La Bonne aventure (Sue)/1/II

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 23-59).
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II

La chambre à coucher de la nécromancienne était d’une propreté merveilleuse, mais d’une simplicité spartiate. Une lampe voilée l’éclairait faiblement ; un lit de fer, une table, quatre chaises, une haute armoire et une commode de noyer, en composaient l’ameublement ; les murailles, recouvertes d’un papier vert, étaient nues ; l’on n’y remarquait aucun de ces emblêmes cabalistiques, tels que hiboux, crocodiles ou serpents empaillés, destinés à impressionner le vulgaire.

Le seul engin magique que possédât la devineresse était un grand vase de cristal de la forme d’un cône renversé, rempli d’une eau limpide et placé sur la table, à côté de plusieurs jeux de cartes et d’une boîte renfermant plusieurs petites médailles d’or, d’argent et de fer, de la grandeur d’une pièce de cinq sous, et sur lesquelles on voyait gravés certains signes mystérieux.

Madame Grosmanche était-elle jeune ou vieille, laide, ou jolie, bien ou mal faite ? Ses clients l’ignoraient absolument ; car elle ne donnait ses audiences, que revêtue d’une sorte d’ample domino noir à camail et à cagoule, où l’on n’apercevait que deux ouvertures pour les yeux, qui du moins, semblaient être beaux et brillants.

Le numéro 2, très jeune et très jolie femme, semblait assez embarrassée, malgré sa charmante petite mine friponne et éveillée. Plusieurs fois elle baissa ses grands yeux noirs, et rougit jusqu’au front en voyant la devineresse l’examiner en silence.

Au bout de quelques instants, madame Grosmanche dit à sa cliente d’une voix douce, presque affectueuse :

— Votre main droite, je vous prie ?

Puis, pendant que la jeune femme ôtait son gant de peau de Suède, la nécromancienne se recueillit un instant et reprit :

— Vous ne connaissez pas les deux personnes qui tout à l’heure attendaient ainsi que vous dans le salon ?

— Non, madame ; au milieu de l’obscurité ; je ne pouvais d’ailleurs distinguer leur figure ; mais nous nous sommes dit quelques mots, et je suis presque certaine de ne pas connaître ces dames, car je n’ai jamais entendu leur voix ; je suis venue avec une de mes amies qui m’attend à la porte dans un fiacre, et j’aurais voulu seulement savoir si…

— Cela est étrange, — répéta la devineresse en se parlant à soi-même et interrompant le numéro 2. — Quel est ce lien ?

— Quel lien, madame ?

— Pardon, — dit madame Grosmanche sans répondre à la question qu’on lui faisait. — Donnez-moi votre main.

Le numéro 2 livra sa main à la nécromancienne ; celle-ci, relevant sa large manche, laissa voir des doigts, roses et effilés terminés par des ongles polis, et, tenant la main de sa cliente entre les siennes, commença d’examiner attentivement ces lignes bizarres qui se croisent dans la paume de nos mains.

Tout en se livrant à cette minutieuse étude, la devineresse, reportant parfois son regard de la main à la figure de la jeune femme, semblait vouloir, comparer les pronostics qu’elle tirait de l’observation des lignes de la main avec quelques indices physionomiques, et laissait souvent échapper quelques mots qui révélaient sa pensée intérieure.

Bon cœur, — disait à demi-voix madame Grosmanche avec une expression de satisfaction secrète. Excellent cœur… délicatesse rare…

— Madame ! — balbutia modestement le numéro 2 en rougissant de cet éloge mérité.

— Naturel charmant, — poursuivit la devineresse de plus en plus absorbée. — Esprit droit, juste, mais peu cultivé.

— Oh ! pour ça, c’est vrai, madame, — reprit gentiment le numéro 2, mis pour ainsi dire à l’aise par cette petite critique. — Dam, quand on est née et élevée dans le petit commerce, l’on n’a ni le temps ni le moyen de devenir bien savante.

— Caractère égal et d’une gaîté, folle, — poursuivit la devineresse. — Elle est si heureuse !

— Ah ! pour le coup ! vous êtes une habile dame, reprit le numéro 2. — Le fait est que je suis gaie comme un pinson et heureuse, oh ! mais, là, heureuse comme on ne l’est pas… Aussi je venais vous demander si…

— Femme aimante et dévouée, — ajouta la devineresse.

— Tiens ! vous savez donc, madame, que mon bon Joseph est le meilleur des hommes ? — dit la jeune femme tout ébahie.

— Et tendre mère, ajouta madame Grosmanche. — Oui, bien tendre mère.

— Pardi ! toutes les mères le sont, — dit naïvement la jeune femme. — ce n’est pas malin à deviner, ça.

Soudain la devineresse tressaillit, laissa brusquement retomber sur ses genoux la main de sa cliente étonnée, leva la tête vers le plafond comme pour se recueillir ; puis, après avoir de nouveau et longtemps examiné la main de la jeune femme, elle lui dit d’une voix légèrement altérée :

— Vous êtes née en 1821 !

— Oui, madame.

— Vous avez vingt-un ans ?

— Oui, madame.

— Vous vous êtes mariée le… ?

— Le 21 novembre, — répondit la jeune femme de plus en plus surprise du savoir de la devineresse et de l’accent inquiet de sa voix. — J’ai toujours remarqué que la date 21 se retrouvait souvent dans ma vie. C’est quelque chose de bien drôle, n’est-ce pas, madame ?

Madame Grosmanche ne répondit rien, et appuya sur ses mains tremblantes son front caché par son camail ; elle semblait accablée. Quelques légers soubresauts, de ses épaules faisaient supposer qu’elle pleurait et qu’elle tâchait en vain de comprimer ses sanglots.

Stupéfaite de cet attendrissement, la cliente de madame Grosmanche resta d’abord immobile et muette ; cependant, au bout : de quelques instants, elle lui dit timidement :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! on croirait que vous pleurez, madame ?

— Oui, je pleure, — répondit la devineresse en portant son mouchoir aux deux ouvertures de sa cagoule, — je pleure sur vous.

— Vous pleurez sur moi ! s’écria le numéro 2, — et pourquoi ? vous ne me connaissez pas.

— Jamais je ne vous ai vue, — répondit la nécromancienne avec abattement ; — je ne sais qui vous êtes.

— Mais alors, madame, quelle est la cause de votre chagrin à mon sujet ?

— Quelque chose de bien sinistre, oh ! de bien sinistre que j’entrevois. Cependant, je ne suis pas encore tout-à-fait certaine de ce que je redoute.

— Pour moi ?

— Pour vous ?

— Allons, ma chère dame, — reprit le numéro 2 souriante et rassurée par un instant de réflexion, — vous vous serez trompée pour sûr ; car, moi, je pourrais vous prouver clair comme 2 et 2 font 4 que j’ai été et que je serai heureuse toute ma vie. Mon Dieu, oui, c’est comme ça, — ajouta le numéro 2 d’un petit air résolu, — Je n’en doute pas, et je voulais seulement vous demander si…

— Continuons la séance, — dit la devineresse avec effort, — le voulez-vous ?

— Je crois bien ! car, voyez-vous, je ne suis pas poltronne, et d’ailleurs je joue, comme on dit, sur le velours ; que peut-il arriver ? Si vous répondez oui à la question que j’ai à vous faire, je serai contente : si vous répondez non, eh bien ! je serai encore contente ! Vous n’avez pas beaucoup de pratiques comme moi, j’espère.

Madame Grosmanche soupira et dit à la jeune femme :

— Prenez dans cette boîte sept médailles de fer, sept médailles d’argent et sept médailles d’or.

— Tiens ! tiens ! dit le numéro 2, cela fait encore le nombre 21 ?

— Oui… Maintenant, gardez dans votre main quatre médailles d’or, deux médailles d’argent et une médaille de fer…

— Je les ai.

— Laissez-les tomber toutes à la fois, et pêle-mêle, dans ce vase de cristal.

— Mon Dieu, comme c’est amusant ! — dit le numéro 2 avec une curiosité d’enfant, et il obéit à l’ordre de la devineresse.

Lorsque l’ébullition passagère de l’eau permit de voir dans quel ordre les médailles s’étaient superposées au fond du vase, formant, nous l’avons dit, un cône renversé, la devineresse observa que la pièce de fer était au fond, puis trois pièces d’or, puis les deux pièces d’argent, puis enfin la dernière des quatre pièces d’or était au-dessus de toutes les autres.

— Maintenant, — dit la nécromancienne, — mettez dans cette boîte quatre médailles d’argent, deux médailles d’or et une de fer.

La jeune femme obéit.

— Fermez cette boîte, secouez-la afin de mélanger les médailles, et ouvrez-la.

La boîte ouverte, madame Grosmanche observa que l’une des deux médailles d’or était encore placée au-dessus des autres ; elle dit alors au numéro 2, qui semblait enchanté d’exécuter toutes ces évolutions cabalistiques :

— Prenez dans votre main les sept médailles restant, cinq de fer, une d’argent et une d’or.

— Bon. Je les ai.

— Fermez votre main.

— Très bien ; je la ferme.

— Maintenant, entr’ouvrez un peu les doigts afin de laisser tomber sur cette table une seule des sept médailles que vous tenez… il n’importe laquelle.

La devineresse semblait attendre avec une profonde anxiété le résultat de cette dernière épreuve.

L’unique pièce d’or qui se trouvait mêlée avec les autres médailles dans la main de la jeune femme tomba sur la table.

Après avoir paru calculer les rapports de différents signes gravés sur les médailles, la devineresse, paraissant toute heureuse d’un pronostic qui contrastait avec les sinistres appréhensions d’abord exprimées par elle, la devineresse s’écria :

— Quoi qu’il arrive, il vous aimera jusqu’à la mort.

— Eh bien ? Mais c’est tout simple, cela, madame, — reprit naïvement la jeune femme sans être étonnée le moins du monde de cette prédiction. — Comment, il vous a fallu, tant réfléchir en regardant ma main, et me faire manigancer toutes ces petites médailles pour découvrir que Joseph et moi nous nous aimerions toujours ? Voilà-t-il pas une belle avance ! Pardi ! sans être aussi savante que vous, moi, madame, j’ai deviné cela toute seule, et depuis longtemps, allez ! Mais ce que par curiosité je venais vous demander, c’est tout bonnement ça : Mourrai-je, oui ou non, avant mon bon Joseph ? Maintenant, allez votre train. Ne vous gênez pas, ne craignez pas de me faire de la peine ; quoi que vous me prédisiez, je m’en arrangerai… Dam, c’est tout simple ; si Joseph meurt avant moi, il n’aura pas du moins le chagrin de me voir mourir, ce qui serait bien dur, oh ! bien dur pour lui ; je le connais. Si c’est, au contraire, moi qui dois mourir la première, c’est à moi que sera épargné le grand chagrin de voir s’éteindre quelqu’un qu’on a tant aimé. C’est un peu égoïste ce que je vous dis là ; mais, avant tout, je suis franche.

— Croyez-moi, dit la devineresse avec émotion, — restez sur l’heureuse prédiction que je vous ai faite, ne m’interrogez plus.

— Mais, mon Dieu ! mon Dieu ! — reprit la jeune femme avec impatience, — que pouvez-vous donc m’apprendre de si chagrinant ? Puisque je vous réponds, moi, que Joseph et moi nous nous aimerons toujours, et qu’il m’est égal de mourir avant ou après lui…

Alors, à quoi bon m’interroger ?

— Tiens ! pour savoir donc ! reprit le numéro 2 avec la plus drôle de petite mine que l’on puisse imaginer, — et puis, votre hésitation à me répondre me fait griller de curiosité.

— Je vous en prie, je vous en conjure, — reprit madame Grosmanche avec effort, — ne me faites plus de questions ; malgré moi, j’y répondrais peut-être.

— Voyons, ma bonne chère dame, — dit le numéro 2 avec un air de supériorité compatissante très divertissant, — je vais vous mettre joliment à votre aise. Supposons que vous ayez lu dans ma main que je mourrais toute jeune, n’est-ce pas ? Eh bien ! je crois, Dieu me pardonne, que, sans désirer le moins du monde cet accident, ah ! pour ça non, par exemple, je trouverais encore moyen de m’en arranger. Savez-vous comment ? en me disant que, si je mourais toute jeune, du moins mon bon Joseph garderait de moi un coquet et gentil petit souvenir… C’est un peu orgueilleux, ce que je vous dis là ; mais, je vous le répète, je suis franche.

— Mourir jeune ! — s’écria involontairement madame Grosmanche avec une sorte de douloureuse impatience. — Ah ! s’il ne s’agissait que de mourir jeune !

— Comment ! s’il ne s’agissait que de cela ! Mais c’est pourtant déjà bien joli comme ça ! Aussi, ce que vous venez de me dire me donne pour le coup une rage de curiosité, et je ne sors pas d’ici que vous ne vous soyez expliquée.

Après quelques moments de silence, la nécromancienne dit d’une voix altérée :

— Une dernière fois, je vous le dis, prenez garde, ceci n’est pas un jeu ; prenez garde, ne m’interrogez pas sur votre mort. Tout-à-l’heure, lorsque j’ai pleuré sur vous, j’ai fermé les yeux avec effroi devant ce qu’un instant j’avais entrevu. Oh ! ne me forcez pas à les rouvrir, ne me forcez pas à compléter une prédiction peut-être épouvantable ! Prenez garde. Encore une fois, ceci n’est pas un jeu.

— Vous me croyez donc bien lâche, madame, — s’écria la jeune femme émue malgré elle par l’accent de sincérité des paroles de la sorcière. Puis, redressant sa tête charmante, où se lisait alors une résolution énergique, la jeune femme ajouta :

— Soyez tranquille, madame ; s’il le fallait, j’aurais du courage comme une autre.

— Je le sais, — reprit madame Grosmanche avec une profonde mélancolie. — Oh ! oui, c’est une bonne et vaillante nature que la vôtre… aussi ai-je pitié de vous ; n’insistez donc pas ; vous ignorez, voyez-vous, la redoutable tentation à laquelle vous m’exposez… La vérité m’oppresse… Jamais, non, jamais peut-être, les signes qui parfois m’éclairent n’ont été pour moi plus visibles, plus saisissants ! Mais, hélas ! si certaines révélation me permettent souvent de prévoir de grands maux, je suis, impuissante à les conjurer. Si l’effet se dévoile à mes yeux, presque toujours la cause reste voilée pour moi… Ainsi donc, je vous en supplie, renoncez à une curiosité stérile et funeste.

— Non, non, — répondit impatiemment la jeune femme dominée elle-même, malgré la gaîté de son caractère, par cette étrange et mystérieuse situation, — je veux tout savoir, je le veux !

À la réponse si décidée de la jeune femme, la nécromancienne i bannissant tout scrupule, lui indiqua du geste plusieurs jeux de cartes placés sur la table, et lui dit d’une voix brève, et comme si elle eût cédé à une obsession croissante :

— Il y a quatre jeux de cartes ; prenez au hasard un paquet de ces cartes, gros, petit ou moyen… peu importe !

Le numéro 2 prit un paquet moyen.

— Comptez le nombre de ces cartes sans les retourner, — dit la nécromancienne avec anxiété.

La jeune femme compta.

— Il y en a vingt-et-une, — dit-elle non sans surprise.

— Toujours, ce nombre !… — reprit madame Grosmanche, — il est fatal, fatal !

— Je l’avoue, — dit la jeune femme, — voilà encore un drôle de hasard.

— Un hasard ?… dit la devineresse en haussant les épaules.

Puis elle ajouta :

— Sachez d’abord la signification attribuée à ces cartes… le trèfle c’est la mort ; les chapelles sépulcrales sont éclairées par des trèfles à jour taillés dans la pierre…

— La mort, je vous l’ai dit, madame, — reprit hardiment la jeune femme — la mort ne me fait pas peur. Continuez.

— Le trèfle joint au cœur, au cœur rouge comme un cœur qui saigne, c’est la mort violente, mais seulement la mort violente.

— Seulement ? — reprit la jeune femme. — Seulement ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Écoutez… écoutez, — reprit là devineresse avec une agitation croissante : le trèfle joint au carreau… rouge comme deux triangles joints et teints de sang… c’est…

Et la devineresse s’interrompant, passa sa main frémissante sur son capuchon comme si son front eût été baigné de sueur.

— C’est ?… — répéta le n° 2, qui semblait céder malgré elle à l’attraction vertigineuse de l’abîme, — Achevez… achevez : ces cartes… signifient ?

— La mort…

— La mort !…

— Oui, murmura la devineresse avec épouvante ; — mais la mort sur l’échafaud !…

— Ah ! — s’écria la jeune femme en se reculant et se levant vivement, — cela fait peur, à la fin !!!

Et il y eut un moment de profond et lugubre silence.

À la terreur involontaire causée par les sinistres paroles de la devineresse, succéda chez le numéro 2 une réflexion très rassurante ; se sachant après tout, parfaitement incapable de toute homicide pensée, elle trouvait encore plus insensé qu’épouvantable qu’on vînt lui dire que peut-être les cartes allaient pronostiquer qu’elle mourrait sur l’échafaud, en d’autres termes qu’elle devait un jour commettre un meurtre, à moins qu’elle ne fût victime d’une sanglante erreur judiciaire.

Le numéro 2, revenant donc de sa première et involontaire frayeur, reprit très-gaiement et très-délibérément :

— Comme de ma vie je n’ai pu seulement voir tordre le cou à un poulet, ma pauvre chère dame, vos cartes auraient beau dire que je tordrai le cou à quelqu’un, que je m’en rirais comme de Colin-Tampon. Ainsi, allez votre train, et finissez votre tour de cartes… Comptons-les ; nous allons voir s’il s’y trouve de ces fameux carreaux qui ont une si vilaine signification.

— Comptons les cartes, comptons-les… Ah ! je le sens au tremblement qui m’agite… ma première vue ne m’avait pas trompée, — reprit madame Grosmanche d’une voix de plus en plus haletante, oppressée. — Trèfle et carreau… ne l’oubliez pas… c’est l’échafaud !

Et ses mouvements devenant brusques et saccadés, presque convulsifs, elle commença de retourner les vingt-et-une cartes prises au hasard par la jeune femme, et à énumérer leur couleur.

— Chose étrange ! les dix-huit premières cartes se composaient seulement de trèfles, signe de mort ; mais aucun cœur, signe de mort violente, aucun carreau, signe d’échafaud, n’avait été jusqu’alors retourné.

Déjà la jeune femme, quoique nullement superstitieuse et n’attachant plus qu’un sentiment de curiosité désintéressée au résultat de cette épreuve, se sentait cependant involontairement presque satisfaite. Le sinistre pronostic n’apparaissait pas ; mais soudain la couleur changea, et madame Grosmanche termina ainsi l’énumération des trois cartes restantes :

Sept de carreau !

— Ah ! — fit la jeune femme sans pouvoir retenir un léger mouvement de surprise.

Sept de carreau !

— Comment, encore ?

— Et sept de carreau ! — ajouta madame Grosmanche en jetant la dernière carte sur la table. — Vous voyez, vous voyez… ces trois sept de carreau forment encore vingt et un, le nombre fatal, oui, fatal ! car vous avez vécu trois fois sept ans… Vous vivrez sept ans encore… et la septième année vous mourrez sur l’échafaud !

— Ah bien ! en voilà une sévère ! — dit la jeune femme en haussant les épaules, mais ne pouvant cependant pas encore revenir à sa gaîté naturelle ; — je suis bien sûre que vous vous trompez, madame ; mais enfin, dans le premier moment, on ne peut pas dire que ce soit amusant à entendre.

— Et chose incompréhensible pour moi, — reprit la devineresse d’une voix de plus en plus affaiblie, et comme si une passagère incohérence d’esprit succédait à la puissante surexcitation nerveuse sous l’empire de laquelle elle avait d’abord parlé, — ces deux femmes qui sont là à attendre dans la chambre voisine… Oh ! mon Dieu, cet échafaud… Je vois… près d’elles… Oui, redoutez la date du 21 février, cette date… Oh ! redoutez…

La nécromancienne n’acheva pas, se renversa sur sa chaise comme anéantie, et demeura muette, immobile, affaissée, la tête penchée sur sa poitrine, les bras pendants ; et sans quelques tressaillements convulsifs dont elle était agitée de temps à autre, on l’aurait crue privée de tout sentiment.

Puis, au bout de quelques instants, madame Grosmanche tressaillit comme si elle se fût réveillée en sursaut, et dit à la jeune femme d’une voix faible et éteinte :

— Donnez-moi, je vous prie, un flacon qui se trouve dans le tiroir de cette table ; je suis brisée, la tête me tourne.

Le numéro 2 ouvrit le tiroir et présenta le flacon à madame Grosmanche. Celle-ci le prit d’une main défaillante et aspira les sels qu’il contenait en l’introduisant sous son camail ; au bout de quelques instants, elle reprit ses sens et dit à sa cliente, d’une voix plus assurée :

— Excusez-moi, madame ; l’exercice de certaines facultés a souvent sur ceux qui les possèdent une réaction douloureuse, accablante ; il me semble que je m’éveille d’un songe pénible.

— C’est ça même, — reprit la jeune femme, — voilà qui explique tout, et j’aime mieux cette explication. À la bonne heure, vous rêviez toute éveillée, n’est-ce pas, ma pauvre chère dame, lorsque tout à l’heure vous m’avez conté cette prédiction affreuse qui, à la rigueur, aurait pu me faire un brin dresser les cheveux sur la tête ?

— Une prédiction affreuse ? à faire dresser les cheveux sur la tête ? — reprit madame Grosmanche en paraissant interroger péniblement sa mémoire ; — il se peut, oui, je crois, mais cela est maintenant bien vague dans mon esprit.

— Mais alors, madame, dites-moi.

— Oh ! plus un mot ! — reprit la devineresse en proie à une sorte d’impatience fébrile, — j’ai dû vous dire tout ce que je pouvais dire ; vous me tueriez maintenant que vous n’obtiendriez pas une parole de moi.

— Cependant, madame…

— Oh ! laissez-moi, — dit la devineresse en se levant avec une vivacité nerveuse, — laissez-moi, il se fait tard, il me reste encore, je crois, deux séances à donner ; peut-être n’en aurai-je pas la force ; venez, je vais vous reconduire.

— Madame, vous avez parlé de la date du 21 février. À ce sujet, un mot encore.

— Pas un seul ! — s’écria madame Grosmanche en frappant du pied avec colère ; — je ne sais plus rien, je ne dis plus rien !

Et elle se dirigeait vivement vers la porte, qu’elle entr’ouvrit.

La jeune femme, renonçant à prolonger l’entretien, reprit en tirant de sa poche une petite bourse :

— Madame, combien est-ce que je vous dois ?

— Eh ! mon Dieu ! mettez ce que vous voudrez, là, dans cette tirelire, et sortez.

— Mais, madame, — reprit la jeune femme après avoir en vain essayé de faire glisser son offrande à travers la fente de la tirelire, — je ne peux rien mettre là-dedans, c’est tout plein.

— Alors, gardez votre argent ou donnez-le pour moi au premier pauvre que vous rencontrerez, — dit la devineresse en ouvrant la porte de sa chambre.

Prenant alors la main de sa cliente, elle la guida à travers les deux pièces voisines, où régnaient, nous l’avons dit, d’épaisses ténèbres, et la conduisit jusqu’à la porte de l’escalier, qu’elle referma lorsque sa cliente fut sortie.