Vie et conversation de la bonne Armelle.
Vve Levrault (p. 31-60).


II. Extrait des conversations de la bonne Armelle.


§. 1.

Une des amies les plus intimes de la bonne Armelle lui demandait un jour, par quel moyen elle était arrivée à cet heureux état de piété et de grâce, dans lequel se trouvait son âme, et quelles étaient les occupations continuelles de son esprit et de son cœur.

§. 2.

La bonne Armelle lui répondit : que, grâce à la miséricorde de Dieu, elle n’avait jamais appris autre chose qu’à aimer selon l’Évangile ; que tous ses exercices, tous ses motifs, toutes ses vues, tous ses désirs ne tendaient qu’à aimer de jour en jour davantage, avec plus d’ardeur et de pureté, et que, par là, elle avait fait quelques progrès dans la connaissance et dans la pratique de tous ses devoirs.

§. 3.

Chaque matin en m’éveillant, disait-elle, je me jetais dans les bras de Dieu, qui est Amour et Charité, comme un enfant, dans les bras de son père. Je me levais pour le servir ; je faisais tout mon travail pour lui plaire. Quand j’avais le temps de prier, je me mettais à genoux en sa présence, et je lui parlais comme si j’avais pu le voir de mes yeux. Je m’abandonnais à lui sans réserve ; je le priais d’accomplir en moi sa volonté tout entière, et je le suppliais de ne pas permettre que je me rendisse coupable de la moindre désobéissance envers lui, pendant le cours de la journée.

§. 4.

Je m’occupais de lui et de ses divines louanges, autant qu’il m’était possible, et autant que mes occupations me le permettaient. Mais le plus souvent je ne trouvais pas assez de temps dans toute la journée, pour réciter Notre Père. J’aimais autant travailler pour l’amour de Dieu, que de le prier ; car il m’avait appris lui-même, que tout ce que je faisais par amour pour lui, était une véritable prière.

§. 5.

Je m’habillais dans la compagnie de mon Dieu, et il me montrait que j’étais redevable de mes vêtements à sa bonté et à son amour. J’allais ensuite à mon travail ; mais il ne me quittait pas, et moi, je ne le quittais pas non plus. Il travaillait avec moi, et moi avec lui, et je me sentais unie à lui, comme si j’eusse été en prière. Oh ! qu’il m’était doux et facile de supporter toutes mes peines et toutes mes fatigues en une si bonne compagnie. Cela me donnait souvent tant de force et de courage, que rien au monde ne m’était pénible, et je sentais que j’aurais pu faire tout le travail de la maison. Mon corps était tout entier au travail ; mais mon cœur et tout mon être était rempli d’un ardent amour et savourait intérieurement cette douce et familière présence de Dieu, qu’il lui plaisait de m’accorder.

§. 6.

C’est ainsi qu’au milieu même de mon travail, je m’entretenais sans cesse avec lui. Je l’aimais, je me délassais en lui et je me tenais toujours près de lui, comme auprès d’un intime ami. Si mes occupations étaient de nature à attirer toute mon attention et toutes mes pensées, je tenais pourtant mon cœur constamment tourné vers lui, et aussitôt que la chose qui m’occupait était achevée, je recourais en toute hâte à mon Dieu, comme ferait une personne qui en aime fortement une autre, et qui ne s’en sépare qu’à moitié et à regret, en allant à ses affaires. Voilà précisément ce qui m’arrivait avec Dieu. Il m’était, pour ainsi dire, impossible de me séparer de lui, et je ne pouvais vivre hors de sa présence.

§. 7.

Je savais bien, et lui-même me l’avait appris, par expérience, qu’aussi longtemps que je pourrais regarder à lui, je ne pourrais l’offenser, ni m’empêcher de l’aimer. Plus je portais mes regards sur lui, plus j’apprenais à reconnaître, d’un côté ses divines perfections, et de l’autre, ma misère et mon néant. Je m’oubliais ainsi, je renonçais à moi-même, comme à une chose indigne de m’occuper ; je m’élevais au-dessus de moi-même et de toutes les créatures, pour m’unir à Dieu, et pour m’attacher à lui continuellement.

§. 8.

Mon seul et unique but était de lui plaire, dans toutes mes actions, et de veiller sur moi-même, pour ne pas lui désobéir. C’était là mon soin principal, en toute circonstance ; et je ne le faisais point pour le profit que je pouvais en retirer, ou par crainte du mal qui aurait pu m’arriver, en agissant autrement : Non ; toutes ces idées de profit ou de perte étaient loin de mon âme ; je n’y pensais pas du tout. Le bon Dieu, qui est amour, voulait tout avoir pour lui ; et pourvu qu’il fût content, moi j’étais contente aussi. Hors de là, tout m’était indifférent.

§. 9.

Lorsque, chaque matin, j’allumais un grand feu, avec une faible étincelle, je disais : Ah ! mon Dieu ! Toi, qui es amour et charité, si seulement on te laissait agir dans les âmes comme tu le désires, tu y répandrais bien vite, par ton Saint-Esprit, le feu divin de la charité et de l’amour.

§. 10.

Quand je préparais les repas, il me semblait entendre dans mon cœur la voix de mon Sauveur bien-aimé, qui me disait : L’homme ne vit pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ; je suis la nourriture de ton âme.

§. 11.

Quand je mangeais ou que je buvais, je faisais cela, comme tout le reste, en sa sainte présence, et je me souvenais qu’il nous donne sa chair à manger et son sang à boire, qu’il est le pain de vie descendu du ciel ; et qu’il donne à celui qui a soif une eau vive, jaillissante en vie éternelle. Il me semblait que lui-même me présentait cette nourriture et ce breuvage, pour me rendre plus fervente dans son amour. On ne peut se figurer quel effet cela produisait dans mon âme. Je vous assure que c’est quelque chose d’inexprimable. Il n’y a que Dieu qui pourrait le dire. Pour moi, je ne le pourrais, quand même j’y emploierais toute ma vie.

§. 12.

Il n’y avait pas de créature si petite, disait encore la bonne Armelle, qui n’élevât mon âme à Dieu, et qui ne m’apprît à sa manière à l’aimer ; de sorte que souvent je ne pouvais m’empêcher de m’écrier à haute voix et de lui dire : Ô mon Dieu ! mon Amour et mon Tout ! quand même il n’y aurait aucun homme au monde pour me dire que je dois t’aimer, les animaux et les autres créatures me l’apprennent assez ; et quand même tu te cacherais toi-même de devant moi, ils me montreraient bien comment je dois te servir et te trouver.

§. 13.

Quand je voyais un pauvre chien qui ne quitte jamais son maitre, qui est si fidèle à le suivre continuellement, et qui lui fait mille caresses dès qu’il en reçoit une bouchée de pain ; Dieu tout bon ! Quelle leçon puissante c’était pour moi ! Comme cela m’excitait à en agir de même envers mon Dieu, qui m’avait imposé, par tant de bienfaits, l’obligation de le servir et de l’aimer.

§. 14.

Quand je voyais dans les champs, les petits agneaux, qui sont si doux, si paisibles ; qui se laissent tondre et immoler, sans crier et même sans bêler, je me représentais mon Sauveur, qui s’est laissé conduire à la mort comme un agneau, et comme une brebis muette devant celui qui la tond, et qui n’a point ouvert la bouche (És. LIII). Il m’apprenait, par-là, à renoncer à moi-même, à le suivre, et à me rendre semblable à lui, dans les choses les plus difficiles et les plus pénibles.

§. 15.

Quand je voyais les petits poulets se réfugier sous les ailes de leur mère, je me souvenais aussitôt que mon Jésus s’est comparé à la poule qui rassemble ses poussins sous ses ailes, afin de réveiller ma confiance en lui, et afin de m’apprendre à me tenir caché et à couvert, sous les ailes de sa divine providence, pour échapper aux embûches du diable.

§. 16.

Quand je considérais les belles campagnes, les vertes prairies émaillées de fleurs, je le priais avec ferveur de faire de mon âme son jardin de délices ; de tenir fermé ce jardin, afin que personne que lui ne pût y entrer.

§. 17.

Quand je voyais les arbres, se laissant fléchir et pliant au gré des vents, et la mer agitée ne dépassant jamais ses limites, je disais : Ô mon Dieu ! pourquoi ne suis-je pas aussi disposée et aussi docile à me laisser fléchir et guider par les mouvements et les attraits de ton Saint-Esprit ? Ah ! fais-moi la grâce, je t’en prie, de ne jamais outrepasser les bornes que m’impose ta volonté adorable.

§. 18.

Les poissons qui nageaient et se récréaient au milieu des eaux, m’apprenaient à me plonger de la même manière et à me restaurer sans cesse dans l’amour de Dieu.

§. 19.

Quand je voyais le laboureur, cultivant la terre et l’ensemençant, il me semblait voir mon Sauveur, qui, pendant le temps de sa vie terrestre, essuya tant de sueurs, de peines et de travaux, pour cultiver notre âme et pour y répandre la semence céleste de la divine charité. Il ne se lassait point, quoiqu’il se trouvât si peu de bonne terre pour porter du fruit. En pensant qu’il y a si peu d’âmes disposées à l’aimer et à garder sa parole, j’éprouvais une douleur inexprimable.

§. 20.

Quand je voyais, au temps de la moisson, séparer le froment de la paille, je me souvenais qu’au jugement dernier, il en sera de même des justes et des méchants.

§. 21.

En un mot, il n’y avait aucune créature, connue de moi dans le monde, qui ne servît à m’instruire, et qui ne m’apprît toujours quelque chose de nouveau. Aussi je disais souvent à Dieu : Ô mon bien-aimé ! comme tu as bien trouvé les moyens de suppléer à mon ignorance ! Je ne sais ni lire, ni écrire ; mais tu as placé devant moi, dans la nature, des lettres si grandes, pour mon instruction, qu’il me suffit de les regarder, pour apprendre combien tu es aimable. Quelquefois même je voudrais presque ne les pas voir ; car elles excitent, pour toi, un si grand amour dans mon âme, que je ne sais plus où aller.

§. 22.

Les créatures, continuait la bonne Armelle, ne contribuaient pas seulement à mon instruction : je voyais, en outre, que Dieu, dans sa bonté infinie les avait toutes créées pour mon service, et que par elle et par leur moyen, il ne cessait de me faire du bien ; de sorte que j’apercevais clairement, que c’était Dieu même, qui se servait d’elles pour me rendre tous les services que j’en retirais.

§. 23.

Aussi, je lui attribuais tout, et je disais en moi-même : Si ma maîtresse m’envoyait chez quelqu’un pour lui porter un présent de sa part, la personne qui recevrait ce présent ne m’aurait aucune obligation, et ne serait tenue à aucune reconnaissance envers moi ; mais elle le serait envers ma maîtresse, qui lui aurait envoyé présent. C’est ainsi que tout le bien que les créatures me font, ne vient pas d’elles, mais de Dieu, mon bien-aimé, qui se sert d’elles, pour me faire du bien.

§. 24.

De cette manière, il ne se passait pas un moment du jour, où je n’eusse quelque nouvelle raison de l’aimer et de m’unir à ce bon Dieu, comme à celui qui était intimement présent à mon âme, et qui, sans que je le cherchasse, me communiquait toutes ces connaissances et toutes ces pensées. Il le faisait avec une telle surabondance, que si l’on avait pu coucher tout cela par écrit, on aurait eu assez de matériaux pour écrire des livres entiers. Ainsi tout dans la nature, bien loin de me distraire et de me détourner de la présence habituelle de Dieu, m’y affermissait de plus en plus chaque jour.

§. 25.

Quand, au milieu des occupations continuelles de la journée, mon corps éprouvait quelque fatigue ou quelque embarras ; quand il était disposé à se plaindre, à murmurer, à chercher ses aises, à s’abandonner à la mauvaise humeur ou à la colère, aussitôt mon Dieu, mon amour, m’éclairait de sa lumière : il me montrait que je devais étouffer ces bouillonnements de la nature, et ne jamais les favoriser par mes paroles ou par mes actions. Il se rendait lui-même le gardien vigilant de mes lèvres et de mon cœur, pour m’empêcher de nourrir ces mouvements désordonnés, de sorte qu’ils s’amortissaient nécessairement, au moment même de leur naissance.

§. 26.

Il arrivait bien quelquefois, mais seulement dans les cas de grande précipitation, que je me laissais entraîner par un mouvement violent d’impatience, ou par quelque autre passion désordonnée ; mais à l’instant même j’étais arrêtée, et forcée intérieurement de retenir le mot prêt à s’échapper de ma bouche, comme si quelqu’un m’eût lié la langue ; et je ne pouvais continuer, qu’après avoir réduit au silence le mouvement déréglé qui s’était emparé de moi. Quand même il ne se serait agi que de reprendre un enfant, de lui rappeler une faute qu’il avait commise, si de tels mouvements naissaient dans mon cœur, j’étais obligé de m’arrêter et de me taire. Et pourquoi ? simplement parce que j’étais toujours en présence de mon Dieu, qui voyait toutes mes actions et observait tout. Alors je me disais à moi-même : comment ferais-je une telle chose devant les yeux et en la présence de mon bien-aimé, qui me regarde sans cesse. Oh ! je dois bien m’en garder.

§. 27.

Devenue prudente et vigilante, pour découvrir toutes les ruses de la chair et pour résister à toutes ses attaques, la bonne Armelle disait encore : Que par ces sortes de piéges, Satan cherche à nous surprendre, au moyen de mille prétextes, qu’il nous suggère, tels que le besoin, la nécessité, la faiblesse ou la fatigue, et d’autres raisons spécieuses ; de sorte que, si l’on n’est pas fort soigneux à se tenir sur ses gardes, on tombe bien vite dans ses filets. La bonne Armelle ajoutait, que ces sortes d’occasions de pécher sont bien plus dangereuses, que celles où le danger se montre plus clairement, parce qu’il faut alors user de beaucoup plus grandes précautions. C’est surtout quand les tentations se lient à la conservation de la santé et de la vie, qu’il faut le plus de prudence pour les découvrir, et le plus de courage pour en sortir victorieux, parce qu’elles nous surprennent avec plus de subtilité et de promptitude. Aussi, disait la bonne Armelle, je n’y aurais jamais soupçonné le plus petit danger, si mon bien-aimé Sauveur ne me les avait fait connaître. Mais il me les montrait si clairement, que je ne pouvais conserver le moindre doute à cet égard. Dans presque toutes les occasions, il m’apprenait à distinguer ce qui provenait de la grâce, et ce qui venait de la nature corrompue, et il me donnait la force d’obéir à l’esprit de grâce et de dompter la corruption de la nature.

§. 28.

Quand je n’étais pas suffisamment sur mes gardes, et que je me laissais surprendre par une faute : alors, je ne pouvais plus vivre sans avoir obtenu le pardon, et sans avoir fait ma paix avec Dieu. Je pleurais, humiliée en sa présence, je lui racontais mes péchés, comme s’il ne les avait pas vus ; je lui confessais ma faiblesse et je ne pouvais m’en aller de la place, jusqu’à ce que je sentisse son pardon au fond de mon cœur, et qu’il me confirmât de nouveau l’assurance de son amitié. Il le faisait alors avec plus de force que jamais, et par sa grande miséricorde il recommençait aussi souvent, que je retombais en faute. De cette manière, mes chutes mêmes, en m’humiliant et en me faisant éprouver sa grâce, servaient à rallumer, avec plus de force, mon amour, pour ce divin Sauveur de mon âme.

§. 29.

La pieuse Armelle disait souvent : Il n’y a rien au monde de plus misérable et de plus petit, qu’un cœur qui se rend l’esclave de ses désirs, et qui s’abandonne aux convoitises de la chair.

Il n’y a ni paix véritable, ni véritable repos, jusqu’à ce que l’on soit devenu soumis et obéissant envers Dieu.

Être esclave de soi-même, ou être esclave du diable, c’est la même chose.

Tous ceux qui confessent leur misère et qui se plaignent, ne sont misérables que parce qu’ils veulent bien l’être ; car ils redoutent la peine qu’il faut prendre pour se vaincre ; et cependant il est beaucoup plus facile de se vaincre, que de se rendre content.

Plus on reste en arrière, en traînant les choses en longueur, plus elles paraissent ennuyeuses et difficiles, parce que la paresse naturelle se renforce, et que l’esprit s’affaiblit et perd toute son énergie.

Celui qui veut se dompter ne doit jamais céder à la nature corrompue ; il ne doit ni la flatter, ni la ménager, ni lui accorder la moindre emprise sur lui-même. Dès qu’on lui cède tant soit peu dans ce qu’elle désire, elle devient insolente et indomptable, de sorte qu’on a plus de peine à lui reprendre ce qu’on lui avait accordé, qu’on n’en aurait eu d’abord à lui tout refuser. Aussi, pour pouvoir goûter la vie véritable, faut-il sans cesse mortifier les mauvais penchants de la nature, sans les épargner en rien, et sans en avoir pitié. Celui qui parvient à les terrasser entièrement, établit en lui-même le règne de la paix, et goûte une félicité que les autres ne sauraient comprendre.

§. 30.

La bonne Armelle avait encore coutume de dire :

Qu’aimer Dieu, et vouloir endurer, pour l’amour de lui, des souffrances sans bornes, sont deux choses inséparables ; que le véritable amour se reconnaît à la patience dans les souffrances ; que, vouloir éviter les croix, ou murmurer contre l’affliction, ce n’est autre chose que s’éloigner de la source de tout bien, puisque Dieu est un Sauveur crucifié, et ne se trouve que par le chemin de la croix.

§. 31.

Pour obtenir la grande grâce de pouvoir souffrir avec son Sauveur, la bonne Armelle lui adressait dans les premières années la prière suivante, que le Saint-Esprit lui mettait au cœur et qu’elle prononçait avec une ferveur brûlante : Ô mon bien-aimé Sauveur, Jésus crucifié ! qui a pu te porter à souffrir pour moi une mort si cruelle ? Mon Jésus ! fais-moi la grâce, je t’en prie, de m’apprendre à renoncer à moi-même, et d’avoir part à tes saintes souffrances. Les clous ont percé tes pieds et tes mains ; une lance a déchiré ton côté ; ton sang a bouillonné au dedans de toi par la force de l’angoisse : Oh ! puissé-je apprendre à supporter, comme toi, sans me plaindre, d’aussi grandes douleurs ! Demeure en moi, Seigneur ; fais que je demeure en toi, et que je meure après une sainte agonie comme la tienne. Ô mon Jésus ! accorde-moi la grâce de souffrir et de mourir par amour pour toi, et pénétrée de repentance et de douleur, à cause de tous mes péchés.

§. 32.

Ce recours qu’elle avait continuellement à son Sauveur bien-aimé, lui donnait la force de supporter et de vaincre toutes les contrariétés de la vie ; car la bonne Armelle disait : Lorsque les hommes me calomniaient ou me maltraitaient, ou que les esprits malins me poursuivaient de leurs tentations, pour m’attirer dans leurs piéges, je me tournais à l’instant même vers mon Sauveur bien-aimé, qui étendait ses bras vers moi, m’ouvrait son cœur et me montrait ses blessures, en m’invitant à me réfugier dans son sein, et à m’y mettre en sûreté. Aussi, je m’y jetais comme dans une forteresse, et là, j’étais à moi seule plus forte que tout l’enfer réuni. Quand toutes les créatures se seraient alors liguées contre moi, je n’en aurais pas eu peur plus que d’une mouche, parce que mon Dieu, mon amour, me tenait sous sa protection.

§. 33.

Toutes les fois qu’on l’offensait, ou qu’on lui faisait du tort, la bonne Armelle recevait cela comme une grande grâce de Dieu, et elle ne pouvait s’empêcher d’aimer ses ennemis, ses adversaires et ceux qui la contrariaient, beaucoup plus qu’auparavant, et de leur faire le plus de bien qu’il lui était possible. Aussi avait-elle coutume de dire : qu’elle ne savait pas ce que c’était qu’un ennemi, et qu’elle n’en avait jamais eu ; que pour elle, elle regardait comme ses plus grands amis, ceux que le monde appelle ennemis, et que la marque à laquelle elle les distinguait des autres hommes, c’était le grand amour qu’elle ressentait pour eux dans son cœur. Aussitôt que quelqu’un lui avait fait quelque mal, c’était comme s’il avait ouvert la porte de son cœur, pour y pénétrer et pour pouvoir trouver place dans ses prières ; tandis qu’auparavant elle n’y avait jamais pensé. Celui qui lui avait causé le plus de désagrément, était celui qui devenait surtout l’objet de sa charité et de ses prières.

§. 34.

Lorsque, souvent, Dieu lui-même semblait se cacher ou s’éloigner d’elle, elle lui disait : Ô mon bien-aimé ! cela ne fait rien, quand même tu te caches : Je ne t’en servirai pas moins, bon gré, malgré ; car je sais pourtant que tu es mon Dieu ! Et, alors, disait-elle, je m’efforçais plus que jamais de prendre garde à moi-même, d’être fidèle, pour ne pas déplaire à celui qui possédait seul mon amour, et qui était le seul que je dusse craindre. Dans ces moments-là, j’apprenais mieux à connaître mon extrême misère, et à me confier de plus en plus en mon Sauveur. J’étais contente de ce qu’il voulait, et je serais demeurée volontiers dans cet état pénible, tout le temps de ma vie, si cela avait pu lui plaire. Mais il ne m’y laissait pas longtemps, et si j’osais m’exprimer ainsi, je dirais qu’il ne pouvait s’empêcher de me témoigner sa tendresse, tout comme moi, de mon côté, je ne pouvais vivre sans lui. Au lieu d’un petit moment, pendant lequel il m’avait retiré sa douce présence, il me comblait, en revenant dans mon âme, d’une telle abondance de grâces célestes, et de marques de son amour, que j’en étais accablée.

§. 35.

Dans tous ses exercices et dans toutes ses occupations, la bonne Armelle était d’une fidélité qui passait toutes les bornes ordinaires. Aussi, en toutes occasions, elle vantait cette vertu de la fidélité et la recommandait à tout le monde. Pendant six ou sept ans elle ne cessa de répéter : Soyons fidèles, soyons fidèles au bon Dieu. Car la fidélité nous unit à lui ; mais l’infidélité nous sépare de lui. Lorsqu’on lui demandait comment il faut servir Dieu, elle répondait toujours : Il n’y a point d’autre chemin à suivre en cela, que la fidélité, qui doit s’étendre à toutes les choses, grandes et petites, sans en excepter les plus insignifiantes. Or être fidèle, c’est, comme Dieu-lui-même me l’apprend, faire parfaitement bien tout ce que l’on fait, lors même qu’il s’agit des plus petites bagatelles. Cette fidélité unit l’âme à Dieu ; mais l’infidélité empêche et rend impossible cette union.

§. 36.

Souvent la bonne Armelle répétait, plus de cent fois dans la même conversation : Soyons fidèles à Dieu, soyons-lui fidèles ; car il arrive très-souvent que la grâce qui nous est offerte d’abord, pour nous aider dans l’accomplissement de ce que nous avons à faire, nous est ensuite refusée, si nous ne sommes pas fidèles. Et puis, on n’est pas sûr de sa vie ; et supposé qu’on en soit sûr, on ne devrait pourtant pas, à cause de cela, remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même ; car un tel retard est la preuve que l’on n’aime pas comme il faut aimer. Si notre amour est grand et véritable, il ne saurait demeurer tranquille aussi longtemps qu’il sait que son bien-aimé désire une chose qu’il n’a point encore accomplie. Cette tiédeur est la vraie cause pour laquelle tant de personnes se perfectionnent si lentement. Elles savent bien ce que Dieu exige d’elles ; mais comme elles ont peur de se faire un peu de violence, elles remettent les choses toujours à un autre temps, et elles disent : demain, demain, nous ferons cela ; et ce demain n’arrive jamais. Plus elles persistent longtemps dans leurs habitudes et les favorisent, moins elles ont de force pour leur résister ; et Dieu, qui voit leur infidélité, les abandonne finalement, et s’éloigne d’elles.

§. 37.

Vous savez maintenant, dit la bonne Armelle, comment j’ai passé mon temps, aussi bien les jours ouvriers, que les jours de fêtes. J’avais autant d’occupations un jour que l’autre ; mais cela ne me faisait rien, car tout m’était égal, le travail et le repos, les choses faciles, et les choses pénibles, parce que je ne regardais pas à ce que j’avais à faire, mais à celui pour l’amour duquel je le faisais.

§. 38.

Lorsque le soir était venu, que chacun allait se coucher, moi, je ne trouvais de repos que dans le recueillement et dans la prière. Je m’endormais en me tenant attachée au Sauveur, comme un enfant à sa mère. J’étais occupée de Dieu et de ses louanges ; jusqu’à ce que le sommeil s’emparât de moi, et la plupart du temps, l’amour que j’avais pour lui, tenait mes sens si éveillés, que je passais sans dormir la plus grande partie des nuits. Je me rappelais sa bonté toujours nouvelle, qui jamais ne m’abandonnait un seul instant, mais qui veillait constamment sur moi, et ne cessait jamais de tenir en sa sainte garde une si indigne créature. Souvent les esprits malins cherchaient pendant la nuit à me tenter et à me vaincre par leurs ruses, surtout pendant que je dormais ; mais mon Sauveur me protégeait et combattait lui-même pour moi. Il me faisait même la grâce de leur résister, pendant mon sommeil, aussi vaillamment que si j’eusse été éveillée.

§. 39.

Voilà comment s’est passée la vie d’une pauvre paysanne, d’une chétive servante, depuis qu’il a plu au Dieu de bonté et de charité, de lui servir lui-même de guide. Il m’a tirée ainsi de ma misère, c’est-à-dire, de mon ignorance et de mes péchés, et il a fait de moi ce que je suis maintenant, par sa grâce et sa miséricorde. Voilà quel a été mon genre de vie pendant vingt ans, sans que j’aie senti diminuer, le moins du monde, l’amour qu’il a versé pour lui dans mon cœur, dès le commencement de ma conversion. Au contraire, cet amour est allé de jour en jour en croissant, quoique chaque jour il me semblât que je ne pouvais supporter longtemps le degré d’amour que je trouvais déjà dans mon âme. Maintenant, je suis rassasiée et contente dans son amour infini. Mais autrefois, avant qu’il en fut ainsi, mon âme avait une faim et une soif journalières de cet amour du Seigneur, que j’éprouvais déjà d’une manière si forte, que je ne croyais pas qu’il pût s’augmenter.

§. 40.

Toutefois, je ne suis parvenue à ce degré de paix, à ce rassasiement de joie, que lorsqu’il a plu au bon Dieu de m’introduire en esprit dans son sanctuaire. Pendant les vingt ans dont je viens de parler, j’avais encore vécu dans ma propre maison spirituelle, si j’ose m’exprimer ainsi ; mais à la fin, Dieu m’a fait entrer dans la sienne, c’est-à-dire qu’il m’a fait la grâce d’être en lui, et lui en moi. Depuis lors, ce que j’éprouve dans mon intérieur surpasse tout ce que j’éprouvais auparavant, et je ne saurais le décrire. Je suis entièrement détachée du monde et des créatures, et mon esprit est élevé au-dessus de la terre et semble ne plus y vivre. Ma paix est si profonde, ma joie si parfaite, que mon âme se trouve déjà comme transportée dans la paix de Dieu, dans la félicité céleste. Je connais mieux que jamais par expérience que le Règne de Dieu est justice, paix et joie, par le Saint-Esprit (Rom. XIV, 17), et que celui qui est uni au Seigneur, devient un même esprit avec lui. (1 Cor. VI, 17.)

§. 41.

Avant de m’accorder cette grande grâce, Dieu par sa miséricorde se tenait déjà sans cesse présent à mon âme, et mon cœur était constamment uni à lui, par l’amour que j’avais pour lui. Cependant, je sentais toujours quelque chose qui nous séparait et qui pouvait nous séparer, quoique nous fussions déjà si intimes. Mais maintenant, Dieu a comme absorbé la créature, pour m’établir en lui seul. Il m’a mise en possession de tous ses biens. Il est ma vie et mon tout. Ne soyez donc pas étonnée de me voir comme je suis, ne cherchant qu’à vivre et à mourir dans son amour. Il faudrait que je fusse pire que les démons eux-mêmes, si, après tant grâces et de témoignages de miséricorde, que j’ai reçus de sa divine Majesté, j’en agissais autrement ; et si je cessais ou négligeais de l’aimer, l’enfer serait trop peu pour mon châtiment. Mais non ! il ne permettra jamais que ce malheur m’arrive.

§. 42.

Si maintenant l’on me demande : Que fais-tu à chaque instant de la journée, et quelles sont tes occupations ? Je répondrai seulement : J’aime, j’aime avec ardeur mon Sauveur et mon Dieu. C’est là tout ce que je puis faire. Ce peu de mots est le résultat des efforts de toute ma vie.

Que mon bien-aimé Sauveur reçoive encore ici mes humbles louanges pour toute la bonté et toute la miséricorde dont il a usé envers moi ! Que toutes les créatures le louent, et qu’il soit béni éternellement. Amen.