La Bourgeoisie et la révolution française de 1789 jusqu’à nos jours/02

La Bourgeoisie et la révolution française de 1789 jusqu’à nos jours
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 667-698).
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LA BOURGEOISIE
ET LA
RÉVOLUTION FRANCAISE.


DEUXIEME PARTIE.[1]

L’ASEMBLEE NATIONALE ET LE PARTIE CONSTITUTIONNEL EN 1791.

PREMIERS TRIOMPHES ET PREMIERES FAUTES DE LA BOURGEOISIE.




S’il est un fait placé en dehors de toute contestation pour les esprits sincères, c’est la cordiale disposition de Louis XVI à sanctionner toutes les réformes qui limitaient sa puissance ; c’est l’ardente sympathie avec laquelle l’ordre du clergé concourut d’abord à la transformation de la société française ; c’est enfin la disposition des membres de la noblesse, à l’ouverture des états-généraux, à recevoir, les uns avec enthousiasme, les autres avec résignation, mais tous avec une soumission égale, ce qui sortirait des délibérations de l’assemblée, sous la seule réserve de la sanction royale, formellement exigée par l’universalité des mandats. S’il est un autre fait empreint de tous les caractères de la certitude historique, c’est l’injonction adressée par le pays à tous ses mandataires de conserver au gouvernement sa forme monarchique, et la sincère disposition qu’entretenait la presque totalité des membres du tiers-état d’accomplir sur ce point la volonté nationale, en parfait accord d’ailleurs avec leurs sentimens personnels. La. confiance sans exemple, et malheureusement aussi sans durée, avec laquelle tout un peuple s’élançait, le cœur ouvert à l’espérance et au sacrifice, vers un avenir inconnu, présente, nous l’avons déjà dit, l’un des plus grands spectacles de l’histoire. Lorsque les partis, après s’être combattus soixante ans, sont conduits par la force des choses à se rapprocher, il est bon qu’ils connaissent ces dispositions premières et qu’ils s’en tiennent un compte mutuel ; il est meilleur encore de les provoquer à l’étude des causes qui firent échouer soudainement tant de patriotiques pensées et rendirent tant de dévouemens inutiles.

Par quel enchaînement d’événemens et de fautes le roi salué avec transport, en juillet 1789, du titre de restaurateur de la liberté française devint-il, trois mois après, le prisonnier d’un peuple appelé par lui à l’exercice de droits méconnus depuis des siècles et l’esclave d’une majorité qui, travaillant à le dépouiller des prérogatives indispensables à tout gouvernement régulier, continuait néanmoins à professer pour sa personne un attachement non simulé ? Comment Louis XVI se trouvai-il conduit, en 1791, à fuir d’un pays où le chef nominal du pouvoir exécutif conservait moins de liberté que le dernier de ses sujets ? Pourquoi le clergé, qui, en se réunissant aux communes, avait mis celles-ci en mesure de prendre et de conserver le titre d’assemblée nationale, se vit-il, une année plus tard, dépouillé de ses biens et soumis à des lois qui ne lui laissaient pas d’alternative entre l’apostasie et l’exil ? Comment expliquer enfin que la bourgeoisie, enthousiaste de la constitution de 91, et qui n’avait que des paroles de dédain pour les rares républicains épars sur les bancs de la constituante, ait pu, en pleine possession d’une loi électorale qui assurait sa suprématie, élire l’assemblée qui, en moins d’une année, provoqua le 10 août et s’abîma dans le sang de septembre ? D’où vient que, durant le cours de ce grand drame, les résultats ont été constamment contraires aux intentions ? Pourquoi, maîtresse du pouvoir au 14 juillet 1789, la bourgeoisie française n’a-t-elle su, depuis la prise de la Bastille jusqu’au 10 août, que préparer et faciliter le triomphe de la démocratie ? Tel est le problème posé devant la France depuis plus d’un demi-siècle et que je voudrais contribuer à éclaircir.


I

J’ai établi qu’en ne tranchant point au début la question décisive de la vérification en commun et du vote par tête, les ministres de Louis XVI et M. Necker en particulier avaient ouvert une crise dont il était trop facile de pressentir la redoutable portée. Laisser fermenter une assemblée formée d’élémens si divers dans une inaction prolongée entre les excitations de Paris et les influences de Versailles, ne pas même essayer d’imprimer une direction à ses travaux, c’était ouvrir à toutes les passions et à toutes les intrigues la brûlante arène d’où le pouvoir se retirait ; c’était surtout s’exposer au péril d’étouffer les velléités si nouvelles encorede l’esprit public sous les vieilles inspirations de l’esprit de caste. La noblesse, disposée à s’incliner devant la volonté du roi, refusa de s’immoler elle-même sur les injonctions du tiers-état. Ainsi engagée, dès l’ouverture des états-généraux, dans une lutte de prérogative et d’amour-propre avec la bourgeoisie, elle disputa le lendemain avec hauteur ce que la veille encore elle était disposée à concéder avec empressement. Cette aristocratie militaire, qui avait été enseignée à ne jamais résister à ses princes et à ne jamais céder à ses ennemis, qui s’inclinait sous le commandement et se redressait sous la menace, éprouva la tentation de se défendre par les moyens dont elle avait coutume d’user chaque fois que son honneur lui paraissait compromis. Contrainte de céder à la sommation des communes, à laquelle le concours de la majorité du clergé était venu prêter une force irrésistible ; blessée d’avoir entendu, à la séance solennelle du 23 juin, le roi adresser à l’assemblée des injonctions méprisées ; plus irritée encore de voir la royauté tenter vainement d’obtenir l’exécution de ses ordres, en faisant pénétrer une escouade de tapissiers dans une salle qu’elle n’osait faire évacuer par une compagnie de ses gardes, la noblesse conseilla l’appel à Versailles d’une force assez imposante pour rendre à la monarchie le prestige qu’elle avait perdu et pour contenir les passions populaires qui se déchaînaient autour de l’assemblée. Un petit nombre alla plus loin dans ses espérances et dans ses rêves, et crut à la possibilité de dissoudre par la force la représentation nationale.

C’était là la plus folle des illusions, et l’état de la France protestait contre elle. Dans les plus grandes provinces, l’ancien régime n’existait déjà plus ; l’insurrection l’avait renversé même avant que l’assemblée nationale fût constituée. Toute tentative pour dissoudre cette assemblée, à laquelle se rattachaient alors tous les intérêts et toutes les espérances, aurait été le signal d’une anarchie dont les gentilshommes n’eussent pas été les seules, mais dont ils fussent devenus à coup sûr les premières victimes. Aucune puissance humaine n’aurait pu renverser cette représentation de 25 millions d’hommes, et, pour croire le contraire, il fallait vivre dans une atmosphère d’ignorance et de vertige. Les plus irrécusables documens constatent que Louis XVI ne conçut jamais une telle pensée ; ils établissent même que cette pensée là ne fut jamais arrêtée d’une manière vraiment sérieuse dans l’esprit des conseillers intimes qui, groupés autour de certains membres de la famille royale, caressaient de vagues projets de contre-révolution. Aujourd’hui que tous les témoignages se sont produits, et qu’aucun portefeuille n’a gardé ses secrets, on peut affirmer qu’il n’existait à Versailles, aux premiers jours du mois de juillet 1789, aucun projet arrêté pour disperser par la force l’assemblée nationale, ou même pour la transférer dans une autre ville du royaume sans son assentiment. Cependant, quoiqu’un tel projet n’existât point, la maladresse de la cour et l’imprudence de ses démarches l’avaient rendu vraisemblable ; les mesures prises à Versailles éveillaient tous les soupçons et suscitaient toutes les colères. Ni le maréchal de Broglie, ni le prince de Lambesc, ni M. de Besenval n’avaient reçu sans doute l’ordre d’enlever les députés patriotes et de massacrer les Parisiens, comme l’affirmaient les motionnaires du Palais-Royal ; mais la menaçante attitude des chefs militaires laissait croire à des projets dont le secret échappait à tous. Une agglomération de troupes, trop faible pour permettre de rien entreprendre de décisif, trop nombreuse pour pouvoir être naturellement expliquée, venait ajouter aux dangers de l’hésitation les périls plus graves encore d’une provocation téméraire. En chassant M. Necker, auquel on retirait le pouvoir dont il s’était montré si inhabile à faire usage, le gouvernement semblait d’ailleurs revenir sur toutes les concessions faites jusqu’alors ; en appelant tout à coup dans ses conseils des ministres nouveaux dont l’impopularité le disputait à l’impuissance, il paraissait annoncer des résolutions désespérées ; l’on eût dit qu’il mettait tous ses soins à justifier les attaques des factions, lorsqu’il n’en prenait aucun pour leur résister efficacement.

Il était impossible que les députés des communes ne s’alarmassent pas de dispositions militaires et de résolutions politiques qui laissaient planer sur l’assemblée des menaces et des périls. L’histoire ne saurait donc ni blâmer leurs instances réitérées pour obtenir l’éloignement des troupes qu’on disait s’avancer sur Versailles, ni s’étonner des formidables appels adressés au dehors pour prévenir le coup dont la représentation nationale paraissait alors menacée. En opposant les forces du peuple à celles de l’armée, en cherchant dans des passions furieuses un abri contre des projets, sinon réels, du moins vraisemblables, on entamait sans doute une dangereuse partie, mais il faudrait méconnaître la nature humaine pour s’étonner qu’une telle tentative ait été faite. Lorsque l’ardente parole de Mirabeau eut mis le feu au canon sous lequel allaient tomber les murs de la Bastille, la cour put s’imputer trop justement la responsabilité de l’insurrection que son attitude avait provoquée. Si les députés des communes s’étaient donc bornés à accueillir la révolution du 14juillet comme la délivrance d’un grand péril, comme un gage d’indépendance pour leurs personnes et pour leurs travaux ; si même, en présence des horribles scènes qui signalèrent ces sanglantes journées, ils avaient fait taire pour un jour la voix de l’humanité devant celle de la politique, il n’y aurait peut-être ni trop à s’étonner d’une telle conduite, ni trop à blâmer une telle faiblesse. Assurer sa propre conservation est le premier devoir d’une assemblée délibérante, et l’on doit reconnaître que, jusqu’au 14juillet, l’assemblée constituante avait lieu de se croire en présence de dangers qu’un instinct impérieux lui commandait d’écarter.

Qu’elle ait donc accueilli avec bonheur une victoire qui assurait la sienne, qu’elle ait applaudi à la chute de la Bastille sous les efforts du peuple, à la défection des gardes françaises, à la formation d’une garde bourgeoise qui lui donnait tout à coup une armée, cela se comprend fort bien, car au lendemain du 14 juillet l’assemblée fut le seul pouvoir debout sur la surface du royaume. L’ancien régime était tombé tout entier avec son plus sombre symbole ; la défection de l’armée, l’armement des faubourgs et la création d’une garde nationale avaient rendu pour l’avenir toute tentative contre-révolutionnaire visiblement impossible. À la facilité même de la victoire, au peu d’efforts qu’elle avait coûtés, on avait pu juger la faiblesse des adversaires de la révolution, et apprécier les chances d’une lutte dont les sentimens démocratiques de plus en plus développés dans l’armée écartaient désormais jusqu’à la pensée. L’on vit se reproduire, sur presque tous les points du royaume, l’exemple terrible que la capitale avait envoyé aux provinces. Cette journée décisive avait paralysé ou détruit toutes les forces de l’ancien gouvernement ; la propagande était maîtresse des régimens, et la flotte suivit bientôt l’armée dans son indiscipline et sa désorganisation. La plupart des tribunaux se fermèrent, et les parlemens, comprenant que l’orage allait bientôt les emporter dans son cours, se drapèrent dans leurs toges vénérées, non pour résister, mais pour mourir. La révolution apparut alors comme quelque chose de si invincible, que la résistance ne s’organisa nulle part et ne fut essayée par personne. Les mécontens quittèrent la cour et le royaume pour mettre leur tête à couvert et point du tout pour s’armer. Ce fut beaucoup plus tard, et par de nouveaux motifs dont nous rechercherons à qui imputer la responsabilité, que l’émigration conçut des projets agressifs et devint un système politique, d’une mesure de sûreté personnelle qu’elle avait été d’abord.

Louis XVI se laissait aller au courant qui emportait la monarchie en ménageant encore sa personne ; son hésitation naturelle le détournait d’engager même une résistance légale contre des idées politiques dont son sens droit lui montrait l’inanité, mais qu’il savait puissantes dans la nation. Ni les derniers mois de 1789, ni le cours entier de l’année 1790 ne virent se former, soit au dedans, soit au dehors, un concert quelque peu sérieux entre les adversaires du régime nouveau. Les décrets les plus hardis de l’assemblée, ceux qui bouleversaient les fortunes en supprimant toutes les redevances féodales, les lois qui transformaient la société de fond en comble et portaient à la vanité les coups les plus sensibles en supprimant les titres, les armoiries, les décorations, en arrachant jusqu’à leurs noms aux familles qui les portaient depuis des siècles, toutes ces mesures, qui renversaient en trois mois une société vieille de mille ans, rencontrèrent partout l’obéissance. L’assemblée souveraine, biffant l’histoire tout entière, put substituer tout à coup des tribunaux électifs et temporaires à ces parlemens antiques entourés du respect des générations, et auxquels se rattachaient les intérêts de familles innombrables ; elle osa, dans l’enivrement de sa confiance et de sa force, mettre à néant les provinces, comme elle avait transformé les familles, et substituer un échiquier territorial aux divisions antiques consacrées par les souvenirs, et pas une de ces tentatives inouïes dans l’histoire ne donna lieu à un conflit, ne souleva une résistance. À peine quelques cours souveraines osèrent-elles consigner sur leurs registres de timides remontrances, bientôt lacérées sur les injonctions de l’assemblée. La révolution roulait comme la foudre sous la main de Dieu, sans rencontrer devant elle aucun obstacle ; pendant plus d’une année, ses ennemis semblèrent rentrés sous terre, et elle n’eut à se défendre que contre elle-même. Durent la première période de la constituante, pendant le cours de quinze mois, ni les sociétés politiques partout organisées, ni la presse révolutionnaire aux aguets, ni le comité des recherches de l’assemblée, ni celui de l’Hôtel-de-Ville à la piste des paroles et des correspondances sur tous les points du territoire, ne parvinrent à constater l’existence d’un projet contre-révolutionnaire de nature à préoccuper quelque peu l’attention.

Les dénonciations abondaient, il est vrai, à la tribune et dans les feuilles publiques ; mais, quelque empressement que l’on mît à les accueillir, il fut impossible d’en tirer aucun indice sérieux, parce qu’en réalité aucun concert n’était encore formé contre l’œuvre de régénération si hardiment entreprise. Seulement, comme chaque jour éclairait des violences et que d’odieux attentats contre les propriétés et les personnes venaient humilier la France et déshonorer la révolution, on s’efforçait d’inventer des complots pour expliquer des crimes qu’on n’avait ni la force de réprimer, ni le courage de flétrir. Lorsque le sang coulait par la main de la populace dans la plupart des grandes villes du royaume, lorsque les paysans brûlaient les châteaux et que les soldats fusillaient leurs officiers, on faisait les plus grands efforts pour trouver des conspirateurs afin de ne pas voir des victimes, et l’on fermait les yeux sur les crimes pour n’être pas contraint de les ouvrir sur les bourreaux. En réalité, aucun homme au courant des phases diverses de la révolution française, aucun de ceux qui en ont étudié l’histoire aux sources mêmes ne pourra contester cette assertion, qui est pour moi le résultat de longues et consciencieuses recherches, à savoir, que, depuis l’insurrection du 14 juillet jusqu’au commencement de 1791, aucune tentative ne fut essayée, aucun dessein ne fut conçu pour contrarier, par des moyens extra-parlementaires, l’œuvre de la constitution. Ceci est rigoureusement vrai tant en ce qui concerne le roi lui-même qu’en ce qui se rapporte aux anciens ordres privilégiés. Les premières résistances graves aux décrets constitutionnels furent suscitées dans la conscience de Louis XVI et dans la minorité de l’assemblée par la nouvelle organisation donnée à l’église et par la prestation du serment imposé aux membres ecclésiastiques de la constituante dans la mémorable séance du 4 janvier 1791. Jusqu’alors, le roi avait très rarement refusé ou fait attendre sa sanction constitutionnelle. De son côté, la minorité avait livré à la tribune des luttes éclatantes et passionnées ; mais ni chez le monarque ni dans aucune fraction du parti monarchique n’était encore entrée la pensée de résister à la révolution par d’autres voies que celles qu’elle-même avait ouvertes.

Cependant la constituante persévéra, après la révolution du14 juillet, dans l’attitude de défiance et d’hostilité que les circonstances expliquaient avant cette époque et qu’elles avaient cessé de justifier. On peut même dire qu’elle redoubla d’exigence envers le trône et de complaisance envers la rue au moment où la plus simple prévoyance commandait de changer de direction et d’attitude. Maîtresse désormais d’un terrain que nul n’était plus en mesure de lui disputer, elle continua contre l’ombre de l’ancien régime le combat qu’elle avait livré à ce régime lui-même, lorsqu’il paraissait disposer de forces imposantes. En vain le roi avait-il accepté le rôle secondaire que lui traçaient les décrets constitutionnels ; en vain la noblesse était-elle venue, au 4 août, offrir spontanément en sacrifice à l’union et à la paix ses dernières prérogatives et une notable portion de sa fortune ; en vain le clergé, devançant toutes les mesures spoliatrices, avait-il accepté la suppression des dîmes et offert de concourir par un emprunt hypothéqué sur tous ses biens à l’extinction de la dette publique ; en vain les membres des cours souveraines, mandés à la barre de l’assemblée, étaient-ils venus y déposer l’hommage de leur soumission aux décrets qui consommaient leur ruine : aucun de ces sacrifices, aucune de ces immolations ne calmait l’irritation jalouse que persistait à entretenir l’ancien tiers-état, incapable de sacrifier à la grandeur nouvelle de ses destinées le souvenir de ses vieux griefs.

Si l’établissement constitutionnel était alors menacé, ce n’était pas assurément par la cour. Ce n’était plus la cour qui soulevait Paris aux 5 et 6 octobre et lançait sur Versailles des légions de harpies et d’assassins ; ce n’était pas la cour qui, à la suite d’une nuit d’horreurs, traînait le roi et l’assemblée au sein d’une capitale ameutée, où la constituante allait, durant le reste de sa carrière, trouver des périls mille fois plus redoutables que ceux dont avaient pu la menacer un jour les dragons du prince de Lambesc et les soldats de Royal-Allemand. Et pourtant c’était à la cour que continuaient à s’adresser et les votes hostiles, et les mesures de méfiance, et les harangues enflammées ; c’était à l’ancien régime que l’assemblée visait toujours, lorsqu’à la place de cet ennemi terrassé grandissait un autre ennemi qu’elle osait à peine nommer. La lanterne fonctionnait journellement dans Paris ; à Marseille, à Lyon, au Mans, à Toulon, à Caen, à Toulouse, on massacrait les aristocrates et on leur arrachait les entrailles ; pendant que le sang coulait dans les villes, l’incendie des châteaux éclairait les campagnes ; à la place de toutes les forces publiques disparues s’était élevée la double affiliation des jacobins et des cordeliers, dont le réseau enlaçait le territoire ; les journalistes et les orateurs de carrefour appelaient chaque jour le peuple aux armes, adressant à son ignorance et à sa misère d’exécrables conseils et de sinistres tentations : toutes ces horreurs se passaient devant la constituante qu’elles glaçaient d’effroi, mais qui ne conservait pas moins son attitude agressive contre des pouvoirs gisant à terre. On continuait de tenir, après le 6 octobre, le langage du jeu de paume, et l’on se montrait, après la victoire, plus implacable qu’avant le combat.

Bloquée par la populace dans la salle du Manége, à Paris, la majorité se montrait plus exigeante envers la royauté rendue à merci qu’elle ne l’était pendant qu’elle siégeait à Versailles dans la salle des Menus-Plaisirs. C’étaient les mêmes récriminations contre le passé, les mêmes attaques contre les classes alors en butte aux fureurs populaires, la même disposition à dénoncer des machinations et des complots dont on connaissait fort bien toute l’inanité. Pressées par la démagogie qui apparaissait pour la première fois devant elles, les classes moyennes s’obstinaient à nier le péril qu’elles n’avaient pas prévu, et à croire au seul qu’elles fussent préparées à combattre. Elles imputaient à leurs adversaires de la veille tous les progrès que faisaient leurs ennemis du lendemain, et ne savaient d’autres moyens de lutter contre les dangers de l’avenir que de continuer à déployer contre le passé tout l’appareil de leurs colères. Puisant ses inspirations politiques dans ses antipathies plutôt que dans sa prévoyance, la constituante se trouva conduite à fermer les yeux sur la plupart des tentatives factieuses et sur le progrès des idées républicaines, les seules pourtant qui pussent alors menacer son œuvre constitutionnelle. Dans une situation toute nouvelle, elle continuait contre le pouvoir une guerre rétrospective dont les résultats ne pouvaient manquer de tourner promptement contre elle-même.

Irrité de voir son œuvre compromise par les hommes et par les passions dont il avait fait jusqu’alors ses auxiliaires, l’ancien tiers-état persistait à s’en prendre à la cour de déceptions qu’il lui répugnait de confesser. C’était contre les prêtres, dont on préparait l’expropriation, contre les émigrés encore inoffensifs, que se portaient les inquiétudes et les colères suscitées par les premiers succès des jacobins ; les princes qui, sitôt après la prise de la Bastille, avaient fui pour sauver leur tête payaient pour les journalistes séditieux, qui, tout en professant pour les travaux de l’assemblée un respect hypocrite, préparaient manifestement une autre révolution. En même temps qu’on dépouillait le monarque des attributs de toute monarchie représentative et qu’on substituait le despotisme d’une assemblée unique à celui de la royauté absolue, on donnait à cette omnipotence des formes systématiquement blessantes ; l’assemblée exerçait sur la minorité de ses membres une compression de tous les instans, et, l’oppression constamment pratiquée par les tribunes venant s’ajouter à celle dont la majorité avait pris la triste habitude, on peut dire que jamais réunion délibérante ne laissa aux partis une moindre somme de liberté. Elle livrait la minorité aux clameurs et aux insultes du dehors, et transformait en actes de rébellion toutes les paroles qui paraissaient contester la perpétuité d’une œuvre à peine destinée à lui survivre. On vit cette assemblée aller jusqu’à arracher du fauteuil de la présidence, où il venait d’être régulièrement appelé, l’un des membres de la minorité, parce que celle-ci, sans contester d’ailleurs la légalité de décrets rendus, avait cru pouvoir protester contre des mesures qui lui semblaient contraires aux droits constitutionnels et au droit de propriété[2].

Qu’on remonte à la pensée qui domina constamment la majorité de la constituante, et l’on trouvera qu’elle se réduit à ceci : donner le change au pays et à soi-même sur la véritable nature des obstacles qu’on avait en face de soi ; imputer aux mauvais vouloirs de la contre-révolution les difficultés qui naissaient des exigences chaque jour croissantes de la révolution elle-même, et frapper les aristocrates dans l’espoir de calmer les démagogues : — hypocrite et impuissante politique, devenue comme la formule permanente des oppositions pendant cinquante ans.

Ce fut dans cet ingrat labeur que la constituante consuma les admirables facultés qui lui avaient été si largement départies. Une constitution présentée avec orgueil aux races futures comme à peu près irrévisible[3] fut oubliée en quelques mois comme un article de journal, parce qu’en se barricadant contre le despotisme, on ne songea pas à défendre la porte par laquelle entra l’anarchie. Le gouvernement constitutionnel disparut devant la république, qui, peu touchée des facilités qu’on lui avait ménagées, infligea à ses devanciers des sifflets et l’échafaud.

L’assemblée constituante avait reçu du ciel une grande mission elle était appelée à introduire la France dans l’ère à laquelle l’avaient préparée son histoire et son génie ; elle exerçait visiblement sur sa patrie et sur l’Europe une œuvre d’initiation. Aux classifications immuables de la naissance, elle allait substituer une hiérarchie mobile et personnelle ; en proclamant le principe de la souveraineté nationale, elle rectifiait les idées altérées, depuis le XVIe siècle, par le génie de la réforme et par celui des cours : elle débutait enfin dans son œuvre en proclamant le principe éminemment chrétien du respect de la conscience et de la liberté individuelle dans tous les faits de l’ordre civil et politique. Telle fut la portion la mieux inspirée de sa tâche, celle qui découla, comme une émanation féconde, de cette vivifiante inspiration chrétienne si souvent réfléchie dans les travaux de l’assemblée, lors même qu’elle en méconnaissait le plus obstinément la source c’est par là que la législation de 91 prolonge jusqu’à nous son influence et son action ; c’est pour cela que les principes de liberté publique et privée écrits dans sa déclaration des droits sont devenus les armes avec lesquelles nous combattons aujourd’hui un sauvage panthéisme social. Les doctrines qui menacent en ce moment le monde moral d’une subversion totale ne se produisaient pas alors avec le dogmatique enchaînement qui en fait aujourd’hui le péril ; mais, sans avoir encore pleine conscience des théories que des sophistes inventeraient bientôt pour justifier tant d’attentats, le parti du despotisme et de la destruction existait déjà comme de notre temps, et ce fut sous ses coups que succomba l’édifice que la constituante avait proclamé plus indestructible que l’airain.

Cette assemblée s’était efforcée de concentrer le pouvoir politique aux mains des classes que l’éducation avait préparées à l’exercer. Le mécanisme de toutes les lois électorales votées par la constituante constate que telle fut toujours sa pensée et l’objet de ses plus constantes préoccupations. En établissant l’élection indirecte et à plusieurs degrés, elle dispensait les droits électoraux dans la proportion de l’aptitude présumée des citoyens. En subordonnant l’éligibilité au paiement d’une contribution égale à la valeur d’un marc d’argent, et le droit électoral à l’acquit de la taxe représentée par trois journées de travail, l’assemblée protestait contre la théorie du suffrage universel et direct, que Robespierre osait seul proposer et défendre alors au nom du droit absolu appartenant à tous les êtres humains. D’après la doctrine de celui-ci, les hommes naissent avec le droit de voter comme avec celui de vivre et l’exercent au même titre ; il n’est pas licite à la société de restreindre par des conditions et d’entraver dans leur exercice l’une ou l’autre de ces facultés, et les droits politiques sont aussi imprescriptibles que les droits naturels, avec lesquels ils se confondent. L’identité de ces deux sortes de droits, — l’égalité absolue des êtres les plus inégalement doués par la nature ou par la fortune, la nécessité de chercher désormais dans l’autorité du nombre la puissance morale qu’on avait cherchée jusqu’alors dans celle de l’intelligence, — telles furent les sources d’où découlèrent les intarissables harangues du tribun, dont les grands esprits de la constituante ne soupçonnaient ni la puissance ni la destinée.

Pour n’être pas encore consacrés par des formules philosophiques, les mauvais instincts de la nature humaine n’avaient, au début de la crise révolutionnaire, ni une moindre portée ni une moindre énergie. Sans savoir nettement que le dernier mot de l’œuvre commencée serait la mise en question de la propriété héréditaire et la substitution de l’omnipotence de l’état aux droits individuels des citoyens, l’école révolutionnaire préparait ce résultat en propageant des doctrines de spoliation et de tyrannie, en faisant surtout de sataniques efforts pour éteindre le flambeau sacré dont les vacillantes lueurs éclairaient encore le monde. Pour amener un peuple chrétien jusqu’à prêter l’oreille aux sacrilèges énormités de tel de nos réformateurs contemporains et aux monstruosités économiques de tel autre, il fallait un long et persévérant travail sur l’esprit et la conscience des masses, auquel concoururent toutes les plumes homicides de cette génération maudite, depuis Camille Desmoulins faisant son œuvre de bourreau au pied de la lanterne, drapé dans le manteau d’un sophiste grec, jusqu’à Marat, l’être hybride qu’on ne sait s’il faut classer parmi les hommes ou parmi les animaux de proie. Les saturnales du sang durent précéder celles de l’intelligence, car il est des degrés dans la dépravation publique, et il faut semer long-temps la corruption avant de voir germer la mort. Aussi tous les ouvriers du grand œuvre s’adressent-ils à distance de sympathiques hommages ; et se reconnaissent-ils pour les héritiers l’un de l’autre. Le socialisme étend avec justice sa généalogie de Babeuf à Robespierre, et remonte par celui-ci jusqu’à l’auteur du Discours sur l’inégalité des conditions, qui signala le premier la société comme un état contre nature, et l’établissement de la propriété comme la source de toutes les misères humaines.

L’assemblée constituante voyait donc s’élever en face d’elle les mêmes périls et les mêmes passions que nous rencontrons aujourd’hui devant nous. On marchait au même but sous l’impulsion des mêmes mobiles, quoique les dénominations savantes ne fussent pas encore élaborées. À l’aurore de la révolution, le droit au travail entraînait les masses ouvrières au pillage de la manufacture de Réveillon ; le droit à l’assistance poussait à l’incendie des barrières, faisait accrocher à la lanterne le boulanger François, et, dans le rude hiver de 89, provoquait d’un bout du royaume à l’autre au massacre des prétendus accapareurs ; enfin l’omnipotence populaire, substituée au respect des droits privés, faisait égorger les défenseurs de la Bastille au mépris d’une capitulation et couper en morceaux Foulon et Berthier.

Les circonstances où nous sommes font très bien comprendre l’impossibilité où dut se trouver la constituante de triompher dans la lutte si résolument ouverte contre elle. Si la France ne résiste aujourd’hui à l’anarchie que par l’accord de tous les partis politiques, temporairement réunis pour sauver la société, comment l’assemblée constituante n’aurait-elle pas assuré le triomphe prochain de la faction anti-sociale par l’attitude qu’elle avait prise ? Au lieu d’aspirer à réunir les partis et d’attirer à elle ses adversaires politiques pour repousser les ennemis de la société, elle consacrait tous ses efforts à élargir l’abîme qui les séparait d’elle ; loin de couvrir de sa protection les intérêts qu’elle avait vaincus, elle les désignait chaque jour aux vindictes publiques : Incapable d’être généreuse par calcul, elle n’avait pas même la force d’être juste. Loin de couvrir d’un triple airain le principe fondamental de la propriété, elle en proclamait elle-même la violation, et lorsque la terre, ébranlée jusqu’aux abîmes, avait plus que jamais besoin d’être fortement reliée au ciel, elle coupait d’une main téméraire la chaîne qui les unit, en organisant contre l’église la plus rude persécution qu’elle ait traversée depuis la fondation de la nationalité française. On va voir que de toutes ses fautes ce fut celle qui reçut le châtiment le plus instantané et le plus terrible, et nous espérons constater que, sans métaphore et au pied de la lettre, la constituante mourut du coup même qu’elle avait porté.

Ce qui avait fondé la puissance morale de cette grande assemblée, c’était l’autorité des principes proclamés au début de ses travaux ; ce fut par là qu’elle répondit au sentiment intime de la nation. Liberté individuelle, liberté de la conscience et de la pensée, liberté du travail et de l’industrie, ces maximes mûries au soleil du christianisme étaient acceptées par l’Europe avec une sympathie d’autant plus vive, qu’on pressentait peut-être l’avènement prochain d’une doctrine de servitude et de mort ; mais, reculant bientôt devant le devoir d’appliquer à ses adversaires le bénéfice des doctrines proclamées par elle-même, on vit la constituante, pendant la seconde moitié de sa carrière, démentir tous les principes consacrés durant la première, et porter à la liberté individuelle, à la liberté de conscience et au droit de propriété des atteintes tellement violentes, qu’elles changèrent soudainement le cours de la révolution en engendrant des résistances qui ne se seraient point produites sans elles. Les classes au sein desquelles les décrets de la constituante avaient rencontré jusqu’alors, non pas un assentiment intime, mais une obéissance entière, se préparèrent à une lutte dont on n’avait mesuré ni l’énergie ni la portée. Dès-lors, placée entre l’aristocratie et le clergé retrouvant l’un et l’autre des forces nouvelles dans les iniquités dont ils étaient victimes et la démagogie systématiquement ménagée par elle, la bourgeoisie fut condamnée à disparaître dans la lutte, sans même conserver le droit de protester contre son sort. Comment suscita-t-elle contre elle-même les résistances qui ouvrirent si promptement la porte à l’anarchie, et quelles fautes arrachèrent des mains de la bourgeoisie une victoire à peine disputée jusqu’alors ? Nous essaierons de le faire comprendre.


II

La nécessité de couvrir le déficit et de donner un gage au papier-monnaie, dont la création fut arrêtée dès les premiers mois des travaux de l’assemblée, fut, personne ne l’ignore, le motif assigné pour porter la main sur les propriétés ecclésiastiques. Au lendemain du jour où, par une déclaration solennelle, on venait de consacrer l’inviolabilité des propriétés, il était difficile de confesser de prime abord la doctrine de confiscation qui, dans cette affaire, était tout le fond de la pensée du grand nombre. Aussi procéda-t-on par degrés et par une suite d’allégations mensongères. Ce fut d’abord une somme de 400 millions, indispensable, disait-on, pour assurer le service de la caisse d’escompte, qui provoqua un premier décret d’aliénation pour une quotité de biens ecclésiastiques correspondante. Cette mesure était des plus graves sans doute, puisqu’elle engageait un principe sacré jusqu’alors ; mais on prit soin d’en atténuer la portée, en déclarant que ces 400 millions seraient obtenus par la seule suppression des bénéfices non exercés et par celle des maisons conventuelles dont les membres croiraient devoir se retirer, conformément à la faculté que la loi venait de leur reconnaître. Cependant les antipathies philosophiques, soufflées par les cupidités financières, ne s’arrêtèrent pas en si beau chemin : un évêque qui, de notoriété publique, passait alors sa vie dans les tripots, commença une carrière demeurée, pendant un demi-siècle, le type de tous les genres de corruption, en proposant de mettre les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation, sous la réserve que celle-ci n’en userait que dans la stricte mesure de ses besoins et sous la condition d’une préalable indemnité. Peu de mois après, ces propriétés étaient déclarées purement et simplement nationales moyennant l’inscription d’une rente annuelle d’environ 80 millions de francs attribuée aux anciens propriétaires. Cette dette fut déclarée aussi inviolable et aussi sacro-sainte que la constitution elle-même ; moins de deux ans après, la révolution avait déchiré l’une et cessé de payer l’autre. Ainsi l’état, insouciant des conséquences du fait qu’il allait consacrer, confisqua, au milieu des rires et des insultes qui accueillirent les protestations des membres d’une minorité conspuée à la fois par ses collègues et par les tribunes, une valeur territoriale que le rapporteur du comité ecclésiastique, M. Treilhard, faisait monter au capital de 4 milliards[4].

Voici ce que disaient en substance, pour justifier cette expropriation (le mot fut alors créé pour la chose), Treilhard, Talleyrand, Mirabeau, Barnave, Thouret, Camus et leurs amis : « Le principe de la propriété est inviolable sans doute, mais c’est sous la condition de ne pas engendrer des abus contraires à l’intérêt de la société et à ses progrès. Le système de la main-morte nuit à la circulation des valeurs immobilières, il entretient l’oisiveté et la routine agricole, il nourrit et fomente le vice, il corrompt le clergé lui-même. Il faut d’ailleurs distinguer avec soin la propriété viagère et collective de la propriété du père de famille. Si les lois garantissent l’inviolabilité de l’une, l’autre est placée dans des conditions particulières qu’il appartient au législateur d’apprécier. Les donations originairement faites à l’église dans des siècles d’ignorance et de foi ont été destinées à assurer l’existence de ses ministres et à mettre ceux-ci en mesure de répandre d’abondantes charités sur les classes pauvres. Que l’état prenne l’engagement de soulager lui-même les classes souffrantes en substituant l’organisation d’une bienfaisance éclairée aux efforts mal concertée d’une charité sans lumière ; qu’il garantisse de plus aux propriétaires actuels de ces biens une existence suffisante ; qu’en transformant les ministres du culte en fonctionnaires publics, il assure à ces officiers de morale un salaire proportionné à l’importance de leurs fonctions, alors il donnera à la pensée des donataires la seule interprétation conciliable avec les droits permanens du pays et avec ses intérêts actuels, qui prescrivent de fonder sur de larges bases le crédit de la nation épuisé par les prodigalités du régime déchu.

Substituez la bourse à l’église, les banquiers aux évêques, le capital au fanatisme et l’infâme de Proudhon à l’infâme de Voltaire, — et, en lisant le Moniteur de 1848, vous croirez relire celui de 1790. Il n’est pas un argument employé contre les couvens et les chapitres dont on ne se soit servi pour préparer la dépossession des chemins de fer et des compagnies industrielles. Aucun de ces principes n’est demeuré stérile, et les fils recueillent ce qu’ont semé les pères. La semence a grandi avec cette promptitude qui caractérise la végétation des idées sur la terre de France. Les classes qui ont confisqué les biens du clergé en arguant des inconvéniens de la main-morte, et quelques mois après ceux des émigrés en arguant du crime de trahison, se trouvent aujourd’hui en face du socialisme dans une situation dont les périls ne proviennent pas moins des torts des uns que des cupidités des autres. Elles ne protégeront aujourd’hui leurs intérêts, qui se confondent avec ceux de la civilisation tout entière, que par le loyal aveu des violences d’une époque dont on peut honorer les bienfaits sans en glorifier les maximes. Malheur à la bourgeoisie française, si elle conservait deux poids et deux mesures : l’une pour peser le passé selon ses antipathies, l’autre pour peser le présent selon ses intérêts ! La nation est perdue sans ressource, si la grandeur manifeste du péril n’y relève pas le niveau du sentiment moral ; l’aveu de nos fautes réciproques est la condition du salut commun, et le premier devoir de la génération contemporaine est de répudier dans l’histoire les idées contre lesquelles elle est appelée à s’armer et à combattre.

Ce serait donner à ma pensée l’interprétation la plus erronée que de trouver, dans ce que je viens de dire, l’expression d’un regret pour le vieux système d’une église formant un ordre politique dans l’état et pourvue d’une riche dotation territoriale. Je crois fermement, et peut-être cette déclaration est-elle de ma part fort inutile, que ce système ne correspondait plus ni aux nouveaux devoirs du clergé ni aux épreuves réservées à l’avenir. En renversant l’antique édifice affaissé sous le poids de sa décrépitude, la génération révolutionnaire accomplissait visiblement une mission suprême ; mais, lors même que nos crimes ou nos passions deviennent aux mains de la Providence les instrumens de ses voies, cet accord entre le plan divin et la liberté de l’homme ne dégage pas plus la responsabilité de la créature qu’il ne désarme la justice du Créateur. Si Dieu fait souvent sortir le bien du mal, il ne fait jamais que le mal devienne le bien. Ajoutons à ce propos une autre réflexion : on dit tous les jours que la France aurait succombé sous les atteintes du communisme, si elle n’avait, pour défendre le droit de propriété, les innombrables petits propriétaires qui ont dû à la dissémination des biens confisqués sur le clergé et sur les émigrés leur avènement à la possession territoriale. Nul n’en demeure plus convaincu que moi et n’attache plus d’importance à ce fait si rassurant pour l’ordre public ; mais cela justifie-t-il, même au point de vue social, l’atteinte primitivement portée à l’inviolabilité de la propriété ? En aucune façon, car cette atteinte même a été le germe du communisme ; c’est le jour où elle fut commise qu’il fut inauguré dans le monde et que le droit de l’état fut reconnu supérieur au droit privé. Or, mieux vaudrait, si je ne me trompe, ne pas connaître ce fléau que d’avoir reçu les moyens et de conserver l’espoir de lui résister. J’imagine que l’humanité renoncerait de grand cœur aux bienfaits de la vaccine pour être délivrée de la petite vérole.

La confiscation de ses propriétés était le moindre péril qui menaçât alors le clergé catholique. Ce qu’il avait surtout à redouter, c’était de se voir transformé en un corps de fonctionnaires salariés, soumis dès-lors, comme la nation tout entière, aux caprices législatifs d’une assemblée au sein de laquelle fermentaient les haines implacables amassées depuis un demi-siècle par les ironiques enseignemens de Voltaire. Ce fut en effet par de nouvelles applications du principe de l’omnipotence de l’assemblée que se dévoila le plan d’attaque à la conscience humaine qui allait se développer dans des proportions gigantesques et soulever bientôt des résistances à la taille de l’attentat lui-même. La foi dans la suprême puissance de l’homme et le goût de l’uniformité mathématique étaient les deux maladies du temps. On avait découpé la France en quatre-vingt-trois divisions départementales subdivisées elles-mêmes en districts géométriquement organisés ; l’élection venait de faire monter les avocats et les procureurs sur les sièges naguère occupés par les membres des cours souveraines : pourquoi le principe auquel la France allait devoir des administrateurs et des magistrats dévoués à la révolution ne pourvoirait-il pas l’église d’évêques et de curés ? Pourquoi ne pas soumettre à des délimitations plus rationnelles les diocèses et les paroisses, puisqu’on avait si bien réussi pour les départemens et les districts ? Si la constitution de la vieille monarchie avait opposé si peu de résistance, serait-il plus difficile de changer celle de la vieille église ? A tout prendre, le pape était moins fort et moins redoutable que n’avait été le roi, car celui-ci était près, et celui-là demeurait loin ; l’un avait d’ailleurs à son service des gardes-du-corps, tandis que l’autre était réduit à fulminer des bulles dont la raison publique saurait désormais faire prompte justice.

À la violente impulsion qui précipitait alors les esprits de l’ordre surnaturel dans un ordre purement humain s’était jointe une autre tendance, moins hostile à l’église et qui pourtant lui fut plus funeste. Puissant encore dans certaines couches de la bourgeoisie, le jansénisme avait entrevu dans cet ébranlement universel de la société l’instant propice pour faire payer à la royauté et à l’église catholique le prix d’une alliance dont il avait si long-temps souffert. Avec une déférence qui deviendra dans l’histoire l’arrêt suprême de sa condamnation, il consentit à frayer les voies à l’incrédulité en en masquant les attaques. Pour approcher la forte citadelle, les hommes de l’Encyclopédie marchèrent à la sape couverts de la défroque de Port-Royal, et comme protégés par les in-folio qu’ils exhumèrent de ses ruines.

Je ne sais rien de plus humiliant à lire dans tout le cours de notre histoire parlementaire que les longs débats qui, à diverses reprises, précédèrent l’émission des décrets du 27 novembre 1790. D’un côté, ce sont des évêques et des prêtres timides qui défendent, la mort dans l’ame, au milieu des railleuses interruptions de leurs collègues et des hurlemens des tribunes, une cause perdue d’avance, sans parvenir même à faire soupçonner à leurs adversaires l’audacieuse portée de l’entreprise qui bientôt les aura précipités du pouvoir. De l’autre, ce sont de grands orateurs, de bruyans tribuns qui s’essaient à parler, le mépris sur les lèvres, un langage qu’ils ont appris la veille et qu’ils auront oublié le lendemain. Des roués font entre deux orgies appel à l’esprit de l’Évangile, invoquent la tradition apostolique, et débitent des homélies sur la juridiction épiscopale et la pauvreté de l’église primitive du ton dont nous avons vu l’abbé Chatel faire ses sermons. Voici l’auteur de Faublas, voici celui des Liaisons dangereuses, qui se font théologiens et en remontrent au pape ; voici Camille Desmoulins, qui fit hisser le matin la corde de la lanterne, et qu’il faut voir dissertant doctement le soir sur les textes de saint Paul et le concile de Trente ; écoutez surtout le géant de cette querelle théologique, le grand saint Mirabeau dans ses épîtres aux Français[5], invoquant les lois canoniques en sortant des bras d’une maîtresse pour passer dans ceux de la mort, qu’il va bientôt saluer comme l’avant-courrière du repos par le néant. Chaque fois que j’ouvre le Moniteur et les écrits de ce temps-là, ce mélange de despotisme et d’hypocrisie, de science frelatée et de politique libertine, suscite en moi un inexprimable dégoût. Je n’hésite pas à affirmer qu’il a fallu moins de perversité morale pour préparer les attentats du 21 janvier et du 31 mai que pour élever à coups de mensonges l’édifice de l’église bâtarde qui allait avoir pour consécrateurs Gobet et Talleyrand, et pour organiser le système dont la conséquence allait être l’exil ou la mort de cinquante mille vieillards.

Les crimes politiques inspirent rarement le mépris, parce qu’ils jaillissent du choc des partis comme la foudre de la région des orages ; mais lorsqu’on voit une assemblée, après avoir solennellement proclamé la liberté individuelle et la liberté de conscience, toucher sans aucune provocation et sans nul intérêt à ce que vingt millions d’hommes ont de plus intime et de plus cher ; quand on la voit torturer les ames, briser les existences, prononcer l’exhérédation de tous les droits, bientôt suivie de pénalités terribles, contre des milliers de citoyens inoffensifs et désespérés ; lorsqu’elle affecte la tyrannie pour imposer à une nation les fantaisies de son esprit et les corruptions de son cœur, on ressent alors un amer dédain pour la nature humaine mêlé à je ne sais quelle religieuse épouvante. Il semble que l’on soit en présence de l’un de ces grands crimes contre l’esprit qui ne sont point remis aux nations, et l’on sent passer dans l’air le souffle prochain des vengeances de Dieu.

Jamais peut-être le châtiment ne fut aussi instantané ni l’expiation aussi terrible. La constituante, la bourgeoisie presque tout entière, se trouvèrent tout à coup engagées, par les résistances mêmes qui s’organisèrent sur tous les points du territoire, dans une série de mesures violentes qui rendit inévitable l’avènement au pouvoir de la démocratie révolutionnaire. Conséquente dans son œuvre d’oppression, l’assemblée décréta que tout prêtre qui refuserait d’engager sa foi à la nouvelle constitution ecclésiastique serait, parle seul fait du refus de serment, déchu de ses fonctions et immédiatement remplacé.

On croyait n’avoir affaire qu’à des résistances isolées dont on triompherait facilement par la misère ou l’intimidation ; aussi éprouva-t-on un singulier désappointement en se voyant tout à coup en face du clergé presque unanime et des populations émues et bientôt après soulevées. La résistance de l’église fut calme, mais inébranlable. À de rares exceptions près, le serment fut refusé d’un bout à l’autre du royaume. Ce fut donc au milieu des agitations inséparables d’un renouvellement général et dans le déchaînement de toutes les passions qu’il fallut procéder au déplacement de quarante mille curés et à l’élection de quatre-vingt-trois nouveaux évêques dont la force des choses faisait les ennemis et non les successeurs des vieux pasteurs arrachés à leurs troupeaux. Si l’effet de ces mesures fut grand dans le pays, elles eurent sur l’esprit et la constitution intérieure de l’assemblée une action peut-être plus grande encore. Trois cents ecclésiastiques siégeaient au sein de la constituante ; la majorité décréta que ceux d’entre eux qui, après un délai de quelques semaines, n’auraient pas prêté le serment auquel étaient astreints tous les fonctionnaires ecclésiastiques seraient considérés comme démissionnaires de plein droit. Le jour fatal arrivé, on appelle successivement à la tribune et ces prélats en cheveux blancs et ces curés plébéiens qu’on avait vus naguère dans l’église Saint-Louis et dans la salle du Jeu de Paume se presser derrière les représentans des communes au jour où de grands dangers planaient sur la liberté naissante. Un silence de mort répond seul à la voix qui les provoque à l’apostasie. De quarante-six évêques membres de l’assemblée, deux seulement prêtent un serment dont leur vie allait devenir le plus sanglant commentaire. En tenant compte des rétractations qui suivirent bientôt, la proportion des assermentés ne fut guère plus forte dans le clergé inférieur. Ces pauvres curés qui, depuis l’ouverture de l’assemblée, assistaient humbles et sans mot dire à ces débats magnifiques, trouvèrent en ce jour des cris déchirans, des larmes éloquentes et quelques sublimes paroles pour implorer la pitié de ceux qui de sang-froid dépouillaient leur vieillesse de l’espoir d’un tombeau sous les dalles de leur église chérie.

La séance où se consomma ce sacrifice[6] a, parmi tant d’éclatans débats parlementaires, une physionomie de grandeur et de mélancolie incomparable. Des vieillards aux allures modestes, aux noms inconnus, montent tour à tour à la tribune qu’ils n’abordèrent jamais. Ils demandent justice, ils demandent pitié, ils demandent grace. Pour désarmer de sauvages et gratuites exigences, ils offrent tout, excepté ce que la conscience commande de ne donner à aucun pouvoir sur la terre. Ils supplient qu’on accepte de leurs paroles une interprétation conforme à la pensée souvent manifestée par l’assemblée elle-même ; ils réclament au moins le droit de faire précéder le serment de quelques explications qui pourraient concilier les exigences de la loi avec le cri de leur conscience. Vains palliatifs, explications inutiles ! il faut le serment, le serment pur et simple ; il le faut sans un mot de commentaire et sans une minute de retard ; l’émeute qui gronde au dehors n’est pas moins impatiente que la haine qui rugit au dedans, et chaque refus des confesseurs est accueilli par des cris où perce moins de colère que de joie, car on entrevoit dans ces refus le prélude des scènes sanglantes dont on a le pressentiment et le besoin.

La révocation des fonctions ecclésiastiques, prononcée en masse contre un si grand nombre de ses membres, altéra l’esprit de l’assemblée nationale en en modifiant complètement la composition. Le clergé y avait joué jusqu’alors le rôle d’intermédiaire bienveillant entre l’ancienne noblesse et l’ancien tiers-état ; mais, la plupart des ecclésiastiques ayant quitté la constituante, leur absence laissa tout à coup un vide irréparable sur les bancs d’où partaient jusqu’alors des conseils de modération et de paix. Déjà les plus vieux champions de la liberté, les Lally-Tollendal et les Mounier, chefs du grand parti constitutionnel qui restera l’éternel honneur de la révolution française, comme il en demeure l’éternelle espérance, avaient quitté une enceinte où leurs intentions étaient chaque jour calomniées, pour porter hors de leur patrie l’amertume de leurs nobles illusions perdues. Beaucoup de membres de la minorité suivirent dans leur retraite les députés ecclésiastiques. Ceux qui continuèrent à siéger au côté droit déclarèrent que l’inutilité de leurs efforts, authentiquement constatée par l’issue de cette déplorable discussion, leur commandait de ne plus prendre part à aucun débat, où leur intervention active aurait d’ailleurs pour effet de donner des forces nouvelles au parti de l’anarchie, et qu’ils se borneraient désormais à déposer, dans de rares occasions, un vote silencieux. Restés dans une assemblée au sein de laquelle ils se considérèrent dès ce jour comme étrangers, ces membres cédèrent à la dangereuse tentation de faire de la politique pessimiste. Après avoir, durant deux années, défendu pied à pied les attributions conservées à la couronne et engagé une opposition dont la violence n’excluait pas la loyauté, on les vit, aigris par le malheur, irrités par l’injustice, attendre avec un secret espoir et provoquer par leur attitude passive une crise où ils entrevoyaient pour le monarque une réparation et pour eux-mêmes une vengeance. Dominés par des antipathies devenues irrésistibles et par le désastreux système qui tend à faire sortir le bien de l’excès du mal, ils refusèrent obstinément, à l’époque fixée pour la révision de l’acte constitutionnel, leur concours à la fraction de la majorité qui, après ne l’avoir cédé à aucune autre en injustice et en violence, s’efforçait d’offrir à la patrie la seule expiation qu’elle accepte pour les erreurs politiques, celle d’une résistance courageuse, quoique tardive. L’abstention systématique du côté droit donna en plusieurs circonstances la majorité aux jacobins. L’attitude de ce côté de l’assemblée fit prévaloir l’exclusion des membres de la constituante du sein de la prochaine assemblée législative, et fit ainsi perdre à la France le bénéfice de généreux repentirs et d’expériences chèrement acquises. Les serviteurs dévoués de la monarchie, les amis consternés de la religion, crurent qu’il n’y avait rien de pis à attendre pour l’une que l’abdication pour l’autre que l’asservissement. Ils défièrent l’avenir de dépasser la mesure des iniquités consommées : dangereux défi qu’il ne faut jamais adresser aux révolutions.

L’inéligibilité prononcée contre les membres de la constituante fut un grand malheur sans nul doute, car elle ne contribua pas peu à précipiter la crise : il est juste que le côté droit en porte la responsabilité devant l’histoire ; mais le parti feuillant ne devait-il pas s’imputer l’isolement où le reléguaient, au jour décisif de sa carrière politique, des adversaires qu’il avait combattus pendant deux années avec une injustice manifeste et un acharnement sans égal ? Ce parti, où tant de jalousies et de susceptibilités froissées donnaient aux passions politiques toute l’âpreté de ressentimens personnels, n’avait-il pas épuisé contre les monarchiens de toutes les nuances, depuis les royalistes purs jusqu’aux partisans des deux chambres, depuis Cazalès et Maury jusqu’à Mounier et à Malouet, le vocabulaire de toutes les injures, l’arsenal de toutes les calomnies ? Faut-il s’étonner si de telles blessures avaient laissé des traces profondes, et s’il ne fut pas répondu à l’appel in extremis adressé par les feuillans aux hommes dont ils s’étaient si long-temps complu à froisser les intérêts et à torturer la conscience ? En politique, les premiers torts engendrent ceux qui les suivent, et les partis ne répondent pas moins des fautes qu’ils ont provoquées que de celles qu’ils ont commises.

Ce fut surtout en séparant à jamais le roi de la révolution, en modifiant profondément les idées et les vues politiques de Louis XVI, que les mesures relatives à la constitution d’une église nationale firent naître pour le parti qui les avait provoquées des éventualités entièrement nouvelles. Si ce prince avait peu de foi dans l’œuvre des constituans, il n’éprouva d’abord pour elle que peu de répugnance. Aucun prince n’attachait moins de prix aux prérogatives de sa couronne, et sa timidité naturelle lui faisait s’en remettre au temps du soin de modifier le cours d’idées qu’il reconnaissait irrésistibles. Depuis le jour de son établissement aux Tuileries après le 6 octobre jusqu’à la fin de l’année suivante, il n’avait fait aucune tentative soit pour échapper aux prescriptions de l’assemblée, soit pour arrêter le cours de ses travaux parlementaires. À peu près désarmé du droit de veto dans les questions fondamentales par la distinction inventée entre les simples décrets et les décrets constitutionnels, le roi avait quelquefois adressé des observations, mais il n’avait jamais élevé de plaintes. Son attitude en face de l’Europe n’avait pas été sensiblement différente de celle qu’il gardait devant la France. Jusqu’au mois de décembre de l’année 1790, il est impossible de découvrir dans aucune des pièces publiées depuis en si grand nombre, tant en France qu’à l’étranger, le plus léger indice d’une intention en désaccord avec ses déclarations patentes ; mais un changement radical et soudain s’opéra dans l’ame du monarque lorsque sa sanction fut réclamée pour les décrets relatifs à la constitution civile du clergé.

Louis XVI n’était point opposé à une large réforme à opérer dans l’établissement ecclésiastique de concert avec Rome : sa correspondance personnelle avec le pape Pie VI constate ces dispositions, qu’il essaya vainement plusieurs fois de faire partager à l’assemblée ; mais, lorsqu’au lieu d’une réforme canoniquement préparée il se vit face à face avec un schisme patent, sa conscience se souleva, et le prince qui avait assisté avec une impassible résignation à sa déchéance politique se prit pour sa position d’un dégoût et d’une horreur invincibles. Il essaya contre les décrets une résistance constitutionnelle dont témoignèrent ses ajournemens ; on sait qu’une émeute força la sanction royale. De ce jour, Louis XVI, se considérant comme prisonnier, commença d’entretenir les pensées, les espérances et les illusions d’un captif. Il fut saisi de l’irrésistible désir de recouvrer sinon son trône, du moins sa liberté personnelle. Le 27 novembre 1790, il avait attaché son nom aux funestes décrets : huit jours après, le roi adressait aux principaux cabinets de l’Europe une dépêche secrète pour réclamer leur concours et pour les provoquer à un concert dont le caractère n’était pas nettement indiqué, mais qui ne pouvait manifestement aboutir qu’à l’invasion du territoire français par les puissances coalisées[7].

Bientôt fut infligée au malheureux monarque la plus cruelle preuve de sa servitude. Lorsqu’il voulut, au temps pascal, quitter Paris, où mille regards épiaient ses prières et ses larmes, pour aller à Saint-Cloud recevoir des mains d’un prêtre non assermenté des secours religieux alors si nécessaires à son ame, toutes les sociétés populaires s’émurent, tous les journaux poussèrent un cri d’alarme ; la municipalité intervint, et, malgré les nobles efforts du général Lafayette et quelques démonstrations hypocrites de l’assemblée pour protéger la liberté personnelle du chef du pouvoir exécutif, Louis XVI dut renoncer à l’espoir de quitter jamais la demeure fatale d’où il ne sortit plus que pour passer de la prison des Tuileries dans celle du Temple. L’obligation de sanctionner une législation tyrannique avait provoqué un premier appel aux gouvernemens étrangers ; la contrainte qui rendit impossible le voyage de Saint-Cloud en avril 1791 fit naître la première pensée de fuite, essayée le 21 juin suivant. Pour rester convaincu que la violence faite à la conscience de Louis XVI dans cette occasion fut le motif déterminant de la résolution dont l’issue funeste allait précipiter le cours des événemens, il suffit de lire dans les Mémoires de M. de Bouillé la correspondance qui précéda la tentative de retraite à Montmédi, si malheureusement empêchée par l’accident de Varennes.

Varennes fut pour Louis XVI la première étape de la route de l’échafaud. La longue suspension du pouvoir exécutif avait fait germer les idées républicaines dans le peuple des faubourgs, qui, cherchant depuis 89 à séparer sa cause de celle de la bourgeoisie, aperçut tout à coup dans cette forme de gouvernement le gage et la formule de sa suprématie future. Le lendemain de l’arrestation du roi, tous les rôles se trouvèrent changés. Louis XVI ne fut plus considéré par la France et par l’Europe que comme l’ennemi obligé des institutions nouvelles, lors même qu’il s’efforçait avec sincérité de les faire fonctionner. Les cabinets étrangers, qui, jusqu’au jour de sa fuite, n’avaient prêté aux princes réfugiés qu’une oreille peu bienveillante, concertèrent plus étroitement leur action, assurés d’avoir bientôt moins à attaquer la révolution qu’à se défendre contre elle. Pendant que la minorité républicaine profitait pour s’étendre de la stupeur universelle, l’opinion royaliste commençait, de son côté, à organiser une résistance, active contre un mouvement dont le dernier mot venait enfin d’être prononcé ; mais au sein de cette grande opinion, qui embrassait encore à cette époque la presque totalité de la France, toutes les tentatives et tous les efforts étaient paralysés par le désaccord profond qui séparait les classes bourgeoises des anciennes classes privilégiées. Le parti constitutionnel, s’apercevant, quoique bien tard, que la royauté, partie essentielle de l’œuvre politique à laquelle il promettait des destinées éternelles, était sur le point de s’écrouler sous des assauts réitérés, secoua son long sommeil au moment où les derniers supports du trône tombaient à terre ; mais, lorsque la majorité de la constituante tendait à revenir à la monarchie, le terrain lui manquait tout à coup sous les pieds.

Percée à jour pendant deux ans, la monarchie sombrait d’elle-même, car le prisonnier de Varennes était devenu un roi constitutionnel impossible. Comme pour rendre la situation de plus en plus inextricable, les constitutionnels, dont un très grand nombre souhaitaient la sortie du roi du sein de Paris dominé par l’insurrection, furent obligés, lorsque le départ du prince fut connu, de feindre plus de colère que personne et de déployer une violence de paroles que démentaient leurs sentimens secrets. Dans une situation aussi fausse, ce parti était, tout autant que le malheureux roi lui-même, dépourvu de l’autorité nécessaire pour lutter contre une révolution dont le centre de gravité venait d’être violemment déplacé. Aussi, quoi que tentassent Barnave et les feuillans pour relever aux yeux de la nation le prince qu’à force d’exigences ils avaient contraint à déserter nuitamment sa demeure sous la livrée d’un domestique allemand, ces courageux efforts ne purent manquer d’avorter et contre la méfiance que leur conduite antérieure inspirait aux amis dévoués du monarque, et contre celle que leurs pensées nouvelles inspiraient à la révolution victorieuse. À partir du jour où Pétion, le chapeau sur la tête, avait ramené Louis XVI aux Tuileries, ce palais ne fut plus qu’une prison habitée par une famille frappée d’une déchéance irréparable. Sitôt que, par cette tentative de fuite, le roi eut authentiquement constaté l’oppression qui pesait sur lui, tous ceux qu’un dévouement traditionnel liait au sort de la maison royale crurent devoir l’imiter dans sa fuite, et allèrent préparer à l’étranger une résistance qu’ils n’avaient pas su organiser à l’intérieur. Les personnages compromis ou menacés qui, aux premiers temps de la révolution, avaient quitté la France avaient agi sans but politique et sans aucun concert ; mais ils furent suivis, dans la seconde moitié de 91, d’un flot d’émigrans qui couraient à l’exil comme à un rendez-vous d’honneur. De ce jour-là, l’émigration changea de caractère, et devint menaçante de défensive qu’elle avait été d’abord. En mettant en commun leurs colères, leurs souvenirs et leurs illusions, ces femmes tombées tout à coup de l’opulence dans le besoin, ces gentilshommes qui ne connaissaient de la France que les salons et les camps, enfantèrent la dangereuse école politique dont l’existence fut, pendant un demi-siècle, le plus sérieux obstacle que la maison de Bourbon ait rencontré dans le pays.

L’émigration fut une grande faute politique, car elle désarma le parti de l’ordre en armant le parti de l’anarchie ; elle donna d’ailleurs à la révolution ce qui commençait à lui manquer, de justes susceptibilités à exploiter, de nouvelles résistances à vaincre, et surtout de nouvelles richesses territoriales à dévorer. L’émigration ne fut pas moins fatale à la cause de la liberté qu’à celle de la monarchie, car elle sépara de la nation la classe qui semblait plus appelée que toute autre à comprendre et à goûter les nobles jouissances de la liberté politique. Personne n’eut l’initiative de ce mouvement ; irréfléchi dans ses moyens, irrésistible dans sa puissance, il fut pour les gentilshommes français du XVIIIe siècle le lointain et dernier écho du mouvement qui poussait leurs pères en Syrie. On partit pour Coblentz, parce que les princes le voulaient, et qu’on avait été enseigné à ne refuser à ses princes aucun sacrifice, depuis celui de sa volonté jusqu’à celui de son sang.

Si la noblesse française, au lieu d’être une corporation militaire, eût été une corporation politique, il ne lui aurait pas échappé qu’en secondant l’invasion, elle allait donner à la démocratie le premier rôle dans le drame révolutionnaire, et qu’en s’attribuant à elle-même l’organisation d’une caste armée, elle exaspérerait la bourgeoisie et arrêterait court la réaction qui tendait à rejeter celle-ci vers la royauté depuis que le parti démocratique avait proclamé son but définitif. L’émigration et l’invasion étrangère furent en effet les causes véritables qui, dans la crise de 92, assurèrent la suprématie à la populace sur le corps des citoyens actifs créé par la constitution de 91, et qui disparut sous la mitraille du 10 août. Les classes moyennes, violemment rejetées par cette menaçante évocation de l’ancien régime et par les imprudens manifestes des cabinets étrangers dans le mouvement révolutionnaire auquel elles aspiraient alors à échapper, abdiquèrent aux mains de la démocratie armée, devenue, par la force même des choses, le seul rempart de l’indépendance nationale. Cette abdication permit à une audacieuse minorité de substituer sa pensée à celle de la France, et la république sortit des paroles du duc de Brunswick et des camps du prince de Condé.

Mais ce furent moins les périls de la guerre extérieure que les tyranniques atteintes portées à la plus sainte des libertés humaines qui préparèrent la crise où s’abîma l’œuvre politique élaborée par la bourgeoisie. La constituante avait pu renverser les plus vieilles institutions, toucher à toutes les fortunes, et changer par ses décrets le cours des mœurs, des idées et même du langage sans voit s’élever sur ses pas aucun obstacle sérieux. Elle avait transformé le petit-fils de Louis XIV en exécuteur des ordres d’une assemblée souveraine, et le pays l’avait trouvé bon, tant le pouvoir absolu avait, depuis deux siècles, abusé de lui-même ; elle avait supprimé la noblesse, enlevé aux fils les noms de leurs pères, déguisant Mirabeau en Riquetti, Lafayette en Mottié, faisant de MM. de Montmorency MM. Bouchard, et la France avait tout approuvé, tout applaudi, tout jusqu’à ces ridicules abus de la victoire. Cet abaissement sans exemple, infligé tout à coup aux plus vieilles races du pays, n’avait eu la puissance d’émouvoir ni les rudes campagnes de l’ouest ni les ardentes contrées du midi, quoique, dans ces provinces reculées, une aristocratie au cœur droit et aux mœurs simples se maintînt en relations plus étroites que dans le reste du royaume avec les populations agricoles. La transformation radicale de la France, proclamée en 89 et législativement terminée en 90, n’avait provoqué, au sein des campagnes, ni une plainte, ni une menace, et jusqu’au grand attentat contre la conscience publique commis, vers la fin de cette année, par les auteurs de la nouvelle constitution ecclésiastique, pour les menus plaisirs des philosophes et des jansénistes, l’assemblée nationale n’avait entendu monter jusqu’à elle que les éclats de la joie populaire, parfois furieuse et implacable dans ses vengeances.

Tout changea de face à partir de ce jour. Une guerre sourde, bientôt suivie d’une lutte armée, s’organisa sur tous les points du territoire. Pas une ville, pas un village, pas un hameau, où un implacable antagonisme ne s’établît entre les partisans et les ennemis de la révolution. Les populations rurales, impassibles devant les humiliations de la royauté, secouèrent cette impassibilité lorsqu’elles virent la force publique écarter de l’autel les prêtres qu’elles vénéraient depuis l’enfance. Leur sens droit repoussa comme révoltante l’application du système électif à la formation du clergé, tentée avec un mélange de violence et d’hypocrisie par des hommes d’une immoralité notoire, et leur conscience se souleva lorsqu’elles virent cet étrange clergé fonctionner à ses autels déserts sous la protection des baïonnettes.

À peine les décrets du 27 novembre 1790 furent-ils mis à exécution, que des troubles éclatèrent d’un bout à l’autre du royaume et qu’on entra dans une phase de la révolution toute différente de celles qu’on avait traversées jusqu’alors. De terribles collisions agitèrent Nîmes et les départemens voisins ; au mouvement des populations protestantes, le parti catholique du midi répondit par une vaste organisation fédérale et militaire dont le camp de Jallès devint le centre. Toutes les colères et toutes les passions furent soulevées des bords de la Garonne à ceux du Var. Le Dauphiné, la Franche-Comté, la Flandre, la Normandie, furent troublés par des scènes sanglantes dont le récit remplit tous les journaux du temps, et dont le contre-coup allait chaque jour frapper l’assemblée d’étonnement et de stupeur. Bientôt les départemens de la Bretagne et de l’Anjou préludèrent par des émeutes partielles au grand incendie qui allait dévorer toute une génération. Au moment de résigner ses pouvoirs et de rentrer au sein des populations qu’elle avait si profondément agitées pour satisfaire un caprice, l’assemblée n’entendait retentir que récits de meurtres, de résistances furieuses, de stupides et sacrilèges profanations. La justice divine la contraignait de mesurer l’abîme qu’elle avait creusé de ses propres mains, et dans lequel allait bientôt disparaître son ouvrage.

Accoutumée à ne rencontrer sur ses pas nulle résistance, la constituante croyait pouvoir s’arrêter au point précis qu’il lui conviendrait de fixer dans la voie de l’arbitraire et de l’iniquité. En décrétant le remplacement immédiat de tous les prêtres qui refuseraient le serment dans leurs fonctions ecclésiastiques, elle leur avait néanmoins maintenu le droit de célébrer le culte, à titre privé, dans les édifices religieux où ils allaient cesser de l’exercer comme fonctionnaires publics. L’assemblée leur avait même attribué, sur les 85 millions inscrits à la dette publique pour la subvention du clergé, une pension faible, il est vrai, mais suffisante pour mettre ces ecclésiastiques à couvert du besoin. Malheureusement il est plus facile de repousser un principe dangereux que d’en limiter les conséquences, et, lorsqu’on est sorti des voies de la justice, la violence engendre la violence, comme l’abîme invoque l’abîme. Le contact des deux clergés au sein des mêmes édifices provoqua sur tous les points les scènes qu’il semblait naturel de prévoir. Il fallut bientôt chasser de l’autel les curés qu’on n’avait entendu d’abord chasser que de leurs presbytères.


III

Héritière de l’œuvre commencée, plus dominée que la constituante elle-même par les passions qui l’avaient fait entreprendre, la législative répondit par des rigueurs nouvelles aux révélations qui lui parvenaient de tous les points du royaume sur une situation dont chaque jour augmentait les périls. À peine rassemblée, elle entendait le rapport de deux commissaires chargés par la précédente assemblée d’étudier sur les lieux les causes de l’agitation à laquelle étaient en proie, la plupart des départemens de l’ouest[8]. Après avoir signalé l’indifférence avec laquelle les grandes innovations politiques avaient été accueillies dans ces contrées, ce document constate le caractère exclusivement religieux de l’agitation qui les troublait alors, et laisse pressentir l’aspect redoutable sous lequel cette agitation va bientôt se produire ; enfin, avec la timidité naturelle à quiconque osait à cette époque parler de modération et de justice, il conseille certains redressemens, insinue la convenance de certaines modifications à une législation désastreuse. Aux conseils de prudence et de justice, l’assemblée législative ne sut répondre que par des mesures atroces. Un premier décret réduisit à la mendicité tous les prêtres non assermentés ; bientôt les administrations locales furent autorisées à prononcer leur expulsion, comme on prononce celle des forçats en rupture de ban ; enfin la peine de mort ne tarda pas à suivre et à sanctionner la peine de l’exil.

L’émigration avait été l’une des conséquences indirectes de cette législation tyrannique, puisque ce fut dans les tortures de sa conscience indignement violentée que Louis XVI puisa la résolution qui devint le signal de ce grand mouvement. L’assemblée constituante avait, en 1790, rejeté sans discussion un projet de décret, émané de son comité des recherches, qui tendait à imposer des entraves au droit naturel qu’ont tous les citoyens d’un pays libre de se déplacer à volonté. Évoquant le respect dû aux principes consacrés par la constitution, Mirabeau avait obtenu que la lecture de ce projet fût refusée tout d’une voix, et ce triomphe est l’un des plus éclatans qu’ait remportés sa puissante parole ; mais, lorsque, vers la fin de sa carrière, l’assemblée se trouva face à face avec les périls engendrés par ses propres fautes, elle cessa de professer pour la liberté et pour le droit ce culte et ces scrupules qui avaient imprimé à ses premiers travaux une si haute autorité. Avant de quitter le pouvoir, la constituante avait déjà soumis à des mesures exceptionnelles tout ce qui concernait l’expatriation et la résidence à l’étranger. Le droit de libre locomotion fut supprimé, comme l’avait été la liberté de conscience, et la législative essaya d’arrêter le flot de l’émigration par des mesures semblables à celles qu’elle décrétait pour arrêter la désertion des temples profanés. À la sommation de rentrer succéda le séquestre des revenus : bientôt toutes les propriétés des émigrés furent déclarées nationales, et la révolution, en bouleversant le sol, y déposa les germes qui lèvent et grandissent aujourd’hui sous nos yeux ; enfin la peine de mort fut prononcée contre vingt mille Français qui, sans aimer la révolution, ne l’avaient point combattue jusqu’alors, et qu’on avait transformés à plaisir d’adversaires impuissans en ennemis implacables.

Engagée dans cette route, la révolution française changea d’esprit, et dut faire appel à d’autres instrumens. Ce ne fut plus un droit nouveau triomphant d’un droit vieilli, une forme politique se superposant à une autre : ce fut l’ouverture d’un duel gigantesque entre la conscience et la force, entre la liberté de l’homme entravée dans toutes ses manifestations et le despotisme de l’état étendant chaque jour la sphère de ses exigences. La promulgation de la constitution civile du clergé ; l’émission des décrets rendus contre les émigrés, faisaient passer la révolution de l’école américaine à l’école jacobine, des mains de M. de Lafayette dans celles de Robespierre. Le 10 août était la conséquence nécessaire du triomphe de la démocratie républicaine préparé par les passions du parti constitutionnel, et la terreur allait sortir de la victoire d’une minorité audacieuse sur une majorité imprévoyante.

Alors commencèrent à s’enchaîner les unes aux autres ces inexorables nécessités dont on a eu la pensée de faire jaillir je ne sais quelle sophistique justification de toutes les violences et de tous les crimes qui ont marqué le cours de ces années funèbres. « La chute de la royauté constitutionnelle dut sortir, a-t-on dit, de la situation fausse prise par le roi en face de la constitution, et du peu de confiance que ses sentimens secrets inspiraient au pays à la veille de la guerre étrangère. Bientôt après, l’invasion fomentée par l’émigration, la guerre civile attisée par le clergé, mirent la république naissante à deux doigts de sa ruine les frontières étaient forcées, les armées françaises se débandaient devant l’ennemi, et les campagnes de l’ouest saluaient l’invasion d’un cri d’espérance. Que faire, si l’on ne noyait dans un fleuve de sang les germes de résistance, et si l’on n’assurait le pouvoir, par un acte décisif, aux hommes résolus à tout ? Danton osa embrasser dans toute sa profondeur cette effroyable pensée, et il fit des cadavres de septembre un rempart contre l’ennemi. L’épouvante jette alors aux frontières la nation presque entière, et la terreur peuple les camps. Après avoir à jamais compromis Paris dans la cause de la révolution par l’immensité même de l’attentat qu’il a laissé commettre sans résistance, il faut compromettre d’une manière non moins décisive, et par une mesure irréparable, la convention, qui commence sa carrière avec des hésitations manifestes et de sensibles oscillations. Le procès de Louis XVI est exigé par les clubs, appuyés sur les hommes de septembre ; on fait tomber la tête du roi pour sauver la sienne, et le sacrifice du 21 janvier devient pour quiconque y a trempé un irrévocable engagement. Cependant la guerre se poursuit avec des alternatives diverses ; la Vendée livre ses gigantesques combats, la bourgeoisie retrouve quelque courage dans l’excès de ses maux, le midi s’arme, les départemens poussent contre Paris une clameur de délivrance. Dans cette situation sans exemple, la cause de la révolution n’était-elle pas perdue, l’invasion étrangère inévitable, la restauration par les armes de l’émigration certaine, si le 31 mai n’avait décapité le fédéralisme, si une dictature armée du glaive n’avait donné au pouvoir, à la nation et aux armées une unité d’action et un mépris de la vie dont aucun temps n’avait offert ni ne reproduira l’exemple ? En face de toutes les puissances de la terre et du ciel conjurées, la révolution se fait homme ; l’ardente foi et l’inflexible pensée de Maximilien Robespierre soutiennent, inspirent, échauffent et dirigent le comité terrible aux mains duquel abdique pour quelque temps la convention elle-même, et peu de mois d’une sanglante dictature suffisent à sauver la France. »

Telle est l’étrange série de déductions auxquelles on a rattaché l’apologie d’un régime qui serait devenu légitime, parce qu’il aurait été nécessaire ; telle est la déplorable doctrine qui a faussé le sens moral du pays, et par laquelle on voudrait détourner de têtes criminelles les anathèmes de l’histoire. Mais cette prétendue démonstration ne résiste pas plus à l’étude des faits qu’au témoignage instinctif de la conscience, et tout cet échafaudage logique manque par sa base. Ce système aurait quelque valeur en effet, si ces attentats, qu’on prend soin de lier les uns aux autres comme les anneaux d’une chaîne d’airain, n’avaient été la conséquence de difficultés élevées par soi-même, de fautes qu’une politique plus habile ou seulement plus honnête aurait fait éviter, et d’actes désastreux entrepris non pour servir la révolution française dans ses intérêts permanens, mais pour servir ses propres passions, ses propres intérêts et ses propres antipathies.

Si les sentimens de Louis XVI étaient devenus incompatibles avec la constitution de 91 et si l’on avait constitué l’antagonisme des pouvoirs au lieu de fonder leur harmonie, comment ne pas l’imputer aux législateurs imprévoyans qui, lorsqu’ils voulaient organiser la limitation de l’autorité royale, ne surent qu’en décréter l’humiliation, et qui prirent plaisir à ajouter aux répugnances politiques du prince toutes les tortures du chrétien ? Si l’hécatombe de septembre et l’immolation du 21 janvier ont été déterminées par les extrémités où se trouvait acculé le pays, ce que d’ailleurs nous nions absolument, qui les avait provoquées, ces extrémités terribles ? qui a imposé la guerre aux répugnances et aux longues hésitations de l’Europe ? qui a transformé des cabinets d’abord favorables à la révolution en adversaires irréconciliables ? qui a provoqué la guerre civile, donné à l’émigration son extension et son importance, soulevé les populations rurales contre une régénération politique à laquelle elles avaient applaudi d’abord ? Après la chute du pouvoir absolu, la proclamation de la souveraineté nationale et parlementaire, et la fondation d’institutions plus libérales que la France ne pouvait assurément les supporter, quels hommes ont tout à coup compliqué la question politique d’une question religieuse, traqué le roi dans sa vie privée, insulté sa famille, désespéré sa conscience et paralysé dans ses mains l’usage même des attributions qu’ils venaient de lui conférer ? Quelles mesures et quelles menaces ont armé la coalition, soulevé la Vendée, poussé Louis XVI à Varennes, et par suite la noblesse à Coblentz ? Si le 10 août a rendu nécessaires le 2 septembre et le 21 janvier, si une situation sans exemple et sans issue a rendu le 31 mai nécessaire à son tour, qui donc est coupable du 10 août ? qui donc a provoqué entre la monarchie et la France ce divorce qui contenait en germe de tels périls et de telles extrémités ?

En se ruant sur les Tuileries, chaque jour dénoncées comme le centre d’une vaste conspiration autrichienne, les Marseillais et les faubouriens ne firent qu’achever l’œuvre entamée depuis trois ans par des aveugles aussi incapables de refréner la violence de leurs passions que de mesurer la portée de leurs attaques. Ce sont les mauvais instincts de la constituante et le lâche abandon de tous les principes et de tous les droits qui ont changé une réforme en révolution, abîmé dans le désespoir l’ame débonnaire de Louis XVI et conduit ce prince à diriger vers l’étranger des regards que l’injustice et l’outrage lui interdisaient de reporter sur la France. Qui donc porte la responsabilité de tout cela et sur qui retombe le poids de ces fatalités inexorables ? Lorsque, par l’effet de ses propres entraînemens, on suscite à sa cause des périls et des obstacles, ne demeure-t-on pas, en politique aussi bien qu’en morale, responsable à la fois et de ces difficultés mêmes et des moyens devenus nécessaires pour en triompher ? Au 10 août, les jacobins ne tirèrent-ils pas les canons braqués depuis deux ans par les feuillans et chargés depuis six mois par la loquacité girondine ? A ceux-là donc le dernier mot de la crise, mais à la majorité de la constituante et à elle seule la responsabilité devant Dieu et devant les hommes d’une révolution provoquée par la violation des principes qu’elle-même avait proclamés, et consommée contrairement au vœu de la France, manifesté par l’unanimité de ses mandats.

Aucune assemblée n’a porté plus directement que la constituante tic poids des événemens survenus et des actes parlementaires consommés après la clôture de sa carrière. Celle qui la suivit ne fit que tirer ou subir les conséquences de tout ce que la première assemblée nationale avait fait ou laissé faire. La législative continua la constituante comme la vieillesse continue l’âge mûr, comme le soir continue le jour. La seconde législature fut l’ombre décolorée de la première ; elle exploita les mêmes idées et s’inspira des mêmes passions ; mais elle joua son rôle à la manière d’une utilité qui double un grand acteur, exagérant ses défauts sans atteindre à son originalité, substituant l’insolence à la hauteur et une lâcheté déclamatoire à une sophistique faiblesse.

Rien n’entrava, aux élections de 1791, l’action de la bourgeoisie : débarrassée du clergé arraché à l’autel, de la noblesse qui se précipitait dans l’émigration, elle restait seule, en apparence, maîtresse du sol et de la direction des événemens. Aussi se faisait-elle alors, sur la dure de sa puissance et sur l’immutabilité des institutions politiques destinées à la consacrer, des illusions qui le disputaient assurément aux plus présomptueuses chimères de Coblentz. Elle proclamait avec une confiance superbe l’éternité de la constitution dont son imprévoyance avait déjà brisé tous les ressorts, et qui n’avait plus qu’une sorte d’existence nominale le jour où la seconde législature venait continuer l’œuvre de la première.

À la séance d’inauguration, tous les membres de la législative,issus des mêmes couches de la société d’où était sortie la majorité précédente, vinrent, la larme à l’œil et le bras tendu, jurer de vivre et de mourir pour la loi fondamentale qui n’avait pas dix mois devant elle, et dont la destruction allait être bientôt consacrée par les mêmes hommes qui la proclamaient immortelle. C’était dans la plus entière bonne foi qu’elle se levait avec une émotion religieuse pour accueillir l’archiviste Camus portant sur sa poitrine les tables de la loi avec la majesté de Moïse au Sinaï. Cette étrange hallucination poursuivit la législative jusqu’au dernier jour de sa courte et orageuse carrière ; elle ne portait jamais un décret de proscription ou de ruine, elle n’envoyait pas un innocent à la haute cour, elle ne rivait pas d’un cran la chaîne de la royauté sans exhaler des cris d’enthousiasme et d’amour pour la loi constitutionnelle, et moins d’un mois avant que cette assemblée disparût elle-même sous les débris du trône qu’elle avait sapé, la France l’entendait encore, sur la célèbre motion de Lamourette, décréter la sainteté de la constitution de 91 et jurer d’une voix stridente une haine égale à quiconque tenterait soit de rétablir le despotisme, soit de transformer la France en république. Mais, pendant que ce mot faisait courir des frissons de colère et soulevait des protestations furieuses au sein de l’assemblée, il ne se passait pas une séance où elle ne s’attachât à avilir par ses injures et par ses votes l’un des pouvoirs créés par la constitution, celui contre lequel se dirigeaient les attaques les plus meurtrières ; il n’y avait guère d’orateur qui, pour se mettre en bons termes avec les tribunes, ne terminât ses harangues sans représenter ce pouvoir comme en conspiration permanente contre l’honneur et la liberté du pays ; il n’y eut pas un factieux, pas un assassin, y compris les rebelles de Nancy et les meurtriers d’Avignon, auxquels elle ne réservât la réhabilitation et presque l’apothéose ; il n’y eut pas enfin un partisan de cette constitution idolâtrée, depuis Delessart jusqu’à Lafayette, qu’elle ne dévouât, sur l’injonction des clubs, soit à la justice expéditive d’Orléans, soit à l’insurrection militaire au sein de sa propre armée. Cette assemblée, qui repoussait comme un outrage l’imputation de républicanisme, ne recevait pas une fois dans son enceinte le chef du pouvoir exécutif sans dégrader sa dignité, sans humilier sa personne, sans lui imposer une situation dont aurait rougi le dernier des citoyens. Pourquoi ces contradictions perpétuelles entre la conduite et les principes, entre le but et les moyens, si ce n’est parce que l’assemblée constituante n’avait légué que des institutions mortes à l’assemblée qui allait la suivre, et que celle-ci n’exerçait pas plus en réalité la puissance de faire les lois que l’autre pouvoir ne possédait celle de les faire exécuter ? La constituante, avant de se séparer, avait laissé passer l’initiative et la force à la société des Jacobins, qui, conformément à l’hypocrisie universelle qui fait le fond de la langue politique de cette époque, s’appelait, comme on sait, Société des amis de la constitution. Avec ses affiliations organisées dans tous les départemens, dans tous les cantons, et presque dans toutes les communes, avec ses bureaux, son immense personnel, ses cotisations financières et ses journaux, cette formidable association était devenue le véritable et seul gouvernement du pays.

Au sein de la constituante, Robespierre et Pétion avaient contribué à préparer cet état de choses, dont ils avaient mesuré la portée avec une sagacité peu commune. Lorsque le parti démocratique insista si vivement pour faire refuser le droit de réélection aux membres de la législature dont les pouvoirs expiraient, ce n’était pas assurément que ses chefs entendissent rester en dehors du mouvement révolutionnaire et se désintéresser des affaires publiques ; c’est que ceux-ci savaient fort bien que le centre de la puissance législative était déplacé, qu’il n’était plus dans la salle du Manége, mais dans l’ancien réfectoire des Jacobins. Aussi Robespierre n’exerça-t-il peut-être jamais, même au comité de salut public, une influence plus considérable qu’au moment où, exclu de la législative, il trônait à la tribune des Jacobins, dictant chaque soir à des législateurs sans résolution leurs mesures et leurs décrets du lendemain. C’est dans le journal des débats de cette société bien plus que dans les pages du Moniteur que, durant tout le cours de 1792, l’historien doit étudier et le mouvement de l’esprit public et le cours imprimé aux affaires du pays.

Tel était donc le terme où avait abouti la politique de la constituante, tel était le fruit amer de trois années de faiblesse. Souveraine dominatrice du pays au temps de son avènement, elle le laissait, au jour de sa retraite, aux mains d’ennemis mille fois plus redoutables que les adversaires impuissans qu’elle affectait seuls de redouter. Ce ne fut pas, à coup sûr, l’intelligence qui fit défaut à cette éblouissante réunion d’esprits si riches et si divers, c’est par le cœur qu’elle a manqué à sa mission et à son œuvre. Ce n’est point de ses erreurs théoriques, qu’explique et justifie l’inexpérience du temps, que la postérité lui demande aujourd’hui un compte sévère ; ce n’est pas parce qu’elle a ignoré les lois de l’équilibre des pouvoirs qu’elle est frappée d’une condamnation qui ira s’appesantissant d’âge en âge, à mesure que le jour se fera sur les personnes et sur les choses, et que la moralité rentrera dans la politique. La constituante est coupable parce qu’elle fit reculer ses principes devant ses passions, et parce qu’elle s’est montrée impitoyable devant les faibles lorsqu’elle n’osait pas se montrer résolue devant les forts ; elle est coupable des ruines faites contrairement à ses intentions, car elle a mis les armes à la main des dévastateurs ; elle est coupable du sang versé, car elle a livré aux bourreaux les victimes enchaînées et flétries ; elle est coupable surtout pour avoir engagé contre la conscience humaine une guerre impie, et la justice de Dieu, qui ne se manifesta jamais avec plus de soudaineté et d’éclat, a permis que ses périls sortissent manifestement de ses fautes, et sa ruine de son parjure.

  1. Voyez la livraison du 15 février.
  2. Débat relatif à la présidence de M. de Virieu, 27 avril 1790.
  3. Voyez les conditions multipliées et d’une réalisation presque impossible imposées à la révision de la constitution de 1791 par son titre VII.
  4. Séance du 18 décembre 1789.
  5. Mot de Camille Desmoulins dans les Révolutions de France et de Brabant.
  6. Séance du 2 janvier 1791.
  7. Voyez la lettre du 4 décembre 1790 dans les Mémoires du prince de Hardenberg.
  8. Rapport de MM. Gensonné et Gallois à l’assemblée législative.