêter. Un molosse, de la race des terre-neuve, mâtinée de celle des chiens de la baie d’Hudson, était couché sur le cadavre du premier homme et, le poil hérissé, menaçait l’intrus de ses crocs découverts. Les sept autres chiens n’avaient pas la mine plus rassurante.

Morganson tenta de passer outre. Mais toute la meute, sauf le chien de flèche qui ne bougea pas du corps de son maître, bondit vers lui. Il s’arrêta de nouveau et tenta d’amadouer les animaux, les menaçant et les cajolant alternativement.

Il remarqua, étonné, avec quelle rapidité le flux de la vie avait quitté le cadavre du guide, dont le visage, sous l’influence du froid intense, était déjà livide. Quant à John Thomson, qui était tombé sur le dos, sur le traîneau chargé, sa tête s’était enfoncée entre deux sacs. Seuls en émergeaient son menton levé et sa barbe noire, qui pointait vers le ciel.

Voyant qu’il était impossible d’atteindre de front le traîneau, Morganson recula de quelques pas et décrivit autour un grand cercle, afin de l’aborder par l’arrière. Mais le chien de flèche, qui l’observait, se remit brusquement sur ses pattes. Entraînant les autres bêtes à sa suite, tout l’attelage fit volte-face et, dans l’enchevêtrement de ses harnais, courut, furieux, sur Morganson.

Trop faible était celui-ci pour avoir la rapidité de mouvements nécessaire. Il essaya bien de battre promptement en retraite. Mais il ne put empêcher que l’énorme chef de file, se précipitant sauvagement sur lui, ne lui enfonçât dans le mollet ses longs crocs. Il réussit à se dégager, mais la chair fut profondément arrachée et déchirée.

Morganson lança, à l’adresse des chiens, une bordée d’injures, qui ne les intimida point. Ils lui répondirent par de nouveaux grognements, de nouveaux hérissements du poil, et des bonds désordonnés dans les courroies qui leur enserraient la poitrine.

Alors il leur tourna le dos et, se souvenant d’Oleson qui était tombé un peu plus loin, il marcha vers le cadavre du Suédois. De sa jambe lacérée il n’avait cure, quoiqu’elle saignât abondamment. La grande artère avait été atteinte, mais il l’ignorait.

Ce qui frappa d’abord Morganson, ce fut, comme pour le guide, la pâleur extrême d’Oleson. Sa trogne rouge de la veille au soir ressemblait maintenant à du marbre blanc. Avec ses cheveux et ses sourcils d’un blond pâle, le géant abattu avait l’air d’une statue, bien plutôt que de ce qui, quelques minutes auparavant, avait été un homme.

Ayant enlevé ses moufles, Morganson commença à fouiller le cadavre. Sur la peau, autour de la taille, il n’y avait pas de ceinture creuse, destinée à recevoir l’argent de celui qui la portait.

Nulle part, non plus, dans les vêtements, de petit sac de poudre d’or. Il trouva seulement, dans une poche de poitrine, ménagée dans l’étoffe de la chemise, un portefeuille de cuir. De ses doigts, qu’engourdissait rapidement le froid, il l’ouvrit et en scruta hâtivement le contenu. Le portefeuille enfermait des lettres dans leurs enveloppes, timbrées de l’étranger, divers reçus et des feuilles de papier portant des comptes divers ; puis encore une lettre de crédit, de huit cents dollars. Et c’était tout. Pas un sou d’argent liquide.

Morganson, désappointé, décida de s’en revenir vers le traîneau. Mais un de ses pieds s’était comme enraciné dans le sol. Il abaissa son regard et vit, autour de son mocassin, une flaque de sang congelé. La neige qui était attachée à la jambe de son pantalon était rouge aussi.

D’un violent effort, il se dégagea de l’emprise glacée de son propre sang et rallia le traîneau. Le molosse qui l’avait mordu recommença à grogner et à bondir vers lui dans ses traits. Les autres chiens firent de même.

Durant un bref instant, Morganson pleura. De droite et de gauche il balança son corps indécis. Puis il essuya les larmes, déjà gelées, qui lui pendaient aux cils. Il songea que le sort railleur lui avait joué une fameuse farce. Visiblement, avec sa barbe noire qui pointait vers le ciel, John Thomson se moquait de lui.

Comme un fou, il rôda autour du traîneau, tantôt pleurant et suppliant les brutes féroces de lui laisser prendre sa vie, et tantôt écumant contre elles d’une rage impuissante. Puis il se calma. Il n’était qu’un sot. Il lui suffirait de retourner à sa tente, d’y prendre sa hache, puis de revenir vers les chiens, pour leur fendre le crâne. Ah ! Ah ! il leur montrerait de quel bois il se chauffait.

Il gagna la berge et recommença à s’enliser dans la neige molle. Un vertige le prit et il dut s’arrêter. Il demeura là, un long moment, sur ses jambes qui flageolaient violemment, comme paralysées. Il lui sembla que, s’il s’obstinait à marcher, il tomberait pour ne plus se relever.

Machinalement, il porta les yeux sur sa jambe blessée et vit que la neige rougissait autour d’elle. Le sang continuait à couler sans arrêt. Il n’avait pas cru que la morsure fût aussi grave.

Maîtrisant son vertige, il se pencha pour examiner la plaie. Alors il lui sembla que l’immense nappe neigeuse sur laquelle il était debout bondissait vers lui, et il se redressa aussitôt, comme quand on veut parer un choc inattendu. Une peur panique le prit, de s’effondrer sur le sol. Il finit par se remettre d’aplomb. Mais son effroi n’avait pas été mince, de cette neige qui avait ainsi voulu se jeter sur lui.

Puis la lumière du jour s’obscurcit et il eut conscience, après un temps indéterminé, de se réveiller dans la neige, à l’endroit où il était tombé.

Sa tête, maintenant, ne vacillait plus. Les toiles d’araignées de son cerveau s’en étaient allées. Mais il était incapable de se lever. Ses membres étaient sans force ; son corps semblait entièrement inerte.

Par un suprême effort, il réussit à se rouler sur le côté. Dans cette position, il lui fut permis de voir le traîneau fatidique et la barbe noire de Thomson, toujours pointée vers le ciel.

Il vit aussi le chien de flèche, occupe à lécher la face du guide qui gisait sur la piste. Morganson observa la scène, d’un œil curieux. La bête était nerveuse et agitée. Par instants, elle jetait des glapissements courts et aigus, comme si elle eut voulu réveiller son maître. Dans d’autres, elle le fixait, silencieuse, les oreilles dressées en avant, et en remuant la queue.

Finalement, elle s’assit sur son derrière, dressa son museau verticalement vers le zénith, et entama sa hurle à la mort. Bientôt tous les autres chiens, l’imitant, reprirent en chœur le funèbre concert.

Maintenant qu’il avait perdu la bataille, Morganson était sans effroi. Il voyait son corps retrouvé dans la neige, par quelque passant de la piste. À cette pensée, il s’attendrit et pleurnicha sur lui-même, puis ferma les yeux. Oh ! ce n’était pas qu’il eût peur de mourir ! Bien au contraire…

Lorsqu’il voulut rouvrir ses paupières, il ne put y parvenir. Et il comprit que le gel de ses larmes les avait closes. Il n’essaya même pas de les libérer de la couche glacée. La mort venait. Qu’importait la nuit ?

Il n’avait pas cru que mourir fût chose si aisée. Il s’en voulait à cette heure d’avoir, comme il l’avait fait, tant lutté et tant souffert, durant d’interminables semaines. Il avait été joué par la peur de la mort et c’était cette crainte qui avait été la cause de tous ses tourments. C’était l’amour de la vie qui l’avait ainsi malmené. La vie avait diffamé la mort. Cette pensée était exaspérante.

Puis il se calma. Cette déception dernière n’avait plus d’importance, maintenant qu’il atteignait son but.

Il eut conscience d’un assoupissement doux qui l’envahissait, lourd de promesses de libération et de repos. Il n’entendait plus que faiblement le hurlement des chiens. Il ne souffrait plus, et une pensée fugitive lui traversa le cerveau que, par la force de sa volonté, il avait arrêté la morsure du froid.

Puis lumière et pensée cessèrent de palpiter derrière les cils verglacés de larmes, et Morganson, avec un long soupir de bien-être, glissa dans

l’éternel sommeil.
UNE MISSION DE CONFIANCE

Le Seattle N° 4, ayant largué ses amarres, se mettait en marche et lentement commençait à s’éloigner du rivage. De la proue à la poupe, le pont était encombré de ballots et de bagages, et on y voyait un grouillement hétéroclite d’Indiens, de chiens et de conducteurs de chiens, de prospecteurs d’or et de mercantis variés, qui s’en retournaient chez eux.

Toute la foule de ceux qui demeuraient à Dawson[5] se pressait et s’alignait sur le quai, pour faire ses adieux à ceux qui partaient. Lorsque la passerelle d’embarquement avait été tirée à terre et que l’eau du fleuve avait bouillonné sous l’hélice, les cris avaient redoublé et étaient devenus assourdissants.

En cette minute dernière, chacun, tant sur le rivage que sur le bateau, avait encore quelque chose à dire à un parent ou à un ami. C’était à qui, par-dessus la nappe liquide qui s’élargissait, clamerait un ultime message.

Sur le pont du vapeur, Louis Bondell frisait d’une main sa moustache fauve et, d’un geste mou de l’autre main, lançait vers la terre et les camarades qu’il y laissait, un dernier adieu. Soudain, la pensée lui vint qu’il avait oublié quelque chose, et il se rua vers le bordage, en hurlant :

— Fred ! Ohé !… Ohé ! Fred !

Le Fred en question, de ses larges épaules, se fraya vivement un passage à travers la foule et, arrivé au premier rang, tendit l’oreille à l’appel de Louis Bondell. Celui-ci criait et se démenait comme un possédé. Il en avait la face toute congestionnée. Mais il était impossible, dans le bruit de l’hélice, de comprendre ce qu’il disait.

Ce que voyant, Louis Bondell se tourna vers la passerelle du navire, où se tenait le capitaine, et l’interpella :

— Hé là ! Capitaine Scott ! Arrêtez, s’il vous plaît ! Arrêtez !

Ainsi fut fait. À un coup de gong du capitaine, le vapeur stoppa. Ce fut à qui profiterait de ce nouveau répit pour réitérer ses adieux et les cris furent tels que Louis Bondell ne put davantage se faire entendre.

Le Seattle N° 4 commençait à s’en aller à la dérive, et le capitaine Scott dut commander machine arrière, pour maintenir en place le bateau dans le courant. Puis il disparut un instant dans sa cabine, et ressortit muni d’un énorme porte-voix. Il était doué naturellement d’une voix de stentor et, quand il lança sur la foule un : « Silence ! » impératif, son ordre aurait pu être aussi bien entendu de la montagne de l’Élan et de Klondike-City.

À terre et sur le navire, à cette injonction venue d’en haut, le silence se fit instantanément.

— Allons, qu’as-tu à dire, mon garçon ? demanda à Louis Bondell le capitaine Scott.

— Je voudrais dire à Fred Churchill, qui est là, debout sur le quai, qu’il aille de ma part chez Macdonald. J’ai laissé chez celui-ci un sac à main qui m’appartient. Fred prendra ce sac et me le rapportera, quand, à son tour, il reviendra chez nous. À travers le silence, le capitaine Scott beugla le message au porte-voix :

— Hé ! toi, là-bas, Fred Churchill ! Va chez Macdonald. Tu y trouveras un sac à main appartenant à Louis Bondell. À ton retour, tu le rapporteras à son propriétaire. N’oublie pas, surtout !

Fred Churchill, de la rive, fit signe que c’était compris. Le capitaine Scott abaissa son porte-voix, le tumulte des cris d’adieu recommença, tandis que l’hélice battait derechef l’eau du Yukon, et le Seattle N° 4, après s’être dandiné quelques instants, se mit à filer sur le fleuve.

Bondell et Churchill, aussi longtemps qu’ils purent se voir, s’envoyèrent des signes réciproques de bonne chance et d’amitié.

Ce que nous venons de conter avait eu lieu durant l’été. L’automne venu, Fred Churchill, en compagnie de deux cents autres passagers rapatriés, s’embarqua sur le W.-H. Willis, qui remontait à son tour le Yukon.

Il avait embarqué avec lui dans sa cabine, et soigneusement dissimulé dans son paquet de vêtements, le petit sac de cuir qui appartenait à Louis Bondell.

Ce sac, bien fermé à clef, était fort lourd pour ses modestes dimensions. Il pesait dans les quarante livres. Fred Churchill ne doutait pas qu’il ne fût bourré de poudre d’or et, plein de cette idée, il devenait nerveux dès qu’il lui fallait s’éloigner.

Si lui-même avait, plus pratiquement, transformé sur place ses bénéfices en bons « bank-notes » qui ne quittaient point la doublure de sa chemise, il avait pour voisin dans la cabine attenant à la sienne un homme qui emportait, également caché dans un sac de vêtements, un petit trésor de poudre d’or.

Tous deux avaient échangé des confidences et finalement s’étaient entendus pour monter la garde, à tour de rôle, contre un voleur éventuel.

À des signes certains, l’hiver s’annonçait précoce. De l’aube au coucher du soleil, et très tard dans la soirée, des discussions s’engageaient sur le vapeur, sur la question de savoir si celui-ci pourrait, jusqu’au bout, effectuer son voyage en eau libre. Ne serait-on pas, au contraire, contraint de l’abandonner et de poursuivre sur la glace ?

Il y eut des retards irritants. Par deux fois se produisirent des accidents de machine. Il fallut réparer. Et les tempêtes de neige, se succédant sans interruption, avertissaient de se hâter.

La remontée des rapides des Cinq-Doigts, avec une machine en mauvais état, fut laborieuse. Le W.-H. Willis, tout époumoné, dut s’y reprendre à neuf fois avant de doubler, enfin, le courant violent. Une perte de quatre jours pleins, sur la date prévue, résulta de tous ces incidents. Si bien qu’une inquiétante question se posa. Le vapeur Flora qui, au-delà du défilé du Box-Cagnon, devait recevoir les passagers du W.-H. Willis, les attendrait-il ?

La partie du fleuve, en effet, qui coule dans ce défilé, et qui constitue ce qu’on appelle les rapides du Cheval Blanc, n’est pas navigable pour les vapeurs. Un transbordement est nécessaire et les voyageurs doivent, en un long détour, contourner l’obstacle à pied ou en traîneau. Or, il n’existait ni télégraphe ni téléphone permettant d’avertir le Flora que, malgré leurs quatre jours de retard, les passagers du W.-H. Willis arrivaient. Il y avait gros à parier que le second vapeur leur brûlerait la politesse.

Il en fut ainsi. Les premiers de la caravane qui parvinrent à l’eau libre apprirent des hommes du poste de police qui se trouvaient là que le Flora, après plus de trois jours d’attente inutile, avait levé l’ancre depuis quelques heures. On leur apprit également que le vapeur devait faire escale, plus haut en amont, au poste de Tagish, et qu’il y demeurerait jusqu’au lendemain, neuf heures du matin.

Le désappointement fut général et la caravane en panne tint conseil. Il était quatre heures du soir.

Le poste de police possédait, pour son service, une grande pirogue, aux formes effilées, faite pour la course. Le chef du poste, à la condition expresse qu’ils en répondraient et la remettraient au poste du lac Bennet, consentit à la prêter à deux hommes de bonne volonté, qui se lanceraient avec elle à la poursuite de la Flora.

Une vingtaine de volontaires se présentèrent spontanément. Fred Churchill, toujours prêt à rendre service à ses semblables, était du nombre. Mais tout à coup, il songea au sac de Louis Bondell et regretta de s’être proposé. Intérieurement, il fit des vœux pour n’être point choisi.

Mais un gaillard qui s’était rendu fameux comme chef d’une équipe de football et comme président d’un club d’athlètes, qui passait pour un conducteur de chiens émérite et pour un des plus habiles prospecteurs du Klondike, n’avait, avec ses robustes épaules, aucune chance d’échapper à pareil honneur.

Il fut désigné par acclamation, en même temps qu’un géant allemand nommé Nick Antonsen.

Tandis qu’un groupe de passagers chargeait la pirogue sur leurs épaules et la portait vivement vers le fleuve, Fred Churchill confiait aux bons soins de son ex-voisin de cabine son sac de vêtements, bien ficelé, et son contenu. Puis il songea qu’il ne pouvait abandonner ainsi le sac de Louis Bondell, qui s’y trouvait inclus. Non, ce trésor de poudre d’or ne lui appartenait pas. Il en était responsable et ne devait pas s’en dessaisir. Il vida donc sur le sol toutes ses nippes, en tira le précieux sac de cuir et, le prenant à la main, courut vers le quai d’embarquement. La pirogue flottait déjà sur le Yukon. Chemin faisant, il n’avait pu s’empêcher de trouver que le petit sac était terriblement lourd et il se demanda si, en estimant son poids à quarante livres, il n’était pas demeuré au-dessous de la vérité.

Il était quatre heures et demie de l’après-midi lorsque les deux hommes se mirent en route.

Le courant du fleuve était si rapide qu’à certains endroits il était impossible de le remonter à la pagaie. Les deux hommes devaient alors accoster au rivage et, se frayant un chemin parmi les roches et les broussailles, haler l’embarcation à l’aide d’une corde. Souvent, ils avaient de l’eau jusqu’aux genoux, voire jusqu’à la ceinture. Parfois, ils tombaient et se relevaient tout écorchés. Ils se remettaient ensuite à pagayer, entre les deux falaises abruptes qui étranglaient le courant. Il y avait des remous furieux contre lesquels ils luttaient et c’était merveille qu’ils pussent tenir sans être rejetés et brisés contre l’une ou l’autre des deux murailles.

Labeur épuisant. Nick Antonsen, en vrai géant qu’il était, semblait à peine faire effort. Il trimait placidement. Plus nerveux, Fred Churchill suait, soufflait et s’exaspérait. Les deux hommes ne prenaient pas une minute de repos. Il fallait aller de l’avant, aller, aller sans trêve. Un vent glacé, rasant le fleuve, leur gelait les doigts sur leurs pagaies. De temps à autre, ils devaient battre des mains pour rétablir la circulation.

La nuit tombant n’arrêta pas leur course qui, dans l’obscurité, devint plus pénible encore. À plusieurs reprises, ils furent projetés contre des récifs qu’ils n’avaient pu voir et qui les mirent en sang. Plusieurs fois aussi, ils échouèrent sur une des rives du fleuve.

Au premier de ces plongeons, le sac de Louis Bondell tomba dans le fleuve. Fred Churchill, après avoir beaucoup barboté, le repêcha, à tâtons, sous trois pieds d’eau. Il en eut pour une demi-heure. Après quoi, et pour éviter qu’un pareil accident ne se renouvelât, il le ficela solidement à l’un des bois de la pirogue. Antonsen avait commencé par rire du sac. Il pestait maintenant contre lui. Fred Churchill fit celui qui n’entendait pas.

Retards et malchances se succédèrent toute la nuit. Les deux hommes étaient exténués. Leurs cœurs battaient à éclater. Ils n’étaient que deux pauvres choses servant de jouet au destin.

Ils allaient pourtant. Mais, quand l’aube parut, ils étaient loin encore de l’escale de Tagish. Après une dernière catastrophe qui retourna sur eux la pirogue et où ils faillirent couler en eau profonde, ils entendirent, sous le coup de neuf heures du matin, le sifflet de la Flora. C’était le vapeur qui annonçait son départ. Une heure après, les deux hommes arrivaient à Tagish ; à peine alors purent-ils apercevoir un nuage de fumée qui s’éloignait vers le Sud.

Ils n’étaient plus que deux loques humaines, trempées d’eau, aux vêtements en lambeaux : le chef de poste, le capitaine Jones, de la police royale, les accueillit et les traita de son mieux. Il leur donna de quoi se restaurer. Jamais, contait-il par la suite, il n’avait vu d’appétits aussi formidables.

Bien repus, les deux hommes s’étendirent près du poêle, dans leurs habits mouillés et s’endormirent, Fred Churchill avec le sac de Bondell comme oreiller.

Au bout de deux heures, Churchill était déjà debout. D’un coup de pied, il réveilla Antonsen, prit le sac, et tous deux regagnèrent la pirogue, à la poursuite de la Flora.

Vainement, le capitaine Jones avait tenté de les en dissuader.

— Rien n’est impossible, répondit Churchill. Un accident, on ne sait quoi, peut survenir au vapeur et le retarder. Sa machine, sans doute, ne vaut pas mieux que celle du W.-H. Willis. Mon devoir est de le rattraper et de le ramener en arrière, pour prendre mes camarades.

Le fleuve, au-delà du Tagish, s’élargit comme un lac. Le vent d’automne le soulevait et déchirait les vagues qui se vaporisaient en écume blanche. Ayant vent debout, la pirogue embarquait d’énormes paquets d’eau et les deux hommes devaient constamment se relayer pour la vider à l’aide d’une écope. De la tête aux pieds, ils étaient trempés d’eau glacée. Mais ils allaient toujours.

La Flora, heureusement, était un vieux sabot et le vent contraire gênait considérablement sa marche. À la fin du jour, elle fit halte une heure ou deux, à l’extrémité du lac Tagish, pour réparer quelques avaries. Et ce fut là qu’au plus fort d’une rafale de neige, les deux hommes la rejoignirent.

Ayant accosté le vapeur, ils appelèrent, et on leur jeta une échelle de corde. Antonsen s’affaissa sur le pont, comme une masse, et incontinent se mit à ronfler, à la place même où il était tombé. Fred Churchill avait l’air d’un fou. À peine ses vêtements lui tenaient-ils au corps. Sa figure, à demi gelée, était toute boursouflée. Ses mains étaient à ce point gonflées, qu’il ne pouvait plus joindre ses doigts. Et ses pieds étaient en tel état qu’il ne pouvait se tenir debout.

On s’expliqua. Mais le capitaine de la Flora ne voulait pas entendre parler de revenir en arrière et de s’en retourner aux rapides du Cheval Blanc. Fred Churchill voulait être obéi ; il était tenace et têtu, et le capitaine ne l’était pas moins.

— À quoi cela servirait-il ? observa celui-ci. Le dernier vapeur de haute mer de la saison, l’Athénien, qui se trouvait à Dyea, devait lever l’ancre le mardi matin… Il était matériellement impossible à la Flora de revenir au Cheval Blanc pour y prendre les passagers en souffrance et d’être de retour à Dyea avant le départ de l’Athénien.

— À quelle heure part, mardi, l’Athénien ? interrogea Churchill.

— À sept heures du matin.

— Ça va !

En même temps, Fred Churchill envoyait une volée de coups de pied dans les côtes d’Antonsen, qui ronflait toujours.

— Capitaine, dit-il, retournez au Cheval Blanc. Antonsen et moi, nous filons en avant pour prévenir l’Athénien et le retenir jusqu’à votre retour.

Antonsen, abruti de sommeil, n’avait pas encore recouvré ses esprits qu’il était comme un paquet dans la pirogue. Il ne se rendit compte de ce qui se passait qu’en se sentant inondé jusqu’aux os, par l’écume glacée d’une énorme vague, et en entendant Fred Churchill qui, d’une voix hargneuse, lui criait dans la nuit :

— Alors, quoi ? Tu ne peux pas ramer ? Tu as peut-être envie de te noyer…

Toute cette nuit-là les deux hommes ramèrent. Lorsque le jour parut, le vent s’était apaisé, mais Antonsen était à ce point épuisé qu’il lui était impossible de seulement soulever sa pagaie. Fred Churchill tira l’embarcation sur le rivage, en un endroit tranquille, et son camarade et lui s’assoupirent. Fred Churchill avait eu grand soin de tenir ses bras croisés sous sa tête afin que, gêné par la mauvaise circulation, il ne pût s’endormir trop profondément.

Plusieurs fois, il se réveilla pour consulter sa montre. Au bout de deux heures, il se releva et secoua Antonsen, qu’il remit debout.

Le lac Bennet, auquel les deux hommes ne tardèrent pas à arriver, mesurait trente milles de long. L’eau y était calme comme le bief d’un moulin. L’accalmie dura peu et, comme l’embarcation était en plein milieu du lac, le vent du Sud s’éleva, soulevant les flots. Il fallut, comme sur le lac Tagish, recommencer à lutter contre les paquets d’eau glacée qui déferlaient sur la pirogue et inondaient les rameurs. Antonsen était décidément à bout. Churchill le bourrait sans pitié. Mais bientôt il fut trop évident qu’il n’y avait plus rien à tirer du lourd géant. Il combattrait seul.

Il atteignit de la sorte, assez tôt dans l’après-midi, l’extrémité du lac Bennet et le poste qui s’y trouve.

En vain essaya-t-il d’extirper, Antonsen de la pirogue : rien à faire. Il se pencha sur lui, écouta sa pesante respiration, et se prit à l’envier, en songeant à ce qui restait encore à faire.

L’Allemand pouvait rester là, à dormir. Tandis que lui, il avait encore à franchir, à pied et sans retard, les hautes et redoutables passes du Chilcoot, seule voie de terre vers le Pacifique et vers Dyea. La lutte véritable allait commencer et il songeait, avec une nuance de mélancolie, à l’effort suprême qu’il lui restait à demander à sa robuste carcasse.

La pirogue amarrée sur la grève, il empoigna le sac de Bondell et, à l’allure d’un chien qui trotte en clopinant, il gagna le poste de police.

— Il y a là, sur le lac, clama-t-il au chef de poste, une pirogue qui vous appartient et qui arrive avec moi du Box-Cagnon. Il y a là-dedans un homme à demi claqué. Rien de grave d’ailleurs. Une grande fatigue, et rien de plus. Vous prendrez soin de lui. Moi, je n’ai pas de temps à perdre. Je vais à Dyea, prévenir l’Athénien. Je vous salue bien.

Et Fred Churchill reprit immédiatement sa course, comme s’il avait eu le diable à ses trousses. Un mille environ séparait le lac Bennet du lac Lindeman. Il le couvrit en serrant les dents.

Ce n’eût rien été sans le sac, sur lequel il ne cessait de tenir son attention éveillée, le repassant alternativement de sa main droite à sa main gauche, d’autres fois le mettant sous son bras. Il essaya de le caler sur son épaule, en l’y maintenant d’une main. Mais ce n’était pas pratique. Le sac ballottait et, tandis qu’il courait, lui heurtait la tête ou lui dégringolait dans le dos. Ses doigts enflés et meurtris lâchaient prise à tout moment. Le sac chut à terre plusieurs fois. À lui-même, il advint de trébucher et de s’étaler violemment sur le sol.

Au lac Lindeman, il trouva à acheter, pour un dollar, un lot de vieilles courroies dont il se fabriqua une sorte de harnais. Il fréta aussi un canot, qui le transporterait, lui et son colis, à l’autre extrémité du lac. La traversée eut lieu sans encombre et il débarqua sur le rivage opposé, à quatre heures de l’après-midi.

C’était le lendemain matin, à sept heures, lui avait-on dit, que l’Athénien devait quitter Dyea. Restaient encore, pour Fred Churchill, vingt-huit milles à franchir, vingt-huit milles y compris le Chilcoot.

Un instant, pour réajuster ses chaussures avant d’entreprendre la longue escapade de la montagne, il s’assit. Immédiatement, il s’assoupit. Mais, trente secondes après, il était sur pied, car il sentait que s’il cédait au sommeil, il ne se réveillerait plus à temps ; et ce fut debout qu’il acheva de vérifier ses chaussures.

Fugitif comme une lueur d’éclair, le sentiment lui vint qu’il allait céder au sommeil et qu’en dépit de sa volonté, tous ses muscles se détendant, son corps allait s’effondrer. D’un effort rageur, il se raidit, se ramassa sur lui-même et ne tomba pas. Mais cette dépense d’énergie lui causa un ébranlement cérébral infiniment douloureux. Il tremblait de tous ses membres. Il se frappa le front de la paume de ses mains, comme pour mieux retrouver ses esprits.

À ce moment, par une chance inespérée, passait Jack Burns, qui regagnait son campement du lac du Cratère, avec ses deux mules. Il invita Churchill à enfourcher l’une d’elle et à charger son sac sur la seconde. Fred Churchill refusa de se séparer du sac et déclara qu’il préférait le tenir devant lui, sur sa selle. Mais, comme il tombait de sommeil, il croyait à tout instant que le sac allait lui échapper. Et de fait, celui-ci ne cessait de glisser d’un côté ou de l’autre.

Lorsque la nuit fut venue, la mule que chevauchait Fred Churchill mit en contact son cavalier avec une grosse branche de sapin, qui dépassait sur le sentier. Fred en eut la joue toute fendue. Comble de malheur, la mule, peu après, fit un faux pas et s’abattit, envoyant l’homme et le sac rouler sur les rochers. Après quoi, Fred Churchill résolut d’aller à pied, en tenant la bête par la bride et en trébuchant avec elle dans les roches et les cailloux roulants.

La piste rude que suivait la petite caravane était envahie d’une infecte puanteur car, de chaque côté, gisaient tous les cadavres de chevaux tombés et crevés dans la course vers l’or. Mais Churchill n’y prêtait guère attention. Une seule pensée l’obsédait : ne point dormir. Il réussit à se tenir éveillé et, en passant près du lac Profond, il se décida à confier à Burns le sac de Louis Bondell. À la faible lueur des étoiles, il ne cessait de surveiller Jack Burns et ne le quittait pas des yeux. Il importait, avant tout, que rien n’arrivât à ce sac.

Au lac du Cratère, on se sépara et Fred Churchill, chargeant le sac sur son dos, continua seul à gravir les pentes supérieures du Chilcoot. Le sentier se faisait de plus en plus escarpé et Churchill, entre les deux précipices à pic qui bordaient sa route, commençait réellement à se sentir très fatigué.

Il se traînait ; sa démarche ressemblait à l’allure du crabe. Ses membres lui pesaient d’un poids très lourd ; l’effort de lever le pied lui paraissait énorme.

Il croyait, dans une sorte d’hallucination, être chaussé de plomb, comme un scaphandrier. À grand-peine pouvait-il résister à l’envie qui lui prenait, à toute minute, de palper ses semelles pour vérifier la réalité de sa supposition.

Quant au sac de Bondell, il lui semblait incompréhensible qu’un sac aussi peu volumineux pût peser autant. Ces quarante livres l’écrasaient littéralement sous leur poids. Il reporta son esprit en arrière et se remémora, avec étonnement, qu’il avait l’an passé, en arrivant au Pays de l’Or, franchi allègrement ce même Chilcoot, avec un bagage de deux cent cinquante livres sur le dos. Décidément non, ce n’était pas quarante livres, mais cinquante au moins que devait peser le sac de Louis Bondell.

Au-delà du lac du Cratère, la piste s’élevait, d’abord assez bien tracée, dans une forêt de sapins, puis franchissait un petit glacier. Il n’y avait plus ensuite qu’un chaos de rochers, dépourvus de toute végétation, et de blocs erratiques. C’était le diable d’y démêler sa route, dans l’obscurité noire. À tout moment, il fallait revenir sur ses pas et faire quatre fois pour une le chemin nécessaire.

Fred Churchill atteignit enfin le faîte du col ; il y soufflait un vent furieux, tout plein de neige. Il alla donner du nez, providentiellement, dans une petite tente qui était déserte, et où il s’introduisit en rampant. Il y trouva quelques pommes de terre frites, qu’il avala gloutonnement, et une douzaine d’œufs crus, qu’il goba.

Quand la bourrasque de neige commença à s’apaiser, il entreprit de descendre l’autre versant de la montagne. C’était, dans la nuit, une aventure hasardeuse entre toutes. Plus encore qu’en montant, Fred Churchill tout grelottant trébuchait et tremblait, roulait avec son sac sur des pentes vertigineuses bordées d’insondables précipices ; pour seul guide, la lueur des étoiles, heureusement reparues.

Mais, à mi-côte, celles-ci disparaissaient à nouveau sous les nuages et Fred Churchill, dans un passage spécialement mauvais, culbuta, cul par-dessus tête, et roula sans savoir où. Il atterrit, meurtri et ensanglanté, dans une sorte de trou pestilentiel, où il fut d’abord comme suffoqué. C’était là que les guides et les porteurs du Chilcoot avaient coutume de précipiter leurs bêtes épuisées ou mourantes. Le trou était plein de chevaux morts. Churchill en compta, en tâtonnant, dix-sept. Plus un dix-huitième, qui vivait encore, et qu’il acheva de son revolver.

En s’aidant des pieds et des mains, asphyxié à en mourir, il se tira hors de ce charnier. Puis il se souvint que le sac de Bondell était tombé avec lui. Il redescendit dans le trou pestilentiel, s’y traîna sur les genoux et finalement retrouva l’objet. Quand il rejoignit la piste avec son précieux fardeau, il ne put s’empêcher de songer, lui qui, pourtant, avait accompli déjà dans sa vie maint acte méritoire, maint notable exploit, qu’avoir repêché ce sac dans cette fosse dépassait en héroïsme tout ce dont il se faisait gloire.

Au-delà des Balances, le plus dur était terminé. La pente s’adoucissait et le chemin devenait plus aisé. Aisé est une façon de parler. Mais la piste était à peu près impraticable et certainement Fred Churchill eut-il regagné beaucoup du temps perdu s’il avait vu clair tout d’abord, s’il n’avait pas ensuite été chargé du malheureux sac. Le sac de Bondell était le rien dont le poids lui faisait franchir les limites possibles de la fatigue. Il s’accrochait aux branches, comme pour le tirer en arrière. Il parachevait l’épuisement. Et Fred Churchill ne cessait de se répéter que, s’il manquait l’Athénien, ce serait de la faute du sac.

Tandis qu’il marchait, le sac de Louis Bondell et le paquebot se confondaient dans son esprit en un même cauchemar, s’identifiaient l’un à l’autre en une commune et surnaturelle mission dont il avait charge, et pour laquelle il trimait depuis des siècles.

Ainsi Fred Churchill arriva-t-il, dans un rêve, au Campement des Moutons. Il entra, tout trébuchant, dans une auberge et, débouclant les courroies, se débarrassa les épaules de ce sac de malheur.

Le sac, lui glissant entre les mains, tomba lourdement sur le plancher, avec un bruit sourd, qui fit dresser l’oreille à deux hommes qui sortaient de l’auberge à ce moment même. Fred Churchill absorba un verre de whisky, s’assit sur une chaise, les pieds appuyés sur le sac, et laissa tomber sa tête sur ses genoux, après avoir prié le tenancier du lieu de le réveiller au bout de dix minutes.

L’homme n’oublia pas la recommandation. Mais quand il eut réveillé Fred Churchill, celui-ci avait le corps tellement raide que dix nouvelles minutes et un deuxième verre de whisky lui furent nécessaires pour qu’il pût rendre à ses articulations leur souplesse et quelque élasticité à ses muscles.

Il sortit brusquement et l’aubergiste qui le vit s’engager dans une fausse direction dut courir après lui pour l’orienter, dans la nuit, vers Canion-City. Churchill, toujours comme en un rêve, s’élança sur la piste indiquée.

Un vague raisonnement, qui subsistait en lui, lui disait de se méfier. Il ne savait pas de quoi, bien exactement. Mais il pressentait un danger immédiat et, à tout hasard, il prit en main son revolver.

Il lui sembla voir deux hommes qui s’avançaient soudain vers lui, comme deux fantômes, et il les entendit qui lui criaient :

— Halte-là !

Il répondit en pressant quatre fois, dans leur direction, la détente de son arme. Il entendit également crépiter leurs revolvers et il sentit qu’il avait été atteint à la cuisse, il vit tomber un des deux hommes et l’autre s’élança vers lui. Alors, il écrasa d’un coup de crosse la figure de son agresseur ; puis, se détournant, se remit à courir.

Tandis qu’il descendait, en clopinant, la piste qu’il avait reprise, il se réveilla tout à fait. Sa première pensée fut pour le sac. Il était toujours sur son dos. Il était persuadé qu’il venait de traverser une sorte de cauchemar. Mais, ayant cherché son revolver à la ceinture, il constata qu’il ne l’avait plus. En même temps, il ressentit à la cuisse une brûlure cuisante et, ayant porté la main, il vit que sa main était tiède de sang.

La blessure était superficielle, mais bien réelle. Fred Churchill, de plus en plus réveillé, hâta le pas, autant qu’il put.

Il rencontra une cabane, à laquelle il cogna. L’homme qui l’habitait possédait une charrette et deux chevaux. S’étant levé, il attela moyennant vingt dollars. Churchill se hissa péniblement dans la charrette et s’y endormit, toujours harnaché de son sac.

Le chemin qui descendait vers la vallée de Dyea était terriblement raboteux et semé de galets ronds et polis. Aux cahots trop violents, Fred Churchill était parfois projeté à deux ou trois pieds en l’air, ce qui le réveillait. Puis il se rendormait. Les soubresauts secondaires le laissaient indifférent.

Le dernier mille à parcourir était plus facile. En sorte que Churchill s’endormit profondément. Quand il s’éveilla, énergiquement secoué par le conducteur de la charrette, l’aube s’était levée et il se trouvait à Dyea, au bord de l’océan Pacifique. Tandis qu’il se frottait les yeux, l’homme lui criait dans les oreilles que l’Athénien était parti.

Il sursauta, puis regarda, tout déçu, le quai qui était vide.

— Il y a de la fumée, là-bas, vers Skagway, dit l’homme.

Fred Churchill avait les yeux trop enflés pour pouvoir distinguer quoi que ce soit, mais il répondit :

— Je rattraperai le vapeur. Trouve-moi un canot.

L’homme était serviable. Il trouva rapidement un canot libre que le propriétaire mit à la disposition de Fred Churchill pour dix dollars. Pour ce prix, il s’engageait en outre à ramer. Churchill paya les dix dollars, se fit descendre dans le canot, opération qu’il n’eût pu exécuter seul, et s’y étendit tout de son long, heureux à la pensée de reprendre son somme. Il y avait six milles environ de Dyea à Skagway.

Mais le propriétaire du canot n’était pas fichu de ramer convenablement. Fred dut prendre les avirons et s’exténuer durant quelques siècles de plus. Il connut là, durant ces six milles, la notion vraie de l’éternité et comme le fond de la souffrance. Une coquine de petite brise soufflait dans la baie et contrariait la marche du canot. Fred sentait la tête lui tourner et, au creux de l’estomac, une angoisse terrible. Allait-il se trouver mal ? Il ordonna à son compagnon de lui lancer à la figure de l’eau salée.

L’Athénien, juste au moment où Fred Churchill l’accosta, était en train de lever l’ancre. Churchill ramassa ses dernières forces pour crier, d’une voix rauque :

— Arrêtez ! Arrêtez ! J’apporte un message important ! Stoppez !

Et son menton retomba sur sa poitrine.

Cinq ou six hommes vinrent le chercher dans le canot. Il était complètement inerte et avait perdu connaissance. Quand on l’eut hissé à bord, il rouvrit les yeux, regarda autour de lui et se précipita sur le sac de Louis Bondell, auquel il s’accrocha frénétiquement, comme un noyé à une épave.

Tout le monde, sur le pont, fit cercle autour de lui. Il était à la fois un objet de curiosité et d’horreur. Des vêtements qu’il avait sur le corps, quand il quitta les rapides du Cheval Blanc, quelques haillons seulement restaient. Et lui-même n’était pas moins lamentable. Cinquante-cinq heures durant, il avait physiquement fourni tout ce dont il était capable. Il avait, au total, dormi six heures et il avait perdu vingt livres de son poids. Sa figure, ses mains, son corps entier, n’étaient qu’écorchures et meurtrissures, et il était aux trois quarts aveugle.

Il tenta de se remettre debout, sans y réussir. Écrasé sur le pont et toujours cramponné à son sac, il balbutia le motif de son raid, puis conclut :

— Et maintenant, mettez-moi au lit, je vous prie… Je mangerai quand j’aurai dormi.

Fred Churchill fut traité avec grand honneur. Le capitaine ordonna qu’il fût, y compris le sac de Bondell, transporté avec ses loques et sa saleté dans la cabine réservée aux nouveaux mariés, qui était la plus belle et la plus confortable du navire. Il y dormit d’affilée, deux fois le tour du cadran.

À son réveil, il prit un bain et, entièrement retapé, rasé de frais, il était accoudé au bastingage de l’Athénien, en train de fumer un cigare, lorsque les deux cents camarades qu’il avait laissés en arrière le rejoignirent et embarquèrent.

Lorsque l’Athénien fut arrivé à Seattle, Fred Churchill, plus dispos que jamais, descendit à terre ; il portait à la main le sac de Louis Bondell. De ce fardeau il était justement fier. Il symbolisait pour lui la satisfaction du devoir accompli et de l’honnêteté prouvée. Et il se répétait à lui-même :

— Je livre ce qu’on m’a confié…

Le jour commençait à décroître et il se rendit sur-le-champ chez Bondell. Celui-ci l’accueillit avec effusion, lui serra les deux mains à la fois, et l’invita à entrer.

Fred Churchill, ayant donné le sac, Bondell le prit et le jeta, tel que, sur son lit.

— Ah ! merci, vieux ! dit-il. C’est bien aimable à toi de me l’avoir rapporté.

Et Churchill observa que, sous le poids dudit sac, les ressorts du lit avaient fléchi, puis rebondi. Il cligna de l’œil, d’un air entendu. Le précieux colis était lourd, et il en savait quelque chose.

Louis Bondell, cependant, le bombardait de questions :

— Que s’est-il passé, là-bas, depuis mon départ ? Comment vont les camarades ? Qu’est devenu Bill Smithers ? Bishop est-il toujours associé avec Pierre ? Mes chiens se sont-ils bien vendus ? A-t-on trouvé de l’or au Sulphur Bottom ? Tu as une riche mine, sais-tu ! Quel est le bateau qui t’a ramené ?

Une demi-heure durant, Fred Churchill répondit aux questions de Bondell. Puis la conversation commença à tomber. Fred fit un mouvement de tête vers le sac et suggéra :

— Tu pourrais, peut-être, y jeter maintenant un coup d’œil…

— Oh ! ça va bien… répondit Bondell. Parle-moi plutôt du claim de Mitchell[6]. A-t-il rapporté tout ce qu’on en attendait ?

— Tu ferais mieux, vraiment, insista Churchill, de vérifier ce sac. Quand j’accepte une mission de confiance, j’aime à savoir si l’on est content de moi. Quelqu’un peut y avoir mis le nez pendant que je dormais. On ne sait jamais. J’aimerais savoir que tout y est en ordre.

— Peuh ! Ne te fais pas de bile, mon vieux. Ça n’en vaut pas la peine, je t’assure…

Et Bondell se prit à rire.

— Pas la peine… répéta Fred Churchill, d’une voix blanche. Pas la peine…

Puis il eut un sursaut et reprit, avec fermeté :

— Louis, qu’y avait-il dans ce sac ? Je veux le savoir !

Louis le regarda d’un air bizarre. Il quitta la pièce un instant et revint avec un trousseau de clefs. Avec l’une d’elles, il ouvrit le sac de cuir, y plongea la main, et en tira un gros et lourd revolver Colt, du calibre 44. Quelques boîtes de munitions à l’usage du revolver suivirent, puis tout un assortiment de cartouches Winchester.

— Voilà, dit-il quand il eut terminé.

Fred Churchill alla vers le sac, le prit dans ses mains, et regarda à l’intérieur si c’était bien tout. Puis, machinalement, il le retourna et le secoua avec précaution.

— Le revolver est rouillé… observa Bondell. Il a dû rester sous la pluie.

— Évidemment… répondit Churchill. Il a été mouillé, et c’est dommage. J’en ai pris insuffisamment soin.

Et il sortit.

Au bout de dix minutes, Louis Bondell ne le voyant pas revenir, sortit à son tour. Il trouva Churchill assis sur les marches du perron, les coudes sur les genoux, le menton dans ses mains.

L’homme, comme hébété, regardait fixement dans les ténèbres.
CHASSÉ-CROISÉ

Tel un rôdeur inquiet, au pas indécis, l’homme suivit la rue jusqu’à son extrémité et, arrivé au carrefour qu’elle formait avec une voie transversale, observa sournoisement autour de lui.

Mais il ne vit rien que les oasis de lumière, dessinées, au-dessous d’eux, par les becs électriques installés là.

Alors il revint sur ses pas, dans la demi-obscurité de la rue.

Il allait comme une ombre ténue, le long des maisons, dans un glissement silencieux, sans geste inutile. Mais alerte aussi, dans son indécision même, tel qu’une bête sauvage de la jungle, l’oreille et le cerveau tendus à l’extrême, aux aguets du moindre bruit, les yeux à l’affût de toute forme étrangère.

Seul, un fantôme encore plus immatériel aurait pu échapper à sa perception.

Celle-ci était à ce point subtile et intérieurement aiguë qu’en frôlant une maison, il eut, sans qu’aucun indice apparent l’eût renseigné, la notion subite que dans cette maison, devant laquelle il stoppa le quart d’une seconde, il y avait des enfants.

Comment sut-il cela ? Il l’ignorait lui-même et eût été fort embarrassé d’en donner aucune explication. Mais des enfants se trouvaient derrière ces murs. Cela seul était certain.

Et cette perception intérieure ne pouvait le tromper. Elle l’avertissait, afin qu’il pût, le cas échéant, en tenir compte, s’il y avait lieu.

Soudain, l’homme eut le sentiment, non moins inconscient, qu’un piéton venait derrière lui et, en même temps, que ce piéton ne constituait pas une menace.

L’inconnu pressait le pas, se hâtant seulement pour réintégrer son domicile. Ce qu’il fit effectivement, après avoir dépassé l’homme et gratté une allumette, afin de trouver le trou de la serrure, où entrer sa clef. Une fenêtre s’éclaira, puis des rideaux furent tirés et tout s’éteignit.

L’homme passa ensuite devant un autre logis, où filtrait, derrière des volets clos, une faible lueur. Et il en conclut que la chambre en question était une chambre de malade.

Il se retrouva ainsi devant une maison qui parut l’intéresser spécialement.

Aucun bruit n’en sortait et il n’y avait, à aucune fenêtre, nulle lumière. Un porche recouvert d’un auvent, précédait la porte de la maison et, sous le porche, la porte était close.

L’homme attendit quelques instants et parut hésiter, anxieux et comme flairant un danger invisible.

Au carrefour éclairé qui se trouvait à l’extrémité de la rue, il ne tarda pas, en effet, s’étant retourné, à voir se dessiner une silhouette.

Il ne s’était pas trompé. C’était celle d’un policeman.

Il tressaillit, comme un daim à l’approche du chasseur, et, se dissimulant dans l’ombre de l’auvent, il siffla deux fois vers la maison. Mais le policeman enfila, au carrefour, la voie transversale et disparut, sans plus, comme il avait paru.

Pour plus de prudence, l’homme redescendit la rue, s’assura par lui-même que le chasseur avait suivi tout droit son chemin et ne revenait point sur ses pas. Puis il regagna la maison qui l’intéressait. Alors, du trottoir qui faisait face, après un dernier moment d’hésitation, il siffla une seconde fois.

Un seul coup, très doux, qui semblait une invite, comme les deux coups précédents, plus âpres, avaient été un avertissement.

Au bout d’un certain temps, une masse sombre, sortie l’on ne sait d’où, se dessina vaguement sur le toit du porche, d’où elle descendit en se laissant glisser le long d’un des piliers, pour prendre forme d’homme sur le trottoir, où elle se tint debout. Ce second personnage, traversant la rue un peu plus loin, alla rejoindre le premier.

Il était beaucoup plus grand et costaud d’aspect que son compagnon, qui avait monté la garde.

— Comment, interrogea celui-ci, l’affaire a-t-elle marché ?

— J’ai mis la main sur le magot… grogna l’autre entre ses dents, après avoir fait quelques pas en silence.

Jim émit, dans la nuit, un gloussement satisfait, en attendant de plus amples détails, et les deux hommes continuèrent leur marche.

Les maisons succédaient aux maisons et la curiosité de Jim s’impatientait.

— Est-il bon, au moins, ce magot ? finit-il par demander.

— Bon et gros, sans aucun doute, répliqua l’autre. Quoique je n’aie pas eu le temps de compter. Nous y regarderons de plus près une fois chez nous. J’ai la tête un peu bousculée, tu comprends…

Comme le couple traversait le carrefour, sous les becs électriques, Jim remarqua que Matt, dont les traits étaient convulsés, semblait violemment souffrir du bras gauche, qu’il ne savait comment tenir.

— Qu’as-tu au bras ? questionna-t-il.

— C’est lui, la sale bête, répondit Matt, qui m’a mordu. J’espère bien qu’il n’était pas enragé. On assure que la morsure des hommes peut communiquer la rage, comme celle des chiens.

Alors, hein, il s’est défendu ?

Un grognement fut la réponse.

— Le diable t’emporte ! éclata Jim. C’est la croix et la bannière, pour te tirer les vers du nez.

« Allons, parle ! Ce n’est pas moi, parbleu, qui m’en irai te dénoncer. Raconte l’affaire à ton ami.

— Je l’ai étranglé… Et pour de bon, je crois. Je n’ai pas pu faire autrement. Il s’est éveillé pendant que j’opérais, et m’a surpris. Alors, dame !

— Tu as, en tout cas, fait proprement ton travail. On n’a, du dehors, rien entendu. Pourquoi as-tu cet air lugubre ?

— C’est un coup, tu le sais comme moi, répondit Matt d’un ton grave, qui peut me valoir la potence.

« Et pourtant, si je l’ai tué, c’est, je le répète, que je n’ai pas pu agir autrement. Il s’est réveillé au mauvais moment.

« Ce sont là, pour nous, les risques du métier. Il y a des cas où l’on est réduit à tuer.

Jim émit un susurrement bas, pour exprimer qu’il avait compris.

Puis, soudain :

— Moi aussi, pour ma part, j’ai bien travaillé. Tu m’as, de là-haut, entendu tout à l’heure siffler à deux reprises, n’est-ce pas ?

— Parfaitement ! La première fois, je venais de terminer. J’allais justement partir. Qu’y avait-il ?

— Un flic, que j’avais aperçu. Mais il ne venait pas de notre côté. Il ne s’est douté de rien.

« Quand j’ai été sûr qu’on était tranquille, sur ce point, j’ai sifflé à nouveau. J’ajouterai que tu t’es fait pas mal attendre…

— Que veux-tu ? expliqua Matt, J’étais plutôt mal à mon aise. Ton premier signal indiquait qu’il y avait danger. Je m’étais assis sur une chaise, en attendant ce qui allait suivre.

« Et je songeais, je songeais… à des tas de choses peu agréables. C’est curieux comme, à certains moments, il vous vient à l’esprit des idées bizarres.

« Il y avait aussi, dans la pièce, un maudit chat qui se trémoussait comme un démon, sautant de-ci, sautant de-là, tout en miaulant, et qui me portait terriblement sur les nerfs !

— En somme, coupa Jim d’un ton joyeux, l’affaire est bonne ?

— Excellente, tu peux m’en croire. Et je suis aussi pressé que toi d’examiner de près le butin.

Inconsciemment, les deux hommes hâtèrent le pas. Mais ils ne laissèrent point, pour cela, faiblir leur surveillance. À deux reprises différentes, ils modifièrent leurs itinéraires, pour ne point croiser des policemen entrevus.

Arrivés au faubourg de la ville basse, ils s’assurèrent, une dernière fois, qu’ils n’avaient pas été suivis, avant de s’engouffrer dans le sombre corridor de la peu reluisante maison meublée, où ils gîtaient.

Ils s’abstinrent d’allumer aucune lumière, jusqu’à ce qu’ils eussent, au premier étage, gagné leur chambre.

Jim, alors, gratta une allumette. Puis, tandis qu’il allumait la lampe, Matt ferma la porte à clef et poussa le verrou.

En se retournant, il remarqua la hâte inquiète de savoir qui se peignait sur le visage de Matt. Et Matt fit, en souriant à part lui, la même observation, relativement à son compagnon.

Matt tira, d’abord, d’une des poches de son veston, une petite lampe électrique,

— Très pratiques, dit-il, ces bibelots ! Mais il faudra renouveler la pile. La lumière faiblit, regarde ça… Et, à deux reprises différentes, j’ai cru qu’elle allait me laisser en plan.

« Fichue guigne pour moi, si c’était arrivé ! D’autant que je ne savais pas exactement où j’allais, dans cette maison.

« Je me suis cru perdu, à un moment. La chambre du type était à gauche, dans l’escalier, et je la cherchais à droite.

— Je t’avais pourtant bien dit qu’elle était à gauche… observa Jim.

— Pas du tout ! Tu m’avais dit à droite. Je n’ai pas la berlue. Il y a d’ailleurs le plan intérieur, tracé par toi, que tu m’avais remis…

Et, fouillant dans une autre poche de son veston, Matt en tira un papier plié.

Il le déplia sous la lampe et le montra à Jim, qui se pencha et regarda.

— Je m’étais trompé… avoua-t-il.

— Oui, tu t’étais fourré le doigt dans l’œil, et de la belle façon. Alors, je n’y étais plus du tout.

— Bah ! s’écria Jim. Cela, maintenant, importe peu. Déballe le magot !

— Pas d’importance… Comme tu y vas ! Cela, au contraire, en avait beaucoup. Pour moi, tout au moins.

« Car tout le risque était pour moi ! Toi, pendant ce temps, tu te baladais tranquillement dans la rue.

« Plus de blagues de ce genre, je t’en prie. Ou il t’en cuirait, à l’avenir. Ça va, pour aujourd’hui.

Ayant parlé, il plongea sa main, d’un air négligent, dans la poche de son pantalon et en produisit une poignée de petits diamants.

Il les déversa sur la table graisseuse, en un monticule étincelant.

D’admiration, Jim en émit un juron qui se portait bien.

— Ce n’est rien… jeta Matt, confit dans son triomphe. C’est à peine un début.

D’une foule de poches, dont il était muni, il continua à pêcher le butin.

Il y avait, en effet, des tas d’autres diamants. Des gros, enveloppés soigneusement, un à un, dans de la peau de chamois. De plus petits, qui étaient à même la poche.

— De la poussière de soleil ! dit Matt, en les faisant scintiller sous la lampe.

Jim, ébloui, dévorait des yeux la précieuse avalanche.

— Les moindres, observa-t-il, valent toujours bien, au détail, deux dollars chacun. Est-ce tout ?

— Si c’est tout… s’écria Matt, d’un air offensé. Alors, tu trouves que c’est insuffisant ? Tu as de l’appétit, mon poteau !

— Oh ! ce n’est pas ce que je voulais dire. Bien au contraire, je n’attendais pas tant ! Je n’accepterais pas, quant à moi, pour l’ensemble, moins de dix mille dollars.

Matt ricana.

— Dix mille dollars… Mettons le double, si tu veux bien ! Et je ne m’y connais pas en bijoux.

« Fouille un peu dans le tas… Et regarde-moi ce gros père !

Ayant remué des doigts la masse resplendissante, il en extirpa une pièce de tout premier ordre, qu’il approcha du verre de la lampe, pour en faire éclater tous les feux.

Et, comme eût fait un expert, il le soupesait et jaugeait.

Jim prononça vivement :

— Il vaut, à lui seul, mille dollars.

— Mille dollars ! rétorqua Matt. N’importe où, tu ne l’aurais pas pour trois mille.

— Trois mille dollars ! J’en suis abasourdi. Ou si je rêve… Pince-moi, pour me réveiller.

Les yeux de Jim lui sortaient de la tête et, sans pouvoir en retirer son regard extasié, il les fixait sur les brillants, qu’en compagnie de Matt il se mit à trier.

— Nous sommes maintenant, émit-il d’une voix à demi éteinte, des riches, de vrais riches. Hein, Matt, c’est tout de même épatant !

— Il nous faudra des années pour écouler ce trésor… prononça Matt, en hochant la tête.

— C’est compris. Tu es un homme pratique, je le sais, et tu as raison. Mais nous aurons toujours, au cours de l’opération, de quoi nous donner du bon temps.

« Quelle vie, mordieu ! nous allons mener ! Plus à trimarder désormais. Rien qu’à dépenser la galette, à mesure que nous continuerons à le liquider.

« Admirable ! Admirable !

— Tu vois si je t’avais menti… prononça Matt, en se rengorgeant.

Puis, soudain, il plongea sa main dans une nouvelle poche, pratiquée dans son gilet, et en tira un papier de soie, d’où il fit jaillir un collier de grosses perles.

— Je l’avais oublié, déclara-t-il avec un flegme affecté. Cela aussi vaut de l’argent…

Le collier fut jeté sur les brillants et il y eut, entre les deux hommes, un long silence.

Jim se remit ensuite à jouer avec la masse éblouissante qu’il faisait, entre ses phalanges, ruisseler en cascades, tantôt triant les brillants et les étalant à plat, tantôt les remêlant ensemble.

C’était un homme maigriot et chétif, anémique et rongé par ses nerfs, le type même de l’enfant du ruisseau. De petits yeux vrillés, dans un visage sans beauté, à la bouche fiévreusement tordue, qui semblait toujours crier famine. Dans son ensemble, l’aspect cruel d’un chat errant, exaspéré par la souffrance et tout pelé. Un dégénéré, du dernier degré.

Matt, au contraire, ne jouait pas avec les brillants. Il s’était assis, ses coudes sur la table et le menton dans les mains.

Il différait, en tous points, de son compagnon, et n’était pas né dans une ville.

C’était un enfant de la nature, aux muscles épais et couverts de poils. L’apparence et la force d’un gorille.

Pas une trace de rêve ne luisait dans ses yeux ronds, écarquillés et hardis, qui pourtant ne semblaient pas méchants, au premier abord. Mais, en les observant avec plus de soin, ils apparaissaient trop gros et d’un écartement supérieur à la normale.

Le tout trahissait un être excessif, débordant du cadre coutumier de l’humanité, et sur les traits de qui la ruse se mêlait à la force.

Jim, le premier, rompit le silence.

— C’est en bloc, dit-il, cinquante mille dollars.

— Cent mille ! rectifia Matt.

Puis le silence recommença et dura longtemps encore.

Ce fut, à nouveau, Jim qui le brisa.

— Pourquoi diable, demanda-t-il, le type gardait-il dans sa chambre un pareil trésor ? C’est une veine, tout de même. Car la place naturelle en était au magasin du rez-de-chaussée, dans un bon et solide coffre-fort.

Matt, en ce moment, était plongé dans la vision de l’homme, tel qu’il l’avait vu pour la dernière fois, alors qu’il était en train de l’étouffer, à la lueur de la petite lampe électrique.

Il entendit, sans tressaillir, la question de Jim et répondit, au bout d’un instant :

— Peut-on savoir ? Peut-être se préparait-il à jouer quelque sale tour à son associé, qui n’habitait pas avec lui.

« Oui, peut-être bien avait-il médité de lever le pied, ce matin même, en emportant le magot. Et il aurait, sans notre intervention, déguerpi en personne, pour des pays inconnus.

« Il y a, Jim, j’en suis persuadé, chez les honnêtes gens, ou prétendus tels, autant de bandits que parmi ceux qu’il est convenu, dans la société, de nommer ainsi.

« Il suffit de lire les journaux pour en être convaincu. Deux hommes qui s’associent n’ont le plus souvent qu’une idée, se poignarder mutuellement dans le dos.

Une lueur étrange, mal dissimulée, passa, à ces mots, dans les yeux nerveux de Jim.

Si bien que Matt interrogea, d’un air détaché :

— À quoi penses-tu donc, camarade ?

Le visage de Jim se crispa légèrement et c’est avec une sorte d’embarras qu’il répondit :

— Je pensais à tous ces diamants réunis dans cette maison… Mais pourquoi, toi-même, me poses-tu cette question ?

— Oh ! pour rien… Pour dire quelque chose.

Et le silence retomba, que, de temps à autre, coupait seulement un ricanement bas, échappé à Jim.

Ce n’était pas la beauté intrinsèque, et vraiment fantastique, de ce tas de perles et de brillants qui le fascinait. Il n’en comprenait pas la réelle splendeur.

Mais son imagination éperdue courait, à leur suite, après les joies immenses de la vie qu’ils allaient sous peu lui procurer, à tous les appétits de son estomac famélique, à tous les désirs inassouvis de sa pauvre chair, qui, grâce à eux, recevraient satisfaction.

Il se construisait de merveilleux châteaux en Espagne, bourrés d’orgies insondables, dont il s’effrayait lui-même.

C’est alors que lui échappaient ces ricanements spasmodiques, qu’il n’était point maître de retenir. Tant de bonheur contenu dans ces pierreries, c’était impossible !

Cependant ce n’était pas un vain mirage. Elles étaient bien là, sur la table, à portée de sa main. Et la flamme qui en jaillissait lui brûlait les yeux, derechef, l’emplissant à nouveau d’un rire hystérique.

Matt parut, à la fin, se réveiller sérieusement des visions plus sombres qui le hantaient.

— Au lieu, déclara-t-il, de demeurer là, chacun dans notre sphère, comme deux imbéciles, nous ferions mieux d’établir un état précis de notre bien.

« Nous compterons à tour de rôle, afin d’éviter toute erreur. Tu le comprends, Jim, nous devons tous deux, là-dedans, jouer franc jeu !

Jim baissa la tête, car une nouvelle lueur étrange avait, malgré lui, traversé ses prunelles.

— Alors, quoi, tu ne réponds pas ? insista Matt, d’un ton menaçant.

— Je ne réponds pas… parce que c’est bien évident ! Il en a toujours été de même entre nous.

— Parfaitement. Mais, quand on crève la misère, il est plus facile d’être honnête que quand on est devenu riche.

« C’est le cas, à cette heure, et nous sommes maintenant, l’un en face de l’autre, deux hommes d’affaires qui règlent leurs intérêts.

« Tu le saisis comme moi, je suppose ?

— Telle est bien aussi ma pensée… répondit Jim, en qui se démenaient, comme des bêtes enchaînées, au tréfonds de son âme obscure, mille pensées non recommandables.

Matt alla vers une étagère accrochée au mur, au-dessus d’un réchaud à pétrole à deux mèches, et sur les planches de laquelle s’alignaient des denrées alimentaires.

Il prit un sac qui contenait du thé, et le vida. Il fit de même avec un autre sac, où se trouvaient des piments rouges.

Puis, revenu à la table avec les deux sacs, il mit dans chacun d’entre eux les petits diamants, divisés en deux séries, selon leur taille.

Après quoi, les gros furent soigneusement dénombrés et enveloppés séparément, dans de la peau de chamois ou dans du papier de soie.

— Au résumé, dit Matt en regardant Jim, quand ces diverses opérations furent terminées, l’inventaire nous donne, en dehors du collier de perles, cent quarante-sept brillants de forte taille, vingt de taille supérieure et un énorme. Plus deux poignées de petits, ou très petits.

— Nous sommes d’accord, approuva Jim.

Matt, prenant un carnet, y inscrivit le compte en double, sur deux feuillets, dont il garda l’un et remit l’autre à son associé.

— Voilà, dit-il, qui nous servira de référence, le cas échéant.

Il s’en retourna vers l’étagère, y prit un plus grand sac, en papier fort, rempli de sucre, qu’il vida à son tour et dans lequel il engloutit toute la marchandise.

Puis il noua autour du sac un mouchoir de couleur, à raies et à carreaux, et s’en fut cacher, sous le traversin du lit, l’inestimable trésor.

Alors il s’assit au bord du lit et enleva ses chaussures.

Jim l’imita et, tout en délaçant ses godillots, leva les yeux vers Matt.

— Sérieusement, Matt, dit-il, tu crois qu’il y en a là-dedans pour cent mille dollars ?

— C’est aussi sûr que deux et deux font quatre. J’ai connu, autrefois, dans une maison de danse de l’Arizona, une danseuse qui paraissait en public parée de diamants[7].

« Ces diamants étaient faux. La femme assurait que, s’ils eussent été véritables, elle n’eût pas dansé. Car ils auraient bien valu cinquante mille dollars. Et combien y en avait-il ? Une douzaine à peine.

— Qui, désormais, lança Jim d’un ton triomphant, oserait me demander de travailler pour gagner ma vie ? De travailler à la pioche et à la bêche ? De peiner comme un chien ?

« Je ne ramasserais pas en accumulant, jusqu’à ma mort, tous mes salaires, sans en rien dépenser, le dixième de ce qui est là, sous le traversin. Ha ! Ha ! Ha !

— Une pioche et une bêche ? railla Matt. Tu n’es bon qu’à laver la vaisselle dans une gargote.

« Pioche et bêche, cela me connaît, moi, et je les ai, dans le ranch, assez maniés, idiot que j’étais, quand j’étais jeune.

« Et pour combien ? Pour trente dollars par mois ! Nourri, il est vrai… Maintenant, je commence à me faire vieux et, quant à la conclusion, je suis entièrement de ton avis.

« Travailler de mes mains, désormais… À d’autres, camarade !

Et Matt se fourra d’un côté du lit.

Jim souffla la lampe, et l’imita, de l’autre côté.

— Comment va ton bras malade ? demanda-t-il à Matt, dans l’obscurité. Peux-tu le remuer à ton aise ou s’il est toujours ankylosé ?

— Merci, mon vieux, de l’intérêt que tu me portes. Que de prévenances à mon égard ! Ce n’est pas naturel. Pourquoi, encore, me demandes-tu cela ?

— Tu m’avais dit craindre que l’homme ne fût enragé. Cela m’avait effrayé. Car j’ai pour toi, réellement, beaucoup d’amitié.

— Pas possible… En ce cas, rassure-toi. Mon bras va très bien, maintenant.

— Allons, tant mieux ! approuva Jim.

Il y avait, dans sa voix, un léger tremblement.

— Et que feras-tu de l’argent qui te revient ? reprit-il.

— J’achèterai une ferme, dans l’Arizona. Oui, une belle ferme, dans le ranch, avec de vastes terrains à mettre en valeur.

« Et je paierai, à mon tour, d’autres hommes qui travailleront pour moi.

« Il y a bon nombre de coquins qui m’ont solidement exploité, et que j’aimerais à voir, tombés dans la dèche, me demander de les embaucher. J’aurais plaisir à les envoyer au diable !

« Mais ce n’est pas encore le quart d’heure de choisir ou d’acheter ma ferme… Bonsoir, Jim. Et clos ton bec ! J’ai grand sommeil et vais dormir.

Jim n’avait, quant à lui, aucune envie de dormir et il demeura longtemps éveillé, nerveux et agité.

Dès qu’il s’assoupissait un peu, il virait sur lui-même et se réveillait complètement. Les diamants fulguraient sans trêve, sous ses paupières closes, et les incendiaient de l’éclat de leurs feux.

Matt, en dépit de sa lourde nature, ne dormait, lui aussi, que d’un léger sommeil, comme un animal des bois qui demeure alerté dans son repos même.

Mais il feignait de reposer profondément. Puis, se retournant tout à coup, il faisait comprendre à son compagnon qu’il ne perdait point conscience de la réalité.

Jim, de la sorte, ignorait toujours si Matt dormait ou ne dormait point.

Il y eut un moment où Jim se persuada que Matt s’était, cette fois, réellement assoupi. Car il l’entendait ronfler fortement. Mais, la seconde d’après, Matt, l’interpellant d’une voix claire, lui disait :

— Allons, Jim, dors donc ! Ne te tourmente pas ainsi pour ces diamants. Ils ne vont pas s’envoler.

Finalement, tous deux perdirent connaissance et ne s’éveillèrent qu’assez tard dans la matinée.

Ils demeurèrent au lit, à paresser, jusqu’à midi. Ils se levèrent alors et commencèrent à s’habiller.

— Je vais descendre, dit Matt, sa toilette terminée, pour acheter du pain et un journal. Toi, pendant ce temps, tu prépareras le café.

Jim acquiesça de la tête, tandis qu’inconsciemment ses yeux se détournaient de Matt et se perdaient vers le traversin, sous lequel reposait le féerique paquet, enveloppé dans le mouchoir de couleur.

Le visage de Matt ressemblait, quant à lui, au mufle d’une bête fauve.

— Écoute-moi bien, Jim, grogna-t-il. Il est entendu, c’est déjà dit, mais j’y insiste, que nous jouons franc jeu l’un vis-à-vis de l’autre.

« Si tu songes, à part toi, à me rouler, il t’en cuira. Je te boufferai tout cru. C’est bien compris ? Oui, je te planterai mes dents, dans la gorge, et je te mangerai, comme un bifteck.

Sous l’afflux du sang, sa face brunie par le soleil devint noire, tandis que le hargne des lèvres découvrait des dents jaunies par le tabac.

Jim se mit à trembler comme la feuille. L’homme qu’il avait devant lui, et qui le menaçait, avait, la nuit précédente, sans paraître s’en porter plus mal, tué, de ses propres mains, un autre homme.

Il était prudent, évidemment, de se garder. Et les mauvaises pensées qui, de plus en plus, se pressaient sous le front de Jim augmentaient encore son tremblement.

Dès que Matt fut sorti, une haine inexprimable lui contracta la face et il proféra tout bas, vers la porte, de sauvages malédictions.

Puis, comme pris d’un soupçon subit, il courut vers le traversin, tâtonna dessous et s’assura que le divin paquet était toujours à sa place. Matt ne l’avait pas emporté !

Il respira plus profondément, avec un rictus bizarre, qui certainement signifiait bien des choses obscures, et s’en revint vers le réchaud à pétrole, qu’il alluma prestement. Ayant, ensuite, rempli la bouilloire au robinet d’eau de l’évier, il la posa sur la flamme.

Le café était prêt, lorsque Matt rentra. Matt coupa en tartines le pain rapporté par lui et posa sur la table un morceau de beurre, dans son papier.

Jim versa le café et Matt, s’étant assis, en avala quelques gorgées.

Alors seulement il tira d’une de ses poches le journal du matin, qu’il venait d’acheter.

— Nous étions tous deux, dit-il posément, à mille lieues au-dessous de la vérité. Je te disais bien que tu estimais trop bas. Moi-même, d’ailleurs, je ne me doutais pas de l’énormité du butin.

« Tiens, savoure un peu la manchette de tête… Et Jim put lire, sous le doigt de Matt :

LA RAPIDE NÉMÉSIS.
Le bijoutier Bujannoff a été, pour le voler ;

assassiné par des inconnus pendant son

sommeil. Il avait personnellement comp-

loté de voler Metzner, son associé, et vidé,

dans ce dessein, de tout son contenu, le

coffre-fort du magasin. Le vol, perles et dia-

mants, à l’estimation de Metzner, s’élève, en

bloc, à un demi-million de dollars.


— Ha ! Ha ! Ha ! jeta Matt, j’avais, tu le vois, deviné juste ! Si le coffre-fort du magasin était vide et si Bujannoff en avait dans sa chambre monté le contenu, c’est qu’il comptait décamper en sa compagnie.

« Je n’avais pas été sans remarquer que le réveille-matin, posé près du lit, était mis sur cinq heures… Ah ! le bandit ! Mais il avait compté sans moi. Ha ! Ha ! Ha !

« C’est expliqué tout au long. Tiens, lis… Bujannoff devait, à six heures, s’embarquer sur le Sadoja, à destination des mers du Sud.

Et les deux hommes, laissant le café se refroidir dans leurs tasses, lurent silencieusement, leurs têtes se touchant, le papier imprimé.

De temps à autre seulement, à une phrase plus saillante, ils poussaient quelques brèves exclamations.

— Adolphe Metzner est au désespoir, lut Matt à haute voix. Disparu, le fameux collier de perles appartenant aux Haytorne… des perles admirablement assorties… évaluées par les experts de cinquante à soixante ou soixante-dix mille dollars… à quatre-vingt mille, selon d’autres.

— Dire, observa Jim d’un ton solennel, avec un ignoble juron, que des œufs d’huîtres, ce sale mollusque, peuvent valoir de pareilles sommes !

« Non, tout de même, ce que j’aurais voulu être là, ce matin, quand Metzner, en entrant dans le magasin, y trouva que le coffre-fort était vide !

« Et, comme fiche de consolation, Bujannoff étranglé dans sa chambre, mais le magot disparu.

Comme un fin gourmet devant un bon plat, il se passa la langue sur les lèvres.

Matt continua à lire :

— Des perles du Brésil, de la plus belle eau… Puis un nombre considérable de petits diamants, d’une valeur moyenne de quarante mille dollars.

« C’est ainsi qu’on s’instruit sur la valeur de ce qu’on ignore.

« Et ceci :

« Les assassins devaient être au courant des projets de Bujannoff. Ils ont choisi, savamment, le moment propice !

« Savamment… dit Jim. C’est idiot ! Comment, Matt, je te le demande, aurions-nous pu deviner que Bujannoff était un gredin et que, cette nuit-là, justement… C’est ainsi que les journaux vous font une réputation.

« Peu importe, après tout. Le principal est d’avoir la marchandise ! Si on la regardait encore un peu…

Il s’assura que la porte était bien fermée et que le verrou était en place, tandis que Matt tirait le paquet de dessous le traversin et l’ouvrait en grand, sur la table.

— Ces perles, en effet, sont admirables ! s’exclama Jim, en soulevant le collier. Et dire qu’il y en a là, peut-être, pour quatre-vingt mille dollars ! C’est tout de même invraisemblable.

— Les dames du grand monde, déclara Matt, aiment à la folie ces bibelots de parure.

« Et, pour les posséder, elles commettraient, assure-t-on, n’importe quoi. Elles se vendraient, elles tueraient… Que sais-je encore ?

Bref, conclut Jim, tout comme toi et moi.

Matt rétorqua :

— Ah, pardon ! Ce n’est pas du tout la même chose. Les bijoux me sont, à moi, en eux-mêmes, indifférents. Si j’ai tué, ce n’a point été pour le plaisir de les posséder et de m’en parer.

« C’est, uniquement, pour la valeur commerciale qu’ils représentent et les plaisirs variés, femmes et le reste, qu’ils peuvent me procurer.

— Cela va de soi, approuva Jim. Nous ne sommes pas, quant à nous, des dames du grand monde. Chacun son point de vue !

Vers le milieu de l’après-midi, les deux associés songèrent qu’il était temps de déjeuner et ce fut Jim, cette fois, qui sortit, pour aller aux provisions.

Matt, ayant débarrassé la table et remis sous le traversin perles et diamants, ralluma le réchaud à pétrole et mit à bouillir l’eau pour le café.

Jim resta peu de temps dehors.

— C’est étonnant ! dit-il en rentrant. Les rues, leurs boutiques et les passants ont leur aspect coutumier. Rien n’est changé.

« Et moi, millionnaire de la nuit, je marchais dans ces rues, devant ces boutiques, parmi ces passants, sans que personne me regardât seulement, ni ne parût rien deviner.

Matt parut agacé de cette philosophie sentimentale. Il émit, pour toute réponse, un beuglement mal articulé.

— As-tu acheté, demanda-t-il plus prosaïquement, un bon bifteck ?

— Sûrement que oui. Une merveille ! Un pouce d’épaisseur… Regarde-moi ça.

Il déballa sa viande et la soumit à l’inspection de Matt, qui approuva.

Puis il s’occupa du café et mit le couvert, tandis que Matt faisait cuire le bifteck.

— N’abuse pas, dit Jim, dans l’assaisonnement, des piments rouges. Ta cuisine à la mexicaine m’emporte le gosier ! Tout doux, je t’en prie.

Matt grogna derechef et continua son opération.

Derrière son dos, Jim remplit de café deux tasses de porcelaine et dans l’une d’elles, qui était légèrement fêlée, il vida, s’étant penché en avant, une poudre blanche, qu’il avait tiré d’une poche intérieure de son gilet et qu’enveloppait un petit carré de papier de riz.

Matt, s’étant retourné une minute après, déplia sur la table un journal et y posa la poêle toute chaude.

Armé d’un couteau, il partagea le bifteck en deux morceaux, dont il mit l’un dans son assiette, dont il servit l’autre à Jim.

— Allons ! dit-il en brandissant sa fourchette, mange vite, pendant que c’est chaud. Fais comme moi !

— Épatante, cette viande ! déclara Jim. sitôt la première bouchée.

« Mais ce que je puis t’affirmer, dès aujourd’hui, c’est que jamais je n’irai te rendre visite dans ta ferme de l’Arizona.

« Inutile de m’inviter, je t’en préviens !

— Qu’est-ce que tu me chantes-là ?

— Je chante, je chante… que la cuisine mexicaine ne vaut rien, décidément, à mon tempérament délicat. Avec tes damnés piments, tu me fiches le feu dans les boyaux.

« Si je dois jamais, dans l’autre vie, faire connaissance un jour avec l’enfer, ce sera alors bien assez tôt.

Jim expira fortement, puis aspira de même, pour se rafraîchir la bouche d’air pur, but une gorgée de café et se reprit à déguster son bifteck, tout en observant, à part lui, que Matt n’avait pas encore touché à sa tasse.

— À propos, demanda-t-il après quelques bouchées, que penses-tu, Matt, de l’autre vie ?

— L’autre vie, répondit la brute épaisse, qu’est-ce que c’est que ça ? Ça n’existe seulement pas. Il n’y a pas plus d’enfer que de ciel !

« Tout ce que tu as à vivre, tu l’auras, quand tu mourras, vécu en cette vie.

Ayant ainsi parlé, Matt, à la grande satisfaction de Jim, commença à boire son café.

— Alors… interrogea-t-il avec une joie satanique, car il savait bien que l’homme qui était devant lui n’avait plus longtemps à vivre.

« Alors… Qu’adviendra-t-il de nous, selon toi, après la mort ?

Matt ricana :

— Ce qu’il en advient ? As-tu jamais rencontré, dans le ranch, un bœuf qui a crevé là ? Il en sera de toi, Jim, exactement la même chose. Plus rien à tirer de ta carcasse. Pas même un bon bifteck, comme celui-ci.

Et Matt vida, d’un trait, sa tasse de café.

Puis demanda :

— Serait-ce, Jim, que tu as peur de mourir ?

Jim secoua la tête, tout en clignant de l’œil vers Matt.

— Avoir peur de la mort ? dit-il. Mais pas du tout ! Car, contrairement à toi, je pense que nous ne mourons que pour ressusciter ailleurs.

— Et continuer à voler, à mentir et à pleurnicher, comme tu fais du matin au soir ? Et cela durant toute l’éternité ?

— Oh ! je n’en sais rien. Il n’est pas prouvé que, dans l’existence future, il soit, pour vivre, nécessaire de tuer et de voler.

« Peut-être, toi comme moi, y deviendrons-nous d’honnêtes gens.

— C’est bon, c’est bon ! glapit Matt, d’un ton moqueur. Laisse-nous tranquilles avec la mort. Tu sauras exactement à quoi t’en tenir, quand tu en seras là.

Jim se tut et, à cet instant même, il eut l’impression que quelque chose d’obscur et de terrible, indéfinissable, l’avait couvert de son ombre et frôlé de son aile.

Un inconnu tragique planait dans l’air.

Et, fixement, il regarda Matt, les yeux dans les yeux. Le poison, pensait-il, devait commencer à accomplir son œuvre. Rien, pourtant, n’en apparaissait sur la face de Matt.

Se serait-il trompé de tasse et aurait-il bu lui-même celle qu’il ne fallait pas ?

Mais non, c’était bien la tasse fêlée qui reposait, devant Matt, sur sa soucoupe. Celle qu’il venait de vider.

Jim, après cette constatation, se ragaillardit l’esprit.

— On s’imagine parfois des folies… pensa-t-il intérieurement.

Et il termina gaiement sa viande, puis barbouilla la sauce avec du pain, jusqu’à ce que l’assiette fût complètement nette.

Autrefois, dit-il quand il eut fini, lorsque j’étais gosse…

Mais il n’acheva pas sa phrase.

Le funèbre présage flottait à nouveau dans l’air et tous les nerfs de son être vibraient de l’avertissement d’une catastrophe inévitable.

Il lui semblait sentir une sorte de désagrégation générale s’opérer dans sa chair. Tous ses muscles, par instants, se contractaient.

Tout à coup, il se renversa sur une chaise. Puis, non moins soudainement, il se rejeta en avant, les bras étendus vers la table. Une sorte de tremblement, à peine perceptible, courait au plus profond de son être. On eût dit le premier frémissement des feuilles avant le déchaînement de l’ouragan.

Jim, pour se maîtriser, serra les dents. Mais ses muscles, qui entraient en révolution, ne lui obéissaient plus. Ils étaient la proie anarchique d’une panique folle, qui lui faisait courir des frissons tout le long du dos, des frissons qui le tenaient du sommet du crâne à la plante des pieds. La sueur commençait, aussi, à lui perler le front.

Il jeta tout autour de lui, sur la chambre, un regard scrutateur, à la perception duquel aucun détail n’échappait. Il lui semblait revenir d’un long voyage et chaque objet, qu’il reconnaissait, l’intéressait prodigieusement. Puis il scruta de même le visage de son associé, qui était assis tranquillement en face de lui, de l’autre côté de la table. Et il vit que Matt l’observait aussi, en souriant.

Une incommensurable horreur se saisit de Jim.

— Bon Dieu, Matt ! s’écria-t-il. M’aurais-tu donc empoisonné ?

Matt ne répondit point et continua à sourire.

Une nouvelle crise, plus violente que la précédente, s’empara de Jim. Ses muscles, alternativement, se tendaient et se détendaient, se nouant par moments et le meurtrissant tout entier, de leur sauvage étreinte. Mais, pendant ce temps, le visage de Matt avait changé, lui aussi, et l’expression de ses yeux devenait anormale.

Matt ne souriait plus et suivait visiblement le même chemin sur lequel Jim l’avait précédé. Il écoutait à son tour, avec un intense effort, en essayant de le comprendre, le même message intérieur qu’avait, tout à l’heure, entendu Jim.

Matt se leva brusquement, traversa la chambre, puis revint s’asseoir en face de Jim,

— Tu m’as empoisonné… dit-il calmement.

Jim balbutia :

— N’as-tu pas fait la même chose avec moi ?

— Tout juste ! Et que m’as-tu servi ?

— De la strychnine.

— Moi pareillement.

« Pour une bonne farce, c’en est une ! conclut Matt, dont les dents se serraient et dont tremblait maintenant le corps robuste.

Jim s’était mis à pleurer.

— Non, n’est-ce pas, mon cher Matt, tu n’as pas fait cela ? Tu blagues, n’est-ce pas ?

— Pourquoi mentirais-je ? C’est comme je l’ai dit. J’ai proprement introduit, dans ta moitié de bifteck, la dose nécessaire.

Jim avait fait un bond vers la porte et s’apprêtait à l’ouvrir.

Matt s’élança vers lui et le repoussa violemment.

— Arrête, bon Dieu ! Où veux-tu aller ?

— Chez le premier pharmacien venu… répondit Jim, en haletant. Je cours chez le pharmacien.

— Pas de ça, imbécile ! Tu ne sortiras pas d’ici.

— Matt, mon bon Matt, je t’en supplie…

— Non, non ! Te mettre à courir dans la rue, avec la bobine que tu as, et prendre un pharmacien pour confident, avec tout ce qu’il y a ici, sous le traversin ! En voilà une idée !

« Tu serais bientôt coffré et prié sans aménité, par la police, de t’expliquer plus clairement. Sauvé peut-être, d’un côté, tu serais, d’un autre, sûrement perdu.

« Ce qu’il nous faut à tous les deux, puisque je suis dans le même cas que toi, c’est tout bonnement un vomitif. Le pharmacien ne te donnerait pas autre chose.

Matt, comme il eût fait d’une loque, rejeta Jim dans la chambre.

Puis il se dirigea vers l’étagère, tout en essuyant la sueur qui lui perlait du front, à grosses gouttes, et tombait, comme une grêle, sur le plancher. Il s’empara d’un pot de moutarde et délaya, dans une tasse, avec de l’eau prise à l’évier, la crème jaunâtre qu’il en avait tirée. Puis il but le tout.

Jim, titubant, l’avait rejoint et, de ses mains tremblantes, tenta de saisir tasse et moutarde.

— Patience ! ordonna Matt. Avec un coffre comme le mien, crois-tu qu’une tasse puisse me suffire ? Tu prendras ton tour, quand j’aurai fini.

De plus en plus affolé, Jim, qui en était presque aux spasmes de l’agonie, s’en revint tant bien que mal vers la porte, et recommença à vouloir tirer le verrou.

— Laisse cette porte ! gronda Matt, ou je te tords le cou ! Au surplus, je te le tordrai quand même, quoi qu’il arrive. Je t’avais prévenu d’avoir à jouer franc jeu avec moi.

— Mais, gémit Jim, tu n’as pas été non plus, il me semble, très loyal à mon égard…

Matt, sans riposter, absorba la seconde tasse et Jim se rapprocha de l’évier, où il se cramponna pour ne point tomber, béant vers la décoction jaune qui, pour lui, signifiait la vie.

— Pas encore ! cria Matt, qui se mit incontinent à se confectionner une troisième tasse.

L’ayant bue, comme les précédentes, il quitta l’évier, se saisit d’une chaise et s’y assit. Il épongea la sueur de son front. Il lui semblait qu’il allait mieux. Jim, ayant maintenant le champ libre, se délaya une tasse, à son usage. Mais comme il la portait à sa bouche, sa main trembla et le contenu de la tasse se répandit sur le plancher.

Il reprit le pot à moutarde et se courba derechef sur l’évier, Matt, sur sa chaise, le regardait faire.

— Courage, Jim ! dit-il. Vas-y ! Le remède est excellent. Vois comme je suis déjà retapé.

Jim, le visage contracté par la souffrance, prépara, entre deux spasmes, une deuxième tasse. Mais, à la seconde précise où il allait boire, une convulsion plus violente le saisit et il culbuta par terre, le nez dans l’eau jaune et dans les débris de la tasse brisée. À ce grotesque spectacle. Matt éclata d’un rire farouche, que coupa net une crise aiguë, qui lui secoua tout le corps.

— Ça va, ça va bien, dit-il. Le vomitif opère.

Et, s’étant levé, il alla pencher sa tête sur l’évier. Mais, contrairement à ce qu’il pensait, la moutarde n’opérait pas et, pour aider à son action il s’enfonça l’index dans le gosier.

Jim, cependant, la figure toute maculée de taches jaunâtres, continuait à se rouler par terre, dans une mousseuse et dégoûtante écume.

Il se frottait les yeux avec les mains, et poussait des gémissements lamentables.

— Non, mais, as-tu bientôt fini ? éructa Matt. Tu me portes sur les nerfs. Tu demandais où l’on va, après la mort ? Tu le sauras dans quelques instants. Ton compte est réglé !

— Je ne… gémis pas… balbutia Jim. C’est la moutarde… qui me pique le nez… et j’en ai aussi dans les yeux.

Il se redressa, pour frapper l’air de ses bras tremblants et retomba, terrassé, dans une ultime convulsion.

Chez Matt, plus résistant, la vie luttait encore.

De l’évier, il était parvenu à rejoindre sa chaise, où il s’était effondré, plié en deux, ses bras enserrant ses genoux. Quand il releva les yeux il vit, à ses pieds, Jim étendu, immobile, sur le plancher.

Alors l’épouvante le prit. La moutarde, décidément, n’avait pas rempli son office. Sa chair, qu’il tâta, était déjà froide. La seule ressource qui lui restait était celle du pharmacien.

Il tenta de rire, une fois encore, de jeter à la vie une dernière bravade, de lancer à la mort un dernier sarcasme. Mais des sons incohérents s’échappèrent seuls de ses lèvres. Il se remit debout, vacillant comme un homme ivre, et regarda vers la porte. Afin de la gagner sans tomber, il poussait, en marchant, la chaise devant lui.

Mais, quand il fut devant la porte, il sentit les derniers lambeaux de sa volonté lui échapper.

Il eut encore la force de tirer, en tâtonnant, le verrou et de tourner la clef dans la serrure.

Puis il s’appuya contre le bois, comme une

masse inerte et, doucement, glissa sur le sol.

Pages
  1. Poète américain, renommé pour sa grâce et sa délicatesse, 1807-1882.
  2. Robert Browning, poète anglais, né à Londres, 1812-1889.
  3. Se dit des gens simples, qu’on peut tromper facilement ; cette expression provient de la légendaire ballade anglaise Babes in the woods, de Percy.
  4. Rappelons que Jack London, au cours de son séjour au Klondike, a éprouvé lui-même les atteintes de la terrible maladie.
  5. Une des principales villes du Klondike et du Pays de l’Or, sur le fleuve du Yukon.
  6. Le claim est le lot attribué à chaque prospecteur d’or.
  7. L’Arizona est un des États de l’Union, sur la frontière mexicaine.