La Brèche aux buffles/Préface

E. Plon, Nourrit et Cie (p. vii-xvi).


PRÉFACE


Les Américains ont assez mal pris les quelques plaisanteries, — bien anodines cependant, — que je m’étais permis de faire sur eux, tout en racontant aux lecteurs des Montagnes Rocheuses mes pérégrinations dans leur pays. Il n’y a qu’à lire leurs livres et leurs journaux pour savoir ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent des étrangers en général et de nous en particulier ; mais ils ont l’épiderme particulièrement sensible et se fâchent volontiers quand ils soupçonnent qu’on a envie de leur rendre la pareille.

Telle n’a jamais du reste été ma pensée. J’ai toujours soutenu et je soutiendrai toujours que, touriste austère et consciencieux, je me borne à raconter ce que je vois, à répéter ce que j’entends, ou à décrire mes impressions, laissant à ceux qui me font l’honneur de lire mes récits le soin de tirer les conclusions que ces récits leur paraissent comporter. Si je puis prouver que ces conclusions sont éminemment favorables à l’Amérique et aux Américains, j’aurai donc prouvé que ces narrations, bien loin de cacher, sous les modestes fleurs littéraires dont je me suis efforcé de les orner, le crotale de la calomnie ou la vipère de la médisance, anguis in herba, — que mes narrations, dis-je, sont en réalité empreintes d’un amour profond pour les États-Unis et d’une admiration sincère pour leurs institutions ; amour et admiration à peine tempérés par quelques restrictions. Ouf ! voilà une phrase dont j’ai eu de la peine à sortir ; mais voilà ce que l’on peut appeler un syllogisme élégamment troussé !

Que les conclusions inspirées par lesdits récits à la masse de mes lecteurs aient été entièrement favorables à l’Amérique ; qu’elles lui aient même été infiniment plus favorables que je ne l’eusse cru, voilà ce dont je ne saurais douter, ayant reçu environ neuf cents (je dis neuf cents) lettres de personnes qui me déclaraient que les États-Unis en général et le Dakota en particulier, tels que je les leur décrivais, étaient bien décidément les pays de leurs rêves que c’était à moi qu’elles devaient cette révélation, et qu’elles m’en auraient une reconnaissance éternelle. À ces paroles flatteuses elles ajoutaient que, en vertu du grand principe « bienfait oblige », il était de mon devoir strict de leur découvrir dans le susdit pays une situation lucrative et agréable convenant aux aptitudes spéciales qu’elles se connaissaient et dont elles m’envoyaient l’énumération. Elles ajoutaient parfois des recommandations particulières. Un monsieur belge me confiait notamment qu’il était père de quatre jeunes filles, la première de dix-sept, la dernière de quatre ans. Il me demandait de lui trouver un emploi quelconque dans les montagnes Rocheuses. Mais n’ayant confiance, pour l’éducation de ces jeunes personnes, que dans un Ordre de religieuses dont il me donnait le nom, il me recommandait de lui trouver cet emploi à proximité d’un couvent de cet Ordre, où il pût les envoyer tous les matins, ce qui, est-il besoin de le dire ? compliquait singulièrement la mission qu’il me faisait l’honneur de me confier.

Ces lettres-là donnent la note gaie : elles sont l’exception. Les sept ou huit cents autres constituent un dossier qui serait bien précieux pour qui voudrait faire l’histoire économique de la France Grévy et Carnot regnantibus. Il est instructif. Ce sont des hommes déjà âgés qui me parlent des angoisses que leur cause l’avenir. On vivait, de père en fils, petitement, mais honorablement, en province ; les garçons entraient dans la magistrature, l’administration ou l’armée. Ils donnaient à l’État toute leur vie en échange d’un salaire dérisoire que leurs petits revenus héréditaires rendaient suffisant. Maintenant, la plupart de ces carrières leur sont fermées ; on ne veut plus d’eux nulle part, car ils n’ont pas les idées qui plaisent aux puissants du jour : d’ailleurs, les ressources disparaissent ; on a déjà diminué les fermages ; malgré cela, les fermiers ne payent plus et parlent d’abandonner la ferme ; les vignes sont dévastées : il faut donc avoir recours au vrai travail, à celui qui donne un salaire dont on vit. À tort ou à raison, — à tort selon moi, — ils trouvent qu’il y a là comme une dérogation. Puisqu’il faut que les fils travaillent de leurs mains, que ce soit au loin, là où ils ne sont pas connus, et aussi où ils ne seront pas persécutés par la haine basse du fonctionnaire hostile et tout-puissant. On a causé bien souvent de toutes ces choses le soir, en famille ; et puis, un jour, je leur ai parlé des montagnes Rocheuses, et alors on m’a écrit pour me demander conseil !

Dans ma collection, il y a aussi beaucoup de lettres de jeunes gens : ce sont celles qui m’intéressent le plus. À mesure que je m’éloigne de ma jeunesse, je sens mieux quelle vilaine chose est la vieillesse, et j’aime de plus en plus les jeunes gens. Il y en a de charmantes, de ces lettres. Elles me font penser, quand je les relis, à ces cadets de famille de l’ancienne monarchie qui s’en allaient gaiement guerroyer et coloniser partout où le hasard les conduisait, prenant le temps comme il venait, et puis, vers quarante ans, se retiraient dans une petite gentilhommière avec la croix de Saint-Louis et une maigre pension, s’y mariaient et faisaient souche d’enfants qui leur ressemblaient. Ce sont ces hommes-là qui ont fait l’ancienne France à force de bravoure, d’abnégation et d’esprit aventureux. Plus tard, on les a retrouvés faisant le coup de feu derrière les haies de la Bretagne et de la Vendée contre les bandits de la Convention. Ensuite on les a vus reparaître à Castelfidardo et à Mentana : ils s’y préparaient à la journée de Patay. La race n’en est pas éteinte : grâce à Dieu. Seulement, ils ne savent plus que faire, dans un temps où l’on compte sur la savante tactique de groupes parlementaires pour nous tirer du bourbier où nous nous enlisons.

D’ordinaire, Je n’encourageais guère mes correspondants. Je n’aime pas à donner des conseils, surtout quand d’un conseil peut dépendre toute l’orientation d’une vie. On sait ce que je pense de l’émigration. C’est le pain des forts, mais c’est aussi le poison des faibles et pour nous autres Français, habitués à vivre dans l’encadrement des traditions et de la famille, le danger est particulièrement grand. Aussi, pour un qui réussit, dix qui s’enfoncent, et qui s’enfoncent d’une manière irrémédiable. Cependant, deux ou trois de ces jeunes gens me semblaient être dans des conditions très favorables, matériellement et moralement. Ils disposaient d’un petit capital, chose indispensable, ne fût-ce que pour compenser l’infériorité où se trouve un étranger vis-à-vis des gens du pays : ils avaient reçu une excellente éducation. N’ayant jamais vécu à Paris, ils avaient conservé très vif le goût des choses de la campagne. Frappés par ce qu’on disait de l’élevage des chevaux français en Amérique, ils avaient envie de tenter une spéculation de ce genre.

Le moment me semblait d’ailleurs bien choisi. La vogue de nos percherons en Amérique va toujours croissant. C’est dans le bassin du Mississipi qu’ils ont été introduits d’abord, et le croisement avec les juments du pays y a donné de tels résultats que les compagnies d’omnibus et de tramways de cette région ont adopté ce genre de chevaux, à l’exclusion de tous les autres. Celles de New-York et des autres grandes villes de l’Est commencent même à venir recruter leur cavalerie dans l’Iowa et l’Illinois, malgré les quinze cents ou deux mille kilomètres qui séparent ces deux pays, uniquement pour avoir des demi-sang percherons.

Jusqu’à une époque toute récente, l’élevage de ces chevaux s’est fait dans les mêmes conditions que chez nous. Chaque fermier avait un nombre plus ou moins grand de juments poulinières qui prenaient part à tous les travaux de la ferme. Mais depuis quelques années on s’est avisé d’appliquer à l’élevage des chevaux les principes qui avaient si bien réussi pour la production du bétail. On a reconnu qu’il était infiniment plus économique, au lieu de procéder comme par le passé, d’élever les chevaux à l’état à peu près sauvage dans les grandes plaines désertes de l’Ouest, où leur nourriture ne coûte rien, sauf à les amener, par les chemins de fer, sur les marchés de l’Est, quand ils sont d’âge à travailler. On aurait pu craindre que les chevaux percherons ou même demi-sang percherons ne pussent pas résister, comme les chevaux du pays, à des froids de trente à trente-cinq degrés, sans jamais rentrer à l’écurie et sans jamais recevoir d’autre nourriture que l’herbe gelée qu’ils trouvent en grattant la neige. Ils se sont tirés à leur honneur de cette épreuve, et ce fait est maintenant si bien établi que, de tous les côtés, il s’établit des ranchs où l’on n’élève plus que des chevaux de race percheronne.

C’est ce genre d’opération que je conseillai à mes deux jeunes gens. Ils allèrent d’abord s’initier pendant quelques mois à toutes les finesses du métier chez un des meilleurs étalonniers du Perche, auquel je les adressai. Puis, au printemps de 1884, ils partaient emmenant quatre étalons, deux percherons et deux arabes. Les lecteurs des Montagnes Rocheuses se souviennent peut-être du vieux Kemmish, en compagnie duquel Montblanc et moi avions traversée, deux ans auparavant, le désert d’Alcali. Je lui avais écrit pour lui demander d’aller les chercher à Sydney. Le voyage se fit sans incidents. Au commencement de mai, ils s’établissaient provisoirement à Custer avec leurs chevaux.

Les débuts furent pénibles. Ces braves garçons ne se découragèrent pas, ils coururent le pays pendant plusieurs mois, cherchant une localité favorable pour y établir le centre de leur haras. Ce fut un hasard qui leur fit trouver ce qu’ils cherchaient. Il y avait alors dans les environs deux personnages qui jouissaient d’une grande notoriété. Ils s’appelaient, l’un Lame Johnny, et l’autre Speckled-bellied-Jim. On les soupçonnait véhémentement d’être de simples voleurs de chevaux, mais comme ils avaient la réputation d’avoir le coup de revolver juste et facile, on leur témoignait une grande considération, et le shérif ne s’aventurait jamais dans les environs de l’endroit où l’on savait qu’ils avaient établi leur quartier général.

Malheureusement ou heureusement, un soir que Speckled-bellied-Jim avait bu plus que de raison dans un bar de Custer, il s’oublia à ce point, qu’il chercha querelle au shérif qui venait justement de boire un cocktail avec lui, et la querelle s’envenimant, il annonça l’intention de lui casser la tête d’un coup de revolver. Le shérif, très peu rassuré, énumérait tous les titres qu’il avait à sa reconnaissance, mais Jim s’entêtait et déjà faisait mine de tirer son revolver de sa gaine, quand un ami du magistrat, qui assistait à la scène, s’avisa de prendre son lasso et de le lancer par derrière sur le col de l’infortuné Jim. Quand ils virent qu’il n’y avait plus rien à craindre, tous les assistants s’attelèrent à la corde, et l’on traîna le cadavre de bar en bar, aux grands applaudissements de tous les citoyens proéminents et autres du pays qui étaient ravis de penser que leurs chevaux ne seraient plus volés.

Lame Johnny occupait seul le domicile commun quand survint cette malheureuse aventure, qu’un ami vint aussitôt lui conter. Il jugea sagement que son prestige avait reçu un grand coup, et qu’il serait prudent de quitter le théâtre de ses exploits, au moins pour un temps. Aussi, le soir même, il se mit en route pour aller rejoindre le stage-coach de Deadwood, qui passait non loin de sa maison. Malheureusement, le hasard voulut que deux ou trois des acteurs du drame de Custer se trouvassent dans la voiture ; ils se jetèrent sur lui dès qu’ils le reconnurent, prirent la bride de son cheval et s’en servirent pour le pendre à un gros peuplier qui s’appelle encore maintenant Lame Johnny tree, de même que le ruisseau qui coule devant la maison assez rudimentaire que s’était construite le défunt, s’appelle le Lame Johnny creek. Du haut de son peuplier, il aura pu se dire, comme un personnage de l’antiquité : Non omnis moriar !

La succession des deux associés se trouvant vacante, M… et A… se déclarèrent ses héritiers. Ils se trouvaient là sur la lisière de la forêt qui s’étend sur tous les Black-Hills. La vallée, assez étroite d’abord, s’élargit en descendant du côté de la Chayenne. Le pays, très accidenté par les derniers contreforts des montagnes, produisait une herbe abondante et de très bonne qualité, et cependant le sol était si rocailleux, que de longtemps on n’aurait pas à redouter l’arrivée des émigrants. En s’assurant des trois cours d’eau qui coulent aux environs, on pouvait disposer d’un parcours de vingt à vingt-cinq mille hectares.

Avec les sapins que leur fournissait la forêt, ils construisirent eux-mêmes une écurie pour leurs étalons. Dans un coin, ils s’étaient ménagé un petit réduit, et c’est là qu’ils passèrent leur premier hiver. Au printemps suivant, rejoints par un ami, ils allèrent dans l’Orégon et y achetèrent un troupeau de soixante-quinze juments qu’ils ramenèrent à petites journées, — sept ou huit cents kilomètres, — malgré la neige et les Indiens. En route, les juments commencèrent à pouliner. Il fallait marcher quand même, car on ne pouvait pas s’arrêter. Dix ou douze poulains moururent quarante-cinq survécurent. Dans le nombre, il y en eut une quinzaine qui firent plus de deux cents kilomètres dans les dix premiers jours qui suivirent leur naissance. Le général Daumas dit quelque part qu’un poulain arabe peut résister à autant d’heures de marche qu’il a de jours de vie. Il paraît que ce principe s’applique également aux poulains américains.

Tous ces détails, on me les écrivait dans des lettres qui respiraient tant de joie, tant de contentement, quand tout marchait bien ; tant de résignation et de courage, quand il survenait un accroc, que leur arrivée était un vrai régal pour moi. Plus tard, les résultats obtenus semblèrent si encourageants, qu’on songea à donner plus d’extension à l’affaire en augmentant considérablement le nombre des juments poulinières. Les parents et les amis des émigrants voulurent fonder une société et me demandèrent d’en être le président. Voilà pourquoi je suis allé deux fois à Fleur de Lis Ranch. C’est le nom que les jeunes gens ont voulu donner à leur établissement, nom qui leur a tout de suite conquis la sympathie des nombreux Canadiens établis dans les environs. Mes premiers récits étaient le résumé des impressions d’un touriste passant rapidement à travers un pays inconnu. Maintenant que je sais qu’il y a en France tant de gens qui pensent à l’émigration, je voudrais décrire la vie que mènent les Français, déjà assez nombreux, qui ont émigré. C’est donc à ceux qui voudraient les imiter, et notamment à mes neuf cents correspondants qui m’ont parlé de ces projets, que je dédie cette nouvelle étude.


Grancey. — 1888.