La Bonne aventure (Sue)/1/I

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 3-20).
II  ►

I

Il existait, il y a quelques années, dans l’une des plus vieilles et plus sombres maisons de la rue Sainte-Avoye, une devineresse nommée madame Grosmanche.

Cette femme menait une vie bizarre, ne sortait presque jamais du petit appartement qu’elle occupait au quatrième étage ; vivait absolument seule, et quelquefois sa porte restait longtemps fermée, non seulement à la portière de sa maison, chargée de lui apporter sa quotidienne et maigre pitance, mais encore aux nombreux clients attirés par sa renommée.

La première fois que madame Grosmanche s’était ainsi claquemurée chez elle, la portière, alarmée de ne recevoir aucune réponse, après avoir longtemps et bruyamment sonné et frappé, crut à quelque sinistre accident et courut faire sa déclaration chez le commissaire ; celui-ci vint, et, après plusieurs appels inutiles, fit forcer la porte de la nécromancienne.

On trouva madame Grosmanche en proie à une sorte de profond sommeil léthargique ; un jeune médecin du voisinage, homme assez bizarre, mais d’un grand savoir, le docteur Bonaquet, fut aussitôt mandé ; il parvint, non sans peine, à tirer la nécromancienne de son état comateux, ainsi qu’il disait ; mais celle-ci, revenue à elle-même, témoigna d’un grand courroux, maltraita fort sa portière et le médecin, s’écriant « qu’elle était libre de s’enfermer chez elle autant de temps qu’il lui convenait et de tenir sa porte close à tout le monde ; qu’elle ne voulait pas être troublée dans ses méditations ; qu’une fois pour toutes, enfin, elle entendait rester, si cela lui convenait, deux jours, quatre jours, vingt jours, un mois et plus, sans donner signe d’existence, notifiant à la portière qu’elle quitterait la maison si l’on se permettait de violer encore son domicile. »

Depuis cette époque, l’on remarqua que le docteur Bonaquet vint parfois visiter la nécromancienne.

Était-ce comme médecin, comme ami ou comme client ? L’on ne savait.

Les recommandations de madame Grosmanche, au sujet de l’inviolabilité de son domicile, furent cependant enfreintes en deux occasions. La première fois, sa demeure avait été fermée pendant onze ou douze jours ; elle n’avait reçu du dehors aucun aliment ; bien souvent la portière était allée écouter à la porte de la devineresse : le plus grand silence régnait au dedans. Enfin, soit réelle inquiétude, soit insurmontable curiosité, cette femme prit sur elle de faire de nouveau forcer le mystérieux logis ; on y entra, mais l’on ne trouva personne.

La portière jura ses grands dieux qu’il était impossible que madame Grosmanche fût sortie sans avoir été aperçue ; on fit dans l’appartement les plus minutieuses perquisitions. Elles furent vaines, et rien pourtant ne prouva qu’il y eût une double issue. La porte de cette mystérieuse demeure venait d’être refermée sur les investigateurs surpris et désappointés, lorsque soudain elle s’entrebâilla, et l’on entendit la voix de la devineresse qui recommandait à la portière de déposer le lendemain matin, comme d’habitude, dans l’embrasure de la fenêtre du carré, une tasse de lait et un morceau de pain, nourriture ordinaire de madame Grosmanche.

Une seconde fois, l’antre de la sorcière fut encore violé, mais dans des circonstances plus graves que lors de la première, Depuis plusieurs jours, madame Grosmanche n’avait pas donné signe de vie. C’était le soir, une forte odeur de brûlé se répandit tout à coup dans l’escalier : évidemment cette odeur provenait de l’appartement de la devineresse ; on y courut, la porte fut forcée ; l’on trouva la première pièce remplie d’une fumée assez épaisse, et au milieu du sol carrelé, l’on vit les débris noircis d’un nombre assez considérable de papiers récemment livrés aux flammes ; dans la pièce voisine, madame Grosmanche était couchée toute habillée sur son lit, la figure cadavéreuse, les yeux ternes et fixes, la bouche entr’ouverte et sans souffle, les membres raidis. On la crut morte. Mais bientôt on vit entrer le docteur Bonaquet, amené là sans doute par hasard et fort à point ; personne ne l’avait été prévenir. Il renvoya, à leur grand regret, les voisines et les commères ; dit qu’il se chargeait de tout, s’enferma durant toute la nuit avec la prétendue morte ; au matin, il descendit et pria la portière de monter chez madame Grosmanche.

La devineresse semblait être en parfaite santé. Elle se montra très courroucée d’être ainsi continuellement assiégée dans sa demeure ; et comme la portière lui fit observer qu’une forte odeur de brûlé, qui provenait de son appartement, s’étant répandue dans la maison, la plus simple prudence avait exigé que l’on entrât aussitôt chez elle, madame Grosmanche répondit qu’elle ne savait pas ce que cela voulait dire, que depuis plusieurs jours, elle n’avait ni bougé de son lit, ni allumé de feu ; la portière lui montra sur le carreau noirci les cendres des papiers brûlés la veille. Madame Grosmanche parut d’abord stupéfaite de cet incident ; puis, après un moment de réflexion, elle répondit que c’était bien… qu’elle savait de quoi il s’agissait.

Toutes ces singularités répétées, exagérées par les échos de ce quartier populeux, étaient même parvenues dans les régions habitées, comme on dit, par le beau monde ; la renommée de la devineresse, ainsi considérablement grandie, attirait chez elle une énorme affluence de clients ou de curieux de toute sorte ; mais bien souvent clients et curieux montaient en vain les quatre étages de madame Grosmanche ; en effet, elle ne donnait ses consultations qu’ensuite de ses retraites ou de ses disparitions mystérieuses ; puis elle restait de nouveau pendant quelque temps sans recevoir personne ; son désintéressement était d’ailleurs connu, elle ne taxait pas, acceptait ce qu’on lui donnait, et encore, dès que la recette s’élevait à une somme très modique, dès que sa tirelire d’argile où l’on déposait les offrandes était remplie, madame Grosmanche ne demandait rien à ceux de ses clients qui se présentaient.

Il faut bien le dire, un nombre considérable de personnes, curieuses de voir se lever pour elles un coin du voile qui cache l’avenir, affluait chez la devineresse par une faiblesse puérile et dans un espoir insensé. Soit ; mais à cette puérile faiblesse, à cet espoir insensé, combien d’excellents esprits, combien de caractères fortement trempés ont parfois succombé ? Qui ne sait entre autres, les étranges et mystérieux rapports de l’empereur Alexandre et de madame de Krudener ? Qui ne sait les incroyables prédictions faites à l’impératrice Joséphine, prédictions plus incroyablement encore réalisées ? Qui ne sait enfin de quelle manière a été parfois jugée la nécromancie par Benjamin Constant, l’un des esprits les plus profonds, les plus logiques et les plus vigoureux de ce siècle ? Et puis encore, qui ne sait que très souvent les sentiments tendres, passionnés, ont, chez les femmes surtout, à quelque classe qu’elles appartiennent, une remarquable tendance à la superstition ou à la fatalité.

Sera-t-on fidèlement aimée ?

Sera-t-on longtemps aimée ?

Telles sont presque toujours les questions d’avenir que les femmes de toutes conditions, ignorantes ou éclairées, sottes ou spirituelles, laides ou jolies, viennent poser à la cartomancie. Bien peu sont poussées à consulter l’avenir par espérances cupides ou par ambitieuses visées.

Maintenant, que les prédictions les plus extraordinaires se soient réalisées, personne n’en doute. Que d’autres prédictions, au contraire, et en bien plus grand nombre, il est vrai, aient toujours été de vaines et grossières piperies ; personne non plus n’en doute. Mais lorsque les devineresses ont prédit rigoureusement juste ! Est-ce hasard, charlatanisme ou prescience ? On l’ignore. Certains phénomènes de seconde vue n’ont-ils pas acquis un tel degré d’évidence qu’il semble aussi fou de vouloir les contester que les expliquer.

Or, vers le milieu de l’année 181…, madame Grosmanche, après être restée invisible pendant assez longtemps, avait réouvert sa porte à ses clients anciens et nouveaux ; elle ne donnait jamais ses audiences que de nuit. En voici la raison : son appartement se composait d’une entrée, d’une seconde pièce formant salon, et enfin de sa chambre à coucher, où elle donnait ses audiences. Ces trois pièces se commandaient. Or, presque toujours les personnes qui vont se faire dire la bonne aventure aiment à conserver leur incognito, incognito très facile à garder au milieu de l’obscurité profonde qui régnait dans les deux pièces dont était précédée la chambre à coucher de la devineresse. L’on entrait chez elle introduit par la portière, qui, montant avec chaque client, lui ouvrait la première porte ; ainsi invisibles les uns aux autres, les visiteurs attendaient au milieu des ténèbres ; chaque audience terminée, la devineresse prenait son client par la main, lui faisait traverser les deux chambres noires, le conduisait jusqu’à la porte de l’escalier, puis, en revenant, elle appelait par numéro d’ordre (délivré par la portière à chaque survenant) la personne qui devait remplacer le visiteur sortant.

Les scènes suivantes se passaient au commencement du mois de juin.

Madame Grosmanche venait de refermer sa porte sur quelqu’un qu’elle avait reconduit ; elle traversa l’antichambre et rentra dans le salon qui, nous le répétons, était aussi complètement obscur.

— Combien y a-t-il encore de numéros ? — demanda madame Grosmanche d’une voix douce, jeune et vibrante. — Veuillez vous compter, je vous prie.

— Comment, madame la sorcière, — dit une voix de femme avec un accent moqueur, — vous qui savez tout, vous nous demandez combien nous sommes ici ?

— Veuillez vous compter, — je vous prie, — répéta la devineresse sans répondre à ce sarcasme.

— Eh bien ! moi, j’ai le numéro 1 dit la voix qui venait de mettre en doute la sagacité de la nécromancienne.

— Moi, le numéro 2, dit une autre voix de femme.

— Moi… le numéro 3, dit encore une voix de femme.

La devineresse, au lieu d’introduire sur-le-champ et selon sa coutume l’une de ces trois personnes, resta tout à coup immobile au milieu d’elles, comme s’il était survenu quelque brusque incident.

Il régnait dans cette pièce autant d’obscurité que de silence. Silence si profond que l’on pouvait entendre la respiration pour ainsi dire haletante de la devineresse, alors en proie à une émotion violente et soudaine.

Mais bientôt le sceptique numéro 1 éleva de nouveau la voix et dit gaiement :

— Ah çà, madame la sorcière, allons-nous rester ainsi longtemps dans les ténèbres ?… J’ai le droit d’entrer la première, et j’ai grand hâte de savoir ma bonne aventure.

Madame Grosmanche resta toujours silencieuse et immobile, murmurant cependant de temps à autre et à voix basse :

— C’est étrange… trois femmes ! quel est ce lien ? quel est ce lien ?

Enfin après quelques instants de méditation, la devineresse dit en ouvrant à demi la porte de sa chambre :

Venez le numéro 2.

Un instant, j’ai le numéro 1, — dit vivement la voix railleuse, — et je tiens à mon rang, moi.

— C’est vrai, — répondit madame Grosmanche avec un accent singulier et en appuyant d’une manière significative sur les mots suivants : — Vous tenez à votre rang, madame… Oui, vous y tenez beaucoup à votre rang.

Le sceptique numéro 1 fut si surpris et si décontenancé par la réponse de madame Grosmanche, qu’il ne souffla pas mot et qu’il laissa sans la moindre réclamation le numéro 2 suivre la devineresse dans la chambre cabalistique dont la porte se referma aussitôt.