La Brèche aux buffles/Chapitre I

E. Plon, Nourrit et Cie (p. 1-22).

LA
BRÈCHE AUX BUFFLES

UN RANCH FRANÇAIS DANS LE DAKOTA

CHAPITRE PREMIER.


Le Fremont-Elkhorn and Mîssouri-Valley–Railroad. — Les docteurs Chr…, Po… et Gi… — Arrivée à Buffalo-Gap. — La belle Laura. — Fleur de Lis. — Le French-Creek.


18 septembre. — À cinq heures, je suis réveillé par le conducteur nègre du pullman-car dont je suis l’hôte depuis quarante-huit heures. Le jour se lève. Un coup d’œil jeté à travers la portière qui s’ouvre à la tête de mon lit nous montre l’éternelle prairie que nous n’avons pas quittée depuis Chicago. Cependant l’approche des montagnes Noires modifie son aspect. Ce n’est plus cette immense plaine, verte au printemps, jaune en automne, formant autour de l’œil un cercle parfait dont la circonférence se découpe sur le ciel avec une régularité si absolue, qu’on se croirait sur le pont d’un navire. Depuis dix-huit mois, ce nouveau chemin de fer, le Fremont-Elkhorn et Missouri-Valley-Railroad, a fini par atteindre le pied des Black-Hills malgré le long détour qu’il lui a fallu faire pour éviter la réserve indienne des Sioux. Cette nuit, venant de l’Est, nous sommes entrés dans le désert d’Alcali, et maintenant, remontant vers le Nord, nous suivons à peu près la route que je parcourais il y a quatre ans avec le vieux Kemmish. Nous longeons la base de collines couvertes d’une herbe maigre et rare, laissant voir un sol crevassé par les grandes chaleurs. Au fond des vallons, des ruisseaux d’eau saumâtre coulent lentement dans un lit trop large, entre les berges qu’ont rongées les crues du printemps. De loin en loin, sur les bords de l’un d’eux, quelque malheureux émigrant est venu s’établir, attiré par les promesses d’un prospectus menteur. On voit sa maison, une pauvre hutte (sod house) dont les murailles sont faites de mottes de gazon, car il aurait fallu aller à quarante ou cinquante kilomètres dans la montagne pour trouver un arbre. On a déjà eu bien de la peine à se procurer les maigres piquets qui servent à soutenir les rangées de ronces artificielles au moyen desquelles on a enclos une centaine d’acres le long de la voie. Pas un buisson en vue ; rien que de l’herbe. Seulement, de distance en distance, une grosse boule végétale, d’une régularité parfaite, ayant un peu l’apparence de ces touffes de gui qui envahissent nos pommiers. C’est le bundle grass. Souvent, en automne et en hiver, la racine très ténue qui la fixe en terre se casse. Et alors on voit ces boules énormes s’avancer par milliers, poussées par le vent, bondissant sur le sol et causant des terreurs folles au bétail et surtout aux chevaux. En somme, l’impression générale est lugubre.

Il n’y a pas de temps à perdre, car c’est à six heures que nous devons arriver à notre station de Buffalo-Gap je fais réveiller mes compagnons, qui, étendus dans leurs couchettes, en face de moi, dorment encore du sommeil du juste.

Il me semble que voici le moment venu de présenter au lecteur le personnel de notre caravane, car nous constituons une véritable caravane. Mes trois compagnons de route appartiennent au corps qu’illustra Hippocrate et dont se divertit tant M. Poquelin de Molière. La médecine a la réputation d’être une profession éminemment sédentaire. D’ordinaire, un médecin qui se respecte s’installe chaque jour dans son cabinet, fait entrer l’un après l’autre les clientes qui encombrent son salon, leur tapote le dos, met son oreille sur leur estomac et se fait payer toutes ces privautés deux louis. C’est une profession facile, agréable et lucrative. Comment se fait-il que trois de ses adeptes en aient quitté momentanément l’exercice pour parcourir, en ma compagnie, la grande prairie du Dakota ? C’est ce que je voudrais expliquer en procédant des causes générales aux particulières, ainsi qu’il convient à tout esprit qui se pique de philosophie.

Selon moi, on a toujours, jusqu’à présent, enseigné la zoologie d’une manière tout à fait incomplète, parce qu’on persiste à se placer à un point de vue beaucoup trop matérialiste. Ainsi, comment distingue-t-on les animaux ? D’après la nature de leurs dents, la forme de leurs os et le nombre de leurs pattes. Cela suffit-il ? Évidemment non. Quand j’entreprends un voyage, je désire être renseigné non seulement sur l’apparence des animaux que je dois rencontrer, mais encore sur leur caractère, car il est très certain que les bêtes ont des caractères très différents. Ainsi, par exemple, observez une vache dans un herbage. Elle a l’air d’être parfaitement heureuse. Cependant elle ne fait que boire, manger et dormir. Si elle n’a pas besoin de distractions, c’est qu’elle en trouve dans son for intérieur. Je suis donc autorisé à dire que c’est un animal naturellement gai.

Voyez au contraire les baleines et les marsouins. Quand ils ne sont pas occupés à manger, il leur faut tout de suite une distraction. La baleine se met à lancer des jets d’eau par ses évents, et les marsouins ne se lassent pas de s’exercer à faire la culbute. Ils s’ennuient évidemment dès qu’ils restent seuls avec eux-mêmes. Ce sont des animaux naturellement tristes.

Or, et c’est là que je voulais en venir, l’homme, et surtout l’homme civilisé, doit être, je crois, rangé dans cette dernière catégorie. Il a besoin de distractions. Seulement notre civilisation est ainsi faite que plusieurs catégories d’hommes éprouvent quelque peine à s’offrir ces distractions, cependant si nécessaires, et cela parce que, à tort ou à raison, notre société exige d’eux une gravité d’allure incompatible avec lesdites distractions. Mais cette société, moins sévère en réalité qu’elle n’en a l’air, les tolère très bien et même les encourage, pourvu qu’on sauve les apparences en leur donnant un prétexte scientifique ou patriotique. Une demi-douzaine de notaires ou de magistrats qui quitteraient la petite ville de province où ils se morfondent d’ennui, en annonçant qu’ils vont se plonger pendant huit jours dans les délices de la capitale, seraient peut-être enviés par leurs concitoyens, — en secret, — mais, en public, on les conspuerait : on leur vote au contraire des remerciements s’ils y vont comme délégués pour assister aux obsèques d’un grand homme, ou simplement s’ils se donnent à eux-mêmes la mission d’aller renseigner leur député sur l’état de l’opinion dans leur arrondissement. À la rigueur, on leur paye même leur voyage.

Il y a une foule de sociétés scientifiques, politiques ou littéraires, dont on ne comprend pas, à première vue, l’existence. Elles ne doivent leurs succès qu’à ce besoin secret de déplacement. Mais, de tous les prétextes employés par les gens sérieux pour cacher leurs débordements, les meilleurs leur sont encore fournis par les congrès. Les médecins surtout en ont usé et abusé. Jusqu’à ces derniers temps, lorsqu’un fils d’Esculape s’ennuyait par trop dans sa province, lorsqu’il voulait revoir les petits théâtres, entendre aux Ambassadeurs la nouvelle création de mademoiselle Faure, en un mot recommencer les fredaines de sa jeunesse, il annonçait à sa clientèle qu’il allait la quitter momentanément pour figurer dans un congrès médical à Paris. Seulement, dans ces dernières années, la clientèle s’étant mise elle-même à voyager, médecins et malades se rencontraient en toutes sortes d’endroits où les questions scientifiques ne se discutent guère. Il fallut aviser, car la majesté de la science menaçait d’être compromise. On est obligé maintenant de choisir pour les congrès médicaux des lieux de réunion de plus en plus éloignés. Les Yankees, nés malins, ont su exploiter cette situation ; ils ont, cette année, inondé l’Europe de prospectus annonçant que les médecins du monde entier étaient convoqués à Washington. Le programme des divertissements annoncés comportait d’abord l’étude de la cataracte du Niagara (les organisateurs auraient-ils voulu faire un calembour ?), puis quelques dîners assez rares, enfin l’honneur de donner une poignée de main au président Cleveland. Cela a suffi pour déterminer un peu plus de cinq mille (je dis : cinq mille) médecins à accourir de tous les points du globe. Pour sa part, notre paquebot en contenait vingt-cinq !

Qu’il n’y eût pas dans le nombre quelques rares naïfs qui prenaient au sérieux les communications qu’ils allaient faire au congrès, c’est ce que je ne voudrais pas affirmer. J’ai remarqué notamment, parmi les passagers de seconde, un brave homme qui avait un bonnet gris et des pantoufles en tapisserie, des lunettes bleues, le mal de mer à perpétuité, une chemise de flanelle qu’il ne changeait jamais, et un nom en er, Müller, Fischer, Bauer, ou quelque chose d’approchant. Il venait d’un village de la Bavière tout exprès pour faire aux Yankees une communication sur l’acarus de la gale, et tout le monde craignait qu’il ne transportât sur lui quelques-uns de ces insectes, à titre d’échantillon. Celui-là était un convaincu, j’en suis persuadé.

Mais les autres, qui arrivaient de Paris et lieux circonvoisins, — par lieux circonvoisins, il faut entendre toute la France, — ceux-là étaient de bons et joyeux compagnons bien décidés à ne pas s’ennuyer, ce qui est le plus sûr moyen connu de ne pas ennuyer les autres. Rien ne lie comme une traversée quand il fait beau et qu’on n’a pas le mal de mer. Au bout de deux jours, nous en étions aux confidences. Chacun d’eux m’avait régalé d’une histoire d’opérations et m’avait fait part de ses opinions sur la médecine en général et sur les médecins ses confrères en particulier. Ce que ces gaillards-là m’ont fait perdre d’illusions, nul ne le saura jamais !

Moi, je leur parlais de la Prairie. Les ombres de Fenimore Cooper, de Gustave Aymard et de tous les autres auteurs classiques me donnaient sans doute une éloquence extraordinaire, car, tandis qu’aucun de mes compagnons ne m’a inspiré l’envie d’être malade, j’étais parvenu à leur suggérer à tous, au bout de quelques jours, l’idée de laisser le congrès devenir ce qu’il plairait à Dieu, et de ne retourner dans le sein de leurs familles qu’après être venus avec moi faire un pèlerinage aux lieux qui ont rendu illustres Œil de Faucon, Renard Subtil et tant d’autres héros dont les aventures ont fait palpiter notre jeunesse.

Malheureusement, quel que fût mon désir de continuer sur les chemins de fer américains la bonne et joyeuse vie du paquebot, il m’était impossible, à mon très grand regret, d’emmener vingt-cinq médecins avec moi au ranch. Je fus donc obligé de restreindre mes invitations. Mais j’ai pu télégraphier, il y a deux jours, que j’arrivais avec trois médecins, télégramme qui, communiqué à la presse locale par une indiscrétion du télégraphiste, a produit une vive impression sur tous les habitants des Black-Hills, car ils ont cru tout d’abord qu’une invasion de quelque maladie contagieuse, tenue secrète jusqu’à présent, pouvait seule motiver une pareille affluence de docteurs.

Il me reste maintenant à les présenter individuellement au lecteur : le premier, le docteur Ch…, un Parisien, homme d’un certain âge, est bien connu par ses belles découvertes en chimie ; le second ne l’est pas moins sur le littoral de la Méditerranée. En collaboration avec le soleil, le docteur P… a pour spécialité de remettre à neuf tous les poumons de qualité qui affluent chaque hiver dans le midi de la France. Le troisième, le docteur G…, est un des internes les plus distingués de nos hôpitaux de Paris.

La chimie et la médecine sont deux belles sciences. Nul n’est plus convaincu que moi de cette vérité. On peut cependant dire de la première que, parmi ses découvertes, il en est, comme la strychnine et la dynamite, par exemple, qui n’ont contribué en rien au bonheur de l’humanité, et de la seconde, qu’il n’est pas bien prouvé qu’elle rende de bien grands services à l’espèce humaine, en général, en faisant vivre quand même une foule de bossus, de rachitiques et de malingreux, maldonnes de la nature que, si elle était laissée à elle-même, elle s’empresserait de faire disparaître, pour leur plus grand bien comme pour celui de l’espèce en général.

Il y a une troisième science, au contraire, qui a droit à toutes nos sympathies, car elle s’est toujours consacrée uniquement au bonheur de l’humanité. Elle procède de la première, et de toutes ses applications, c’est assurément la plus ancienne, comme la plus utile. Elle est l’auxiliaire le plus précieux de la seconde ; elle embellit notre existence. Voilà ses titres pour les utilitaires. Pour les patriotes, elle en a encore un autre : c’est la science française par excellence. Tous les peuples s’inclinent devant la supériorité de notre école, car c’est chez nous seulement que ses professeurs, s’élevant au-dessus des préceptes d’une routine vulgaire, ont fait une science de ce qui, partout ailleurs, n’est qu’une application confuse, et surtout indigeste, rudis et indigesta moles, de formules barbares et empiriques… Je pense qu’après cette tirade il est inutile d’ajouter que c’est de la cuisine que je parle.

Cet accès de lyrisme paraîtra peut-être à quelques-uns légèrement échevelé. Il était nécessaire, c’est là mon excuse, pour me ménager une transition, afin de présenter au lecteur le cinquième membre de la caravane que j’ai amenée à Buffalo-Gap, sans blesser la susceptibilité des autres. Ce cinquième membre n’est autre que mon maître queux, François Préel. À mon départ de Paris, mon valet de chambre étant malade, François s’est aussitôt offert pour le remplacer. Inutile de dire avec quel empressement je me suis hâté de le prendre au mot. Je vais vivre pendant de longues semaines au milieu des cow-boys, des colonels et des juges qui constituent la société du Far-West. J’aurai de fréquents rapports avec les Sioux, Ogalallas, Nez-Percés et autres Peaux-Rouges. Ce sont des gens d’humeur irascible et batailleuse. On a déjà essayé de bien des moyens pour les faire vivre en paix. On n’en est jamais venu à bout. J’ai toujours cru que, bien mieux que la musique, la bonne cuisine adoucissait les mœurs. Comment voulez-vous que des gens qui ne vivent que de lard rance n’aient pas le caractère aigri ? Initiez-les aux félicités de la gastronomie ! au lieu de s’entre-déchirer, ils ne songeront plus qu’à s’offrir à dîner les uns aux autres. À l’heure qu’il est, les plats favoris des Sioux sont le chien rôti et les serpents à sonnettes grillés. Comment s’étonner qu’ils soient féroces et barbares ? Que François révèle aux Sioux l’art de mettre un chien en civet et de servir les serpents à sonnettes à la tartare, n’est-il pas évident que les Sioux ne se sentiront pas le courage de résister à une civilisation qui se révèle à eux par de tels bienfaits ?

François a d’ailleurs conscience de la grandeur de la mission qui lui incombe. Il l’envisage à un double point de vue. D’une part, il est prêt à initier les peuples déshérités qu’il visite aux éléments de son art ; de l’autre, il consigne religieusement sur son carnet toutes les observations culinaires qu’il peut recueillir. Il m’a confié que le résumé de ces impressions devait paraître à notre retour dans le Moniteur de la cuisine, et ne m’a pas caché que cet article serait sévère pour la cuisine américaine.

Je reprends maintenant mon récit interrompu par ces trop longues digressions.

Le train s’arrête enfin à la station de Buffalo-Gap. Notre wagon est aussitôt envahi par A…, M… et D…, les trois foremen français du ranch, qui nous accueillent avec une joie très communicative. Leurs pantalons indiens en cuir fauve, garnis de franges sur les coutures, leurs feutres bossués à la don César de Bazan et leurs gros revolvers Colt pendus au côté, leur donnent une couleur locale qui ravit nos docteurs. Il y a là aussi, sur la plate-forme, une demi-douzaine de citoyens proéminents de Buffalo-Gap, avec lesquels nous échangeons de vigoureuses poignées de main ; puis on se met en route le long de la première avenue pour aller déjeuner au Commercial hotel avant de se mettre en route pour Fleur de Lis.

J’ai déjà décrit les hôtels du Far-West. Le Commercial hotel ressemble à tous les autres. Au moment où nous entrons dans la salle à manger, je retrouve les tables recouvertes de nappes rouges très sales les innombrables petits plats remplis de choses innommées, entassés devant chaque convive, toute cette mise en scène qui laisse de si douloureux souvenirs chez tous les voyageurs aux États-Unis ! Les docteurs s’arrêtent hésitants, en percevant l’odeur atroce de lard grillé qui vous prend à la gorge. Heureusement, une idée lumineuse traverse mon esprit au moment où le directeur de l’hôtel accourt vers moi en s’écriant : How are you ! baron ! Glad to see you !

— Colonel Flynn, lui dis-je, — est-il nécessaire de dire que notre hôte est colonel ! — je vous présente au docteur C…, un des médecins les plus proéminents de France. Il a quitté le grand congrès médical de Washington pour venir étudier sur place les eaux minérales de ce pays-ci.

— Oh ! dit Flynn, vivement intéressé.

Au sud des Black-Hills, tous les ruisseaux de la Prairie ont une eau exécrable ; mais aucun n’est comparable, sous ce rapport, au Beever-Creek, qui coule à Buffalo-Gap. Son eau a toutes les propriétés de la source qui de nos jours a rendu si célèbre le nom des Hunyadi. Le bon Flynn se voit déjà l’associé du docteur, expédiant dans le monde entier des bouteilles étiquetées à son nom.

Right glad to see you, sir ! lui dit-il d’une voix émue. Hope you are well !

Et il se précipite sur la main du docteur, très étonné de cet accueil chaleureux.

— Justement, lui dis-je, le docteur est très fatigué : vous savez, les hommes d’un certain âge sont un peu les esclaves de leurs habitudes. Vous devriez me permettre de lui faire préparer quelque chose par mon cuisinier.

— Comment donc ! s’écria Flynn, mais toute la maison est à votre disposition.

Je n’en demandais pas davantage, et faisant signe à François, je me dirigeai avec lui vers la cuisine, un abominable petit appentis attenant à la maison. Au milieu, il y a un poêle en fonte, tout graisseux. Un nègre d’une saleté épouvantable découpait gravement avec un bowie-knife des tranches de viande sur un quartier de bœuf pendu au mur ; puis il les étalait à même sur la plaque du poêle, et au bout d’un instant les livrait à deux jeunes personnes qui les servaient aux consommateurs dans la salle à manger. On appelle cela des biftecks dans ce pays-ci ! François frissonna, mais il se montra tout de suite à la hauteur des circonstances. En un clin d’œil, il avait découvert des œufs, des oignons, du lard, une vieille marmite et une poêle.

Vingt minutes après, la première soupe à l’oignon qui ait jamais été conçue et exécutée dans le Dakota mijotait doucement sur le feu, envoyant dans toute la maison ses réjouissants effluves, que tous les colonels et tous les juges aspiraient avec une surprise indicible. Tout le monde voulut en avoir. Les deux servantes elles-mêmes, si je puis employer une expression aussi peu respectueuse en parlant de mesdemoiselles Minnie et Laura, nièces du colonel Thompson, rédacteur en chef du Buffalo-Gap-News, vinrent s’asseoir entre leur oncle et moi et réclamèrent leur part, qu’elles absorbèrent en faisant des petites mines charmantes. Quand on vit arriver ensuite une omelette au lard, l’enthousiasme fut à son comble. Thompson déclara qu’il consacrerait son prochain article à la description de ces deux merveilleux French dish. La gloire est un aimant qui attire toujours la beauté ! La belle Laura était si émue, que si François lui avait demandé sa main, elle la lui aurait accordée séance tenante ; j’en suis convaincu. Bien loin d’entrer dans cette voie, il a refusé avec une grande énergie le bifteck qu’elle lui offrait ; mais il n’a pu échapper, malgré la modestie qui est l’apanage du vrai talent, aux poignées de main enthousiastes de la douzaine de colonels et de juges qui lui doivent d’avoir été initiés aux délices de la soupe à l’oignon.

En sortant de table, nous allons faire quelques emplettes. Comme toutes les autres villes du Far-West, Buffalo-Gap a eu des hauts et des bas boomé et déboomé, pour employer l’expression locale. Il y a un an, quand le chemin de fer y arriva, elle avait douze cents habitants qui demeuraient à une demi-lieue d’ici. La compagnie leur ayant joué le mauvais tour de ne pas faire passer sa ligne où ils l’attendaient, ils ont tous transporté leurs maisons aux environs de la gare, faisant comme Mahomet, qui allait à la montagne quand il était prouvé que la montagne ne voulait pas venir à lui.

Une fois qu’on eut tracé à nouveau les cinq ou six avenues et les vingt-cinq à trente rues que comporte toute city américaine, et que les maisons se furent de nouveau alignées le long desdites artères, le bruit se répandit que je ne sais quelle ville du voisinage boomait. Aussitôt tout le monde y courut, emportant la plus grande partie des maisons. Au bout de quelques semaines, les avenues n’étaient plus indiquées que par quelques rares édifices trop grands pour être emportés ou trop misérables pour valoir les frais d’une démolition. À un certain moment, il n’y avait plus qu’une centaine d’habitants restés fidèles à la fortune ou plutôt à l’infortune de la cité déboomée. C’étaient du reste des gaillards qui ne plaisantaient pas avec la morale. Quelques jeunes personnes d’allures un peu suspectes étaient venues s’installer dans une maison située précisément en face du bar de notre ami Flynn, auquel elles enlevèrent du coup la clientèle de tous les cow-boys du voisinage. Un soir, après boire, les consommateurs qui lui étaient restés fidèles déclarèrent que les citoyens sérieux de Buffalo-Gap ne pouvaient tolérer un tel scandale, et cette opinion répondait si bien au sentiment général, que séance tenante on alla tirer de leur remise les deux pompes de la ville, on en ajusta les tuyaux à la cheminée de la maison, et une vingtaine de colonels et de juges se mirent à pomper de si grand cœur, qu’au bout d’un quart d’heure l’eau sortait en cascade par la porte. Il parait que, ce soir-là, il n’y avait pas de cow-boys pour prendre leur défense, car les pauvres demoiselles ont été obligées d’aller chercher une cité plus hospitalière, et leur maison a été démolie.

La vertu est quelquefois récompensée. Depuis cet événement, la fortune a semblé sourire de nouveau à Buffalo-Gap. On a découvert dans ses environs de superbes carrières de pierres à aiguiser (whetstones). Dans ce pays-ci, il y a quatre ans, tout le monde voulait me vendre des mines d’or ou de mica. Maintenant, l’or et le mica sont méprisés. Personne n’en parle plus. En revanche, depuis ce matin, une douzaine de citoyens proéminents (prominent citizens) m’ont attrapé successivement par un bouton de ma jaquette, m’ont emmené dans un coin, et là, mystérieusement, m’ont montré des échantillons de pierres à aiguiser, en me proposant une association appelée à donner des dividendes fabuleux : j’ai déjà dans mes poches de quoi me monter un établissement de rémouleur, à mon retour à Paris. Ce serait peut-être le moyen le plus sûr d’en tirer parti.

L’exploitation de toutes ces richesses doit naturellement ouvrir pour Buffalo-Gap une nouvelle ère de prospérité : aussi tout le monde prévoit un boom imminent. Les terres à bâtir vont prendre une valeur fabuleuse, et l’on commence déjà à colporter partout le plan de la ville… telle qu’elle sera. Les connaisseurs prédisent que la troisième avenue va devenir le rendez-vous du monde élégant, — the fashionable resort ; — mais ils se demandent si Pine-Street pourra contenir toutes les banques qui s’y accumuleront. En attendant, dans la troisième avenue, il y a un champ où j’ai vu de bien beaux potirons, et dans Pine-Street, j’ai levé un vol d’au moins trois cents black birds.

J’avoue, à ma très grande honte, que j’ai toujours trouvé assez fastidieuse la besogne de visiter des monuments ; mais quelles que soient l’éloquence et la bonne volonté des ciceroni, on se lasse encore bien plus vite de visiter simplement l’endroit où des monuments s’élèveront peut-être… plus tard. Aussi n’ai-je pas cru déplaire à nos hôtes, en donnant promptement le signal du départ. On avait amené de Fleur de Lis deux buggies et un wagon. Ou a chargé les bagages dans le wagon, sur le siège duquel François a pris place à côté d’un cow-boy à l’air féroce qui servait de conducteur. Les docteurs et moi, installés dans les buggies, nous avons pris les devants, suivis par A… et D… à cheval.

Le soulèvement géologique qui a fait surgir les Black-Hills au milieu de la Prairie a agi comme un coup de poing qui crèverait de bas en haut un cahier de feuilles de papier de couleurs différentes. Il a retroussé en forme de bourrelet circulaire la couche de terre végétale, profonde de cent cinquante ou deux cents mètres, qui forme le sol de la plaine, de sorte qu’avant d’arriver aux formations rocheuses il faut traverser une série de collines terreuses. C’est ce qu’on appelle les Foot-Hills. Les Foot-Hills ont conservé dans une très grande mesure la singulière inaptitude qu’a le sol de la Prairie pour toute végétation arborescente. Sur les sommets seulement, on voit de loin en loin quelques sapins mal venus. En revanche, ces collines sont couvertes d’une herbe très drue et possédant des qualités excessivement nutritives. Aussi les pâturages des Foot-Hills sont-ils, de tous, les plus appréciés. L’eau y est seulement fort rare. Ce qui s’explique facilement. En effet, les ruisseaux qui descendent des montagnes vers la plaine, parcourant des strates relevées verticalement, finissent presque toujours par en rencontrer une qui est perméable, et alors ils disparaissent au moins pendant une bonne partie de l’année, sauf à revenir à la surface un peu plus loin.

Du reste, le régime des eaux de ces contrées mériterait une étude particulière. Le pays a dû être beaucoup plus humide qu’il ne l’est aujourd’hui. À chaque pas, on rencontre des lits de ruisseaux dont les berges indiquent qu’ils ont roulé un volume d’eau considérable, et qui maintenant ne contiennent jamais une goutte d’eau. À quoi tient ce dessèchement ? Depuis dix ans que les Indiens ont été chassés d’ici, on a coupé les bois de la montagne sans trêve ni relâche. Il est bien probable qu’il est inutile d’aller chercher plus loin la raison.

Ce pays est, en somme, parfaitement laid. Je me rappelle avoir vu, dans je ne sais quel ouvrage de M. Flammarion, un dessin représentant une vue d’un paysage lunaire. Je ne sais pas si l’artiste garantissait la ressemblance, mais je ne peux pas parcourir ce pays-ci sans penser à cette gravure. Au loin, on distingue les belles montagnes des Black-Hills, recouvertes de forêts superbes ; mais les premiers plans n’offrent à l’œil attristé qu’une série de collines rondes, s’étageant l’une sur l’autre, formant un paysage d’une monotonie désespérante ; et les coloristes n’ont pas plus à se réjouir que les amateurs de belles lignes, car, à partir du mois de juillet, l’herbe desséchée prend une teinte jaune uniforme que j’ai particulièrement en horreur.

C’est dans cette région, tout à la fois si accidentée et si monotone, que nous nous enfonçons en quittant Buffalo-Gap, qui se trouve à la limite de la grande Prairie. On peut pénétrer dans le massif des montagnes par trois ou quatre brèches (gaps). La première était bien connue du temps des Indiens. Ils lui avaient donné un nom dont Buffalo-Gap (la brèche aux buffles) est la traduction, parce que c’était par là que passaient chaque année les immenses troupeaux de buffles qui, après avoir hiverné dans les prairies du Sud, regagnaient au printemps le Nord. D’innombrables guerres indiennes ont eu pour objet la possession de ce terrain de chasse, car les tribus qui pouvaient se l’assurer y faisaient des chasses merveilleuses. On dit que certains jours, on y a tué trois ou quatre mille buffles ; encore maintenant, le sol est littéralement couvert de leurs crânes.

Nous avons aujourd’hui été chercher un autre passage un peu moins difficile. Pendant une heure et demie, nous montons et nous descendons au grand trot des côtes invraisemblables sans voir âme qui vive. Une fois seulement nous apercevons, au sommet d’une colline, à deux ou trois kilomètres, quelques points noirs, que D… assure être une bande de nos juments. Il part au galop dans leur direction, et nous le voyons bientôt revenir, poussant devant lui à fond de train une trentaine de belles juments, presque toutes suivies de leurs poulains et de leurs yearlings, qui viennent croiser la route à quelques pas devant nous. Une ou deux portent des marques étrangères, mais toutes les autres ont la fleur de lis marquée au fer rouge sur l’épaule droite. Les juments ordinaires du Colorado et de l’Orégon ont environ un mètre cinquante-cinq de hauteur, et, pour employer l’expression du pays, elles pèsent neuf cents à mille livres. Elles ont tous les traits caractéristiques de la race américaine : des pieds admirables, des membres excellents, quoiqu’un peu grêles, et le rein trop long ; en somme, d’excellents petits chevaux de trait, pleins de cœur et d’action, mais beaucoup trop légers pour le service de la culture et surtout du camionnage. Les yearlings qui les accompagnent sont de la même race que leurs mères. Elles étaient pleines quand on les a achetées l’an passé. Mais les poulains sont des demi-sang percherons. Ils atteindront la taille d’un mètre soixante-cinq environ et pèseront douze à treize cents livres, c’est-à-dire à peu près la moyenne entre le poids de la mère et celui du père. Aucun de ces animaux n’a jamais pénétré dans une écurie ni mangé un grain d’avoine ou une poignée de foin. Ils viennent de traverser un hiver d’une rigueur exceptionnelle, car, pendant près de trois semaines, il y a eu de trente-cinq à quarante degrés de froid, et il leur fallait gratter la neige pour trouver un peu d’herbe gelée. Cependant pas un n’a péri[1], et les mères comme les enfants sont en aussi bon état maintenant que les juments et les poulains que je voyais, il y a trois semaines, dans les herbages de Normandie. L’herbe de ce pays-ci a vraiment des qualités extraordinaires.

Nous finissons par rencontrer un creek desséché que nous traversons et dont nous suivons ensuite les bords. C’est le Lame Johnny creek. Après trois ou quatre kilomètres de marche dans la vallée relativement large où nous nous trouvons, nous la voyons tout d’un coup se rétrécir : nous contournons ensuite une sorte de promontoire rocheux qui la bouche presque entièrement. De l’autre côté, le paysage change complètement d’aspect. Nous sommes maintenant au pied des montagnes. À cinq ou six cents mètres devant nous, des bouquets de sapins superbes couvrent le flanc et le sommet des collines, dont les reliefs s’accentuent de plus en plus. Tout en haut de ce pays, on voit commencer la forêt, qui, dans le lointain, a une couleur noire d’une intensité vraiment étonnante. Devant nous, autour d’une petite pièce d’eau qui brille au soleil, nous voyons les toits rouges de sept ou huit grands bâtiments, un potager plein de fleurs et de légumes, et puis, à gauche, une maison à deux étages faite de gros troncs de sapins superposés. D’énormes massacres d’élans surmontent toutes les fenêtres de la façade, et devant la porte, A… et D… qui ont pris les devants, nous attendent pour nous souhaiter la bienvenue, un peu émus et tout fiers de nous recevoir dans cette maison qu’ils ont bâtie eux-mêmes, et au milieu de cette abondance qui est le résultat de tant de travail et de courage !

Dans l’après-midi, nous faisons subir naturellement à nos hôtes l’inévitable promenade du propriétaire. Nous avons cette excuse que nous ne voulons pas les laisser sur l’impression qu’ils ont dû conserver de leur voyage de ce matin. Un grand pré jaune de vingt ou vingt-cinq kilomètres excite toujours l’enthousiasme des gens de ce pays-ci, parce qu’ils calculent tout de suite le nombre de chevaux ou de bœufs qu’on peut y lâcher. Mais, pour des touristes, ces considérations utilitaires ont moins d’intérêt.

Nous leur faisons remonter à cheval la vallée. À cinq ou six cents mètres de la maison, les collines commencent à se couvrir de magnifiques futaies de sapins qui deviennent de plus en plus épaisses à mesure que nous avançons. Un industriel a eu la malheureuse idée, l’année dernière, d’établir ici une scierie qui a fourni au chemin de fer toutes ses traverses, mais il est parti maintenant, et c’est à peine si l’on distingue les traces de son passage. Le sentier que nous suivons contourne d’admirables rochers de granit gris tout parsemé de plaques de mica qui étincellent au soleil. Puis nous pénétrons dans une ravissante petite vallée verte, au fond de laquelle coule une vraie rivière, le French creek, que nos chevaux nous font traverser pour nous amener à une clairière qu’on croirait dessinée dans un parc anglais.

Du coup, nos docteurs sont enthousiasmés. C… qui a passé une partie de son existence en Suisse, est frappé comme je l’ai été moi-même de la ressemblance de ce pays avec la patrie de Guillaume Tell. Puis, comme rien ne creuse comme l’admiration, nous entrons dans les taillis de pruniers nains qui bordent le ruisseau, et, rassurés au point de vue des conséquences possibles, par la présence de tant de médecins, nous mangeons à belles dents les bonnes prunes jaunes si mûres, qu’elles fondent littéralement dans la bouche.

Nous rentrons à la nuit tombante. Notre retour est marqué par un incident. Je marchais en tête de la colonne, nous étions presque arrivés, quand, tout à coup, j’entends la crécelle d’un serpent à sonnettes : j’arrête aussitôt mon cheval et regarde autour de moi sans rien voir d’abord. L’animal était juste entre les jambes de mon pauvre bucéphale, qui, en l’entendant à son tour, a fait un bond prodigieux. Puis nous avons tué le serpent, et les médecins s’en sont emparés pour le disséquer.

Il paraît du reste que c’est la journée aux serpents. En rentrant, nous avisons François dans la cuisine dont il a pris possession. Il est vêtu de la toque et de la veste blanche classiques : mais il a enfermé ses extrémités inférieures dans une paire de bottes à l’écuyère, en cuir jaune, ornées de formidables éperons, et quand nous lui demandons les raisons de cet étrange solécisme, il nous avoue qu’ayant été se promener dans le jardin pendant notre absence, il y a vu, lové, sous une touffe de petits pois, un si énorme serpent, qu’il s’est empressé de revêtir les bottes en question, bien décidé à ne plus les quitter tant qu’il restera dans ce pays-ci. Le serpent a été tué un instant après. C’est un bullsnake fort inoffensif, mais d’une longueur imposante ; quatre ou cinq pieds au moins. Le docteur G…, naturaliste féroce, s’en empare pour le dépouiller de sa belle peau brune.

Fort heureusement ce petit incident, s’il a troublé momentanément la sérénité d’âme de mon serviteur, lui a laissé le plein exercice de toutes ses autres facultés ; ce qui, de l’avis général, est surabondamment prouvé par la conception et surtout par l’exécution du dîner qu’il nous a improvisé. Quel en était le menu ? Je m’aperçois que j’ai négligé de le transcrire dans mes notes. D’ailleurs, cela n’intéresserait peut-être pas le lecteur. Tout ce dont il me souvient, c’est qu’il comportait un salmis de poules de prairie et un soufflé au café qui, après avoir été dégustés par l’honorable société avec le recueillement auquel ils avaient droit, lui ont laissé une impression tout à la fois exquise, profonde et durable.

J’allais oublier d’enchâsser une véritable perle recueillie dans le journal de Buffalo-Gap, que nous apporte le chariot des bagages parti une ou deux heures après nous. Le rédacteur en chef y rend compte de notre arrivée en ces termes :

« Nos lecteurs seront heureux d’apprendre le retour dans les montagnes Noires du baron de Grancey. Il est arrivé ce matin dans notre ville, venant d’Europe, accompagné par trois des médecins les plus proéminents de Paris, qui se sont joints à lui pour venir se rendre compte par eux-mêmes des prodigieuses ressources de notre pays, dont on commence à s’occuper beaucoup dans la capitale de la France. Quelques citoyens proéminents de notre ville leur en ont fait les honneurs : ils les ont promenés pendant plusieurs heures dans nos avenues et dans nos rues, dont les visiteurs ont beaucoup admiré la belle ordonnance, bien qu’ils se soient égarés un instant dans un des faubourgs… Ils se sont rendu compte des fortunes qu’il y a à faire en achetant aux cours actuels les quelques terrains à bâtir qui restent encore à vendre dans nos quartiers commerçants. »

Thompson, le directeur propriétaire du Buffalo-Gap-News, l’oncle de la belle Laura, est, à ses moments perdus, agent d’affaires, land agent. Quelques débiteurs récalcitrants lui ont laissé pour compte certains lots de terre que la crise de Buffalo-Gap rend d’une défaite particulièrement difficile. Il reste peut-être encore à Chicago ou ailleurs des financiers entreprenants prêts à spéculer sur la hausse des terrains dans le Far-West. C’est eux que vise la petite réclame que l’on vient de lire.

  1. Cela n’est pas tout à fait exact. Une jument, tombée dans un trou, y a été retrouvée gelée, mais son poulain a été sauvé. Un autre poulain a été mangé par une panthère.