La Bonne aventure (Sue)/2/IX

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 235-254).
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IX

Anatole Ducormier arriva bientôt chez M. de Morsenne. Il était alors environ dix heures et demie.

L’ami du docteur Bonaquet, en traversant l’immense cour de l’hôtel, vit arrêtée au bas du perron une berline attelée de deux superbes chevaux gris. L’on n’a pas oublié que la veille madame de Beaupertuis et sa mère (madame de Morsenne) étaient convenues de se rendre ensemble le lendemain matin au sermon de l’abbé Jourdan ; fidèle à sa promesse, la princesse était allée vers les neuf heures et demie éveiller sa fille, et quoique celle-ci fût rentrée assez tard du bal de l’Opéra, elle s’était décidée à accompagner sa mère ; leur voiture les attendait au bas du perron pour cette sortie matinale.

Anatole Ducormier allait monter les degrés, lorsque les portes du vestibule s’ouvrirent, et deux valets de pied descendirent, l’un portant des coussins brodés au chiffre de madame de Beaupertuis et de sa mère, l’autre tenant sous son bras deux grands livres d’heures dans leurs fourreaux armoriés.

L’un de ces domestiques ouvrit la portière de la berline et déposa sur les coussins les objets qu’il apportait, tandis que son camarade, s’adressant au gros cocher à perruque blanche qui, enveloppé d’un carrick à vingt collets, se tenait grave et immobile sur son siège, lui dit en riant :

— Eh bien, James, le bal de l’Opéra ne vous empêche pas de vous lever matin pour aller à la messe ?

Ducormier, alors au pied du perron, et se trouvant ainsi à quelques pas de la voiture, prêtait l’oreille aux paroles que l’on venait d’adresser au cocher, lorsque l’autre domestique interrompit son camarade en lui disant à demi-voix ces mots, qu’Anatole Ducormier entendit encore :

— Tais-toi donc, Pierre, voilà madame la duchesse.

En effet, madame de Beaupertuis et sa mère sortaient en ce moment du vestibule ; la gouvernante de mademoiselle de Morsenne les accompagnait. La princesse, ayant sans doute à donner quelques instructions relatives à sa jeune fille, parla bas pendant quelques minutes à l’institutrice.

Madame de Beaupertuis, attendant que sa mère eût entretenu miss Nancy, resta donc seule au faîte du perron. Malgré la nuit passée au bal, la jeune duchesse était d’une fraîcheur charmante ; son teint légèrement coloré par le frais du matin, brillait d’un vif éclat ; les légères boucles châtain-clair de sa coiffure à la Sévigné encadraient son beau front à demi caché par la voilette de son chapeau de velours noir ; ses grands yeux bruns, un peu alanguis, sans doute par la fatigue de la nuit, semblaient soulever difficilement leurs longues paupières ; quoiqu’elle fût enveloppée d’un manteau à longue pèlerine d’hermine, comme son manchon, la grâce de ses mouvements laissait deviner l’élégance de sa taille svelte et élevée.

Ce fut ainsi que Diane de Beaupertuis apparut à Ducormier, resté un moment immobile, au bas du perron, à l’aspect de cette ravissante jeune femme.

Anatole, naturellement très-pénétrant, très-observateur, avait d’abord déduit des paroles du valet de pied au cocher, que les maîtres de cette voiture étaient allés la nuit précédente au bal de l’Opéra. Aussitôt, il jeta les yeux sur les panneaux d’une des portières, et y vit un M et un B enlacés, surmontés d’une couronne ducale, absolument le même chiffre que la veille il avait remarqué à l’un des coins du mouchoir de l’élégant domino qui s’était emparé de son bras. Puis enfin, Anatole avait entendu dire à l’autre domestique : Tais-toi donc, voilà madame la duchesse. Et ce fut alors que, levant les yeux vers le perron, Ducormier resta saisi d’admiration à la vue de la jeune femme. Ajoutons encore que, le matin même, il avait appris chez son ami le docteur Bonaquet, que la fille du prince de Morsenne, madame la duchesse de Beaupertuis, était l’auteur de ces insolentes contre-lettres de faire part relatives au mariage de la marquise de Blainville et de son médecin.

Un esprit aussi sagace que celui de Ducormier ne devait-il pas conclure, de tant de rapprochements significatifs, que le domino de la veille était madame la duchesse de Beaupertuis, l’élégante et charmante femme qu’il voyait en haut du perron ?

Ces réflexions rapides comme la pensée, Anatole les faisait en montant lentement les degrés du perron, afin de voir de plus près cette femme qui de loin lui paraissait si belle. Il arrivait aux dernières marches à l’instant où madame de Morsenne finissait d’entretenir la gouvernante de sa plus jeune fille.

Madame de Beaupertuis avait, nous l’avons dit, la vue assez basse ; aussi ne reconnut-elle Anatole que lorsque celui-ci se trouva fort près d’elle. Dans sa brusque surprise, la jeune femme tressaillit et devint pourpre. Ducormier remarqua cette émotion, regarda fixement la duchesse, s’inclina respectueusement devant elle et sa mère, puis il passa.

Le tressaillement de madame de Beaupertuis à la vue d’Anatole avait été si vif, que madame de Morsenne lui dit :

— Diane, qu’avez-vous donc ?

— Rien, ma mère… j’ai marché, je crois, sur ma robe, — répondit la duchesse ; et baissant la tête afin de cacher sa rougeur croissante, elle descendit légèrement les degrés du perron.

— Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur qui vient de nous saluer — dit la princesse en suivant sa fille ; — il est d’une beauté ridicule chez un homme. Il va sans doute chez votre père ?

— Je n’en sais rien, ma mère, — répondit Diane ; — je ne le connais pas plus que vous.

Et les deux femmes étant montées en voiture, les chevaux quittèrent rapidement la cour de l’hôtel.

Ducormier s’étant adressé et nommé à l’un des gens de M. de Morsenne, avec lequel il avait, disait-il, rendez-vous le matin même, fut introduit et annoncé dans le cabinet du prince. Celui-ci, vêtu d’une robe de chambre, était assis au coin de son feu et tenait machinalement le Moniteur, qu’il ne lisait pas. Son visage pâle, fatigué, et ses yeux légèrement injectés, témoignaient d’une nuit passée dans l’insomnie ; l’expression de ses traits paraissait abattue, morose. Bien qu’il eût entendu annoncer — Monsieur Anatole Ducormier ! — il ne semblait pas s’apercevoir de la présence du jeune homme, à qui jusqu’alors il avait tourné le dos, peu soucieux de se gêner pour le secrétaire à gages de son ami l’ambassadeur de France en Angleterre. Cependant, M. de Morsenne, s’arrachant non sans un soupir à ses secrètes et amoureuses pensées, car il pensait à Maria Fauveau, jeta son journal sur son bureau, et se retourna lentement dans son fauteuil, pour donner enfin son audience.

Ducormier, debout depuis quelques minutes, ressentant cruellement le dédain de cet accueil, avait attendu en silence que le prince eût daigné s’apercevoir de sa présence. Mais quelle fut la surprise d’Anatole, lorsqu’il vit M. de Morsenne, après l’avoir fixement regardé, se renverser en arrière dans son fauteuil, sans prononcer une parole.

— Quelle étrange rencontre ! — se disait M. de Morsenne ; — c’est ce même jeune homme qui, cette nuit, au bal de l’Opéra, accompagnait ce démon de Maria Fauveau, dont le souvenir, hélas ! ne m’a pas laissé dormir une minute ; je le reconnais parfaitement, ce garçon, il était resté auprès d’elle sous le péristyle, pendant que l’imbécilité de mari allait chercher les manteaux ; il paraît familier avec le ménage Fauveau ; serait-ce un soupirant ou un amant ? Cette double brute de Loiseau, qui ne sait rien, ne voit plus rien, n’a pu cette nuit me renseigner là-dessus, car la présence de ce godelureau auprès de la petite m’avait inquiété. Encore une fois, c’est une rencontre étrange ! Pour moi sera-t-elle funeste ?… Voyons cela.

En se livrant à ses réflexions, M. de Morsenne avait repris son sang-froid. Aussi, voulant donner le change à Anatole sur l’impression de surprise qu’il venait de trahir involontairement, il lui dit de l’air du monde le plus naturel :

— Mille pardons, mon cher Monsieur ; la lecture de mon journal m’absorbait tellement que je ne vous avais pas entendu annoncer ; aussi ai-je été tout surpris de vous voir là ; excusez ma distraction, je vous prie.

Ducormier, peu dupe de ce mensonge, et cherchant pour quel motif sa présence surprenait si vivement M. de Morsenne, s’inclina respectueusement et lui dit :

— Prince, voici une lettre dont l’ambassadeur d’Angleterre m’a fait l’honneur de me charger pour vous.

M. de Morsenne prit la lettre sans inviter Ducormier à s’asseoir, et lut bas ce qui suit :

« Mon cher ami,

« Anatole Ducormier, mon secrétaire particulier, vous remettra cette lettre ; ayez créance en ce qu’il vous dira et ouvrez-vous à lui en toute confiance sur notre affaire ; c’est un garçon très fin, très intelligent, peu scrupuleux sur les moyens, capable enfin de rendre toute espèce de services (et d’excellents services) dans une affaire comme celle dont il s’agit. Il écrit émerveille ; son style a du nerf, du mordant ; sa logique est serrée, vigoureuse, et, dans l’attaque en question, il peut être une arme d’autant plus dangereuse quelle frappera dans l’ombre. Ce garçon s’est incroyablement façonné chez moi ; il y a pris, je ne sais comment, les dehors et les façons d’un homme de vraiment bonne compagnie ; c’est quelquefois à s’y méprendre. S’il avait eu seulement une naissance tolérable, on aurait pu tirer parti de lui dans les postes subalternes de la diplomatie officielle, mais ce garçon est le fils d’un pauvre diable de boutiquier, de qui la sœur a été longtemps femme de charge chez moi. Le Ducormier restera donc une sorte de Figaro propre à tout ce qui exige de l’astuce, de l’ombre et du secret. Si pour mener à bonne fin la chose que vous savez il est besoin d’acheter quelque récalcitrant, fiez-vous à mon Ducormier : c’est le tentateur en personne. Bref, il ne reculera devant aucune démarche, même des moins avouables, pourvu que l’on caresse son incurable et ridicule vanité, et qu’on lui laisse entrevoir un sort brillant (véritable mirage, pour les sots, bien entendu). Car c’est le plus singulier mélange de bassesse et de fierté, d’orgueil et de servilité que je connaisse… Et ça est pourtant entré chez moi timide et ingénu comme une rosière. Du reste, le Ducormier est probe et désintéressé ; du moins jusqu’à présent il a été ainsi. En tous cas, même avec lui, n’écrivez rien. Dès que les gens de cette extraction ont perdu leur première candeur, et prétendent à faire les messieurs, les beaux, il est extrêmement prudent de ne se point compromettre avec eux et de se réserver le moyen de les désavouer au besoin. Je suis donc parfaitement en mesure de renier le Ducormier. Prenez les mêmes précautions, cher ami ; je vous le recommande instamment, dans notre intérêt commun.

« La note ci-jointe se complétera par ce que vous dira, Ducormier. Renvoyez-le-moi à Londres dès que vous n’aurez plus besoin de lui à Paris.

« Adieu, mon cher ami, tout et bien à vous.

« A. de M.

« P. S. — Comme il faut tout prévoir, je n’ai pas mis, et à dessein, cette lettre sous enveloppe. Ainsi que vous le remarquerez, la cire est superposée à l’un de nos petits cachets métalliques de sûreté, grâce auxquels toute violation du secret épistolaire, si adroitement réparée qu’elle soit, laisse une trace ineffaçable ; il est entendu, du reste, que si, contre mon attente (je le crois fidèle), ce Ducormier avait eu l’impudence de décacheter cette lettre, vous le convaincriez immédiatement de son indignité, et le chasseriez de chez vous comme un laquais, en me donnant. avis de l’exécution. »

M. de Morsenne, après avoir lu, resta un moment silencieux, ayant l’air de tourner machinalement cette lettre entre ses doigts, afin de se donner le loisir d’examiner sans affectation si le cachet de sûreté était intact ; de quelque dissimulation dont fût entouré cet examen, il ne put échapper à l’œil pénétrant de Ducormier ; une bouffée de rougeur et d’indignation lui monta au visage, en voyant de quel ignoble abus de confiance on le soupçonnait ; un sourire amer effleura ses lèvres, puis il redevint impassible et attentif.

Le cachet de sûreté prouvant que la lettre venait d’être seulement ouverte pour la première fois, M. de Morsenne se dit :

— D’après ce que je sais maintenant de ce drôle, sa venue est peut-être providentielle ; ce ne sera jamais là pour moi un rival dangereux auprès de la petite Fauveau.

Et après une nouvelle réflexion, le prince ajouta mentalement :

— Mon, ce ne sera pas là un rival, ce sera peut-être même… tout le contraire.

Et M. de Morsenne, passant à un autre ordre d’idées, lut attentivement une longue note dont la lettre de son ami l’ambassadeur était accompagnée.

De temps à autres, et quelle que fut la gravité des intérêts dont il s’occupait, la physionomie pensive du prince trahissait des distractions involontaires ; plusieurs fois, en poursuivant sa lecture, il jeta un regard oblique sur Ducormier. Celui-ci, s’apercevant de ce manège et désirant le dérouter, se retourna comme pour considérer avec une apparente curiosité un très beau tableau de sainteté dont était orné le cabinet.

M. de Morsenne acheva dès lors sans nouvelle distraction la lecture de sa note diplomatique.